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Je trouvai un emploi le deuxième jour, vendredi 15 décembre, j’eus aussi quelques menus ennuis avec les flics vu les nouvelles façons de faire, de dire, de sentir les choses. Je m’aperçus qu’il en allait de la réadaptation sociale comme des problèmes de la sexualité lorsqu’on aborde le sujet par le biais de la lecture : peu de rapport avec la réalité.

Je crois que j’aurais eu moins d’ennuis si je m’étais retrouvé à Omsk, ou à Santiago, ou à Djakarta. Lorsqu’on se rend dans une ville étrangère, en pays étranger, on sait qu’on sera désorienté ; dans Los Angeles, je m’attendais, malgré tout, à retrouver les choses comme avant, même en voyant qu’elles étaient différentes. Bien sûr, trente ans ce n’est rien, tout le monde change beaucoup et même davantage au cours d’une vie. Mais de là à absorber la différence d’un seul coup, il y a de quoi recevoir un choc.

Prenons, par exemple, un mot dont je me servis en toute innocence. Une femme qui se trouvait là en fut offensée, et seule ma récente sortie d’une cure de Sommeil, que je m’empressai de signaler, retint son mari de m’envoyer une paire de claques. Le mot était simplement : « lubie ».

D’autres mots n’étaient pas nécessairement tabous, mais avaient changé de signification. « Hôte », par exemple. Un hôte était, dans le temps, l’homme qui vous accueillait, prenait votre manteau et le déposait dans la chambre à coucher. Cela n’avait rien à voir avec les courbes de natalité…

Pourtant, je me débrouillais. L’emploi trouvé consistait à démolir des voitures neuves, en vue de leur réexpédition à Pittsburgh sous forme de ferraille. Des Cadillac, Chrysler, Eisenhower et autres Lincoln, toutes sortes de puissantes voitures à turbine, immenses, longues et neuves sans un kilomètre au compteur. On les amenait entre les mâchoires d’un appareil, puis… crac ! boum ! crac ! Les miettes d’acier recueillies servaient à alimenter les hauts fourneaux.

Cela me fit mal, au début, alors que je marchais interminablement pour me rendre à mon travail, sans même un moyen de locomotion pour m’y transporter. Quand j’eus l’idée de dire ce que j’en pensais… je faillis perdre ma place ! Mais le chef d’équipe se rappela que j’étais un Réveillé récent et que je ne pouvais pas tout comprendre.

— Simple question d’économie, mon vieux, me dit-il. Ces voitures sont des surplus que le gouvernement a acceptés comme garantie pour les emprunts, en vue de stabiliser les prix. A présent, elles ont deux ans, on ne les vendra jamais… donc, le gouvernement les fait réduire en poussière et les revend aux aciéries. On ne peut pas faire tourner un haut fourneau avec le seul minerai, il faut également de la ferraille. Vous devriez savoir ça même si vous sortez d’un Long Sommeil ! Avec la rareté de l’acier neuf, il y a de plus en plus de demandes pour la ferraille. Les aciéries ont besoin de ces voitures.

— Mais pourquoi les fabriquer, puisqu’on ne peut les vendre ? C’est de la pure perte.

— En apparence seulement. Vous voulez qu’on arrête le travail ? Qu’on débauche ? Vous voulez réduire notre standard de vie ?

— Pourquoi ne pas les écouler à l’étranger ? On devrait pouvoir en obtenir davantage qu’au taux local de la ferraille ?

— Quoi ! Et ruiner le marché des exportations ? Si l’on commençait à expédier des voitures sur les marchés, le monde entier se mettrait en rogne après nous. Le Japon, la France, l’Allemagne, la Grande Asie, tout le monde ! Qu’est-ce que vous proposez ? La guerre ? (Il soupira et enchaîna d’une voix paternelle :) Allez donc jusqu’à la bibliothèque publique, et prenez quelques livres. Vous n’avez pas le droit d’avoir la moindre opinion sur ces questions avant de savoir de quoi il retourne.

Je me tus donc. Je ne lui dis pas que je passais tout mon temps libre à la bibliothèque publique. J’avais évité de clamer que j’étais, ou avais été, ingénieur. Autant aller déclarer à une usine importante : « Messeigneurs, je suis alchimiste. Auriez-vous l’emploi d’un art comme le mien ? »

Je n’abordai le sujet qu’une seule fois, uniquement parce que j’avais remarqué que très peu des autos de surplus étaient en état de rouler. Les finitions étaient bâclées, et bien souvent manquaient des éléments essentiels, tels le conditionnement d’air et les cadrans du tableau de bord. Je m’aperçus un jour à la réaction même des mâchoires broyeuses que le moteur manquait à une voiture, et en fis la remarque. Le chef d’équipe se contenta de me dévisager.

— Grand Dieu du Ciel fils ! Vous ne voudriez pas qu’ils mettent leurs meilleures équipes à la fabrication des surplus, non ? Ces voitures ont des prêts anti-inflationnistes contre elles avant de sortir des ateliers d’assemblage.

Je me tus encore et demeurai muet par la suite. Mieux valait me concentrer sur les travaux d’ingénieur. L’économie était pour moi un domaine trop ésotérique !

J’avais beaucoup de temps pour réfléchir. Mon emploi n’était pas vraiment pour moi un « travail » en tant que tel. Tous les travaux étaient en fait accomplis par les multiples petits-enfants de mon Robot-à-tout-faire. Ils maniaient les mâchoires, mettaient les voitures en place, enlevaient la ferraille, tenaient les comptes et pesaient les lots. Mon boulot consistait à me tenir sur une petite plate-forme (debout : je n’avais pas le droit de m’asseoir) et à me suspendre à une manette permettant d’arrêter toute la manœuvre si quelque chose allait de travers. Rien n’allait jamais de travers. Néanmoins, j’appris rapidement que j’étais censé découvrir au moins une erreur à chaque changement d’équipes d’automates. Il fallait stopper tout le travail et envoyer chercher l’équipe de dépannage.

Cela me valait 21 dollars par jour, et me nourrissait. La priorité des priorités.

Après la sécurité sociale, la cotisation corporative, les impôts sur le revenu, pour la défense nationale, pour le plan de Santé et pour le bien-être général, il me restait environ 16 dollars.

Mr Doughty avait tort de dire qu’un dîner coûtait 10 dollars. On avait, pour le tiers de ce prix, un bon repas, d’un seul plat, si l’on ne tenait pas spécialement à l’authenticité de la viande, et je défiais n’importe qui de découvrir si un hamburger avait commencé son existence dans un réservoir ou au grand air.

Étant donné les histoires qui circulaient sur la viande de contrebande, susceptible de causer des empoisonnements par radiations, je me trouvais parfaitement heureux avec les ersatz.

La recherche d’un logis s’était révélée ardue. Depuis que Los Angeles avait échappé au plan de salubrité éclair concernant les taudis, un nombre ahurissant de réfugiés s’y étaient concentrés. Je suppose que je devais être du nombre, bien qu’à l’époque je ne me sois pas considéré comme en faisant partie. Apparemment, nul d’entre eux n’avait jamais fait demi-tour, même lorsqu’il lui restait ailleurs un chez-soi où il aurait pu retourner. La ville, si l’on peut employer ce mot pour Los Angeles, sur le point d’étouffer à l’époque de ma mise en Sommeil, était à présent aussi bourrée qu’un sac de dame. Ç’avait peut-être été une erreur d’en chasser le « smog » vers 1960, date jusqu’à laquelle un certain nombre de personnes quittaient chaque année la ville pour cause de sinusite.

Personne à présent, semblait-il, ne s’en allait… jamais.

Le jour où j’avais quitté le sanctuaire, j’avais plusieurs choses en tête. Notamment, dans l’ordre : 1) trouver un job, 2) trouver un logis, 3) me remettre dans le coup en tant qu’ingénieur, 4) retrouver Ricky, 5) redevenir ingénieur à mon compte si la chose était humainement possible, 6) retrouver Belle et Miles et leur régler leur compte – sans pour autant atterrir en prison, 7) faire des tas de choses, comme de rechercher le numéro du brevet original des actuels robots, pour vérifier s’ils étaient bien les descendants du mien, cela par simple curiosité, et aussi retracer l’histoire véridique de Robot Maison S.A.

J’avais établi ma liste selon la règle des priorités, ayant découvert, bien des années auparavant, lorsque j’avais failli échouer en première année à l’école d’ingénieurs, que si l’on n’agissait pas ainsi, on restait en carafe au lieu de foncer le moment venu. Il était toutefois évident que certains de ces projets s’accompliraient simultanément, la recherche de Ricky et celle de Belle et compagnie, par exemple, ceci n’entraînant pas pour autant l’arrêt de mes études d’ingénieur. L’essentiel d’abord. Le détail viendrait en son temps. La découverte d’un boulot devait obligatoirement venir en tout premier lieu, avant même celle d’un logis, puisque l’argent est la clef de tout…

Après être tombé sur un bec en dix endroits différents, je m’étais rendu en dehors de la ville à une adresse donnée par voie d’annonce, pour y arriver dix minutes trop tard. J’aurais dû me caser aussitôt, tant bien que mal, dans un quelconque hôtel borgne, au lieu de quoi je fis le malin et retournai en ville avec l’intention de dénicher une chambre, de me lever à l’aube et d’être le premier lecteur des annonces à la sortie des journaux du matin.

Comment aurais-je pu savoir ? Je m’inscrivis dans quatre pensions (il y avait des listes d’attente partout), et aboutis dans un parc public. Je restai là à marcher pour me tenir chaud jusqu’à ce qu’il fût près de minuit ; je dus alors abandonner le parc – les hivers de Los Angeles ne sont tropicaux que pour ceux qui ont un toit sur la tête. J’échouai à la station Wilshire Ways… et vers 2 heures du matin on m’y ramassa en compagnie des autres clochards venus s’y réfugier.

Les prisons avaient été améliorées. Celle où j’atterris était bien chauffée et j’ai l’impression qu’on devait exiger des cafards qu’ils s’essuient les pieds avant d’entrer.

Je fus accusé de vagabondage. Le juge était un homme jeune qui ne leva même pas les yeux de son journal, se contentant de demander :

— Tous des casiers vierges ?

— Oui, monsieur le juge.

— Trente jours ou dans un bureau de placement. Au suivant.

On commençait à nous faire sortir, mais je ne bougeai pas.

— Une minute, s’il vous plaît, monsieur le juge.

— Quoi ? Que se passe-t-il ? Êtes-vous coupable ou non-coupable ?

— C’est-à-dire que je n’en sais rien, car je ne sais pas ce que j’ai fait. Vous comprenez…

— Voulez-vous un avocat ? Si oui, l’on vous remettra en prison jusqu’à ce que nous puissions nous occuper de votre cas. On me dit qu’il faut compter un retard de six jours en ce moment… mais c’est votre droit.

— Heu… je ne sais pas. Peut-être vaut-il mieux que je prenne l’engagement en question, bien que je ne sache pas exactement ce que cela signifie. Ce que je voudrais, c’est demander un conseil, si la cour y consent.

Le juge se tourna vers le garde :

— Faites sortir les autres. (Et revenant à moi :) Expliquez-vous. Mais je vous préviens que vous regretterez ce conseil. Il y a assez longtemps que je suis à ce poste pour avoir entendu toutes les fausses déclarations possibles, et elles provoquent chez moi un réel dégoût.

— Bien, monsieur le juge. Mon histoire n’est pas fausse, elle peut facilement être vérifiée. Hier, je suis sorti d’une cure de Long Sommeil, et…

Il prit l’air dégoûté.

— Encore un ! Je me suis souvent demandé ce qui permettait à nos grands-parents de se décharger sur nous de leurs mauvais sujets. La dernière chose au monde dont cette ville ait besoin est un supplément de citoyens, a fortiori ceux qui se sont trouvés incapables de se débrouiller en leur temps. Je regrette de ne pouvoir vous réexpédier à l’année d’où vous venez, avec un message pour prévenir les gens que l’avenir dont ils rêvent n’est pas un chemin de roses. (Il poussa un profond soupir :) Mais cela ne servirait de rien. Bon. Qu’attendez-vous de moi ? Que je vous laisse une deuxième chance ? Pour vous voir revenir d’ici à une huitaine ?

— Je ne pense pas qu’il y ait une chance de cet ordre, monsieur le juge. J’ai suffisamment d’argent pour attendre de trouver du travail, et…

— Comment ? Vous avez de l’argent ? Dans ce cas comment se fait-il que vous ayez été pris en train de baraquer ?

— Monsieur le juge, permettez… Je ne sais même pas ce que ce mot signifie…

Il me laissa le temps de m’expliquer. Quand j’en arrivai à mes démêlés avec la Masters, ses manières changèrent.

— Les salauds ! Ma mère s’est fait posséder par eux après leur avoir versé des primes pendant vingt ans. Pourquoi ne m’avoir pas dit cela dès le début ? (Il prit une carte sur laquelle il écrivit quelques mots :) Tenez. Portez ceci au Bureau des Emplois de Surplus Salvage Autority. Si vous n’y trouvez pas de travail, revenez me voir cet après-midi. Et plus de baraquage. Car non seulement cela engendre le vice et le crime, mais vous prenez le terrible risque de tomber sur un agent de recrutement zombi.

Voilà comment j’avais trouvé un emploi dans la transformation des voitures neuves en ferraille. Pourtant, je suis toujours d’avis que j’eus raison de vouloir en premier lieu me trouver un job. Un homme qui possède un compte en banque dodu est partout chez lui. Les flics lui fichent la paix.

Je trouvai aussi une chambre adaptée à mon budget. Elle était située dans la partie de Los Angeles qui n’avait pas encore subi les transformations du Plan de Rénovation. Je crois qu’à l’origine, ce devait être une penderie.


* * *

Je ne veux pas que l’on puisse penser que je n’aimais pas l’an 2000 par comparaison avec 1970. Je l’aimais, tout comme j’aimai l’an 2001 lorsqu’il arriva quinze jours après mon réveil. Malgré des accès, presque insupportables, de mal du pays, je considérais le Grand Los Angeles, à l’aube du trimillénaire, comme l’endroit le plus merveilleux qu’il m’ait été donné de voir.

C’était dynamique, propre, et très amusant, bien que surpeuplé… D’ailleurs, on s’occupait de ce dernier problème avec une certaine audace, et en voyant grand. Les parties de la ville comprises dans le Plan de Rénovation étaient une joie pour un cœur d’ingénieur. Si les dirigeants municipaux avaient eu le pouvoir suprême d’arrêter l’immigration dans les grandes villes pendant une dizaine d’années, ils auraient gagné la bataille du logement. N’ayant pas ce pouvoir, ils s’arrangeaient de leur mieux avec les hordes qui déferlaient sans cesse… et ce mieux était spectaculaire au plus haut point, les erreurs même ayant un côté grandiose.

Cela valait la peine d’avoir dormi trente ans, rien que pour s’éveiller au moment où la bataille contre les rhumes venait d’être gagnée, et où nul n’avait plus la moindre goutte au nez. Ce progrès étonnant me parut plus intéressant que toutes les colonies expérimentales sur Vénus.

Deux choses, en particulier, m’impressionnèrent vraiment, l’une de détail, l’autre d’importance. Cette dernière, évidemment, était le système dit de Gravité Zéro. En 1970, j’avais été au courant des recherches sur la gravitation entreprises par l’institut Babson. Cependant, je ne me serais pas attendu qu’il en sorte quelque chose ; d’ailleurs rien n’en était alors sorti. La théorie du Champ Fondamental sur laquelle fut fondée la Gravité Zéro avait été mise au point à l’université d’Édimbourg. On m’avait appris à l’école que la loi de la pesanteur était une chose contre laquelle personne ne pouvait rien, puisqu’elle était inhérente à la nature même de l’espace. On avait donc transformé cette dernière. Cela n’était possible que temporairement et à un point donné, mais c’était suffisant pour déplacer un objet de poids. Ceci impliquait qu’on demeurait en relation avec le champ terrestre et restait donc sans utilité pour la navigation interstellaire. Du moins en 2001 ! Je renonce à faire des pronostics quant à l’avenir. On sait que tout mouvement ascensionnel exige toujours une certaine force, afin de compenser la pesanteur, et qu’il faut disposer d’une réserve d’énergie accumulée en sens contraire. Mais pour un transport à l’horizontale, disons de San Francisco au Grand Los Angeles, par exemple, il suffisait d’élever le véhicule adapté à la Gravité Zéro et de le laisser flotter, sans force aucune, comme un patineur faisant une glissade.

Merveilleux !

J’ai, essayé d’étudier la théorie de ce phénomène, mais les maths supérieures commencent là où la trigonométrie finit, et ce n’est pas mon rayon. Un ingénieur est rarement un mathématicien-physicien et n’a pas à l’être ! Il doit simplement connaître les composantes d’un objet, de manière à pouvoir calculer ses possibilités pratiques. C’était cela mon domaine.

Quant au « petit » sujet d’étonnement dont j’ai parlé, il s’agissait des transformations de la mode féminine rendues possibles par les fermetures Éclair électrostatiques. Voir des surfaces de peau nue sur une plage n’a rien de surprenant. On s’y était accoutumé bien avant 1970. Pourtant, les choses bizarres que les femmes réalisaient grâce aux fermetures électrostatiques me laissèrent bouche bée.

Mon grand-père était né en 1890. Je crois que certaines visions de 1970 l’eussent affecté de la même façon.

Mais ce nouveau monde « surrythmé » me plaisait, et j’y aurais été heureux si je ne m’étais trouvé la plupart du temps dans une si totale solitude. Cela me désaxait. Il y avait des moments, généralement au milieu de la nuit, où j’aurais tout donné en échange d’un certain matou bagarreur, ou pour avoir l’occasion de mener Ricky au zoo un après-midi… ou pour retrouver l’esprit de camaraderie qui régnait entre Miles et moi à l’époque où n’existaient pour nous que travail et espoir.


* * *

L’an 2001 était encore tout jeune, et je n’avais pas rattrapé mes études d’ingénieur quand je fus pris d’une terrible envie de quitter mon travail pépère pour revenir à ma planche à dessin. Il y avait à présent tant et tant de choses possibles qui ne l’étaient pas encore en 1970. J’avais très envie d’en mettre au point quelques douzaines.

Ainsi, j’avais prévu l’existence possible de la secrétaire-robot. J’entends une machine prenant la dictée et vous remettant une lettre d’affaires impeccable (orthographe, ponctuation et formules exactes) sans aucune aide humaine. Mais, contrairement à mon attente, il n’existait rien dans ce domaine. Oh ! On avait bien inventé une machine dactylographiant des textes, mais cela ne valait que pour les langues phonétiques comme l’espéranto. C’était inutilisable pour les langues dans lesquelles on dit : « Le buveur d’eau du pot n’a que la peau sur les os…»

Les illogismes d’une langue ne disparaîtront pas pour faire plaisir à un inventeur. Le pâtre doit aller à la montagne si la montagne ne vient pas à lui.

Si un élève d’école secondaire peut apprendre l’orthographe et parvenir à ne plus faire de fautes, comment donner la même connaissance à une machine ? « Impossible » est la réponse habituelle, puisqu’il est convenu que pour parvenir à ce résultat le cerveau humain est nécessaire. Toutefois une invention est précisément quelque chose qui est resté jusque-là « impossible »… C’est pour ça qu’existent les brevets.

Mais il y avait les tubes mnémoniques et la miniaturisation mécanique (j’avais eu parfaitement raison quant à l’importance de l’or en tant que métal utilisable dans l’industrie). Avec ces deux trouvailles, il serait facile de loger 100 000 signes phonétiques sur un espace de 30 centimètres… la tonalité de chaque mot du dictionnaire, autrement dit. Non, il ne serait même pas nécessaire d’aller jusque-là. 10 000 seraient amplement suffisants. Dès lors, il n’était plus que de munir la machine d’un code pour l’orthographe, d’un second pour la ponctuation, et pour divers formats, ainsi que pour la recherche d’adresses dans un classeur, le nombre de copies, etc.

Tout cela était assez simple. Il suffisait d’assembler un certain nombre d’éléments en vente sur le marché et de les juxtaposer afin qu’ils forment un objet utilisable.

Mais on aurait du fil à retordre avec les homonymes, qui nécessitaient un code spécial.

En consultant un dictionnaire spécial d’homonymes, je me mis à piaffer d’impatience… Non seulement je perdais trente heures par semaine à un travail improductif, mais il était clair que je ne parviendrais jamais à faire un véritable travail d’ingénieur dans une bibliothèque publique. Il me fallait un atelier où je pourrais compulser catalogues et journaux professionnels, faire des essais avec des machines à calculer et ainsi de suite…

Je décidai qu’il me faudrait trouver un emploi semi-professionnel. Je n’étais pas assez stupide pour m’imaginer que j’étais d’ores et déjà un ingénieur contemporain qualifié. Il existait toute une série d’inventions dont j’avais rêvé et auxquelles d’autres avaient trouvé une solution plus pratique que celle entrevue par moi en mon temps, et cela depuis une bonne dizaine d’années…

Il me fallait faire un stage dans une officine d’ingénieurs et m’imbiber des principes neufs. J’avais l’espoir de parvenir à me caser comme dessinateur débutant.

Je savais que maintenant on se servait de machines à dessiner semi-automatiques ; j’en avais vu des photos sans avoir eu l’occasion d’en examiner une de près. Mais j’avais l’impression que je parviendrais à m’en servir en vingt minutes, car elles étaient remarquablement proches d’une idée que j’avais eue dans ce domaine. Cela y ressemblait autant qu’une page tapée à la machine ressemble à une page manuscrite. J’en avais tous les éléments dans la tête. On formait des courbes et des droites en manipulant des manettes.

Néanmoins, j’avais la certitude que, dans ce cas, on ne s’était pas servi de mon idée (comme j’avais par ailleurs la certitude d’avoir été bel et bien volé quant au Robot-à-tout-faire), car ma machine à dessin n’avait jamais été qu’un projet trottant dans ma cervelle. Un autre avait eu la même idée et l’avait réalisée selon les règles de l’application logique. Quand vient le temps des chemins de fer, ce sont des trains que l’on construit.

La firme Aladin, que je connaissais déjà, avait sorti une machine à dessiner réputée comme la plus perfectionnée. J’entamai mes économies, m’offris un costume convenable, une serviette d’occasion que je bourrai de papier journal et me présentai au magasin de ventes d’Aladin afin d’« acheter » un modèle. Je réclamai une démonstration.

Et voilà qu’en m’approchant d’un exemplaire de la machine à dessiner j’éprouvai une sensation bouleversante. Les psychologues appellent ça la « réminiscence ». J’avais la nette impression de connaître déjà ce qu’on me montrait… Cette machine avait été réalisée exactement de la manière que j’avais imaginée et que j’aurais réalisée si je n’avais pas été jadis kidnappé et plongé dans le Long Sommeil.

Ne me demandez pas le pourquoi de cette sensation. Un homme connaît son mode de pensée et son style de travail ; un critique d’art reconnaît la manière d’un Rubens ou d’un Rembrandt par le coup de pinceau, la lumière, la composition, le choix des couleurs et dix autres détails. Le travail de l’ingénieur n’est pas une science, c’est un art, et il a toujours le choix entre plusieurs solutions à un problème donné. Un ingénieur « signe » en opérant ce choix, aussi sûrement qu’un peintre signe son tableau.

La machine que j’avais sous les yeux avait le « ton » de ma technique personnelle au point de me causer un étrange trouble intérieur. Je me mis à me demander si la télépathie pouvait jouer de tels tours…

Je pris soigneusement le numéro du premier brevet de l’appareil, et ne fus même pas étonné de constater que la date du premier dépôt était 1970 ! Je résolus de découvrir le nom de celui qui l’avait déposé. Ce pouvait être un des professeurs qui m’avaient formé. Ou un ingénieur avec lequel j’avais travaillé à l’époque. L’inventeur était peut-être encore en vie. Dans ce cas, j’irais un jour faire la connaissance de cet homme dont le cerveau fonctionnait comme le mien.

Je parvins à dissimuler mon émotion en observant la démonstration du vendeur. J’aurais pu lui éviter cette peine : l’appareil et moi étions faits l’un pour l’autre. En dix minutes, je m’en servais mieux que lui. Finalement, je cessai de faire de jolis dessins ; je pris note du prix, des réductions, des arrangements possibles et je partis en promettant au vendeur de lui faire signe dès que je serais sur le point de me décider. C’était une mauvaise blague mais il ne lui en coûta qu’une heure de son temps.

Je pris de là le chemin de l’usine dépendant de la société Robot Maison et m’y présentai pour essayer d’obtenir du travail.

Je savais que Belle et Miles n’avaient plus aucun lien avec cette société. Pendant mes heures de liberté, entre mon boulot et mon travail de mise au courant d’ingénieur, j’avais fait des recherches en vue de retrouver Belle et Miles et plus particulièrement Ricky. Aucun des trois ne se trouvait dans les bottins téléphoniques du Grand Los Angeles, ni, d’ailleurs, dans aucun annuaire des États-Unis. On fit une enquête au Bureau National de Cleveland et je dus payer quadruple taxe, car je fis rechercher Belle à la fois sous le nom de Gentry et sous le nom de Darkin.

Même résultat négatif avec le registre des électeurs de Los Angeles.

Selon une lettre signée par un sous-fifre, la société Robot Maison admit prudemment avoir eu, trente ans auparavant, des dirigeants répondant à ces noms, ajoutant toutefois qu’il ne leur était pas possible de me fournir plus amples renseignements.

Enquêter avec des données vieilles de trente ans n’est pas une tâche pour un amateur ne disposant que de peu de loisirs et de moins d’argent encore. Je n’avais aucune empreinte digitale, j’aurais pu, dans le cas contraire, essayer de m’adresser au F.B.I.

Aucun numéro de Sécurité sociale. Bref, je ne disposais d’aucune référence utilisable.

Peut-être une agence de détectives privés largement rémunérés aurait-elle pu dénicher quelque élément utile ? Mais je n’avais pas les fonds nécessaires, ni par ailleurs le temps ou le flair personnel pour opérer seul.

J’abandonnai l’idée de retrouver Miles et Belle en me promettant de me faire aider par des professionnels pour rechercher Ricky dès que mes moyens le permettraient. Je m’étais déjà résigné à l’idée que Ricky ne devait posséder aucun titre de Robot Maison. Pourtant, j’avais écrit à la National Bank of America afin de savoir si l’on détenait, ou si l’on avait détenu, un avoir à son nom. Je reçus en réponse un formulaire imprimé disant que les sujets de cet ordre étant confidentiels, etc. J’écrivis de nouveau en mentionnant que j’étais un Réveillé récent et que Ricky était ma seule parente survivante. J’eus droit cette fois à une vraie lettre signée d’un responsable m’annonçant que des renseignements sur les clients de la banque ne pouvaient en aucun cas être transmis, même dans des cas exceptionnels comme le mien ; il se croyait toutefois en mesure de répondre par la négative à la question concernant la possibilité que la banque ait, à quelque moment ou à quelque succursale que ce fût, opéré des transactions au nom de Frederica Virginia Gentry.

Voilà qui éclairait un point. Les deux oiseaux étaient parvenus à mettre la main sur Ricky. Selon les dispositions que j’avais prises, les transactions auraient dû obligatoirement se faire par la Bank of America.

Elle avait été volée tout comme moi. Pauvre Ricky ! Tous deux victimes des mêmes escrocs.

Je fis une autre tentative. Le Bureau des Archives de l’Inspecteur général de l’Instruction publique de Mojave se trouva avoir un dossier au nom d’une élève nommée Frederica Virginia Gentry, mais la dite élève ayant quitté l’école en 1971, il n’existait pas de renseignements postérieurs à cette date.

Ce fut une consolation de trouver quelque part quelqu’un qui admît l’existence de Ricky. Elle avait pu changer d’école. Combien de milliers d’écoles publiques y a-t-il aux U.S.A. ? Combien de temps me faudrait-il pour écrire à chacune d’elles ? Et tenait-on des archives permettant de répondre, si toutefois l’on consentait à répondre ?

Au milieu d’un quart de milliard d’êtres humains, une petite fille disparaît comme un galet dans l’océan.


* * *

L’échec de mes recherches ne m’empêcha pas de postuler auprès de la Robot Maison S.A. un travail dans mes cordes. J’aurais pu essayer une des cent firmes concurrentes de Aladin, mais celle-ci était la plus importante. Ce fut pourtant une raison sentimentale qui me dirigea vers elle : la perspective de revoir le travail de mon passé.

Le lundi 5 mars 2001, je me rendis donc au bureau d’embauche de la société et m’inscrivis sur la liste des postulants aux emplois de bureau. Je remplis une douzaine de questionnaires ne concernant en rien le travail d’ingénieur, et un seul s’y rapportant. Inutile de revenir me dit-on : la firme me ferait signe le cas échéant.

Je restai à traîner dans les couloirs, et parvins à me faire recevoir de l’un des adjoints administratifs. Il lorgna l’unique formulaire présentant quelque signification et m’annonça que mon diplôme d’ingénieur était sans valeur puisque je n’avais pas exercé durant trente ans. Lorsque je lui eus expliqué que j’étais en Long Sommeil pendant cette période :

— Cela rend la chose encore plus impossible. De toute façon, nous n’engageons pas de personnel au-dessus de 45 ans.

— Mais j’en ai 30 !

— Vous êtes né en 1940. Je regrette.

— Que suis-je censé faire ? Me tirer une balle dans la tête ?

Il haussa les épaules.

— A votre place, je postulerais pour une pension de vieillesse.

Je sortis rapidement avant de lui avoir dit ce que j’en pensais. Je couvris ensuite les quelques centaines de mètres qui me séparaient de l’entrée principale et franchis le seuil. Le directeur général s’appelait Curtis, je demandai à le voir. Je parvins à forcer deux barrages en soutenant que j’avais à parler affaires avec lui. (La maison n’utilisait pas ses propres automates comme réceptionnistes, mais du matériel humain.) Je parvins jusqu’à un bureau au deuxième étage situé, du moins je le présumais, à deux portes de celui du patron, quand je me trouvai face à face avec une créature du type infranchissable qui insista pour en savoir davantage sur ce qui m’amenait. Je lançai un coup d’œil dans le bureau. Il était plutôt grand, occupé par une quarantaine de personnes et un nombre impressionnant de machines.

— Eh bien ! aboya-t-elle, exposez votre affaire et je consulterai la personne chargée des rendez-vous de Mr Curtis.

D’une voix haute et bien timbrée, je lançai :

— Je désire savoir quelles dispositions il a l’intention de prendre vis-à-vis de ma femme !

Soixante secondes plus tard, j’étais dans le bureau directorial. Curtis m’examina.

— Veuillez m’expliquer cette histoire de fou ! cria-t-il.

Cela me prit une demi-heure, y compris l’utilisation de quelques références anciennes, pour le convaincre que je n’avais pas de femme, et que j’étais le fondateur de la firme. A partir de là, l’atmosphère se détendit nettement, à l’aide de petits verres et de cigares. On me présenta le directeur commercial, l’ingénieur en chef et différents chefs de service.

— Nous pensions que vous étiez mort, me dit Mr Curtis. D’ailleurs, l’histoire officielle de la compagnie le prétend.

— Simple rumeur. Un homonyme.

Le directeur commercial, Jack Galloway, s’écria subitement :

— Que faites-vous, actuellement, Mr Davis ?

— Hem… Pas grand-chose. J’ai… participé à des affaires d’automobile. Mais j’ai l’intention de démissionner. Pourquoi ?

— Pourquoi ? N’est-ce pas évident ? (Il se tourna vers l’ingénieur en chef, Mr McBee :) Vous entendez, Mac ? Vous êtes bien tous les mêmes, vous autres ingénieurs, incapables de saisir une opportunité commerciale même si elle vous crève les yeux ! Pourquoi, Mr Davis ? Parce que vous êtes un élément de vente, tout simplement ! Un élément romanesque ! « Le Fondateur de la Firme sort du tombeau pour rendre visite à son enfant. » « L’inventeur du premier robot domestique observant les fruits de son génie. »

— Une minute, voyons, dis-je rapidement, je ne suis pas un sujet publicitaire ni une vedette de circorama. Je tiens à ma vie privée. Je ne suis pas venu ici avec de telles intentions… mais pour obtenir du travail… en qualité d’ingénieur.

Les sourcils de Mr McBee firent un bond vers ses cheveux, cependant il ne souffla mot.

Une discussion épique s’ensuivit. Galloway chercha à me convaincre que ce n’était rien de moins que mon devoir envers la firme que j’avais fondée. McBee ne dit rien mais il était visible qu’il ne croyait pas que je puisse être d’une utilité quelconque à son Département – à un moment, il me demanda ce que je connaissais en matière de circuits solides et je dus admettre que le peu que j’en savais me venait de lectures d’ouvrages de vulgarisation.

En fin de compte, Curtis proposa un compromis.

— Voyons, Mr Davis, il est bien évident que vous êtes dans une situation très très particulière. On pourrait dire que vous avez fondé, non seulement cette firme mais l’industrie entière. Néanmoins, ainsi que l’a suggéré Mr McBee, l’industrie a progressé pendant vos trente ans de Sommeil. Si nous vous prenions au titre de… disons… Ingénieur honoraire des Recherches ?

— Quelle signification exacte cela aurait-il ? demandai-je en hésitant.

— Toutes celles qui vous conviendront. Pourtant, je dois vous prévenir franchement que vous serez tenu de collaborer avec Mr Galloway. Nous ne nous contentons pas de fabriquer, nous devons vendre.

— Heu… Aurai-je la moindre chance de faire des travaux de recherche ?

— Cela dépend de vous. Vous aurez des facilités et vous pourrez entreprendre ce que vous désirez.

— Des facilités d’achat ?

Curtis lança un coup d’œil vers McBee.

— Certainement, certainement, répondit celui-ci. Dans des limites raisonnables, bien entendu, ajouta-t-il.

Il avait pris pour dire ces mots un tel accent écossais que je le compris à peine…

— Voilà qui est réglé, conclut Galloway. Ne partez pas, Mr Davis… Nous allons prendre des photos de vous avec le tout premier modèle du Robot Maison.

Ainsi fut fait. J’étais tout content de le revoir, ce modèle assemblé de mes mains avec tant d’amour et de peine. J’aurais voulu le faire fonctionner, mais McBee m’en empêcha. Je crois qu’il s’imaginait que j’en ignorais le mode d’emploi.

Pendant les mois de mars et d’avril, tout alla pour le mieux. Je disposais de tous les outils que je pouvais désirer, des journaux techniques, des indispensables catalogues de fabrication, d’une bibliothèque bien fournie, d’une machine à dessiner Aladin (Robot Maison n’en fabriquait pas) ; sans compter de parler « maison »… véritable mélodie pour moi !

Il semblait que la firme actuelle eût été, à l’origine, une simple fabrique sous-louant les brevets (mes brevets) de Robot Maison, S.A. Puis, une vingtaine d’années auparavant, avait eu lieu un de ces transferts auxquels on a recours pour éviter les impôts. Le paquet d’actions de Robot Maison avait été troqué contre celui de l’usine de fabrication et la nouvelle firme avait pris le nom de celle que j’avais fondée.

Je liai notamment connaissance avec Chuck Freudenberg, assistant de l’ingénieur en chef. A mon avis, Chuck était le seul véritable ingénieur qu’il y eût dans la maison. Les autres n’étaient que des mécaniques suréduquées, même McBee. Un diplôme ne suffit pas à faire un ingénieur.

Chuck et moi avions l’habitude de passer nos soirées à boire des chopes de bière en discutant de problèmes qui nous tenaient à cœur : l’automation, les besoins de l’usine, etc. Ce qui, au début, l’avait attiré vers moi, était mon passé de Dormeur. Trop de gens avaient une désagréable tendance à s’intéresser aux Réveillés récents comme s’ils étaient des phénomènes, et j’évitais, en général, d’avouer que j’en étais un. Mais Chuck était surtout fasciné par le laps de temps lui-même. Son intérêt venait d’une saine curiosité : savoir ce qu’avait été le monde avant sa naissance, et l’apprendre d’un homme pour qui cette époque-là était synonyme d’« hier ».

De son côté, il critiquait volontiers les idées nouvelles qui me bouillonnaient sans cesse dans la tête. Il me remettait sur le droit chemin lorsqu’il m’arrivait (combien souvent !) d’avoir ce que je pensais être une trouvaille inédite, mais qui se révélait plutôt éventée. Grâce à son aide bienveillante, je devins rapidement un ingénieur moderne, aux connaissances progressivement mises à jour.

Un soir d’avril, comme je lui exposais sous forme de schéma mon idée de secrétaire-robot, il me dit :

— Est-ce que tu as travaillé à cette idée pendant tes heures de travail à l’usine ?

— Hein ? Non, pas vraiment. Pourquoi ?

— Comment ton contrat est-il établi ?

— Mon contrat ? Mais je n’en ai pas. Curtis m’a engagé, Galloway m’a fait photographier en me faisant poser des tas de questions idiotes par un rédacteur anonyme, et le tour a été joué.

— Ah ! Je vois, mon vieux. A ta place, je ne bougerais pas avant de savoir exactement où j’en suis. Ton idée est une vraie nouveauté, et je crois que tu peux la mener à bien.

— Je ne m’étais pas soucié de cet aspect-là de la question…

— Écoute. Mets-la de côté un certain temps. Tu sais comment marche la maison. Les affaires sont prospères et nous vendons de la bonne marchandise. Les seules nouveautés que nous ayons sorties depuis cinq ans sont celles dont nous avons acheté les brevets. Moi, je suis incapable de faire accepter une idée neuve par McBee. Mais toi, tu peux passer par-dessus Mac et porter ton idée au grand patron. Alors pour l’instant, à moins que tu ne veuilles en faire cadeau à la Compagnie pour le prix de ton salaire, garde cette idée pour toi.

Je suivis le conseil. Je poussai l’élaboration du projet tout en brûlant les dessins que je supposais utilisables. Je n’en avais pas besoin : une fois établis, ils me restaient en tête. Je n’avais pas l’impression de léser mon employeur : on ne m’avait pas engagé comme ingénieur. Je n’étais qu’un élément de publicité pour Galloway.

Le jour où cette valeur publicitaire serait épuisée, j’aurais droit à un mois de préavis, un discours de remerciement et on m’indiquerait la direction de la sortie.

Seulement, à ce moment-là, je serais redevenu un véritable ingénieur, capable de monter sa propre affaire. Si Chuck voulait tenter sa chance, je le prendrais avec moi.

Au lieu d’exploiter mon histoire auprès des quotidiens, Galloway joua la carte des grands magazines. Il voulait que l’affaire parût dans Life, essayant d’obtenir ce qui avait été fait des années auparavant pour le premier modèle du Robot Maison. Life ne fut pas intéressé. Néanmoins, Galloway parvint quand même, au cours du printemps, à placer mon histoire dans plusieurs magazines en l’accolant à une publicité spectaculaire.

J’envisageais de me laisser pousser la barbe, quand je m’aperçus que personne n’avait l’air de me reconnaître, et que même si la chose était arrivée, elle m’eût laissé indifférent.

Le jeudi 3 mai 2001, on m’appela au téléphone.

— Mrs Schultz vous demande, monsieur. Je vous la passe ?

Schultz ? La femme qui avait cherché à me joindre lors de mon Réveil… Je ne m’étais plus jamais préoccupé d’elle, persuadé qu’il s’agissait d’une de ces piquées qui persécutent les ex-Dormeurs en leur posant toutes sortes de questions personnelles.

— Passez-la-moi.

— C’est bien Danny Davis à l’appareil ?

Mon téléphone de bureau n’ayant pas d’écran, elle ne pouvait me voir.

— Moi-même. Vous êtes Mrs Schultz ?

— Oh ! Danny, mon chéri ! C’est si bon de t’entendre !

Je ne répondis pas immédiatement et elle enchaîna :

— Tu ne me reconnais pas ?

Je la reconnaissais parfaitement : c’était Belle Gentry.

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