Par un des hivers qui précéda de peu la guerre de Six Semaines, j’habitais avec mon chat de gouttière, Petronius le Sage, une vieille ferme dans le Connecticut. Je doute qu’elle s’y trouve encore ; elle était située en bordure de la zone qui fut soufflée, et Manhattan n’échappa à la destruction que de justesse. Ces vieilles baraques flambent comme du papier de soie. Serait-elle encore debout, elle ne constituerait plus qu’un logis peu attirant, en raison du voisinage actuel. Pourtant, à l’époque, nous l’aimions bien, Pete et moi. Le manque total de confort nous permettait de bénéficier d’un loyer modeste. Ce qui avait été une salle à manger donnait au nord ; je jouissais donc d’un éclairage adéquat lorsque je travaillais sur ma planche à dessin.
Toute médaille a son revers. Cette maison avait un défaut : ses onze portes de sortie.
Douze, en comptant la chatière de Pete.
J’ai toujours essayé, partout, d’aménager une chatière pour Pete : en l’occurrence, une planche remplaçant la fenêtre d’une chambre à coucher inoccupée avait été percée d’un orifice de la largeur de ses moustaches. De trop nombreuses heures de ma vie ont été passées à ouvrir des portes aux chats. Depuis l’aube de la civilisation, 978 siècles de temps humain ont au total été employés à ce geste ; j’en ai fait le compte, les chiffres sont là pour vous le prouver.
Donc, habituellement, Pete utilisait sa chatière, sauf s’il parvenait à m’obliger à lui ouvrir une porte, ce qui le comblait d’aise. Mais il refusait d’employer la chatière par temps de neige.
Durant son enfance de chaton, alors qu’il n’était encore qu’une boule duveteuse et bondissante, Pete s’était élaboré une philosophie toute personnelle : j’avais la charge du logis, de la nourriture et de la météorologie. Lui était chargé du reste. Il me rendait tout particulièrement responsable du temps qu’il faisait. Les hivers du Connecticut ne sont jolis que sur les cartes de Noël. Cet hiver-là, très régulièrement, Pete allait jeter un coup d’œil à sa chatière, et, se refusant à emprunter ce chemin recouvert d’une déplaisante matière blanche – il n’était pas fou – venait me tanner jusqu’à ce que je lui ouvre une porte.
Il avait la conviction inébranlable que l’une d’elles, au moins, devait s’ouvrir en plein soleil – s’ouvrir sur l’été. Il me fallait donc, chaque fois, faire le tour des onze portes en sa compagnie, les lui ouvrir l’une après l’autre, et lui faire constater que l’hiver sévissait également, tandis que ses critiques sur mon organisation défectueuse s’élevaient crescendo à chaque déception.
Il s’obstinait ensuite à ne pas sortir tant qu’il n’y était pas absolument forcé par ses propres contingences internes.
Lorsqu’il rentrait, la glace collée à ses petites pattes silencieuses faisait un bruit de claquettes sur le plancher. Il braquait sur moi un regard foudroyant et refusait de ronronner jusqu’à ce que tout fût léché, séché. Alors seulement, il me pardonnait… jusqu’à la sortie suivante.
Mais il n’abandonna jamais sa recherche de la porte ouvrant sur l’été.
Le 3 décembre 1970, je la cherchais, moi aussi.
Ma quête était à peu près aussi désespérée que l’avait été celle de Pete en ces hivers du Connecticut. Le peu de neige existant en Californie du Sud se cantonnait sur les montagnes, pour les skieurs, non loin de Los Angeles. Elle ne serait d’ailleurs pas parvenue à traverser le brouillard de fumées qui planait sur la ville. Cependant, l’hiver était dans mon cœur.
Non que je fusse malade (mis à part une gueule de bois permanente) : j’étais du bon côté de la trentaine pour quelques jours encore, et loin d’être dans la dèche. Ni police, ni mari outragé, ni plaignant d’aucune sorte ne me cherchait. En fait, je n’avais rien qu’un peu d’amnésie n’eût guéri. Mais l’hiver était dans mon cœur, et je cherchais la porte qui aurait donné sur le soleil.
Si je vous fais l’effet d’un homme qui s’apitoie complaisamment sur son sort, vous êtes dans le vrai. J’aurais pu me dire qu’il existait sur cette planète plus de deux milliards de gens en plus mauvaise forme que moi. N’empêche, je cherchais cette porte sur l’été.
La plupart de celles que j’avais essayées dernièrement étaient des portes de bar, du genre de celle qui se dressait précisément devant moi à ce moment-là.
Grill-Bar Sans Souci, disait l’enseigne. J’entrai, repérai une table dans un box, vers le milieu de la salle, posai soigneusement sur la banquette le fourre-tout que je portais, me glissai à côté et attendis le garçon.
— Ouonné, souffla le fourre-tout.
— Vas-y doux, Pete, répondis-je.
— Mnan !
— Pas question ! Tu viens d’y aller. Boucle-la, voilà le garçon.
Pete se tut. Je levai la tête.
— Un double scotch maison, un verre d’eau fraîche et un ginger ale.
Le garçon sembla contrarié.
— Du ginger ale, monsieur ? Avec du scotch ?
— En avez-vous, oui ou non ?
— Bien sûr, monsieur, mais…
— Dans ce cas, apportez-le. Je ne le boirai pas, c’est pour la vue… Et apportez également une soucoupe.
— A votre gré, monsieur. (Il donna un coup de torchon sur la table :) Que diriez-vous d’un bon petit steak, monsieur ? Je vous recommande également nos coquilles Saint-Jacques.
— Écoutez, mon vieux, je veux ce que je vous ai commandé, rien de plus. Et n’oubliez pas la soucoupe.
Il n’insista pas et disparut. Je recommandai à Pete de ne pas se faire de souci et lui promis qu’on allait se régaler. Le garçon revint, portant fièrement le ginger ale sur la soucoupe. Il l’ouvrit pendant que je mélangeais le scotch et l’eau.
— Voulez-vous un autre verre pour le ginger ale, monsieur ?
— Merci, je suis un vrai de vrai. Je bois à même la bouteille.
Il se tut et je le payai, ajoutant un généreux pourboire.
Dès qu’il eut tourné le dos, je versai le ginger ale dans la soucoupe et tapai légèrement sur le fourre-tout.
— A la soupe, Pete !
Je ne fermais jamais la fermeture à glissière du fourre-tout lorsque Pete s’y trouvait. Il écarta l’ouverture à l’aide de ses pattes, passa la tête et lança un coup d’œil circulaire. Puis il se dressa et posa ses pattes sur le bord de la table. Je levai mon verre et nous échangeâmes un regard complice.
— A la santé des femmes, Pete. Trouvons-en, et oublions-les aussi vite !
Il acquiesça des oreilles, ma réflexion étant l’expression même de sa philosophie personnelle. Puis, penchant délicatement la tête vers le ginger ale, il se mit à laper.
— Enfin, si on peut ! ajoutai-je avant d’ingurgiter une longue goulée de scotch.
Pete ne répondit pas. Oublier une compagne ne représentait pas un effort pour lui : c’était un célibataire-né.
De l’autre côté de la rue, clignotait une publicité lumineuse. Elle changeait sans cesse : « travaillez en dormant » disait-elle ; « oubliez vos ennuis en rêvant » poursuivait le texte, qui doublait de dimension pour conclure :
Je lus ces annonces plusieurs fois sans y prêter attention. Je n’en connaissais pas plus que tout un chacun sur l’« animation suspendue ». J’avais lu différents articles de vulgarisation lorsqu’on avait commencé à en parler, et je recevais deux ou trois fois par semaine des prospectus de maisons d’assurances à ce sujet. Habituellement, je les jetais sans les regarder, ils ne me concernaient pas plus que les publicités pour rouge à lèvres.
En premier lieu, peu encore auparavant, je n’aurais pas eu les moyens de m’offrir une hibernation. C’était abominablement cher. Deuxièmement, pourquoi un homme aimant son travail, gagnant bien sa vie et ayant la garantie de la gagner de mieux en mieux, amoureux et à la veille de se marier, pourquoi cet homme-là eût-il songé à un semi-suicide ?
Si l’on était atteint d’une maladie incurable destinée obligatoirement à vous tuer, mais qu’on gardât l’espoir que la médecine aurait, en une génération, progressé au point de vous sauver, et si l’on avait de quoi s’offrir ce luxe afin d’attendre que le progrès vous rattrape, alors le Long Sommeil pouvait être valable. Ou si l’on avait l’ambition de faire un voyage sur la planète Mars et que l’on crût qu’en sautant une génération, il serait possible d’acheter son billet, j’admettais là aussi une logique. Il circulait même une histoire, au sujet d’un couple très mondain qui s’était marié pour filer droit du Bureau des Mariages au Temple du Sommeil de la Western World Insurance Co., en laissant des instructions pour qu’on ne les réveillât que lorsque serait garantie la possibilité de passer leur lune de miel à bord d’un navire interplanétaire. Mais je flairais là une astuce publicitaire combinée par la compagnie d’assurances, et, sans doute, le couple s’était-il enfui sous un faux nom par une sortie secrète. Passer sa nuit de noces à l’état de harengs congelés, cela sonne un peu faux.
Bien entendu, il y avait l’attrait d’un avantage financier, sur lequel les compagnies d’assurances insistaient : travaillez en dormant. Vous n’avez qu’à rester tranquille pendant que vos épargnes se transforment en une véritable fortune. Si vous avez 55 ans et que vous encaissez 200 dollars par mois de retraite, pourquoi ne pas dormir quelques années et vous réveiller, ayant toujours 55 ans, pour toucher 1 000 dollars par mois ? Pour ne rien dire de l’avantage de s’éveiller dans un monde nouveau qui vous permettrait, sans doute, une vieillesse plus longue et plus costaude pour jouir des 1 000 dollars mensuels ? C’était là le véritable cheval de bataille des compagnies. Chacune prouvait, chiffres en main, que son choix de placement apportait la fortune plus rapidement que ceux de ses concurrents, travaillez en dormant !
Cela ne m’avait jamais tenté. Je n’avais pas 55 ans, je n’avais pas envie de prendre ma retraite, et je n’avais aucun dégoût pour l’année 1970.
Jusqu’alors, du moins. Mais à présent, j’étais à la retraite, que cela me plût ou non (cela me déplaisait foncièrement !) ; au lieu d’être aux délices de ma lune de miel, je me trouvais dans un bar de deuxième ordre, m’anesthésiant au scotch ; à la place de ma femme, j’avais pour compagnon un chat de gouttière cousu d’innombrables cicatrices, nanti d’une tendresse immodérée pour le ginger ale ; quant à aimer cet aujourd’hui, j’étais prêt à le troquer contre une caisse de gin et à en ingurgiter toutes les bouteilles.
Mais je n’étais pas dans la dèche.
Je plongeai la main dans une de mes poches, en extirpai une enveloppe et l’ouvris. Elle contenait deux documents. Un chèque dont le montant représentait plus d’argent que je n’en avais jamais possédé à la fois, et un certificat de possession d’actions de la société Robot Maison Cie. Ils commençaient tous deux à se défraîchir ; ils n’avaient pas quitté ma poche depuis le jour où on me les avait remis.
Pourquoi pas ?
Pourquoi ne pas me défiler et oublier mes ennuis en dormant ? Ce serait plus réjouissant que de rejoindre la Légion étrangère, moins salissant qu’un suicide, et cela me permettrait d’échapper totalement à des gens et à des circonstances qui m’avaient rendu l’existence si amère. Pourquoi pas en vérité ?
Je n’étais pas follement intéressé par la possibilité de faire fortune. Oh ! bien sûr, j’avais lu Le dormeur s’éveille, de H. G. Wells. Je l’avais lu bien avant qu’il fût distribué gratuitement par les compagnies d’assurances. A l’époque, c’était déjà un roman classique. Je savais ce que l’intérêt composé, l’échelle des primes et la capitalisation pouvaient produire. Mais j’ignorais si j’avais de quoi m’offrir le Long Sommeil, en même temps qu’entreprendre une affaire qui en vaudrait la peine. L’autre argument me séduisait davantage : aller au dodo et me réveiller dans un monde nouveau. Un monde meilleur, comme celui auquel les compagnies d’assurances essayaient de nous faire croire, ou… peut-être pire ? De toute façon, un monde différent.
En tout cas, j’étais assuré d’un changement à mes yeux primordial : je dormirais assez longtemps pour avoir la certitude que ce serait un monde sans Belle Darkin ni Miles Gentry, mais surtout sans Belle. Si Belle était morte et enterrée, je pourrais l’oublier, oublier ce qu’elle m’avait fait, l’effacer de ma mémoire, au lieu de me ronger le cœur en sachant qu’elle était à peine à quelques kilomètres de là.
Voyons, combien de temps cela ferait-il ?… Belle avait 23 ans, ou prétendait les avoir (je me souvins d’une occasion où elle avait laissé échapper qu’elle se souvenait de Roosevelt comme président). Bon, de toute façon, c’était moins de 30. Si je dormais 70 ans, elle serait nonagénaire. Disons 75 pour plus de sûreté.
Subitement, l’idée me revint des progrès faits en gérontologie ; on parlait d’arriver à une longévité moyenne de 120 ans ! Peut-être me faudrait-il dormir 100 ans ? Je me demandai si les compagnies allaient jusqu’à pareil chiffre ?
Il me vint alors une idée doucement monstrueuse, due à la bonne chaleur du scotch. Il n’était pas nécessaire de dormir jusqu’à ce que Belle fût morte ; il suffisait, et voilà une vengeance parfaite contre une femme, de me retrouver jeune tandis qu’elle serait vieille. Avoir assez d’années en moins pour la faire râler… disons une trentaine.
Une patte, légère comme un flocon de neige, se posa sur mon bras.
— Mmiieu ! lança Pete.
— Sale gourmand ! murmurai-je en lui versant une nouvelle soucoupe de ginger ale.
Il attendit un bref instant, en guise de remerciement poli, puis se remit à laper.
Mais il avait interrompu la chaîne si agréablement méchante de mes pensées. Que diable ferais-je de Pete ?
On ne peut donner un chat comme on le fait d’un chien ; ces animaux ne le supportent pas. Parfois, il arrive qu’ils soient attachés à une maison, mais ce n’était certainement pas le cas de Pete. Depuis qu’on l’avait enlevé à sa mère, neuf ans auparavant, j’étais l’unique élément stable de son univers. Même dans l’armée, j’étais parvenu à le conserver près de moi, et cela avait exigé des combinaisons inimaginables ! Il était en parfaite santé et susceptible de le demeurer encore longtemps malgré ses innombrables cicatrices. Qu’il parvînt à corriger sa droite un peu faible, et il gagnerait des batailles et des paternités de chatons pendant au moins cinq ans encore.
Voyons. Je pouvais le mettre dans une pension de chats jusqu’à sa mort. Impensable. Le faire chloroformer. Également impensable… Ou l’abandonner. Voilà où on en arrive, avec un chat : ou on s’astreint à faire honneur à cette obligation qu’on s’est imposée… ou on renvoie la pauvre bête à une sorte d’état sauvage et on détruit sa foi en la bonté humaine.
Comme Belle avait détruit la mienne.
Ainsi donc, Danny, mon gars, tu n’avais qu’à oublier ton projet. Ce n’était pas parce que ta vie avait tourné à l’aigre que tu en étais quitte pour te dédire de tes obligations envers ce chat trop gâté.
A l’instant où j’atteignais à cette vérité philosophique, Pete éternua, les bulles de ginger ale lui chatouillant les narines.
— A la tienne, lui dis-je, et cesse de boire à cette vitesse.
Pete fit le sourd. Ses bonnes manières à table étaient meilleures que les miennes et il le savait.
Le garçon, depuis un moment, rôdait près du comptoir, faisant la causette avec le caissier. C’était l’heure creuse d’après déjeuner, les rares clients de la maison se trouvaient rassemblés au bar. Comme je disais : « A la tienne ! » le garçon me lança un coup d’œil et se pencha vers le caissier. Ils regardèrent tous deux dans notre direction, puis le caissier sortit de derrière le bar et se dirigea vers nous.
— Vingt-deux ! soufflai-je.
Pete lorgna les environs et plongea dans le fourre-tout. D’une main distraite, j’en rassemblai les bords. Le caissier s’approcha de la table et examina les deux banquettes.
— Excusez-nous, mon gars, dit-il, va falloir faire sortir ce chat.
— Quel chat ?
— Celui que vous avez fait boire dans cette soucoupe.
— Je ne vois pas de chat, moi.
Il se pencha, et regarda sous la table. Puis, d’un ton accusateur :
— Vous l’avez dans ce sac !
— Sac ? Chat ? fis-je, perplexe. J’ai l’impression que vous essayez de faire de l’esprit ?
— Hein ? Ne vous payez pas ma tête, vous avez un chat dans ce sac. Ouvrez-le.
— Avez-vous un mandat de perquisition ?
— Comment ? Ne dites pas de sottises !
— C’est vous qui dites des sottises ! Demander à voir l’intérieur de mon sac sans mandat de perquisition ! Quatrième Amendement… et d’ailleurs la guerre est terminée depuis des années. Bon. Maintenant que nous sommes d’accord, voulez-vous demander au garçon de me remettre la tournée, ou bien, apportez-la vous-même.
Il prit un air peiné.
— Écoutez, monsieur, ne croyez pas que j’aie quoi que ce soit contre vous personnellement, mais j’ai une licence dont je dois tenir compte. Voyez : Pas de chats. Pas de chiens. C’est inscrit là, regardez… Nous sommes tenus de suivre les instructions. Les règles d’hygiène doivent être respectées dans cet établissement.
— Votre règlement ne vaut rien.
Je ramassai mon verre.
— Vous voyez ces traces de rouge à lèvres ? Vous feriez mieux de surveiller celui ou celle qui lave votre vaisselle plutôt que de chercher noise à vos clients.
— Je ne vois pas de rouge, moi.
— Je l’ai essuyé. Mais si vous voulez que nous l’emportions à la Commission de la Santé publique, afin de faire faire un constat de bactéries ?
— Vous êtes mandaté ? questionna le caissier en soupirant.
— Non.
— Alors nous sommes quittes. Je ne fouille pas votre sac, et vous ne m’emmenez pas à la Commission de la Santé publique. Maintenant, si vous voulez boire un autre verre, veuillez le prendre au bar. C’est la maison qui vous l’offre. Seulement, pas ici, monsieur.
Il me tourna le dos et revint à sa caisse.
— Nous allions justement nous en aller, fis-je en haussant les épaules.
Comme je passais devant le bar en sortant, il leva la tête :
— Sans rancune ?
— Sans rancune. J’avais projeté d’amener boire mon cheval, mais puisque c’est comme ça, vous n’aurez pas notre clientèle.
— Comme vous voudrez. Notre règlement ne mentionne pas les chevaux. Mais, permettez, encore une petite chose : ce chat boit-il vraiment du ginger ale ?
— Quatrième Amendement, vous vous rappelez ?
— Je ne demande pas à voir l’animal, je voudrais simplement savoir.
— Il le préfère avec un peu de bitter, mais quand il y est forcé, il le boit pur.
— Il va complètement s’abîmer les reins. Tenez, regardez là, mon cher monsieur.
— Que voulez-vous que je regarde ?
— Penchez-vous un peu, que votre tête soit au même niveau que la mienne. Et maintenant, regardez le plafond au-dessus des boxes. Vous voyez les miroirs dans la décoration ? Je savais que vous aviez un chat… Je l’avais vu.
Je me penchai et regardai. Le plafond était décoré de motifs baroques parmi lesquels s’incrustaient des fragments de miroir. J’en aperçus un certain nombre, camouflés dans les dessins, et inclinés sous un angle qui permettait au caissier de s’en servir comme périscope sans quitter son siège.
— Il le faut bien, dit-il, sur un ton d’excuse. Si vous pouviez imaginer ce qui se passerait dans ces boxes, si nous ne les surveillions pas ! Ah ! c’est un triste monde, monsieur !
— Amen ! dis-je en sortant.
Sur le trottoir, j’ouvris le fourre-tout et le portai par une seule poignée. Pete sortit la tête.
— Tu as entendu ce qu’a dit cet homme, Pete ? C’est un triste monde. Pire que triste, lorsque deux amis ne peuvent s’asseoir ensemble et prendre tranquillement un verre sans être espionnés. A présent, ma décision est bien prise.
— M’nnan ?
— Si tu veux. Puisque nous allons le faire, inutile de tergiverser.
— Nnan ! répondit Pete avec emphase.
— A l’unanimité ! Il n’y a qu’à traverser la rue, c’est là.
La réceptionniste de la Mutual Assurance Co. était un ravissant exemple de beauté fonctionnelle. Malgré sa ligne effilée, elle déployait des aménagements frontaux montés sur radar et tout ce qu’il fallait pour sa mission de base. Je demandai à voir un responsable.
— Asseyez-vous, je vous prie. Je vais voir si un des représentants est libre.
Avant même que j’eusse le temps de m’installer, elle ajouta :
— Mr Powell va vous recevoir. Par ici, s’il vous plaît.
Le bureau qu’occupait Mr Powell me convainquit du fait que la Mutual était une compagnie florissante. Il me serra moitement la main, m’installa, m’offrit une cigarette et tenta de m’enlever mon fourre-tout. Je m’y agrippai de toutes mes forces.
— En quoi pouvons-nous vous être utile, monsieur ?
— Je désire prendre le Long Sommeil.
Ses sourcils remontèrent et ses manières se firent plus respectueuses. La Mutual se chargeait, sans doute, de fournir des placements pour 7 dollars, mais le Long Sommeil donnait la possibilité de disposer du capital entier du client.
— Très sage décision, fit-il d’une voix pleine de révérence. Que j’aimerais pouvoir en faire autant !… Malheureusement, je ne suis pas libre… vous comprenez… les responsabilités familiales, n’est-ce pas ?… (Il tendit la main vers un formulaire :) Les amateurs du Sommeil sont généralement pressés. Permettez-moi de vous aider en remplissant ceci pour vous. Ensuite, nous procéderons à l’examen médical.
— Un moment, je vous prie.
— Pardon ?
— Une question, d’abord. Avez-vous l’équipement nécessaire pour faire hiberner un chat ?
Il eut un air étonné qui se mua en contrariété.
— Vous plaisantez, dit-il.
J’écartai le haut du fourre-tout. Pete sortit la tête.
— Nous sommes deux inséparables. Ayez la bonté de répondre en toute sincérité à ma question. Si c’est non, je me dirigerai de ce pas jusqu’à laCentral Valley Liability. Leurs bureaux sont dans le même immeuble, n’est-ce pas ?
Cette fois, il fut horrifié.
— Monsieur… Heu ! Je n’ai pas compris le nom ?
— Dan Davis.
— Lorsqu’on passe notre porte, Mr Davis, on se trouve placé sous la protection bénévole de la Mutual. Je ne puis vous permettre d’aller à la Central Valley !
— Qu’envisagez-vous pour m’en empêcher ? Le judo ?
— Je vous en prie, monsieur ! Notre compagnie a une éthique !
— Écoutez, Mr Powell, nous perdons notre temps. Est-ce que la Mutual acceptera mon ami, oui ou non ? Si c’est non, je ne suis resté que trop longtemps dans ce bureau.
— Vous voulez donc, vraiment, payer pour que cet animal soit gardé vivant en état d’hypothermie ?
— J’entends que nous prenions tous deux le Long Sommeil. Et ne traitez pas mon ami d’animal. Il a un nom : Petronius.
— Excusez-moi. Je poserai ma question en d’autres termes. Seriez-vous disposé à débourser deux dépôts de sécurité afin que vous-même et… heu… Petronius soyez admis dans notre sanctuaire ?
— Oui, mais pas deux dépôts standards. Il est normal que je paye un supplément, mais vous pouvez nous fourrer tous deux dans le même cercueil. Vous ne me demanderez pas pour Pete le même tarif que pour un homme ?
— Ceci est tout à fait inhabituel, monsieur.
— Bien entendu. Mais nous discuterons des questions d’argent plus tard… ou je discuterai avec la Central Valley. Ce qui m’intéresse avant tout est de savoir si vous êtes disposé à accepter Pete ?
— Hem ! (Il tambourina sur son bureau :) Un moment, s’il vous plaît. (Il décrocha le téléphone :) Opale, passez-moi le Dr Berquist.
La suite de la conversation ne me parvint pas, car il avait branché le dispositif silencieux. Quelques instants plus tard, il raccrocha en souriant comme s’il venait d’apprendre la mort de l’oncle-à-héritage.
— Excellentes nouvelles, monsieur ! J’avais oublié que les premières expériences favorables furent effectuées précisément sur des chats. La technique et les facteurs critiques sont donc entièrement établis pour ces animaux. Il y a même, actuellement, au Naval Research Laboratory d’Annapolis un chat qui dort depuis plus de vingt ans, en état d’hypothermie.
— Je croyais que le NRL avait été anéanti en même temps que Washington ?
— Seulement les immeubles de surface, monsieur, pas les souterrains. Ce qui est un tribut à la perfection de la technique, n’est-ce pas ? L’animal n’a été soigné, pendant plus de deux ans, que par des machineries automatiques ; néanmoins, il vit, inchangé, n’ayant absolument pas vieilli d’un jour dans son apparence. Comme vous vivrez, monsieur, durant la période où vous vous confierez aux soins de la Mutual.
Je crus qu’il allait se signer.
— Bon. Très bien. Passons à la question argent.
Il y avait quatre facteurs à résoudre.
Primo : comment se ferait le paiement de nos soins pendant que nous hibernerions ?
Secundo : combien de temps désirais-je dormir ?
Tertio : comment investirait-on mon capital pendant mon séjour en glacière ?
Enfin, quelles étaient mes instructions, au cas où je passerais l’arme à gauche et ne me réveillerais pas ?
J’optai finalement pour l’an 2000, joli chiffre rond à peine distant de trente ans. Je craignais, si je prolongeais davantage mon absence, d’être complètement perdu à mon réveil. Les changements survenus durant les trente années précédentes, la durée de ma vie, étaient suffisants pour faire perdre la tête à un homme : deux grandes guerres et une douzaine de petites, la chute du communisme, la Grande Panique, les transformations dues à la force atomique… Songez, quand j’étais enfant, les cas de multimorphisme n’existaient pas encore !
Oui, il était à prévoir que l’an 2000 me comblerait de stupeur. Seulement, si je ne bondissais pas aussi loin, Belle n’aurait pas le temps d’être recouverte d’un treillis de rides.
Quant à la question de l’investissement de mon fric, je me refusai à des placements en Bons d’État. Notre système fiscal porte en lui l’inflation. Je décidai de conserver mes titres de la société Robot Maison et d’utiliser l’argent liquide à l’achat d’autres actions dans différentes branches susceptibles, d’après moi, d’extension. L’automation, par exemple, prendrait obligatoirement de l’importance. Je choisis également une firme de fertiliseurs de San Francisco où je savais qu’on expérimentait différentes levures et algues comestibles ; avec le nombre des êtres humains augmentant chaque année, le beefsteak deviendrait de plus en plus cher. Quant à la somme qui pouvait rester encore inemployée, je leur dis de la placer en Bons de la compagnie.
Mais la grande affaire consistait à savoir ce qu’il adviendrait si je mourais dans l’intervalle.
La compagnie affirmait qu’il y avait plus de sept chances sur dix pour que je vive au travers de ces trente ans de sommeil. Ils étaient prêts à jouer sur les deux tableaux.
Je décidai que tout mon avoir irait à la Mutual en cas de décès – ce qui donna à Mr Powell l’envie de m’embrasser et me fit spéculer sur le degré d’optimisme des sept chances sur dix. Mais je m’y tins malgré tout, car cet arrangement faisait de moi, à condition que je vécusse, l’héritier, si elle mourait, de toute autre personne ayant pris les mêmes dispositions. Comme à la roulette russe où le survivant ramasse les jetons… la compagnie, comme toujours, ratissant une commission.
Quand tout fut arrangé, Mr Powell était en mesure de m’offrir un compromis pour Pete. Il accepta de me compter 15 % du tarif humain pour son hibernation, et remplit un contrat à part pour conclure l’affaire.
Il nous restait à passer l’examen médical. Celui-ci suivit l’éternelle et agaçante routine, sauf sur un point : vers la fin, le praticien me lança un regard sévère.
— Depuis combien de temps êtes-vous dans cet état d’ébriété, jeune homme ? demanda-t-il.
— Ébriété, docteur ?
— Parfaitement. J’ai dit : en état d’ébriété.
— Comment pouvez-vous dire cela, docteur ? Je suis aussi à jeun que vous. Écoutez : « Si pensant, passant tu passes par ce passage, passant tu n’es pas sage. »
— Ne plaisantez pas. Répondez-moi.
— A vrai dire… environ deux semaines… Peut-être un peu plus.
— Je vois. Buveur de choc. Vous vous adonnez souvent à ce genre de sottises ?
— Eh bien, c’est-à-dire que c’est tout à fait récent.
Et je commençai à lui raconter ce que Belle et Miles m’avaient fait, pourquoi j’agissais ainsi depuis leur trahison.
— Je vous en prie… (Il leva les mains en signe de protestation :) J’ai bien assez de mes soucis personnels. Par ailleurs, je ne suis pas psychanalyste ; tout ce qui m’intéresse est l’état de votre cœur. Il doit être capable de supporter un abaissement considérable de température. Quatre degrés centigrades, voilà ce que vous aurez à subir. D’habitude, je suis tout à fait indifférent à la raison qui pousse les gens à se faire enterrer vivants, cependant, un reste de conscience professionnelle m’interdit d’approuver la mise en bière d’un homme, fût-il un spécimen déplorable, pendant que son cerveau est imbibé d’alcool. Tournez-vous.
— Hein ?
— J’ai dit : tournez-vous. Je vais vous faire une piqûre dans la fesse gauche.
Je me tournai. Il me fit une injection, puis me tendit un verre.
— Buvez ça. D’ici vingt minutes vous serez plus à jeun que vous ne l’avez été depuis des mois. Ensuite, si vous êtes malin, ce dont je doute, vous pourrez réviser votre situation afin de décider si vous désirez fuir devant l’adversité… ou lui faire face en homme.
Je bus.
— Ce sera tout. Vous pouvez vous rhabiller. Je vais signer vos papiers, mais je vous préviens que j’ai droit de veto jusqu’à la dernière minute. Ne prenez plus une goutte d’alcool. Un souper léger, pas de petit déjeuner. Soyez ici demain à midi, pour une vérification finale.