L’alarme de sa com retentit et Geary se réveilla en sursaut et roula sur lui-même pour gifler la touche, non sans se rappeler au dernier moment de couper le circuit vidéo pour qu’on ne le vît pas en compagnie. « Ici Geary.
— Capitaine, le capitaine Desjani vous présente ses respects et aimerait vous faire part des inquiétudes du colonel Carabali quant aux mouvements de la formation Bravo de l’Alliance.
— Ses inquiétudes ? » Jusque-là, chaque fois que le colonel des fusiliers spatiaux s’était inquiétée de quelque chose, ç’avait été à raison. « Je lui parlerai dans une minute. Priez le colonel de rester en ligne.
— Oui, capitaine. »
Geary se redressa doucement en s’efforçant de ne pas faire de bruit.
« Croyais-tu réellement que ça ne m’avait pas réveillée ? demanda Victoria Rione.
— Pardon.
— Je vais devoir m’y faire, j’imagine. »
Geary se figea pour la regarder ; elle était allongée sur le dos et le fixait aussi calmement que s’ils se réveillaient ensemble pour la millième fois. « Tu souhaites que cette relation dure ? »
Rione arqua un sourcil. « Tu cherches à me dire que ce n’est pas ton cas ?
— Non. Je n’ai pas dit ça. J’aimerais beaucoup. Il me semble qu’une liaison à long terme pourrait me rendre…
— Heureux ? Il n’y a pas de mal à être heureux, John Geary. Il m’a fallu longtemps après la mort de mon mari, mais j’ai fini par le comprendre.
— Combien de temps ?
— Jusqu’à aujourd’hui. Maintenant, tu peux parler à ton colonel et, par les vivantes étoiles, n’oublie pas de te rhabiller avant.
— Je suis persuadé que Carabali a vu bien pire », fit-il remarquer. Mais il revêtit hâtivement son uniforme, gagna la console de sa cabine et alluma son terminal en s’efforçant, pour se concentrer sur son travail, de s’ôter de l’esprit ce qui s’était passé entre Rione et lui la veille au soir. « Qu’est-ce qui vous perturbe, colonel ? »
Carabali montrait des signes de fatigue, de sorte qu’il éprouva des remords de conscience à se sentir aussi frais et dispos. Le commandant des fusiliers désigna un écran holographique devant elle. « Capitaine, vos vaisseaux se rapprochent de la quatrième planète. Normalement, ça ne me regarderait pas, mais il est de mon devoir de prévenir les officiers de menaces planétaires.
— De menaces planétaires ? Nous avons laminé cette planète. Il ne devrait lui rester aucune arme orbitale en état de fonctionner.
— Il ne “devrait” pas, convint Carabali. Ça ne signifie pas qu’il n’en existe plus. Nous avons frappé tout ce que nous avons pu voir d’une distance de quelques heures-lumière, capitaine. Mais c’est une planète très peuplée aux puissantes infrastructures. Tant d’immeubles et d’installations ne facilitent guère le travail. Par-dessus le marché, les impacts ont soulevé dans les couches supérieures de l’atmosphère de très denses nuages de poussière et de vapeur d’eau, de sorte que nous ne distinguons plus du tout la surface. Nous ne savons pas si quelque chose serait passé inaperçu, ni même ce qu’on trouve encore en bas. »
Geary étudia l’écran en se frottant le menton. « Bien vu », admit-il. Les combats spatiaux n’ont que trop tendance à vous persuader que vous pouvez percevoir toute menace longtemps avant qu’elle ne vous atteigne. Ce n’est pas vrai en l’occurrence. J’aurais dû m’en rendre compte. Nos victoires sur les Syndics dans le système de Sancerre et notre survie après l’effondrement du portail de l’hypernet m’ont rendu trop sûr de moi. Je ne me suis pas montré assez paranoïaque ; il pourrait rôder autre chose dans ce système. « S’il leur restait des armes en état de fonctionner, pourraient-elles nous prendre pour cible à travers cette atmosphère saturée ?
— Nous n’avons sûrement pas frappé tous les aéroports et spatioports, capitaine. Il leur suffirait de lancer un engin assez haut pour relayer la vue jusqu’à la surface. Un drone automatisé, par exemple, serait très difficilement repérable. »
Geary afficha le plan d’exploitation pour vérifier ce que visait la formation Bravo. « Nos vaisseaux se dirigent vers les chantiers spatiaux, du moins ce qu’il en reste, et quelques autres grosses installations orbitales. Nous avons besoin de ce qu’elles contiennent, colonel. Des vivres et des stocks de minerai brut en particulier.
— Je n’aime pas ça, capitaine.
— Pourriez-vous me proposer un plan, colonel ? Qui permettrait à nos vaisseaux de piller ces installations tout en interdisant aux armes des Syndics encore opérationnelles à la surface de les prendre pour cibles ? »
Carabali fronça les sourcils et réfléchit, les yeux baissés. « Nous pourrions envoyer dans l’atmosphère des appareils de reconnaissance aérienne. Des drones RECCE. Mais rien ne permet de dire jusqu’où ils devront descendre pour obtenir une image nette de la surface. Et plus ils descendront, moins ils seront efficaces.
— De combien de ces drones la formation Bravo dispose-t-elle ? »
Carabali plissa de nouveau le front et vérifia quelque chose hors cadre. « De dix, capitaine. Tous opérationnels. Mais, si nous les envoyons dans cette purée, qui sait si nous pourrons les récupérer, et, autant que je le sache, vos auxiliaires ne peuvent nous en fabriquer d’autres.
— D’autres vaisseaux non plus. » Geary s’accorda le temps de la réflexion. « Je vais m’entretenir avec le capitaine Duellos, le commandant de la formation Bravo. Nous emploierons les drones RECCE pour explorer sous cette purée de pois et nous exhorterons les vaisseaux à éviter les orbites basses. Je vous rappelle le plus vite possible, dès qu’une idée me sera venue.
— Merci, capitaine. » Carabali salua et son image s’évanouit.
Geary poussa un profond soupir puis se retourna pour dire au revoir à Rione. Il se rendit compte qu’elle se tenait contre la cloison, près de la couchette, encore nue, et qu’elle regardait. « Pas de pitié pour les braves ? s’enquit-elle.
— Je me suis davantage reposé que bon nombre de gens, marmonna-t-il en détournant les yeux.
— Quel est le problème, capitaine Geary ? demanda-t-elle d’une voix un tantinet amusée.
— J’essaie de me concentrer sur les devoirs de ma charge. Vous m’en distrayez légèrement.
— “Légèrement”, sans plus ? On se retrouvera dans un moment sur la passerelle.
— D’accord. » Avant de partir, conscient que Rione le regardait, Geary prit le temps de régler l’accès à sa cabine pour lui permettre d’entrer à tout moment. En chemin, il éprouva un trouble étrange. Rione s’était montrée extrêmement passionnée pendant qu’ils faisaient l’amour, mais, depuis, même quand elle se tenait nue devant lui, elle affectait de nouveau une attitude de froid détachement à son égard. Il ne pouvait s’empêcher de songer à une chatte qui, après avoir obtenu son content de témoignages d’affection, se réservait malgré tout le droit de franchir le seuil sans aucun regret quand l’envie l’en prenait. Il n’avait jamais sérieusement envisagé qu’elle pût songer à entretenir une liaison avec lui et, donc, n’avait pas réfléchi aux implications d’une telle relation. Certes, elle prétendait l’aimer « bien », mais le mot « amour » n’avait assurément pas été prononcé. Se pouvait-il qu’elle l’utilisât pour son seul confort ? Ou, pire, qu’elle se mît dans ses petits papiers pour avoir barre sur le Black Jack Geary qu’elle redoutait ou sur d’autres politiciens de l’Alliance.
Que ne rapporterait pas, à une politicienne ambitieuse, sa position de concubine du héros légendaire qui aurait miraculeusement ramené la flotte de l’Alliance au bercail ?
Comment puis-je penser cela ? Rione n’a jamais fait montre d’une telle ambition.
Mais il faut dire aussi qu’elle est restée secrète dans bien des domaines. Avec moi en tout cas. Comme, par exemple, qu’elle désirait coucher avec moi. Disons qu’elle se consacre toujours à sauver l’Alliance de Black Jack Geary. En frayant avec moi, il ne lui serait guère difficile de s’assurer une bonne ration de pouvoir personnel, assez, à tout le moins, pour mieux me contrôler. Comment m’assurer qu’il n’y a pas, derrière ce dévouement apparent, une femme à l’ambition démesurée toute prête à me manipuler pour faire progresser sa carrière ?
Que mes ancêtres me viennent en aide ! Autant que je le sache, Rione est parfaitement sincère. Pourquoi ces arrière-pensées ? Pourquoi ces soupçons ?
Parce que je suis déjà fichtrement influent et je le deviendrai encore plus si je ramène cette flotte chez elle. C’est elle qui me l’a fait comprendre.
D’un autre côté, si elle se sert de moi, autant en profiter tant que ça dure. Et, même si je ne représente à ses yeux qu’un moyen de gravir les échelons du gouvernement de l’Alliance, il y a des sorts bien pires. Je n’ai aucune raison de la croire amorale ni avide de pouvoir.
Ben voyons, Geary. Tu connais si bien les femmes qu’elle t’a pratiquement renversé dans un lit avant même que tu ne l’aies vu venir.
Pour la énième fois, Geary se rendit compte que ce que pensait réellement Rione lui restait insondable, et il en aspira d’autant plus à une tâche moins complexe : affronter un ennemi dont il savait qu’il ne voulait qu’une chose, sa mort.
Le capitaine Desjani bâilla et salua Geary d’un signe de tête à son entrée sur la passerelle de l’Indomptable. « Vous avez parlé avec le colonel Carabali ?
— Ouais », répondit-il en prenant son siège avant d’allumer l’écran, qu’il étudia un instant. Il avait passé les cinq dernières heures à dormir ou en compagnie de la coprésidente Rione. À l’échelle d’un système stellaire, peu de choses changent durant ce bref laps de temps. Mais la formation Bravo continuait de piquer à une allure régulière vers la quatrième planète et ses réserves. Le Courageux était maintenant à une trentaine de minutes-lumière de l’Indomptable, et toute conversation avec le capitaine Duellos tirerait en longueur.
Geary remit de l’ordre dans ses pensées puis appuya sur la touche des communications. « Capitaine Duellos, ici le capitaine Geary. On s’inquiète ici des dangers que pourrait représenter pour vos vaisseaux une approche par trop imprudente d’une planète à la puissante infrastructure, qui pourrait encore disposer, sous ce nuage de poussière qui obère la visibilité de la surface, de systèmes anti-orbitaux encore opérationnels. Veuillez, s’il vous plaît, déployer les drones RECCE de vos vaisseaux pour tenter de découvrir s’il existe toujours des menaces sous cette épaisse couche de nuages. Maintenez vos vaisseaux en orbite haute. Et scannez constamment les couches supérieures de l’atmosphère en quête de drones du Syndic ou d’autres activités de reconnaissance qui pourraient fournir à leurs armes encore actives en surface des informations permettant de vous acquérir pour cible. Prenez toutes les mesures de précaution que vous jugerez indispensables et tenez-moi informé. » Dois-je ajouter autre chose ? Non. Duellos sait ce qu’il fait. Il n’a pas besoin que je lui fasse un sermon sur la nécessité de se montrer prudent et d’éviter de perdre des vaisseaux. « Geary. Terminé. »
Il se radossa en se frottant le front. En rompant la formation de la flotte, j’avais oublié que j’allais perdre la communication en temps réel avec la plupart de mes vaisseaux. Au moins n’ai-je plus à m’inquiéter des âneries de Numos. Hélas, en dépit de son faible pouvoir de réconfort, cette pensée ne manqua pas de lui rappeler la quarantaine de vaisseaux qui avaient préféré suivre Falco et devaient donc être déjà détruits.
Desjani secoua la tête. « Avec votre permission, capitaine Geary, je vais descendre m’accorder deux petites heures de vrai sommeil. Pour l’heure, je perds mon temps ici. »
Geary, machinalement, revérifia son écran. De nouveau regroupée autour de l’Indomptable, la formation Delta se trouvait encore à près d’une journée des installations orbitales de son objectif, la troisième planète. Ne restait plus dans le système aucune trace de circulation de bâtiments syndics, à la seule exception de sa force Alpha déjà bien malmenée, qui se cantonnait entre les orbites des septième et huitième planètes, hors d’atteinte, en maintenant entre elle et les plus proches vaisseaux du détachement Furieux une grande et prudente distance. Geary se demanda dans quel délai son commandant prendrait conscience que la survie de sa flottille intacte, alors que la flotte de l’Alliance pillait tranquillement son système stellaire, ne risquait pas de lui valoir une promotion. « Pourquoi ne pas vous reposer un peu plus longtemps ? Je vais m’attarder ici un bon moment. »
Desjani sourit. « Merci, mais je reste le commandant de ce bâtiment, même quand vous êtes sur la passerelle.
— Et si je vous ordonnais de vous accorder au moins quatre heures de sommeil ?
— Je ne peux pas désobéir à un ordre direct, j’imagine, admit-elle avec une réticence manifeste avant de se lever et de s’étirer. Vous avez l’air de vous sentir beaucoup mieux, capitaine. Sauf votre respect.
— Le repos y est pour beaucoup. » La coprésidente Rione choisit ce moment pour débarquer sur la passerelle. Elle salua fraîchement Desjani d’un signe de tête puis l’inclina sans mot dire vers Geary. Il lui retourna la politesse, l’accueillant plus aimablement qu’il ne l’avait fait depuis plusieurs semaines. Lorsqu’il se retourna vers Desjani, il constata qu’elle arquait un sourcil, tandis que son regard allait alternativement de Rione à lui. Voyant qu’il la fixait, elle baissa précipitamment le sourcil en affectant une expression impassible. Desjani s’en est déjà aperçue ? Serait-ce à ce point flagrant ? Nous ne nous sommes encore rien dit.
Desjani se tourna vers son officier de quart la plus haut gradée. « Je serai dans ma cabine. En train de me reposer. » Sur ce dernier mot, elle lança à Geary un long regard en biais, en même temps qu’un coin de sa bouche se crispait comme pour tenter vainement de réprimer un sourire. Elle s’arrêta devant Rione en sortant. « C’est un plaisir de vous savoir à bord, madame la coprésidente. » Autant que Geary s’en souvînt, c’était la toute première fois que Desjani faisait part à la politicienne d’un tel sentiment.
En dépit de l’air amusé que prit Rione pour regarder sortir le capitaine, il sentit poindre une nouvelle migraine. « Comment ? demanda-t-il à Rione à voix basse.
— Je crains que cette information ne soit strictement confidentielle, répondit-elle très prosaïquement.
— En d’autres termes, c’est une affaire de femmes.
— Si vous préférez le voir sous cet angle. »
Il se pencha en arrière pour montrer l’écran. « Qu’en pensez-vous ? Le colonel Carabali craignait que la formation Bravo ne frôle de trop près la quatrième planète. Voyez-vous autre chose d’alarmant ?
— Je vais jeter un coup d’œil. Vous ne me prêtez pas la capacité d’analyser militairement la situation, j’imagine ?
— Non. Mais il arrive parfois aux gens qui ont reçu un entraînement militaire de ne pas voir un détail qui sauterait aux yeux d’un civil. Vous n’avez pas l’air très inquiète. J’ai pris l’habitude, depuis que nous sillonnons les systèmes stellaires du Syndic, de vous entendre jouer les Cassandre.
— Et ça vous plaît ?
— Eh bien… je m’y suis fait, en tout cas. En outre, vous avez bien souvent raison. »
Rione lui décocha un très bref sourire puis hocha la tête et se pencha sur son propre hologramme. Geary consulta l’heure. Vingt minutes encore avant que Duellos ne reçoive son message. Et une heure au moins avant que la réponse ne lui parvienne.
Qui aurait imaginé que la guerre pût être aussi rasoir ? Du moins jusqu’à ce qu’elle vous fiche une trouille du diable.
Duellos accusa réception des ordres de Geary et ajouta qu’il maintiendrait, autant que possible, ses vaisseaux à mi-chemin de la planète et de ses installations orbitales. Les Syndics eux-mêmes n’iraient probablement pas jusqu’à tirer sur leurs propres possessions.
La formation à laquelle appartenait l’Indomptable traversa tranquillement l’orbite de la quatrième planète pour s’enfoncer plus profondément à l’intérieur du système en direction de la troisième. Au plus proche de la formation Bravo, celle de Geary s’en trouvait éloignée de quatre minutes-lumière. Sur son écran, de petites images affichaient les données sur la quatrième planète transmises par les drones RECCE des fusiliers ; les parasites engendrés par le nuage de poussière des couches supérieures de son atmosphère brouillaient de temps à autre la transmission.
En visuel, elles révélaient une planète assez hospitalière, aux nombreuses grandes villes, avec de vastes étendues sauvages parfois balafrées d’excavations minières ou autres. Mais les images donnaient aussi l’impression d’un monde pratiquement déserté, aux rues et aux routes vides d’habitants et de véhicules. Les rares qu’on repérait étaient visiblement officiels et se déplaçaient fréquemment en convois. Le reste de la population se terrait sans doute, encore que les immeubles, caves et abris n’offriraient aucune protection si l’Alliance décidait sérieusement de bombarder la planète.
Çà et là, des cratères marquaient le site des impacts du bombardement cinétique. Toutes les images provenant des régions de la face diurne présentaient un grain grisâtre, un aspect délavé, comme par une journée très nuageuse. Celles de la face nocturne étaient d’un noir d’encre : la poussière interdisait à la lumière des étoiles d’atteindre la surface.
En manipulant les contrôles, Geary pouvait passer de la vision normale à la vision infrarouge, opérer des sondages radar, pénétrer sous le sol ou scanner le spectre électromagnétique. D’autres fonctions étaient disponibles, mais, de crainte d’ordonner par inadvertance aux drones des manœuvres indésirables, il s’abstint d’y recourir. De temps à autre, un drone signalait qu’il essuyait le feu de Syndics qui tentaient de l’abattre, mais ces appareils font dans le meilleur des cas une cible difficile, d’autant plus, en l’occurrence, qu’ils pouvaient plonger dans le nuage de poussière des couches supérieures de l’atmosphère pour se soustraire à ces tirs.
« Capitaine Geary, ici le capitaine Duellos. Les défenses de la surface, du moins ce qu’il en reste, tentent de nous visualiser. » Un document joint montrait des drones syndics surgissant fugacement au-dessus du nuage de poussière pour s’efforcer de jauger la situation et y replonger avant que les senseurs de l’Alliance n’aient eu le temps de les acquérir. « Leur mouvement est assez désordonné. S’ils tentent d’obtenir des informations sur une cible, nous ne saurions dire laquelle. J’ai ordonné à toute ma formation de procéder à des modifications aléatoires de trajectoire et de position. »
Duellos n’entendrait pas sa réponse avant plus de quatre minutes, mais Geary l’envoya quand même. « Merci. Espérons que… » Il s’interrompit, son écran venant d’émettre un signal d’alarme.
« On tire depuis la surface de la quatrième planète, signala une vigie de l’Indomptable. Des canons à particules. Toute une batterie, semble-t-il. »
Quatre minutes plus tôt. « Ont-ils fait mouche ? » Un silence qui parut s’éterniser précéda la réponse de la vigie. « Le Faucon et le Renommée ont été ratés de peu. Aucune frappe directe. »
De retour sur la passerelle et l’air nettement moins harassée, Desjani secoua dédaigneusement la tête. « Ils tirent pratiquement à l’aveuglette et nous savons désormais qu’il leur reste des défenses actives.
— Duellos a ordonné des manœuvres d’évitement juste avant que ces canons ne commencent à tirer, fit remarquer Geary. S’il ne l’avait pas fait, les Syndics auraient sans doute marqué des points. » À la différence des armes de bord, les canons à particules planétaires pouvaient être beaucoup plus gros et dotés de considérables réserves d’énergie. Un seul de leurs coups pouvait transpercer les boucliers et déchiqueter un vaisseau.
Pendant que Geary parlait, les senseurs de l’Indomptable signalèrent le tir d’une seconde salve. Il mourait d’envie d’ordonner une contre-attaque et dut se remémorer que tout cela datait de plusieurs minutes et que Duellos avait sans doute déjà réagi. « Ça devrait nous suffire à localiser la position de ces batteries à la surface de la planète », déclara Desjani.
Assurément : une demi-douzaine de projectiles cinétiques tirés par les croiseurs de combat de Duellos plongeaient déjà dans l’atmosphère, tandis que ses bâtiments continuaient de changer aléatoirement de position et de trajectoire et que les Syndics tiraient leur troisième salve qui, cette fois, manqua le Gantelet d’un cheveu « Encore heureux que ces canons se rechargent très lentement, fit observer Geary.
— Il ne leur reste probablement plus qu’une salve à tirer », convint Desjani. Elle avait raison ; mais tous les coups ratèrent leur cible.
Les fusiliers avaient envoyé un de leurs drones RECCE survoler la position de la batterie de canons et il transmettait une image du site vue d’assez loin, à l’horizon de sa vision périphérique. Les projectiles cinétiques tirés par les croiseurs de combat de Duellos piquèrent dessus à haute vélocité, laissant dans leur sillage d’éblouissantes traînées lumineuses, tandis que leurs impacts se traduisaient par d’énormes éclairs et des éruptions de débris. À mesure que la lumière diminuait, des nuages en forme de champignon montaient du site, offrant une titanesque pierre tombale à la batterie de canons.
Geary soupira. « Espérons qu’ils n’avaient rien d’autre.
— Peu probable, le contredit Desjani.
— Je sais. » Il appuya de nouveau sur la touche des communications. « Félicitations, capitaine Duellos. À vous et à vos vaisseaux. Beau travail. Gardez l’œil ouvert. » Il observa les images transmises par les drones RECCE en faisant la grimace. Je comprends qu’il puisse être tentant de pilonner une planète à mort dans le seul dessein de réduire à néant toutes les menaces encore existantes. Mais cela m’autorise-t-il à tuer des millions de civils dans l’espoir de frapper les défenses cachées ? Si elles sont assez bien enterrées et fortifiées, leur élimination ne serait même pas certaine, et c’est sûrement le cas. Il se tourna vers Desjani. « Croyez-vous qu’on recevra le même accueil sur la troisième planète ?
— Plausible. Il faut partir du principe que la menace est réelle. »
Geary s’adossa en secouant la tête. « Pourquoi sont-ils incapables de se montrer rationnels ? Leurs chances de nous nuire sont bien minces et, chaque fois qu’ils tirent sur nous, ils nous invitent à exercer des représailles. »
Elle lui jeta un regard inquisiteur. « Nous nous battons contre eux depuis un siècle, capitaine. Il me semble que certaines valeurs comme la “rationalité” sont depuis longtemps parties à vau-l’eau.
— J’entends bien. Croyez-vous que leur transmettre de nouveau l’ordre de ne pas attaquer nos vaisseaux nous avancerait ? »
Elle haussa les épaules. « Difficile à dire. Le jaillissement d’énergie provoqué par l’effondrement du portail a sûrement grillé tous les récepteurs sans protection de ce système, mais certains restent peut-être opérationnels.
— Hélas, ceux-là appartiennent sans doute au gouvernement et à l’armée.
— Sans doute, capitaine. Et ils n’entendront certainement pas raison. »
Geary hocha la tête puis scruta Desjani. « Capitaine, quand je vous ai rencontrée, vous n’auriez pas hésité à balayer toute vie humaine de la surface de ces planètes. Ça n’a plus l’air de vous exciter autant. »
Avant de répondre, elle fixa un moment le vide. « Je vous ai écouté, capitaine Geary, et j’ai longuement conversé avec mes ancêtres. Il n’y a pas d’honneur à tuer des gens sans défense. En outre, les dommages que nous avons déjà causés à ce système exigeront de la part des Syndics un énorme investissement pour leurs réparations, tandis que, si nous l’anéantissions, ils se contenteraient de le rayer de la liste. » Elle s’interrompit. « Et nul ne pourra nous accuser de nous être comportés ici comme eux. Nous ne sommes pas des Syndics. J’ai compris que je ne voulais pas mourir en les imitant.
— Merci, capitaine Desjani. » Entre honneur et pragmatisme, Desjani avait choisi et décidé que Geary avait raison. Qu’elle n’abondât pas dans son sens pour la seule raison qu’il était Black Jack Geary le réconfortait d’autant plus. Il s’était demandé ce qui se passerait s’il mourait brusquement le lendemain, si la flotte reviendrait aux anciennes tactiques et pratiques qu’il lui avait découvertes au début. Mais quelques-uns au moins des officiers, ceux qu’il connaissait le mieux, retournaient à des pratiques encore plus anciennes. Il n’avait pas la sottise de croire que tout ce qui se faisait autrefois était préférable à ce qui faisait aujourd’hui, mais se plier aux lois de la guerre, aux diktats du véritable honneur, tout comme se battre avec intelligence plutôt qu’en tablant sur la seule bravoure, avait du bon.
Au cours des heures qui suivirent, tandis que la formation de Geary piquait vers la troisième planète, le capitaine Duellos dut procéder à trois autres bombardements de la quatrième. Toutes les tentatives des Syndics pour nuire à ses vaisseaux avortèrent, ce qui n’était guère surprenant dans la mesure où les armes basées à la surface ne pouvaient observer directement leurs cibles et dépendaient de données fournies par des drones qui sortaient brièvement de l’atmosphère pour prendre des clichés des bâtiments de l’Alliance. D’un autre côté, deux des drones RECCE des fusiliers cessèrent brusquement d’émettre, ce qui signifiait qu’ils avaient été abattus. Le colonel Carabali serait sans doute contrariée, mais c’était, se persuada Geary, un bien petit prix à payer pour la sauvegarde de ses vaisseaux.
La formation Delta se rapprochant de la troisième planète, on lança des navettes pour transporter les fusiliers jusqu’à leurs objectifs : le plus gros de la troupe visait un vaste complexe orbital fortement peuplé. Le reste se dirigeait vers des entrepôts en orbite contenant le minerai brut et les fournitures que les Syndics auraient ramenés sur la planète ou envoyés ailleurs dans le système pour équiper leurs bâtiments en construction, et qui seraient désormais transbordés sur ceux de l’Alliance pour profiter à ses équipages et pourvoir à la fabrication de son matériel.
Geary n’observait pas sans méfiance la troisième planète à mesure que ses vaisseaux s’en approchaient. Elle n’était pas hérissée de défenses aussi serrées que la quatrième ni de sites apparentés à ces défenses, de sorte que les cibles touchées étaient moins nombreuses et les couches supérieures de son atmosphère moins saturées de poussière, de débris et de vapeur d’eau. Mais sa surface n’était pas pour autant plus distincte. Légèrement trop chaud selon les critères humains, ce monde était néanmoins assez agréable pour rester supportable ; il l’avait été, tout du moins. Pendant quelques mois encore, toute cette poussière qui stagnait dans l’atmosphère le rendrait quelque peu inconfortable, mais, en comparaison des dégâts que l’Alliance aurait pu lui causer (détruire toutes ses villes et le rendre inhabitable), ses habitants pouvaient encore s’estimer heureux.
Les senseurs de l’Indomptable et des autres bâtiments de la formation avaient scanné chaque mètre carré de surface visible sous cette couche de poussière, mais ils n’avaient pu détecter aucune défense épargnée par le bombardement cinétique. « À toutes les unités de la formation Delta. Évitez soigneusement de vous placer en orbite basse autour de la planète et, tant que vous serez à portée de tir de ses armes de surface, adoptez une trajectoire aléatoire assortie de nombreuses modifications de votre vélocité. »
On accusait encore réception de son ordre que de très puissants rayons à particules commençaient déjà de fendre l’atmosphère pour viser l’Audacieux. Fort heureusement, les Syndics s’étaient montrés un peu trop pressés et avaient tiré à portée maximale, de sorte que leurs coups manquèrent d’un cheveu le croiseur de combat. Geary pressa férocement la touche : « Audacieux, balayez-moi ces canons.
— Avec plaisir, capitaine », répondit le croiseur. Une deuxième salve de la batterie planétaire du Syndic déchira l’espace là où l’Audacieux se serait trouvé s’il n’avait pas légèrement obliqué de biais et vers le haut, et lui fournit les données de visée dont il avait besoin. Le croiseur de combat entreprit de cracher des projectiles cinétiques, dont le métal dense fendit les airs vers la surface. Geary y vit cette fois fulgurer des éclairs : le bombardement cinétique avait laminé la batterie de rayons à particules en même temps qu’une vaste zone de terrain alentour.
Désormais, tous les vaisseaux de l’Alliance progressaient de manière erratique, en modifiant par touches infimes trajectoire et vélocité, ce qui suffisait amplement à esquiver des tirs de la surface vers une orbite haute. Geary s’efforça de se détendre, conscient qu’il faudrait s’inquiéter d’attaques de ce genre tant qu’on resterait à proximité. « J’espère que nous n’aurons pas pire à affronter », lança-t-il à Desjani.
À peine avait-il fini sa phrase qu’une petite fenêtre s’ouvrait sous ses yeux, encadrant le visage soucieux du colonel Carabali, « Nos troupes essuient des tirs sur la cité orbitale », lui annonça-t-elle.
Ça m’apprendra à dire d’aussi grosses bêtises. C’était tenter le diable. « La cité orbitale. » Il afficha les informations : avec ses cinquante mille habitants, le grand complexe orbital se qualifiait sans peine pour le titre de ville, du moins en fonction des normes présidant aux installations spatiales. Il hébergeait également, pour sustenter cette population et approvisionner les vaisseaux qui y faisaient escale, de vastes stocks de vivres sous diverses formes. La flotte de l’Alliance ne cracherait pas dessus, mais Geary avait insisté pour qu’on en laissât assez pour épargner la famine à ses occupants. « Que se passe-t-il exactement ?
— Nous avons sécurisé la plupart des entrepôts vivriers et les zones voisines. Mais les forces spéciales syndics nous tirent dessus d’au-delà de notre périmètre en s’abritant derrière le paravent de la population. Elles surgissent, tirent puis se fondent dans la masse. »
La présence d’une nombreuse soldatesque du Syndic au sein de cette population tombait sous le sens : non seulement elle défendait le système stellaire, mais encore pourvoyait-elle à la sécurité publique intérieure, en mettant, autrement dit, tous ces gens au pas. Quelques-unes au moins de ces autorités militaires ne s’opposeraient sans doute pas à risquer par leurs agissements la vie de civils qu’elles étaient réputées protéger. Mais Geary réfléchissait en sujet de l’Alliance : ces soldats n’étaient certainement pas là pour protéger les citoyens de Sancerre, mais bien plutôt les intérêts des Mondes syndiqués et de leurs dirigeants. Si quelques-uns, voire quelques millions de leurs citoyens leur barraient la route… eh bien, tant pis pour les spectateurs innocents. « Que comptez-vous faire ? » s’enquit-il.
Carabali n’avait pas l’air contente. « Nous avons trois possibilités. Un, riposter autant qu’il sera nécessaire, ce qui tuera inéluctablement un tas de badauds. Deux, nous replier et renoncer à nos efforts. Trois, continuer d’essuyer des pertes sans grande chance de réagir. Vous noterez que les Syndics s’en sortent gagnants dans ces trois cas.
— Enfer ! » Devait-il menacer la planète de représailles ? Cela suffirait-il à arrêter ces gens qui avaient déjà donné la preuve du peu de cas qu’ils faisaient de la vie de leurs civils ? Et, si cela n’y suffisait pas, serait-il prêt à mener sa menace à bien ? « Nous avons besoin de ces vivres. Les analyses les ont-elles déclarés sans danger ?
— Jusque-là. Ils ne s’étaient pas rendu compte que nous comptions les piller, de sorte qu’ils n’ont pas eu le temps de les empoisonner. »
Trois choix. Il y en avait forcément un quatrième. D’ordinaire, dans toute intervention militaire, le compromis reste une solution périlleuse, mais il semblait être la seule issue en l’occurrence. « Pourquoi ne pas ordonner aux civils de sortir de la zone tampon qui ceinture nos troupes ? Dites-leur de dégager vite fait, car, au bout d’un certain délai, tout ce qui bougera dans ce secteur servira de cible. Ça marcherait ? »
Carabali hocha lentement la tête. « Ça pourrait. Mais, si vous vous imaginez que tous les civils dégageront, vous faites erreur. Il en restera toujours quelques-uns. Certains parce qu’ils sont trop entêtés, stupides ou effrayés, et d’autres parce que, pour une raison ou une autre, ils sont dans l’incapacité de se déplacer. Il en subsistera forcément un certain nombre dans la zone du carnage.
— Mais pas autant, loin de là.
— Non, capitaine. »
Geary secoua la tête. « Je ne vois pas d’alternative. Ces forces spéciales syndics nous acculent à un mur. Dommage que nous ne disposions pas de balles intelligentes qui ne toucheraient que les méchants !
— Les généraux en rêvent depuis l’aube des temps, me semble-t-il, capitaine, fit remarquer Carabali. Sauf les méchants généraux, bien sûr.
— Faites, colonel. Laissez aux civils autant de temps pour évacuer que vous le jugerez prudent, mais ne risquez pas inutilement la vie de vos hommes. » Il n’avait pas prononcé ces mots qu’il s’en rendait compte : il venait de donner deux ordres contradictoires, de ceux qui le rendaient naguère dingue de frustration quand on les lui adressait. Davantage de clarté : il devait au moins ça à Carabali. « Une demi-heure, ça vous ira ?
— Un quart d’heure serait préférable, capitaine. Le secteur dont nous avons besoin devrait être dégagé dans ce délai. »
Pas question de me substituer à la principale responsable de ces soldats. « D’accord. Quinze minutes.
— Aurons-nous ensuite la permission d’employer toute la force requise dans cette zone tampon ?
— Tant que vous ne perforerez pas l’enceinte extérieure de la cité. Je ne tiens pas à voir son atmosphère s’échapper dans l’espace. »
Carabali sourit ; une bonne humeur manifeste avait remplacé sa sinistrose de tout à l’heure. « Non, capitaine. Je vais transmettre ces ordres à l’instant. Merci.
— À votre service. » Geary se rejeta en arrière à la fin de la communication et constata que Rione était arrivée sur la passerelle et le regardait.
« Je viens de faire le bonheur d’un fusilier spatial, dirait-on, expliqua-t-il.
— Oh ? Va-t-elle réussir à tuer des gens ?
— Probablement. » Il hésita un instant et scruta l’hologramme en quête d’autres menaces en germe. Mais nul signe ne laissait encore entendre que la force syndic Alpha avait l’intention de s’enfoncer à l’intérieur du système, et l’on ne décelait aucune autre activité. Rassuré, il afficha l’hologramme de la troupe de débarquement et vit s’aligner les images des vues qui s’offraient à chacun des chefs de section présents sur la cité orbitale. Il en prit un au hasard et effleura son image pour l’agrandir.
Le lieutenant par les yeux duquel il avait choisi d’observer la scène fixait un groupe d’immeubles au fond d’une petite cour. Derrière, Geary voyait s’incurver vers le haut, dans le lointain, une autre partie de la cité, conçue de façon classique et rationnelle comme un cylindre en rotation afin de s’épargner l’impératif d’une pesanteur artificielle.
Un éclair brilla brusquement dans un des immeubles et la vision du lieutenant tressauta, tandis qu’il se rejetait en arrière. Des débris volèrent de l’édifice, ébréché par un projectile métallique, derrière lequel il s’abritait. Geary appuya sur la touche SON et il perçut les échos de la déflagration. D’autres coups de feu sporadiques retentissaient de toutes parts. Puis une voix tonna et se réverbéra contre les immeubles : « Cette zone doit être évacuée immédiatement. Ordre est donné à tous les citoyens des Mondes syndiqués de se retirer sur-le-champ dans le secteur par-delà la cinquième rue. Toutes les personnes présentes de ce côté-ci de la cinquième rue s’exposent à passer pour des combattants ennemis. »
L’annonce se réitéra encore et encore. Par les yeux du lieutenant, Geary vit se déverser des immeubles des hommes, des femmes et des enfants qui s’enfuyaient à toutes jambes. La silhouette d’un homme armé d’un fusil surgit d’un bâtiment plus éloigné et gesticula de façon menaçante pour tenter d’arrêter l’exode. « Descendez-le ! » ordonna le lieutenant. Geary entendit un tir se déclencher non loin et, quelques secondes plus tard, l’homme sautait de côté comme s’il avait reçu un coup de poing puis s’abattait, inerte. Les civils se ruèrent à nouveau et dépassèrent son corps dans une bousculade effrénée.
Geary passa à d’autres points de vue et assista à peu près aux mêmes scènes. Des coups de feu continuaient de partir des immeubles qui faisaient face aux fusiliers, mais, une fois les quinze minutes de trêve expirées, ces bâtiments commencèrent d’exploser sous le déluge de feu de leurs armes lourdes. Ai-je vraiment approuvé cela ? Oui, n’est-ce pas ?
Des civils syndics mouraient sans doute dans ces immeubles, mais le choix lui avait été imposé. Le savoir n’ôtait assurément rien à son malaise. Combattre un adversaire qui ne cesse de vous pousser à commettre des atrocités, à s’efforcer de vous y contraindre, est un effroyable pensum. Je ferai ce qu’il faut mais pas davantage, tas de salauds sans cœur. Vous ne pourrez pas nous reprocher la mort de ces innocents, ni à moi ni à la flotte que je commande.
Décharger des divers entrepôts les vivres et le matériel dont la flotte aurait besoin exigea près d’une journée ; les navettes se chargeaient ensuite de les répartir entre les vaisseaux de guerre, alors qu’ils continuaient d’esquiver des tirs sporadiques de la surface et d’y riposter. Aucune des batteries au sol ne fit mouche et aucune ne survécut à ces tentatives avortées. Mais on avait l’impression qu’il en restait toujours une autre planquée quelque part.
Vingt heures après l’arrivée sur la troisième planète, Geary donna l’ordre d’en décoller, tout en collationnant, le cœur léger mais las, les listes des fournitures « réquisitionnées ». Quelque peu endommagée par les combats entre les fusiliers de l’Alliance et les forces spéciales syndics, la cité orbitale était désormais parfaitement sécurisée. Mais il en allait tout autrement des entrepôts en orbite. Geary se fit confirmer que tout le personnel en avait été évacué et ordonna leur destruction. Rien de ce qu’en avait laissé l’Alliance ne pourrait servir aux Syndics. Les entrepôts eux-mêmes ne leur feraient plus d’usage.
Sancerre n’était pas le seul système qui fournissait des vaisseaux de guerre à l’ennemi. De nombreux autres construisaient des bâtiments lourds et des unités plus légères, épuisant toutes les ressources d’une puissance interstellaire qui s’étendait sur de nombreux systèmes. Mais la perte de ces chantiers ferait son petit effet : pendant un bon bout de temps au moins, l’aptitude des Syndics à remplacer leurs pertes serait grevée.
« À tous les vaisseaux. Beau travail. » En bâillant, Geary confirma à la formation qu’elle devait se diriger vers une nouvelle position, au-delà de l’orbite de la troisième planète. « Mesdames et messieurs, je vais aller prendre un peu de repos. » Desjani le regarda quitter la passerelle de l’Indomptable avec un sourire las ; de toute évidence, elle-même s’apprêtait à se retirer.
Il regagna sa cabine, épuisé mais satisfait, en se demandant si Victoria Rione l’y attendrait.
« Ici Geary. » Il cligna des yeux pour en chasser le sommeil et vérifia qu’il avait bien pensé à couper la vidéo.
« Vous avez demandé à être tenu informé du retrait de la formation Bravo de l’Alliance de la quatrième planète, capitaine. On nous signale que c’est en train. Le mouvement de ses vaisseaux le confirme.
— Merci. » Geary se recoucha, conscient qu’il n’aurait plus à s’inquiéter pendant un bon moment de ces batteries de rayons à particules, et enchanté de recevoir, pour une fois, de bonnes nouvelles n’exigeant pas son intervention immédiate, « Tu sais quoi ? » La voix de Rione montait d’à côté de lui. « Ils sont conscients que tu leur caches quelque chose.
— Tu crois ça, hein ?
— Je le sais, John Geary. Avais-tu déjà coupé la vidéo par le passé ? Non, me semble-t-il. Et tu parles à voix basse. Ils se demandent certainement qui tu évites de réveiller.
— Enfer ! » Les affirmations de Rione n’avaient pas manqué d’éveiller son anxiété. « Ils pourraient croire qu’il s’agit de quelqu’un de la flotte. » D’un officier. Ou, pire encore, d’un matelot. Exactement ce que lui interdisaient ses responsabilités de commandant en chef.
Rione s’appuya sur un coude et lui décocha un sourire crispé. « Je dois donc m’assurer que la flotte sait que tu couches avec moi. Je me demande comment je vais l’annoncer. »
Il fit la grimace. « Je ne tenais pas à ce que ça devienne une affaire publique. Elle devrait rester privée.
— Rien de ce que tu fais n’est du domaine privé, John Geary. Si tu ne t’en étais pas encore rendu compte, c’est le moment ou jamais.
— Il ne s’agit pas de moi mais de toi.
— Protégerais-tu ma réputation ? » Rione semblait de nouveau amusée. « Je suis assez grande pour prendre soin de moi. Au cas où tu te poserais la question, je savais déjà, en m’engageant dans cette affaire, qu’elle finirait par être de notoriété publique. »
Cette déclaration eut un effet malencontreux : elle lui remit en mémoire ses spéculations, selon lesquelles Rione serait plus attirée par son pouvoir que par sa personne. Mais, si c’était exact, jamais elle ne consentirait à l’admettre et, dans le cas contraire, lui faire part de ses soupçons serait la dernière des sottises.
« Notre liaison n’est ni inconvenante ni illégitime, fit-elle remarquer. Dans la matinée, j’en informerai les commandants des vaisseaux de la République de Callas et de la Fédération du Rift. Je sais qu’on leur a posé par le passé des questions sur les bruits concernant notre relation, et qu’ils ont démenti. Je dois leur faire savoir maintenant que nous entretenons une liaison, ne serait-ce que pour garder leur confiance. Dès qu’ils en auront eu vent, la flotte tout entière l’apprendra sans doute en un clin d’œil. »
Geary ne put s’empêcher de soupirer. « Est-ce que ça regarde vraiment la flotte ?
— Oui. » Elle lui lança un regard sévère. « Tu en es conscient, toi aussi. Tenter de nous dissimuler reviendrait à laisser croire que nous faisons quelque chose de mal.
— Ce n’est pas mal.
— Chercherais-tu à m’en convaincre, John Geary ? Alors que je suis dans ton lit… C’est un peu tardif.
— J’essaie d’être sérieux. Écoute, quelque chose m’inquiète. Quelque chose sur quoi je comptais auparavant… et sur quoi j’aimerais bien tabler encore.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit-elle nonchalamment.
— Je tiens à ce que tu conserves le même scepticisme à l’égard de mes décisions. Que tu restes aussi exigeante et pointilleuse. Tu es, de toute cette flotte, la seule à qui je puisse demander de considérer mes projets d’un point de vue extérieur. J’ai besoin que tu continues.
— Que je continue à me montrer exigeante ? demanda-t-elle. Un tantinet inhabituel de la part d’un homme, mais je tâcherai de mon mieux, avec le plus grand plaisir, d’être plus intransigeante que jamais.
— Je suis très sérieux, Victoria, répéta-t-il.
— Victoria ne pourra peut-être pas t’aider, mais la coprésidente Rione a fermement l’intention de continuer à t’observer d’un œil aussi inquiet que méfiant. Tu te sens mieux ?
— Ouais.
— En ce cas, j’aimerais me rendormir. Bonne nuit, pour la deuxième fois. » Elle se retourna, lui offrant de son dos, sans doute sans s’en rendre compte, une vue à couper le souffle.
Geary dut faire un très gros effort pour s’arracher à ce spectacle et fixer un bon moment le plafond. Ainsi, elle va annoncer à toute la Galaxie qu’on couche ensemble. Mais elle a raison, il faut en passer par là. Si le bruit venait à se répandre que je couche avec une autre, ça pourrait poser de très graves problèmes. Que la flotte soit au courant… je ne sais pas trop ce que ça m’inspire dans la mesure où je ne sais pas trop non plus ce que je ressens à l’égard de Victoria. Suis-je uniquement attiré par elle parce que j’ai besoin en ce moment d’une forte personnalité à mes côtés ? Ou bien est-ce seulement physique et, en ce cas, je me raconte des histoires en prétendant l’aimer. Non, je ne peux pas y croire. C’est une sacrée bonne femme et je sais que j’aime beaucoup de choses en elle. Mais elle n’est pas spécialement tendre ni câline quand nous ne faisons pas l’amour. Elle me cache quelque chose. C’est même un euphémisme. Elle me cache beaucoup. À notre retour, Victoria Rione pourrait bien décider qu’elle s’est lassée de moi et préfère me quitter, ou encore qu’il faudrait freiner la résistible ascension de Black Jack Geary, à moins qu’elle n’en ait tout bonnement rien à fiche mais trouve utile de se tenir à mes côtés pour exploiter cette situation à son avantage.
À moins aussi qu’elle ne m’aime vraiment.
Admets-le, Geary. Tu n’as aucun moyen de prévoir ce que vous éprouverez encore l’un pour l’autre en regagnant l’espace de l’Alliance, si tu partiras à Kosatka avec elle pour l’y épouser ou si vous vous contenterez d’une poignée de main avant de suivre chacun votre chemin.
Je ferai sans doute le grand saut là-bas, en arrivant. Si nous y arrivons.
Les informations rassemblées jusque-là sur Sancerre semblaient tout à la fois surabondantes et bien peu édifiantes lorsqu’elles portaient sur les questions les plus essentielles. Les groupes de fusiliers débarqués avaient téléchargé une incommensurable quantité de dossiers provenant des banques de données des terminaux abandonnés du Syndic, mais aucun ne contenait de renseignements immédiatement profitables. Plusieurs capsules de survie rescapées éjectées par les vaisseaux détruits de la force syndic Bravo avaient été recueillies, mais les matelots qu’elles hébergeaient savaient seulement qu’ils avaient participé à une bataille à Scylla, prés de la frontière de l’Alliance. Sans doute les officiers auraient-ils pu en apprendre davantage aux investigateurs, mais tous les modules de survie qui les abritaient avaient été anéantis par la décharge d’énergie du portail.
La bataille de Scylla avait manifestement été un carnage, suivi du retrait immédiat des deux camps hors du système. Les installations, assez réduites, que Geary se rappelait avoir vues à Scylla un siècle plus tôt étaient démolies (ou désertées) depuis longtemps à la suite des combats incessants qui se livraient dans un système stellaire autrement sans grande valeur.
Ils se sont bombardés à mort puis ont rompu le contact. Ce n’était pas une très grande bataille. Ces vaisseaux que nous avons vus arriver à Sancerre représentaient la plus grosse partie de la force syndic, et celle de l’Alliance devait être équivalente. Mais je ne peux en tirer aucune conclusion, puisque j’ignore ce qui se passe ailleurs, sur le front.
Dépité, Geary étudia les liens pour trouver le centre des renseignements de l’Indomptable. « Ici le capitaine Geary. J’aimerais parler personnellement au plus haut gradé des spatiaux du Syndic que nous avons recueillis. Est-ce possible tout de suite ? »
La réponse mit un moment à lui parvenir. « Je vais devoir vérifier… » Un hurlement à l’arrière-plan coupa le sifflet à son interlocuteur. « Euh… oui, capitaine ! Immédiatement, capitaine. Par communication virtuelle ou souhaitez-vous un contact physique ?
— Un contact physique. » Geary n’avait jamais pu se défaire d’un soupçon exaspérant selon lequel le logiciel de projection holographique ne rendait pas compte avec exactitude de tous les gestes et mimiques. S’il en jugeait par sa propre expérience, il avait tendance à estomper les détails et nuances qui n’entraient pas dans ses paramètres, alors que les êtres humains pouvaient fréquemment adopter des comportements trahissant, par d’infimes détails, des contradictions manifestes. Ce qu’il regardait parfois comme des anomalies à effacer étaient bien souvent les aspects les plus éloquents d’un individu.
La section du renseignement était gardée par une impressionnante succession de sas. Un lieutenant légèrement nerveux l’attendait à l’entrée du premier et le conduisit aussitôt vers la zone de haute sécurité. Pour une raison incompréhensible, Geary avait toujours l’impression qu’il y régnait un profond silence, même si l’œil n’y voyait qu’un espace de bureaux parfaitement normal, doté néanmoins de davantage de matériel accumulé sur les tables ou dans d’étranges renfoncements. Fidèle aux anciennes traditions, la section du renseignement était un monde en soi, cloisonné, séparé du reste de l’équipage mais continuant d’en faire partie. L’étroit univers sécurisé au sein duquel opéraient ses agents contrastait avec un environnement de travail nettement plus débraillé.
Un des bureaux – tiens donc – était orné d’une plante, d’une petite éclaboussure de verdure vivante. Geary arqua un sourcil interrogateur. « C’est Audrey, capitaine », répondit le lieutenant, l’air encore plus fébrile que tout à l’heure.
Évidemment. Si un vaisseau spatial avait des plantes à son bord, l’une d’elles au moins devait nécessairement s’appeler Audrey. La raison, si elle existait, se perdait dans les brumes du passé, mais, en constatant qu’une chose au moins n’avait pas changé depuis son époque, Geary se sentit légèrement mieux. Il eut un sourire rassurant et suivit son guide vers la salle d’interrogatoire.
La cabine répondait à une conception qui, de toute évidence, n’avait probablement pas évolué non plus depuis des siècles. Geary jeta un coup d’œil dans le miroir sans tain et vit un sous-officier syndic assis sur une chaise ; elle n’était pas menottée, avait l’air hébétée et effrayée mais s’efforçait de ne pas le montrer. « Si elle tente quoi que ce soit, on la sonnera d’une décharge, le rassura le lieutenant.
— Elle n’a pas la tête d’un kamikaze », répondit Geary. Il étudia les relevés des instruments disposés devant lui. « Tous servent à vos interrogatoires ? » Il était déjà descendu dans cette section, mais il n’y avait pas de prisonniers à l’époque.
« Oui, capitaine. » Le lieutenant désigna les instruments. « Nous pouvons procéder à des enregistrements de l’activité cérébrale pendant que nous posons des questions. Et repérer ainsi les tentatives de tromperie sur les informations que nous essayons d’extorquer.
— Que faites-vous dans ces cas-là ?
— Il suffit parfois de les placer devant leurs mensonges. Certains craquent quand ils s’aperçoivent que nous savons qu’ils mentent. Pour les plus coriaces, le mieux est encore de leur administrer des drogues qui font tomber les inhibitions. On leur pose alors nos questions et ils y répondent.
— Déjà plus humain qu’un passage à tabac, fit remarquer Geary avec un nouveau sourire.
— Un passage à tabac ? » Le sous-entendu parut sidérer le lieutenant. « Pourquoi en viendrions-nous là, capitaine ? On n’obtient par cette méthode que des renseignements peu fiables.
— Vraiment ?
— Vraiment, capitaine. Sans doute moins qu’en recourant ouvertement à la torture, mais tout de même sujets à caution. Notre travail consiste à vous fournir des renseignements exacts. On peut certes faire parler les gens en les maltraitant physiquement ou moralement, mais pas en tirer des informations précises. »
Geary opina, soulagé en son for intérieur de constater que, dans le cas au moins de la collecte d’informations, le seul pragmatisme suffisait à éviter les horreurs dont il avait été témoin par ailleurs. S’il avait appris que les agents du renseignement tablaient sur la torture, il en aurait sans doute conclu que ce service était tout aussi inefficace que les tactiques employées par la flotte avant son arrivée. « D’accord. Faites-moi entrer. »
La spatiale syndic releva brusquement la tête en entendant s’ouvrir la lourde porte. Geary pénétra dans la cabine et s’arrêta devant elle, qui fixait l’insigne de son grade. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il. Les agents du renseignement auraient sans doute pu le lui apprendre, mais ça lui avait paru une bonne manière d’engager la conversation.
« Matelot de septième classe Gyal Barada, du service général des forces des Mondes syndiqués, Directoire des forces spatiales mobiles. »
Heureux de travailler pour une flotte plutôt que pour un « directoire des forces spatiales mobiles », Geary prit place sur l’autre chaise. « Je suis le capitaine John Geary. » La fille cligna des yeux d’ébahissement. « On m’appelait autrefois Black John Geary. C’est probablement sous ce nom que vous avez entendu parler de moi. Je suis le commandant en chef de cette flotte. »
La peur remplaça la stupéfaction. « C’est comme ça…» bafouilla-t-elle, puis la suite resta coincée dans sa gorge.
Geary s’efforçait de parler de façon rassurante, sur le ton de la conversation. « Comme ça que quoi ? »
Elle le fixait, l’air terrorisée. « J’ai entendu nos officiers discuter avant la destruction de notre vaisseau. La flotte ennemie n’aurait pas dû se trouver là, selon eux. Elle n’aurait pas pu parvenir jusqu’à ce système. Pourtant, elle y était. »
Geary hocha la tête. « J’y suis pour quelque chose.
— On nous a affirmé que cette flotte avait été anéantie dans notre système mère. Et que vous étiez mort depuis un siècle. » La fille était si pâle qu’il craignit de la voir s’évanouir.
« Avez-vous été blessée au combat ? » demanda-t-il.
Elle secoua brièvement la tête. « Non. Je ne crois pas.
— Vous a-t-on traitée selon les lois de la guerre depuis qu’on vous a fait prisonnière ? »
La stupeur reprit le dessus. « Je… Oui.
— Parfait. Où en est la guerre ? »
Elle déglutit puis reprit en ânonnant, sur le ton de la récitation. « Les Mondes syndiqués volent de triomphe en triomphe. La victoire finale est à portée de nos mains.
— Vraiment ? » Geary se demanda depuis quand la propagande syndic promettait la victoire finale pour le lendemain. « Vous n’en doutez jamais ? » La fille secoua la tête sans répondre. « C’est bien ce qu’il me semblait. Mettre en doute ces mensonges serait sans doute risqué. » Toujours pas de réponse. « Aimeriez-vous rentrer chez vous ? » Elle le fixa longuement avant d’acquiescer. « Moi aussi. Mais ma patrie est libre, tandis que la vôtre ne l’est pas. Ça ne vous dérange pas ?
— Je suis une citoyenne des Mondes syndiqués qui vit dans la prospérité et la sécurité grâce aux sacrifices de nos chefs. »
Stupéfiant. Ces absurdités que les Syndics leur ont fourrées dans le crâne n’ont pas changé en un siècle. Mais comment les yeux se dessilleraient-ils devant une affirmation aussi simpliste et perfide ? « Vous y croyez vraiment ?
— Je suis une citoyenne des Mondes syndiqués…
— J’avais entendu. Comment faire pour vous amener à en douter ? Et à réagir ? »
Elle le dévisagea, de nouveau terrifiée. « Je ne répondrai pas à vos questions. »
Il hocha la tête. « Je ne m’y attendais pas. Je me demande simplement ce qu’il en coûterait à quelqu’un comme vous de se retourner contre un gouvernement qui vous réduit en esclavage et vous opprime. »
Elle soutint longuement son regard avant de répondre. « Je dois défendre ma patrie. » Nouveau silence. « Ma famille vit sur cette planète. »
Geary réfléchit puis opina derechef. De vieilles motivations sans doute, mais puissantes. Défendre sa patrie contre l’envahisseur étranger. Et protéger sa famille de son propre gouvernement. Tous les États totalitaires de l’histoire de l’humanité avaient reposé là-dessus. Pendant quelque temps du moins. « Je vais vous apprendre quelque chose. Je ne m’attends pas à ce que vous me croyiez, mais je vais tout de même vous le dire. L’Alliance ne tient pas à attaquer votre planète. Ni à faire du mal à votre famille. Personne dans l’Alliance ne se bat par crainte du gouvernement. Tous ceux des Mondes syndiqués ont le choix entre continuer de soutenir leurs chefs dans cette horrible guerre ou exiger qu’on y mette fin pour le salut commun. »
Le visage du matelot syndic s’était refermé, comme celui d’une vraie croyante à qui l’on viendrait d’annoncer que ses ancêtres ne veillent pas sur elle, mais elle ne souffla pas mot. Garder le silence en présence de l’autorité même quand on est en parfait désaccord avec elle : c’était certainement là une tactique de survie dans les Mondes syndiqués.
Geary se leva. « Vos vaisseaux ont vaillamment combattu. Je regrette d’avoir dû les détruire. Puissent nos enfants se côtoyer un jour en paix. » Ce dernier vœu la fit sursauter, mais elle se contenta de suivre Geary des yeux sans mot dire pendant qu’il quittait la salle d’interrogatoire.
« On ne peut pas les persuader de trahir leurs chefs, lâcha le lieutenant. On a essayé. On pourrait croire que leur intérêt personnel prévaudrait. »
Geary secoua la tête. « Lieutenant, si les hommes étaient animés par leur intérêt personnel, alors, vous, moi et tous les autres soldats, spatiaux et fusiliers de l’Alliance et du Syndic serions assis sur une plage de notre planète natale à boire une bière. Pour le meilleur ou pour le pire, les gens sont prêts à se battre pour ce en quoi ils croient. Pour le meilleur dans notre cas et pour le pire dans le leur.
— Oui, capitaine. Mais vous avez semé là une graine intéressante. Nous n’avions pas pris la mesure de ce que ça donnerait.
— Comment ça ?
— Elle vous croit mort et votre flotte anéantie. N’avez-vous pas vu à quel point elle était terrifiée ? Les chiffres de son métabolisme ont grimpé jusqu’au ciel. Elle voit en nous une flotte fantôme commandée par un spectre. » Le lieutenant sourit. « Ça risque de taper un tantinet sur le moral des Syndics.
— Ça risque, effectivement. » Geary étudia la spatiale syndic à travers le miroir sans tain. « Qu’a-t-on décidé pour elle et les autres prisonniers ?
— Nous sommes dans l’expectative. Ils n’ont aucun intérêt sur le plan du renseignement. Mais, si nous pouvions les utiliser pour répandre des rumeurs, ce serait sûrement profitable, déclara prudemment le lieutenant. Nous pourrions peut-être envisager de les… libérer ?
— Leurs modules de survie sont-ils restés à bord ?
— Oui, capitaine. » Le lieutenant avait l’air surpris que Geary ne s’offusquât point de sa proposition. « Nous les avons fouillés en quête d’objets de valeur qu’ils auraient pu embarquer de leurs vaisseaux, mais ils ne contenaient rien d’intéressant non plus. »
Geary observait toujours la prisonnière, en se disant qu’il aurait très bien pu se trouver à sa place si les événements s’étaient déroulés un peu différemment… si les Syndics, voilà un siècle, avaient recueilli son module de survie ou si, quelques mois plus tôt, la flotte de l’Alliance s’étant trouvée dans l’incapacité de quitter leur système mère, tous ses bâtiments avaient été détruits et leurs équipages faits prisonniers. « Très bien. Voici quels sont mes ordres. Trimballer des prisonniers dénués de toute valeur stratégique, qu’il nous faudrait nourrir, enfermer et garder serait parfaitement absurde. Vous avez avancé une excellente suggestion, me semble-t-il.
Nous pouvons les utiliser à notre avantage. Veillez à faire savoir qui commande cette flotte aux autres. Je me montrerai personnellement à tous ceux qui refuseront de le croire. Je veux qu’on les embarque ensuite dans leurs capsules de survie et qu’on les éjecte de manière à ce qu’ils atterrissent sur une des planètes de ce système. »
Le lieutenant sourit. « Oui, capitaine. Ils vont être très surpris.
— J’adore surprendre les Syndics, affirma sèchement Geary. Pas vous ? » Le sourire du lieutenant s’élargit encore. « Assurez-vous qu’il reste assez d’énergie et de supports vitaux à ces modules pour ramener ces gens à bon port. Il faudra peut-être les réapprovisionner. Faites-les aussi contrôler par le système, pour vérifier que rien d’essentiel n’a été endommagé par la décharge d’énergie du portail. » Si on ne leur mettait pas les points sur les i, les gens du renseignement risquaient de négliger ce genre de détails. « Compris ?
— Compris, capitaine. » Le lieutenant hésita. « Ça pourrait échouer, capitaine. Et ils ne nous seront nullement reconnaissants de les avoir libérés. Nous pourrions les retrouver en face de nous.
— Peut-être que oui et peut-être que non. Quelques matelots de plus ou de moins ne devraient pas changer grand-chose à l’effort de guerre de l’ennemi.
— En effet, capitaine.
— Une dernière remarque, ajouta Geary. J’ai constaté votre réticence à me suggérer cette ligne d’action. Quand les gens du renseignement ont des idées, j’aimerais en être informé. Si je ne tiens pas à les suivre, j’en déciderai après en avoir pris connaissance.
— Oui, capitaine.
— Et l’on ne sait jamais, lieutenant. Ces matelots pourraient très bien répandre le bruit que nous sommes tous des démons. D’un autre côté, nous les avons traités correctement. Si un grand nombre de Syndics pouvaient se convaincre que nous ne sommes pas des démons, ça pourrait aussi faire avancer les choses. » Il se retira en songeant que la flotte de l’Alliance quitterait Sancerre dans quelques jours après avoir embarqué tout ce qu’elle pouvait transporter et détruit le restant. Un milliard environ de Syndics respireraient mieux en contemplant les étoiles. Sans doute craindraient-ils encore son retour. Leurs chefs leur affirmeraient certainement que c’était exclu, mais sa première apparition ne leur avait-elle pas paru également relever de l’impossible ? D’une manière ou d’une autre, elle aurait donné matière à réflexion à bon nombre de Syndics.
Bien sûr, la force syndic Alpha rôdait toujours à la lisière du système. Tôt ou tard, elle tenterait quelque chose, il en avait la conviction. Elle ne laisserait pas partir la flotte de l’Alliance sans lancer quelque attaque contre elle. Du moins si son commandant en chef tenait à garder la tête sur les épaules.