L’alarme du sas de la cabine de Geary carillonna, le sortant en sursaut de sa rêverie pour le remettre sur le qui-vive. Le laps de temps qu’il avait consacré à réfléchir aux prochaines étapes de la flotte l’étonna lui-même. Il afficha aussi l’hologramme de la flotte et vérifia sa position par rapport à Sutrah. Comme prévu, après avoir quitté Sutrah Cinq, elle suivait une trajectoire qui lui permettrait de gagner un des deux autres points de saut de ce système stellaire. Une heure encore s’écoulerait avant qu’elle ne lance le bombardement cinétique de représailles sur les deux mondes habités. Il n’y avait pas d’urgence. Ni ces planètes ni les cibles de leur surface n’iraient nulle part, sinon sur des orbites fixes et prévisibles. « Entrez, je vous prie ! » cria-t-il.
Le capitaine Falco avait réussi à se procurer promptement un uniforme orné de tous les rubans et décorations qu’il avait apparemment mérités. Il s’était aussi fait couper les cheveux, mais Geary ne put s’empêcher de remarquer à quel point avait vieilli le fringant jeune officier dont il avait vu les images dans ces vieux rapports ; pas seulement d’une vingtaine d’années, mais également en fonction de la rude existence des camps de travail du Syndic. Falco lui adressa en entrant un sourire affable empreint d’une grande confiance en soi. Geary reconnut ce sourire pour l’avoir déjà vu sur ces images : exactement le même. « Je suis sûr que vous aimeriez débattre des choix qui s’offrent à nous pour la suite des opérations, déclara aimablement Falco. Mon expertise et mes talents de meneur d’hommes sont à votre entière disposition, bien entendu. »
De fait, l’idée d’en discuter avec Falco ne lui avait même pas traversé l’esprit. D’autant que je n’ai pas une très haute opinion de votre expertise et que je ne me fie guère à vos capacités de meneur. Mais il hocha poliment la tête. « Nous tiendrons bientôt une réunion stratégique, déclara-t-il.
— Avec moi personnellement, voulais-je dire, répondit Falco. En tête-à-tête. Il vaut toujours mieux décider d’un plan d’action avant la bataille, n’est-ce pas ? Un bon chef comme vous doit le savoir et les échos de vos exploits à la tête de cette flotte me sont revenus aux oreilles. Mais le meilleur des commandants en chef a besoin des conseils de ceux qui sont en mesure de l’assister, de sorte que j’ai pris le temps d’évaluer la position de la flotte pour échafauder une ligne d’action. »
La requête éveilla la méfiance de Geary, qui se demandait où l’autre voulait en venir. « Vous avez fait diligence, dirait-on. »
Le sous-entendu sarcastique parut échapper au capitaine Falco, qui s’assit et montra l’hologramme encore visible de cette région de l’espace. « Voilà ce que nous devrions faire. L’itinéraire le plus direct vers l’espace de l’Alliance passe par Vidha. De là…
— Vidha est équipée d’un portail de l’hypernet du Syndic, le coupa Geary. Dans la mesure où ce système est pour nous un objectif prévisible que le Syndic peut aisément renforcer, il sera puissamment défendu et ses points de saut risquent d’être minés. »
Falco fit de nouveau grise mine. Le seul fait de l’interrompre semblait automatiquement déclencher un froncement de sourcils de sa part. Mais il reprit vite contenance pour adopter de nouveau le visage d’un collaborateur déférent. « Cette flotte peut venir à bout de toute résistance du Syndic. L’attaque est toujours la meilleure des défenses, sermonna-t-il. Je n’ai nullement besoin de l’expliquer au commandant que vous êtes. Nous avons l’initiative pour l’instant et nous devons la conserver, comme vous le savez certainement. Vous comprenez sans doute combien il est primordial d’obtenir de garder l’initiative sur l’ennemi. Bon, depuis Vidha…
— Nous n’allons pas à Vidha. » Puisque Falco était manifestement incapable de saisir une allusion, Geary avait assené le fait brutalement, en dépit de l’admiration que lui inspirait l’habileté dont faisait preuve son interlocuteur pour insinuer qu’un bon commandant en chef ne pouvait, de toute évidence, que consentir à son plan.
Falco mit un certain temps à piger. Les rebondissements inattendus avaient manifestement le don de le désarçonner de manière surprenante. Pure comédie, destinée à inciter ses adversaires à le sous-estimer ? Mais Geary n’avait vu aucun exemple d’une telle tactique dans les vieux rapports qu’il avait compulsés.
Falco finit par secouer la tête. « Je suis conscient qu’une force du Syndic nous attendra à Vidha. Ils savent comme nous que c’est notre seule destination raisonnable. »
Ce « nous » constamment répété avait du chien, dut reconnaître Geary.
« Non seulement parce que cette étoile nous rapproche de l’espace de l’Alliance, mais aussi parce qu’elle nous offre une occasion d’engager le combat avec les Syndics qui nous y attendront certainement, et de les détruire.
— Je n’y vois pour ma part qu’une occasion de fourrer la tête dans un nid de scorpions, fit observer Geary. Accepter le combat où et quand nous le déciderons reste notre meilleure option. Mais gagner Vidha serait laisser aux Syndics le choix du terrain et du moment de l’engagement. Au mieux, nous n’y gagnerions que des pertes épouvantables, et les rares survivants feraient ensuite une proie facile pour la flotte des Syndics qui nous guetterait à l’étoile suivante. »
Falco se rembrunit encore et s’accorda un certain délai pour digérer cette déclaration. « Je vois. Vous tenez surtout compte des facteurs matériels. » Le ton suggérait que c’était une hérésie, voire un comportement parfaitement irrationnel.
« Les facteurs matériels ? lâcha Geary. Vous faites allusion au nombre et au type des vaisseaux adverses ? Aux emplacements des champs de mines ? Aux défenses fixes opérationnelles prêtes à appuyer les forces mobiles ?
— Exactement, rayonna l’autre, cherchant à forcer l’admiration. Ce sont là des questions purement secondaires. Et vous le savez ! Vous êtes Black Jack Geary ! Le moral l’emporte sur les facteurs matériels dans un rapport de trois contre un ! Avec nous aux commandes… » Il hésita puis se fendit d’un sourire bonhomme. « Avec vous aux commandes et mon assistance, reprit-il, le moral de cette flotte est d’un éclat sans égal ! Les Syndics fuiront, paniqués, et nous les écraserons sans difficulté. »
Geary se demanda s’il réussissait à cacher sa consternation. Accorder une prédominance au « moral des troupes » sur la puissance de feu ? Bien sûr, ce facteur comptait, mais, depuis qu’il avait assumé le commandement, rien ne lui avait laissé croire que les Syndics étaient assez piètrement entraînés, motivés et menés pour que ces facteurs « immatériels » permettent à la flotte de l’emporter, même dans le cas d’un rapport de forces peu ou prou équitable. « Capitaine Falco, cette flotte a combattu à Caliban une force du Syndic assez considérable. Certes, ils ne se sont pas bien battus, mais ils se sont battus.
— J’ai lu les comptes rendus de cette bataille, déclara Falco. Il faut vous en féliciter. Mais songez au nombre relativement restreint de nos pertes ! Les Syndics se sont mal battus parce qu’ils ont été submergés par notre force morale !
— Non ! Par notre supériorité numérique et le recours efficace à de vieilles tactiques qu’ils n’étaient pas prêts à affronter, rectifia Geary. Jusque-là, j’ai pu constater qu’ils combattraient même en cas d’infériorité numérique écrasante, et quand bien même le sens commun leur soufflerait de s’abstenir de provoquer une flotte susceptible d’effacer des planètes entières.
— Nul n’a jamais dit que les Syndics étaient intelligents, insinua Falco en souriant derechef. Notre propos est d’engager le combat avec leur flotte pour la détruire, et tant mieux s’ils se ruent à leur perte.
— Mon propos à moi est de ramener le plus grand nombre possible de vaisseaux de cette flotte dans l’espace de l’Alliance », corrigea Geary. Il se demanda fugacement s’il devait annoncer à Falco que la clef de l’hypernet du Syndic se trouvait à bord de l’Indomptable et révoqua aussitôt cette pensée. S’il se fondait sur ce qu’il avait vu et entendu jusque-là, il ne pouvait s’y fier suffisamment pour lui confier une information aussi cruciale. « Avec un peu de chance, nous infligerons sur le trajet de gros dégâts à leur effort de guerre, mais notre objectif suprême est de ramener cette flotte au bercail. »
Falco le fixa cette fois d’un œil sincèrement scandalisé. « Vous ne pouvez pas décliner le combat ! »
Geary se leva et entreprit d’arpenter lentement sa cabine sans regarder l’autre capitaine. « Pourquoi ça ?
— C’est… C’est la flotte de l’Alliance !
— Exactement. » Il jeta à Falco un regard atone. « Et je n’ai pas l’intention de la mener vainement à sa perte. Sa destruction ne servirait que les intérêts du Syndic. Comme je l’ai déjà déclaré, je ne combattrai, dans la mesure du possible, que là et quand je l’aurai choisi.
— Vous êtes censément Black Jack Geary !
— Je suis John Geary, et je ne gaspillerai ni les vaisseaux ni la vie des matelots de cette flotte. »
Sur les traits de Falco, la stupeur céda la place à l’entêtement borné. « Incroyable ! Quand les capitaines de vaisseau voteront…
— La stratégie de ma flotte n’est soumise à aucun scrutin, capitaine Falco. »
Cette dernière affirmation parut davantage sidérer son interlocuteur que tout ce que Geary lui avait déclaré jusque-là. Geary se persuadait de plus en plus qu’à l’instar de feu l’amiral Bloch, Falco avait surtout employé ses talents à se positionner sur l’échiquier politique de façon à contrôler l’issue de ces scrutins plutôt qu’à se mettre au service de la stratégie ou des tactiques militaires. Ses plus grandes victoires avaient sans doute été remportées lors de telles réunions stratégiques et non sur le champ de bataille. « La tradition exige que la sagacité et l’expérience communes de tous les commandants de vaisseaux de la flotte jouent leur rôle dans les prises de décision concernant sa ligne d’action, fit remarquer Falco lentement, comme pour s’assurer que Geary comprendrait bien ses paroles.
— La tradition ! » Geary se remit à faire les cent pas en secouant la tête. « Il me semble en savoir un peu plus long que vous sur la manière dont se comportait cette flotte. Essayez déjà le règlement. L’ordre, la discipline et le commandement unique. Je suis le commandant en chef de cette flotte, capitaine Falco. J’écoute les conseils et je reste ouvert aux suggestions, mais je déciderai seul de ce qu’elle fera ou ne fera pas.
— Vous devez témoigner aux commandants de cette flotte tout le respect qui leur est dû ! »
Geary hocha la tête. « Nous sommes d’accord sur ce point, mais faire preuve de respect n’est pas synonyme d’esquiver ses responsabilités. » Falco affichait un orgueil têtu et refusait de céder. Il avait sans doute livré ses batailles de la même façon, se rendit compte Geary : en refusant d’admettre ou de s’avouer que tel ou tel assaut frontal ne pouvait qu’échouer. Assez curieusement, il avait l’air sincère ; il croyait réellement que c’était la meilleure façon de procéder.
En conséquence, Geary s’efforça de maîtriser sa voix et de choisir ses mots : « Je respecte profondément les officiers qui servent sous mes ordres, ainsi que les traditions de la flotte. Je suis également contraint de remplir mes devoirs comme je les comprends, en fonction des règles et règlements de la flotte. J’ai pris la peine de vérifier et ils ne disent strictement rien de scrutins destinés à avaliser les décisions du commandement.
— Il ne s’agit pas d’adhérer aveuglément à des règles qui, face à la menace que nous affrontons, pourraient fort bien être caduques », déclara Falco.
Geary reconnut les termes. Falco les avait employés à de nombreuses occasions avant sa capture, d’ordinaire pour vilipender le gouvernement de l’Alliance. « Pour le meilleur ou pour le pire, capitaine Falco, je continue de respecter intérieurement ces règles “caduques” et j’insiste pour que la flotte s’y plie aussi.
— Je le répète, je persiste à…
— Vous n’en avez pas l’autorité. Je suis ici l’officier supérieur. J’assure le commandement. Je ne trouve pas que des procédures de décision fondées sur des votes et des commissions soient une bonne idée, et je ne m’y plierai pas. Ça ne changera jamais. » Falco fit mine de reprendre la parole mais Geary lui cloua le bec d’un regard comminatoire. « Vous m’avez fait une première suggestion. En avez-vous une autre ? »
Falco se leva finalement à son tour, le visage écarlate. « J’ai parcouru le projet des frappes planétaires. La première salve de projectiles cinétiques lancés sur les deux planètes habitées de ce système laissera de nombreuses cibles intactes. Nous devons y éradiquer toutes les infrastructures du Syndic.
— Je compte frapper les installations industrielles, militaires et gouvernementales, capitaine Falco.
— Vous allez laisser la vie à de nombreux travailleurs qui continueront d’œuvrer pour les Mondes syndiqués. Leur collaboration à l’effort de guerre doit être enrayée de façon permanente.
— “Enrayée de façon permanente” ? Est-ce à dire qu’il faudrait les tuer tous ? »
Falco lui jeta un regard lourd d’incompréhension. « Nous menons une guerre au nom de toutes les valeurs auxquelles nous croyons, capitaine Geary. Nous ne pouvons permettre à des finasseries juridiques de nous empêcher de protéger nos foyers et nos familles.
— Des “finasseries juridiques” ? C’est le nom que vous leur donnez, capitaine Falco ? Selon vous, ce serait le seul obstacle qui se dresserait entre nous et le massacre des civils de ces deux planètes ? » demanda-t-il sur un ton imbu d’un calme trompeur.
La question eut l’air de mystifier Falco ; il y répondit comme on s’adresse à un enfant. « Ce sont des rouages de la machine de guerre du Syndic. Nous ne pourrons l’emporter qu’en réduisant ses capacités à néant et sous tous ses aspects.
— Et vous croyez sincèrement qu’un tel geste refléterait nos valeurs ? Que nos ancêtres verraient d’un bon œil ce génocide ?
— Les Syndics ont fait bien pire !
— C’est bien pour cette raison que nous les combattons, non ? » Geary trancha l’air du plat de la main. « Je ne commettrai ni ne permettrai d’atrocités tant que je serai aux commandes. Nous tirerons une salve et une seule de projectiles cinétiques sur ces planètes, pour rendre aux Syndics la monnaie de leur pièce. Les cibles seront industrielles, militaires et gouvernementales. Point final. »
Falco avait l’air partagé entre stupéfaction et fureur. « J’ai entendu dire que vous aviez épargné des Syndics prisonniers, mais je ne vous croyais pas à ce point laxiste.
— “Laxiste” ? » Geary se rendit compte que le qualificatif l’amusait au lieu de l’exaspérer. « Combattre des soldats ennemis ne me pose aucun problème de conscience. Si vous avez réellement eu vent de ce qu’il est advenu de la flottille du Syndic à Caliban, vous devez vous en rendre compte. Quant à ces prisonniers, j’aurais cru que vos deux décennies d’emprisonnement vous auraient à tout le moins enseigné les vertus d’un traitement en accord avec les lois de la guerre. » Il s’interrompit, sachant qu’il ne servirait à rien d’ergoter davantage avec Falco, mais pressentant que l’autre sauterait sur le premier signe de faiblesse qu’il percevrait. « J’ai reçu une formation qui s’est perdue depuis, capitaine Falco, sans que nul ne puisse en être tenu responsable. J’ai rapporté cet entraînement du passé avec moi, pour aider la flotte à mieux combattre. En même temps qu’un comportement et des attitudes qu’on pourrait juger archaïques aujourd’hui, mais auxquels je me fie. Je les crois capables de la renforcer. »
Falco soutint son regard, le visage figé. « C’est vous qui le dites. » Il faisait manifestement un gros effort pour se contrôler. « Peut-être devrions-nous repartir de zéro. »
Geary hocha la tête. « Ça me paraît une excellente idée.
— Nous voulons la même chose tous les deux », fit remarquer son interlocuteur. Geary se demanda ce qu’il entendait par « la même chose ». « À nous deux, nous pourrions beaucoup.
— Pour l’Alliance ?
— Bien sûr ! Mais l’Alliance a besoin d’hommes forts à sa tête. Nous pourrions être ces hommes forts. » Il secoua la sienne et poussa un soupir théâtral. « Vous voyez bien où nous en sommes, non ? Dans quel état est la flotte ! Ces gens qui se permettent de lui donner des ordres ! Cette Rione, par exemple. Un sénateur de l’Alliance qui accompagne la flotte… Comme si nous avions besoin que des politiciens nous soufflent dans le cou pour bien faire notre travail ! J’ai cru comprendre qu’elle était une épine dans votre flanc, ce dont je me serais douté. »
Geary s’efforça d’afficher l’expression la plus neutre possible. « Vous l’avez entendu dire ?
— De nombreuses bouches. Mais, bien sûr, nous pouvons œuvrer ensemble à contrecarrer son influence.
— C’est une idée », déclara Geary, toujours sur le même ton. L’idée que Falco avait sans doute tenu la même conversation avec la coprésidente Rione, pour se plaindre de la présence de Geary et lui proposer de s’allier avec lui contre le commandant de la flotte, lui traversa l’esprit. Rione lui en ferait-elle part s’il lui posait la question ? se demanda-t-il.
Falco se pencha plus près en affichant le sourire d’un frère d’armes et en brandissant un index péremptoire : « Quand cette flotte retrouvera l’espace de l’Alliance, ses chefs seront en mesure de décider eux-mêmes de son avenir. Vous le savez. Nous jouirons d’une occasion historique d’orienter la poursuite de cette guerre et d’écrire la feuille de route de l’Alliance. Nous pourrions en profiter pour créer les conditions d’une victoire définitive. Vous aurez besoin à vos côtés de quelqu’un qui connaîtra le terrain. Qui vous aidera à contrer ces politiques qui ont fait tout leur possible pour la conduire à sa ruine et la mettre à la merci des Syndics. »
Geary se contenta de le regarder sans trahir ses sentiments. Avec moi ? Pourquoi suis-je persuadé que, dès que nous aurons rallié l’espace de l’Alliance, le capitaine Falco enverra des dépêches à la presse, saluant le grand succès qu’il aura remporté en ramenant cette flotte indemne, et me décrivant au mieux comme une potiche ?
« Vous êtes resté interné pendant deux décennies dans un camp de travail du Syndic, capitaine Falco. Votre “connaissance du terrain” personnelle est formidablement périmée. »
Le sourire de Falco, maintenant plein d’assurance, était empreint de l’aplomb du conspirateur. « J’ai des amis qui sauront me remettre au courant. Après tout, j’ai plusieurs décennies d’avance sur vous, pas vrai ?
— J’apprécie toujours les suggestions utiles, capitaine Falco. Néanmoins, mon rôle se limite à ramener cette flotte chez elle. Une fois là-bas, il se réduira à la remettre au gouvernement élu de l’Alliance, sans considération de la sagesse de ses décisions ni de ce que j’en pense moi-même. Si elles ne me reviennent pas, en toute conscience, il ne me restera plus qu’à donner ma démission.
— Le salut de l’Alliance prévaut sur les prérogatives des politiques, affirma péremptoirement Falco.
— À l’époque d’où je viens, capitaine Falco, on savait que ce salut était la préservation des valeurs qu’elle prônait. Celles des droits de l’homme et de la primauté des élections. » De toute évidence, Falco s’efforçait âprement de ne pas froncer de nouveau les sourcils. « Je souhaite continuer de travailler de façon constructive avec la coprésidente Rione. J’espère obtenir votre appui dans toutes mes décisions. »
Falco le fixait, souriant toujours mais une lueur de méfiance dans les yeux. « L’appui a son prix. »
La belle surprise ! « Je crains fort de n’avoir rien à vous offrir en échange de votre soutien, sinon le salut de cette flotte et de l’Alliance.
— Je ne me soucie que de ça ! » L’exclamation avait l’accent de la plus entière franchise et Geary se rendit que l’homme parlait sans doute sincèrement. Falco croyait véritablement pouvoir sauver l’Alliance et prendre de meilleures décisions que ses dirigeants élus. « L’Alliance a besoin d’un homme de poigne ! Il me faut impérativement savoir si vos actions profiteront à l’Alliance à court et à long terme et, pour l’instant, en toute franchise, je crains que vous ne soyez pas conscient de l’aggravation qui s’est produite au cours de vos nombreuses années d’hibernation. »
Ne voir en Falco qu’un pur opportuniste aurait sans doute été plus simple. Mais, au lieu de cela, il était visiblement motivé par la conviction sincère et profondément enracinée que lui seul pouvait sauver l’Alliance. D’une certaine façon, songea Geary, ça le rendait d’autant plus dangereux. Nul ne pourrait jamais mieux que lui incarner son chef idéal, position qui, à son avis, lui était réservée, et aucune action n’obtenant pas son approbation ne saurait être justifiée.
Geary s’efforça de répondre sur un ton aussi professionnel et détaché que possible. « Que vous vous souciez du salut de l’Alliance, je vous le concède. Notre avis sur la ligne d’action à adopter divergera sans doute parfois. Mais le destin et mon grade m’ont placé aux commandes de cette flotte. Je ne peux pas, en conscience, renoncer à mes responsabilités envers elle et l’Alliance, ce qui m’oblige à la diriger au mieux de mes capacités. Je nous crois au moins d’accord sur un point : il est crucial, pour l’effort de guerre de l’Alliance, de ramener cette flotte dans sa patrie, et votre soutien dans le succès de ce projet sera toujours le bienvenu. »
Le sourire de Falco s’était de nouveau évanoui. « Vous vous attendez à ce que je vous soutienne alors que vous gâchez des occasions de frapper durement les Mondes syndiqués ? Tandis que la flotte, au lieu de chercher l’ennemi, erre dans les marges de son espace ? Et que des politiciens civils sans aucune expérience de la guerre ont la présomption de vouloir nous apprendre à la mener ?
— Rien de tel ne se produit, rétorqua Geary. Nous combattons, nous rentrons et la coprésidente Rione n’intervient pas dans les prises de décision concernant cette flotte.
— Une hibernation prolongée peut affecter l’esprit, fit observer Falco sur un ton assez acerbe pour rivaliser avec la pire acrimonie du capitaine Faresa. Fausser le jugement.
— Et le vôtre ne serait pas faussé ? s’enquit Geary. N’avez-vous jamais fait d’erreurs, capitaine Falco ? Jamais ? »
Falco le fixa méchamment, à présent ouvertement hostile. « Sans doute me suis-je parfois un peu trop fié à des subalternes, mais, personnellement, j’ai toujours réussi à éviter les erreurs grossières. Raison pour laquelle, d’ailleurs, je devrais commander cette flotte, tant et si bien que je vais m’efforcer d’en convaincre mes camarades.
— Je vois. » L’espace d’un instant, Geary se demanda ce qu’il adviendrait si un individu prêt à croire au héros idéal, comme d’aucuns le regardaient, se doublait d’un homme persuadé de sa propre perfection. Image terrifiante. « Capitaine Falco, j’ai une tâche à accomplir de mon mieux. Je prends très au sérieux cette responsabilité. De votre côté, votre devoir envers l’Alliance vous impose de soutenir mes efforts. Je ne tolérerai aucune tentative d’obstruction dirigée contre moi. Si vous tentez de saper mon autorité ou de vous y opposer, je vous le ferai regretter. Ne doutez surtout pas de mon sens de l’honneur. Peut-être est-ce vieux jeu, mais j’y suis très attaché. »
Falco soutint encore son regard quelques secondes puis, pivotant sur un talon, s’apprêta à prendre congé. « Capitaine Falco. » L’homme se pétrifia, hésitant, intimidé par le ton de Geary. « Vous pouvez disposer. » Geary ne voyait plus son visage, mais le cou de son collègue avait dangereusement viré au cramoisi.
Falco se retourna pour l’affronter au moment précis où l’écoutille s’ouvrait, dévoilant une coprésidente Rione qui s’apprêtait à appuyer sur le bouton de la sonnerie. Elle interrompit son geste pour observer la scène, tandis que Falco, qui semblait n’avoir pas remarqué sa présence, reprenait : « Cette flotte a besoin d’un commandant dont la bravoure et la hardiesse égalent celle de ses matelots. Si vous êtes incapable d’assumer un tel commandement, je peux vous promettre que la flotte se trouvera un autre chef. » Il pivota de nouveau sur lui-même, se figea un instant à la vue de Rione puis la contourna avec brusquerie sans lui adresser la parole.
Elle jeta à Geary un regard inquisiteur. « Votre entrevue s’est bien passée ?
— Très drôle. Qu’est-ce qui vous ramène ici ?
— Je tenais à vous apprendre que le capitaine Falco m’avait fait part de ses inquiétudes à votre sujet, déclara-t-elle prosaïquement. Il se demande si vous agissez au mieux des intérêts de l’Alliance.
— Il a exprimé les mêmes à votre égard, répondit Geary.
— Entre autres sentiments ? demanda-t-elle. Vous savez à présent à qui vous avez affaire. » Elle hocha la tête et quitta la cabine à son tour.
L’écoutille refermée, Geary ferma les yeux et se massa le front dans une vaine tentative pour se détendre. Il se rassit, tambourina d’une main sur un bras de son fauteuil puis appela le capitaine Desjani. « Auriez-vous le temps de passer dans ma cabine ? J’aimerais discuter avec vous de certaines questions. »
Desjani ne mit que quelques minutes. Elle lui jeta un regard intrigué. « Vous souhaitiez que nous discutions en privé, capitaine ?
— Oui. » Geary lui montra un siège, se pencha et attendit qu’elle fût assise, dans une posture si rigide qu’elle donnait l’impression d’être au garde-à-vous. « J’aimerais connaître votre opinion sincère sur le capitaine Falco, Tanya. »
Desjani hésita. « Techniquement, le capitaine Falco est mon supérieur par son ancienneté.
— Oui, mais vous êtes du même grade et il ne commandera pas cette flotte. »
Elle parut légèrement se détendre. « Je l’ai d’abord connu de réputation, capitaine, par les récits d’officiers plus anciens.
— J’ai cru comprendre qu’il était bien considéré.
— Oui, comme peut l’être un héros défunt. On voyait en lui un modèle, une source d’inspiration. » Desjani fit la grimace. « Vous voulez que je vous parle franchement, capitaine ? » Geary opina. « Si Black Jack Geary passe pour le dieu de la flotte, alors Falco le Battant passait pour une sorte de demi-dieu. Des officiers à qui j’ai parlé racontaient des histoires qui portaient aux nues sa combativité et son comportement en général. »
Geary hocha de nouveau la tête en méditant l’ironie de la chose : les deux « qualités » de Falco qui emportaient l’admiration étaient précisément celles qu’il exécrait le plus. « On voit toujours en lui un bon commandant ? »
Desjani réfléchit quelques secondes. « Si un autre que vous avait pris le commandement cette flotte, le capitaine Falco aurait probablement fini par le remplacer.
— Qu’en diriez-vous ? »
Elle fit de nouveau la moue. « À un moment donné… je me suis habituée à travailler avec un commandant en chef qui ne cherche pas à se concilier ma voix dans les réunions stratégiques, capitaine. Si vous vous rappelez, vous m’avez fait quelques éloges quand nous étions dans la soute des navettes, et ils ont beaucoup compté à mes yeux parce que vous étiez effectivement en position de porter un jugement sur moi-même et sur mon vaisseau. Quand le capitaine Falco, lui, m’a complimentée… je savais que ce n’était pas mérité. Le contraste sautait aux yeux : d’un côté un commandant qui respectait mon travail, de l’autre un ambitieux qui croyait pouvoir me manipuler par la flatterie. »
Geary se félicita intérieurement d’avoir parlé au moment idoine. Sans doute ses ancêtres lui donnaient-ils parfois un coup de pouce. « Avez-vous eu d’autres impressions ? »
Elle réfléchit, hésitante. « Il a très belle prestance, capitaine. Je trouvais l’amiral Bloch très bien, mais il était loin d’avoir autant de classe. Et j’ai eu le temps de m’entretenir brièvement avec le lieutenant Riva, à une ou deux reprises. Lui et les autres prisonniers libérés le croient profondément dévoué à l’Alliance. Dans ce camp de travail, il s’est échiné à remonter le moral de tout le monde en affirmant que la victoire de l’Alliance ne tarderait plus. Selon Riva, sans son exemple, de nombreux prisonniers auraient perdu tout espoir et se seraient laissés mourir. »
Tout serait beaucoup plus simple si Falco n’était soucieux que de sa propre gloriole, songea Geary. Mais c’est un chef qui sait inspirer ses hommes, et l’Alliance lui tient à cœur. Hélas, la conception qu’il se fait de son salut risque d’en faire une pâle copie des Mondes syndiqués. Puissent nos ancêtres nous préserver de ceux qui, au nom de la défense des valeurs de l’Alliance, seraient prêts à anéantir tout ce qui vaut la peine qu’on se batte pour elle. « Merci, capitaine Desjani. J’ai de bonnes raisons de croire que le capitaine Falco a l’intention de s’autoproclamer le commandant en chef légitime de la flotte. »
Desjani réagit par une autre grimace. « Comme je l’ai déjà dit, capitaine, si un tout autre officier était aux commandes et si vous ne nous aviez pas conduits jusqu’ici après avoir remporté une grande victoire à Caliban, le capitaine Falco commanderait sûrement la flotte dans quelques jours. Au mieux. Il est… euh…
— Un peu plus séduisant que moi ? demanda Geary d’une voix sèche.
— Oui, capitaine. » Elle s’accorda une pause. « En vérité, capitaine, si je l’avais rencontré avant vous, je raisonnerais peut-être différemment. Les bouleversements que vous avez apportés n’ont pas toujours été faciles à accepter. Mais vous avez véritablement changé ma conception d’un officier supérieur. »
Embarrassé par ces louanges, Geary détourna les yeux. « Et les autres commandants de vaisseau ? Sont-ils du même avis ?
— Difficile à dire. Il subsiste un noyau dur d’officiers qui préféreraient perdre une bataille d’une manière qu’ils regarderaient comme “honorable” plutôt que de la gagner en combattant à la mode disciplinée que vous avez introduite. Ils trouvent que l’esprit combatif est l’ingrédient essentiel, et que vous en manquez, capitaine. »
Il avait déjà entendu cela quelque part. « Je crois comprendre. “Le moral l’emporte sur les facteurs matériels dans un rapport de trois contre un.” Sans doute cet état d’esprit n’a-t-il pas encore entraîné assez de catastrophes pour impressionner les tenants les plus fermes de l’esprit combatif, pour qui il restait le nerf de la guerre. »
Desjani eut un sourire sans joie. « Tout credo repose davantage sur la foi que sur des preuves tangibles, capitaine. » Comme celle qu’il inspirait, par exemple, ou, plutôt, celle qu’inspirait Black Jack Geary et dont il avait réussi à faire bon usage. Il hocha la tête. « Exact, en effet. Ces “croyants” sont-ils assez nombreux pour remettre le commandement au capitaine Falco ?
— Non, capitaine. Nombre d’entre eux restent passifs, mais ils n’en sont pas pour autant enclins à soutenir Falco. Vos performances en ont impressionné beaucoup, capitaine. » Elle avait dû ressentir cette fois la gêne de Geary. « Vous en avez apporté la preuve à tous à Caliban, même si les leçons de cette bataille mettent un certain temps à pénétrer la flotte. Et, parce que vous m’avez demandé de vous parler en toute franchise, je dois ajouter que vos positions morales ont profondément troublé beaucoup d’officiers et de matelots, dans la mesure où elles se fondent sur les valeurs de nos ancêtres et ce qu’ils attendraient de nous. Nous avons tant oublié, ou nous nous sommes autorisés à tant oublier, et vous nous l’avez rappelé. »
Trop gêné pour croiser son regard, Geary fixait la table. « Merci. J’espère que je serai à la hauteur de ces affirmations, capitaine Desjani. Cela dit, la réunion stratégique que je compte tenir risque d’être houleuse.
— C’est souvent le cas », fit-elle observer.
Il eut un sourire fugace. « Ouais. Mais je m’attends à pire que d’ordinaire. En partie parce que le capitaine Falco y assistera certainement, en partie pour ce que je vais proposer.
— Que comptez-vous faire, capitaine ?
— Je compte conduire cette flotte à Sancerre.
— Sancerre ? » Desjani, l’air intriguée, donna un instant l’impression de chercher dans ses souvenirs puis écarquilla les yeux. « En effet, capitaine. Il y aura des problèmes. »
Geary gagna la passerelle en vérifiant l’heure ; il n’y arriva que juste avant le moment prévu pour le bombardement cinétique. Il s’installa dans son fauteuil de commandement, tandis que Desjani le saluait d’un signe de tête, comme si elle se trouvait là depuis des heures alors qu’elle ne l’y avait précédé que de quelques minutes.
L’hologramme planétaire s’afficha obligeamment, les sites ciblés en surbrillance. Il les scanna encore, tout en songeant à ce pouvoir qui lui était accordé de détruire des planètes entières. Falco avait paru disposé à s’en servir, voire avide d’y recourir, mais il fallait dire aussi que, s’il avait passé vingt ans sur ce caillou aride qu’était Sutrah Cinq, Geary lui-même aurait peut-être envie de déchaîner l’enfer sur ce monde. « Vous pouvez procéder au bombardement prévu. »
Desjani hocha de nouveau la tête puis fit signe à la vigie du système de combat, qui se contenta d’appuyer sur une touche puis d’entrer l’autorisation.
Tout avait l’air si facile, net et sans bavures. Geary activa l’hologramme de la flotte puis vit ses cuirassés commencer à lâcher des bordées. De simples masses de métal aérodynamiques et chemisées d’une céramique spéciale, destinée à empêcher leur vaporisation par la friction atmosphérique avant l’impact. Bénéficiant déjà de la vitesse acquise des vaisseaux qui les larguaient, les bombes cinétiques tomberaient vers leur cible planétaire en accélérant et en atteignant peu à peu, sous l’attraction de la planète, une vélocité encore supérieure tout en se chargeant à chaque mètre parcouru d’un peu plus d’énergie cinétique. Quand elles frapperaient la surface, elles libéreraient cette énergie accumulée lors d’explosions ne laissant que vastes cratères et ruines délabrées.
Geary suivait des yeux la trajectoire parabolique de ces bombes dans l’atmosphère de Sutrah Cinq en se demandant l’effet qu’elle produisait sur ses habitants. « On doit se sentir impuissant.
— Capitaine ? » Geary se rendit subitement compte qu’il avait parlé à voix haute.
« Je songeais seulement à ce qu’on devait éprouver à la surface d’une planète soumise à un tel bombardement, reconnut-il. Pas moyen de l’empêcher quand on a la malchance de se trouver sur un site ciblé, ni de courir assez vite pour éviter une de ces bombes, et aucun abri susceptible de supporter la collision. »
Desjani y réfléchit et ses yeux se voilèrent. « Je n’y avais jamais vraiment réfléchi sous cet angle. Certaines planètes de l’Alliance en ont aussi été victimes, et je me souviens qu’en l’apprenant j’avais été atterrée de n’avoir pu empêcher ça. Mais, oui, en effet… j’aime autant me trouver dans un appareil capable de manœuvrer et de riposter. »
Les bombes cinétiques destinées à Sutrah Cinq scintillaient toutes à présent, témoignant de la chaleur que leur imprimait leur traversée de l’atmosphère ; des dizaines de lucioles mortelles fondant vers la surface. Depuis la position de l’Indomptable dans l’espace, Geary voyait la partie de Sutrah Cinq plongée dans la nuit et le ciel nocturne lui-même illuminé par ce flamboyant, féroce et destructeur feu d’artifice. « Il n’y a aucun honneur à tuer des gens qui ne peuvent pas se défendre, murmura-t-il en songeant à ce que Falco l’avait pressé de faire.
— Non », répondit Desjani en approuvant de la tête, à sa grande surprise.
Il se souvint de l’avoir entendue se plaindre, à une certaine occasion, de la trop courte portée des champs de nullité et du fait qu’ils n’opéraient pas dans un puits de gravité, si bien qu’on ne pouvait les employer contre une planète. Il se demanda si elle professait encore cette opinion.
Il zooma sur son hologramme pour obtenir une vision plus précise d’une des cibles, site industriel encore en activité qui, sur l’imagerie multispectrale, montrait des équipements diffusant de la chaleur tandis qu’il émanait de leurs câbles un rayonnement diffus de signaux électroniques. Rien n’indiquait pourtant que le site fût encore peuplé et tout portait à croire qu’on avait pris l’avertissement au sérieux et évacué les lieux. Geary ne distingua pas réellement la bombe cinétique car elle se déplaçait trop vite pour l’œil humain, mais une silhouette floue de rocher, suivie d’un éclair aveuglant automatiquement oblitéré par les senseurs de l’Indomptable, traversa l’écran de son imagination. En ramenant l’image à l’échelle précédente, il vit irradier d’un nuage de matériaux volatilisés des ondes de choc qui fracassèrent les immeubles et firent onduler le sol de la planète comme le pelage d’un animal piqué par un insecte. Il recula encore et ces nuages en forme de champignon que l’humanité n’avait que trop bien appris à connaître se déployèrent dans les cieux de Sutrah Cinq tandis que des impacts multiples touchaient les sites ciblés, détruisant en quelques instants toutes les installations industrielles et les réseaux de communication que les hommes avaient mis des siècles à installer sur la planète.
Partagé entre la fascination qu’exerçait sur lui ce spectacle de destruction et le chagrin que lui inspirait sa nécessité, il sélectionna un site particulier et zooma dessus. La cible de la chaîne de montagnes n’offrait pas au regard une vision de désolation aussi flagrante que les autres car la bombe cinétique qui l’avait visée avait été façonnée de manière à pénétrer profondément dans la roche à l’endroit de l’impact. Le cratère était plus profond mais aussi plus étroit qu’ailleurs, un peu comme si l’on avait lancé sur la planète un javelot guidé vers une cible précise. Ce qui était d’ailleurs le cas puisque son haut commandement s’était réfugié dans cette planque secrète. Geary se demanda si ces officiers supérieurs, qui avaient consenti à faire courir à d’autres le risque d’un bombardement, avaient eu le temps de se rendre compte qu’eux-mêmes, finalement, n’y seraient pas en sécurité.
« Je sais que la base militaire du Syndic est obsolète et ne représente pour eux qu’un fardeau, mais, si nous tentions de leur donner une leçon, la détruire aussi ne nous aurait pas coûté beaucoup plus cher », fit remarquer Desjani.
Le regard toujours rivé sur le site de l’impact qui avait frappé la cachette du haut commandement de la planète, Geary secoua la tête. « Tout dépend de la nature de la leçon que nous comptions leur donner, n’est-ce pas ? Vengeance ou justice ? »
Desjani resta coite un moment. « La vengeance est plus facile à exercer, non ?
— Ouais. Elle exige moins de réflexion. »
Desjani hocha lentement la tête. Quelle que fût la leçon qu’ils avaient enseignée au Syndic, elle lui donnait matière à réflexion.
Sur son écran, Geary voyait l’essaim des projectiles destinés à Sutrah Quatre. Ses habitants devaient d’ores et déjà assister au spectacle du martyre de la planète sœur et sauraient qu’un même sort attendait de nombreux sites de leur propre « patrie ». Ils seraient aussi à même de voir les bombes cinétiques fondre sur eux pendant une heure et quelques minutes, prolongeant d’autant leurs souffrances. Geary se demanda s’ils en feraient porter le blâme à l’Alliance ou aux dirigeants du Syndic prêts à les sacrifier.
Nouvelle réunion à l’atmosphère tendue, car tous les commandants de vaisseau présents savaient que Geary comptait leur exposer sa ligne d’action. Bien entendu, hormis Geary lui-même, seule le capitaine Desjani était physiquement présente. De nouveau la coprésidente Rione brillait par son absence. Geary se demanda s’il fallait y voir un rapport avec les rumeurs qui couraient sur leur liaison.
L’absence du capitaine Falco, elle, était une surprise relativement agréable, mais elle incita Geary à se demander ce qu’il mijotait. Falco n’avait pas l’air homme à renoncer facilement, et Geary aurait nettement préféré voir ses micmacs politiciens se dérouler sous ses yeux plutôt que dans l’obscurité et à son insu. Il espérait que les espions de Rione la tiendraient au courant de tout ce dont il lui faudrait s’inquiéter, et qu’elle lui transmettrait ces informations.
Il balaya la table du regard, conscient qu’il allait essuyer un feu nourri et qu’il n’avait pas d’autre choix. « Mesdames et messieurs, les Syndics tissent un filet tout autour de nous. Les pièges que nous avons rencontrés dans ce système sont la preuve flagrante de leur aptitude à prévoir notre destination suivante avec assez de précision pour se préparer à nous recevoir. Comme vous le savez tous… (ou comme vous devriez le savoir, songea-t-il à part soi) ils ont posté des unités légères à tous les points de saut de ce système. Quand l’image de notre irruption leur est parvenue, trois de ces vaisseaux ont effectué le saut. Ces portails permettent de gagner trois destinations différentes, et toutes seront désormais prévenues de notre probable arrivée imminente. »
Il attendit les commentaires, mais il n’y en eut pas. Tous semblaient guetter sa proposition. « J’ai examiné nos trois destinations possibles à partir de ces points de saut, ainsi que toutes les étoiles qu’ils nous permettraient d’atteindre ensuite, et il crève les yeux que les Syndics seront en mesure de réduire progressivement nos choix jusqu’au moment où, quoi que nous fassions, ils pourront nous piéger avec des forces d’une grande supériorité numérique. » Il s’interrompit pour les laisser se pénétrer de cette assertion. « Je ne doute pas que nous puissions leur infliger de terribles pertes, mais au prix de la destruction de cette flotte. » C’était là un précieux tribut à leur fierté, se dit-il, en même temps que le rappel de leur principal objectif : tenter de rentrer à la maison.
« Les groupes d’exploitation des renseignements de notre infanterie spatiale ont pu obtenir un guide, périmé mais utile, des systèmes stellaires des Mondes syndiqués à partir de dossiers abandonnés dans le camp de travail. » Il fit un signe de tête au colonel Carabali. « Après l’avoir étudié, j’en suis venu à la conclusion qu’il existe peut-être une autre option, qui nous permettrait non seulement d’éviter ce piège mais encore de porter un rude coup aux Syndics, de chambouler tous leurs plans et de nous offrir ensuite un bon nombre d’itinéraires de retour vers l’espace de l’Alliance. » De l’index, il traça une ligne à travers l’hologramme. « Nous ramenons la flotte à notre point d’émergence. Non pas pour retourner à Caliban mais pour sauter vers Strabo.
— Strabo ? éructa quelqu’un au bout de quelques secondes de silence. Qu’y a-t-il à Strabo ?
— Rien. Pas même un nombre assez conséquent de cailloux pour avoir permis une colonisation très importante, et aujourd’hui complètement abandonnés. »
Le capitaine du Polaris fixait l’hologramme. « Strabo est pratiquement à l’opposé de l’espace de l’Alliance.
— En effet, convint Geary. Les Syndics doivent se dire qu’il y a très peu de chances que nous revenions sur nos pas. Depuis notre arrivée, ils n’ont envoyé personne par ce point de saut. Quand ils apprendront que nous l’avons emprunté, ils se persuaderont qu’un saut vers Strabo serait encore moins plausible. Mais nous allons davantage les désarçonner. » Il traça une nouvelle ligne de l’index, conscient que ses paroles suivantes allaient déclencher une réaction encore plus violente. « De Strabo, nous sauterons vers Cydoni.
— Cydoni ? » Le capitaine Numos s’était finalement senti obligé de le défier de nouveau. « Ça reviendrait à s’enfoncer encore plus profondément dans l’espace syndic !
— En effet. Les Syndics finiront par comprendre que nous avons gagné Strabo et ils présumeront que, de cette étoile, nous aurons sauté vers une des trois auxquelles elle permet d’accéder et qui, toutes, nous ramènent vers l’espace de l’Alliance. Ils mettront un bon moment à comprendre que nous avons choisi Cydoni.
— En quoi est-ce que ça nous avancerait ? s’enquit Numos. Allons-nous fuir jusqu’aux confins opposés de l’espace du Syndic ? Ils ne s’y attendront pas, n’est-ce pas ? Avez-vous la moindre idée du réapprovisionnement dont nous aurons besoin en arrivant à Cydoni ? Qu’y trouverons-nous, d’ailleurs ?
— Rien », déclara Geary. Tous le fixaient. « C’est encore un système abandonné. La photosphère de l’étoile est en expansion, de sorte qu’on a évacué sa seule planète habitable depuis des décennies. Non, ce qui importe, c’est ce qu’on trouvera au-delà. » Il gesticula de nouveau, d’une manière qu’il espérait théâtrale. « Sancerre. À extrême portée de saut, et de nouveau en nous écartant de l’espace de l’Alliance ; mais il y a de bonnes chances pour que notre irruption à Sancerre soit une surprise totale pour les Syndics.
— Sancerre héberge certains des plus gros chantiers spatiaux des Mondes syndiqués, fit remarquer le capitaine Duellos, rompant le silence stupéfait qui avait suivi ces paroles. Mais pouvons-nous vraiment gagner ce système depuis Cydoni ? Les spécifications des propulseurs ne précisent pas que la portée des sauts puisse être aussi grande.
— Nous le pouvons, déclara Geary. J’ai effectué des sauts bien plus longs. Depuis l’invention de l’hypernet, vous ne dépendez plus de ces propulseurs pour les longs trajets entre les étoiles. De mon temps, nous n’avions pas d’autre choix et nous avons trouvé les moyens d’étendre leur portée au-delà de leur capacité maximale officielle.
— C’est démentiel ! s’insurgea le capitaine Faresa d’une voix déconcertée. S’enfuir encore plus profondément et de façon répétée dans l’espace du Syndic, pour atteindre un objectif qui certainement sera formidablement gardé, alors que nos propres réserves seront pratiquement épuisées !
— Il ne sera pas gardé assez puissamment pour nous inquiéter », rectifia Geary en témoignant d’une assurance bien supérieure à celle qu’il ressentait réellement. Les chances pour qu’il se fourvoie complètement n’étaient pas minces. Mais il ne pouvait guère l’admettre publiquement et espérer malgré tout les convaincre. « Les Syndics devront envoyer de forts détachements dans toutes les directions pour tenter de nous retrouver et de nous intercepter. Jamais ils ne soupçonneront que nous avons eu le culot de frapper Sancerre, même si quelqu’un chez eux se rappelle que les propulseurs de saut nous permettent d’atteindre ce système depuis Cydoni. Quant au réapprovisionnement, ce ne sera pas un problème. Sancerre est un centre de chantiers spatiaux à la très forte population. Nous devrions y trouver tout ce qu’il nous faut.
— Dont un portail de l’hypernet, fit remarquer le capitaine Tulev.
— Exact, acquiesça Geary de la tête, avant de regarder autour de lui et de lire l’incertitude sur la plupart des visages. S’ils le détruisaient, ils interdiraient à leurs renforts d’arriver rapidement. Sinon… » Il laissa la phrase en suspens, attendant délibérément que quelqu’un saisisse la balle au bond.
« … nous pourrions rentrer chez nous, souffla quelqu’un. Très vite. »
Numos lança à Geary un regard acéré. « La clef de l’hypernet que nous avons achetée à ce traître existe encore bel et bien, donc ?
— En effet.
— Nous aurions pu gagner Cadiz et nous y en servir ! »
Le stupide entêtement de Numos lui fit monter la moutarde au nez. « Comme nous l’avons décidé sur le moment, Cadiz était une destination par trop évidente. Les Syndics nous y attendaient certainement, avec des forces bien supérieures aux nôtres.
— Mais ce ne sera pas le cas à Sancerre ? demanda Numos. Comment pouvez-vous prendre un risque aussi démentiel ? »
Geary le dévisagea froidement. « Je me croyais réputé trop prudent ! M’accuseriez-vous à présent d’être trop téméraire ? » Il fit courir son regard sur les autres officiers. « Vous connaissez la vérité aussi bien que moi. Les Syndics n’ont pas posé un mais trois pièges à notre intention dans ce système. Ils ont fait passer partout le mot de toutes nos destinations envisageables si nous poursuivions notre route vers l’espace de l’Alliance, et cette information nous précède. La seule façon de bouleverser leurs plans et de préserver cette flotte, c’est de réagir de manière si inattendue, non pas une seule fois mais à trois reprises, qu’il leur faudra se décarcasser pour nous rattraper. » Il pointa de nouveau le doigt. « Même avant l’hypernet, Sancerre était le plus gros centre de chantiers spatiaux, pas seulement parce que c’est un système stellaire prospère, mais aussi parce que six autres, sans compter Cydoni, se trouvent à portée de saut. Six possibilités, donc, dont cinq nous ramènent vers l’Alliance. La distance à parcourir ne m’excite guère, évidemment, mais nous porterons un coup majeur aux Syndics, nous déjouerons leur plan, qui consiste à continuer de nous harceler pour nous épuiser avant de nous piéger, et nous pourrons aussi engranger tout ce dont nous aurons besoin pour continuer.
— Et, si tout fonctionne comme nous l’espérons, nous disposerons peut-être aussi d’un portail de l’hypernet pour rentrer au bercail », ajouta le capitaine Duellos.
Trop de regards restaient braqués sur la trajectoire tracée par Geary. À leur seule expression, il savait que ces officiers étaient en train d’évaluer dans quelle mesure son plan les éloignerait de l’espace de l’Alliance. « Si notre objectif est bien de rentrer chez nous et d’infliger en chemin le maximum de dégâts aux Syndics, alors Sancerre est effectivement notre prochaine étape, déclara-t-il emphatiquement.
— C’est absurde ! s’exclama Numos. J’exige un vote. »
Geary le fixa d’un œil glacé. « On ne vote pas dans ma flotte.
— Si l’on m’oblige à foncer plein pot dans le territoire du Syndic pour une mission suicide, je devrais avoir mon mot à dire ! Nous tous, d’ailleurs ! »
Le capitaine Tulev émit un bruit écœuré. « Vous avez déjà voté dans ce sens. Quand l’amiral Bloch commandait encore cette flotte. Ou bien auriez-vous oublié que c’est à la suite de ce scrutin que nous nous sommes retrouvés dans le pétrin ? »
Numos rougit de colère. « La situation était complètement différente. Où est le capitaine Falco ? De quel avis est-il ?
— Il faudra le lui demander, lui conseilla Geary. Il me l’a déjà donné. » Et je n’en ai pas tenu compte. Mais ils n’ont pas à le savoir.
« Où est le capitaine Falco ? insista le capitaine Faresa, secondant Numos comme à son habitude.
— Il subit actuellement des tests recommandés par le personnel médical de l’Indomptable », répondit le capitaine Desjani d’une voix aussi calme et pondérée que si elle livrait un rapport de routine.
Geary s’efforça de ne pas sourire ni d’afficher un air surpris. Il n’aurait jamais imaginé que Desjani pût se montrer si tortueuse.
Faresa n’en semblait pas moins furibonde. « Des tests médicaux ?
— Oui, confirma Desjani sans s’émouvoir. Pour son propre bien. Il a été soumis à des efforts physiques considérables dans ce camp de travail, et aussi, bien sûr, à une très forte pression dans la mesure où il était l’officier supérieur de l’Alliance détenu. À la suite de son premier contrôle médical, les médecins de la flotte ont exprimé certaines inquiétudes et exigé dès que possible un examen complémentaire.
— Qu’a recommandé le capitaine Falco ? s’enquit une voix.
— Les conseils qu’il m’a donnés ne concernent que nous deux », répondit Geary. Ça ne se passait pas très bien, de sorte qu’il décida de développer. « Disons que le capitaine Falco n’a pas eu entièrement le temps de se familiariser avec la situation que connaît actuellement la flotte. Il a aussi recommandé que nous soumettions les deux planètes habitées de ce système à un bombardement plus intense. Je n’ai pas trouvé ce conseil avisé, humain ni justifié, et j’ai donc décliné.
— Le capitaine Falco est un grand combattant, fit remarquer le commandant de la Brigantine au terme d’un long silence.
— Mon père a servi sous ses ordres », ajouta celui de l’Inébranlable.
C’en était trop pour Geary. « Beaucoup de spatiaux sont morts sous ses ordres. » Un murmure accueillit ce commentaire brutal. « Ceux qui souhaiteraient comparer ma combativité à celle du capitaine Falco peuvent toujours confronter ce qui s’est passé à Caliban avec chaque bataille livrée par lui. Puisqu’il me semble que nous servons mieux l’Alliance et protégeons mieux nos foyers en vainquant et en survivant, je ne crains aucune comparaison entre nos quotas respectifs de pertes en vaisseaux et en hommes.
— J’ai servi à Batana sous ses ordres, fit observer le capitaine Duellos sur un ton détaché. Ma première et presque dernière bataille. Mon commandant a fait ensuite remarquer que nos pertes et celles du Syndic étaient quasiment équivalentes, et que le capitaine Falco aurait pu se contenter, pour parvenir au même résultat à moindre effort, d’ordonner à chacun de nos vaisseaux d’éperonner un bâtiment du Syndic.
— Le capitaine Falco est un héros de l’Alliance ! s’insurgea un autre.
— Le capitaine Falco est un officier de cette flotte, rectifia sèchement le commandant Cresida. Allons-nous de nouveau élire nos commandants en chef alors que nous savons à quel point cette méthode nous a réussi par le passé ? Le capitaine Geary vous a-t-il donné des raisons de mettre en doute son jugement ? Combien d’entre vous auraient-ils choisi de mourir à Caliban pour ajouter plus de gloire à la bataille ? »
Ces dernières paroles eurent l’air de donner matière à réflexion à la plupart des officiers présents, mais le capitaine Faresa jeta à Cresida un regard particulièrement aigre. « Nous n’avons aucune leçon à recevoir d’un officier inférieur en grade et en ancienneté. »
Cresida piqua un fard, mais, grâce au délai de transmission du signal provenant de son vaisseau, Geary reçut le premier sa réponse. « Je dirige cette réunion et cette flotte, fit-il sévèrement remarquer. Tout avis exprimé par un officier aussi capable que le commandant Cresida sera toujours le bienvenu. »
D’autres objections furent soulevées qu’il combattit victorieusement, tandis que certains continuaient d’émettre le vœu qu’on demandât son avis à Falco. Les plus fermes alliés de Geary se chargèrent d’en réduire la portée en arguant du fait, indéniable, que Falco n’était pas encore réellement informé des conditions actuelles de la flotte. Geary finit par brandir une main péremptoire. « Il faut prendre une décision et c’est ma responsabilité. Voici notre ligne de conduite : je vais mener cette flotte à Sancerre parce que ce système reste notre meilleur espoir de survie à long terme. Une fois là-bas, nous infligerons un sévère revers aux Syndics et, par la même occasion, nous vengerons l’Anelace, le Baselard, le Masse et le Cuirasse. »
Plus d’un commandant continuait d’avoir l’air mécontent et d’implorer Numos du regard, comme pour lui demander de poursuivre le débat, mais Geary lui avait déjà imposé le silence d’un coup d’œil comminatoire. Plus capital encore, la plupart donnaient l’impression d’être non seulement désireux de se plier aux arguments de Geary, mais encore d’être convaincus de leur bien-fondé. « C’est tout, conclut-il. L’ordre de refaire manœuvre vers notre point d’émergence dans ce système sera diffusé dans quelques minutes. »
Son auditoire s’éclaircit en quelques secondes, ne laissant que le capitaine Desjani et l’hologramme du capitaine Duellos. La première se leva avec un sourire maussade. « Nouvelle victoire, capitaine.
— Je crois que je préfère encore combattre les Syndics, avoua Geary. Veuillez, s’il vous plaît, donner à l’Indomptable l’instruction de transmettre l’ordre de changement de cap. Exécution à… (il consulta les relevés) T vingt.
— Oui, capitaine. » Desjani salua avant de prendre congé.
Geary adressa un signe de tête à Duellos. « Merci de votre soutien. »
L’autre lui retourna un regard sceptique. « Vous ne vous attendez pas réellement à ce que les Syndics nous permettent d’accéder à ce portail de Sancerre, n’est-ce pas ? »
Geary baissa les yeux et fit la grimace. « Non. Ils savent, me semble-t-il, qu’ils ne peuvent pas se permettre de laisser cette flotte regagner l’espace de l’Alliance avec une clef de leur hypernet opérationnelle. Elle disposerait alors d’un atout décisif dans cette guerre.
— Si bien qu’ils opteront pour une mesure extrême : détruire ce portail plutôt que de nous laisser y accéder.
— Probablement. » Geary haussa les épaules. « Il restera toujours une chance pour qu’ils s’y refusent. Très mince, mais réelle.
— Exact. » Duellos soupira. « Sans ce portail, la flotte ne vous aurait pas suivi à Sancerre. Vous en êtes conscient ?
— J’en suis conscient.
— Mais, si nous y arrivons et si nous remportons la victoire, vos contempteurs auront du mal à trouver un public. » Duellos salua très correctement. « C’est un risque énorme, mais vous avez mérité notre confiance. »
Geary lui rendit son salut. « Merci.
— Vous êtes certain que les propulseurs de saut pourront nous mener de Cydoni à Sancerre ?
— Absolument. »
Après le « départ » de Duellos, Geary regagna avec lassitude sa cabine. Sa présence sur la passerelle pendant la manœuvre de la flotte n’était pas requise puisqu’il pourrait y assister sur ses propres écrans. En temps normal, il aurait néanmoins choisi de s’y rendre pour combler les vœux d’un équipage soucieux des appréciations de son commandant sur la manière dont il effectuait son travail, mais, vidé par les arguments trop souvent hostiles qu’il avait dû affronter, il avait bien besoin d’un peu de repos.
Il s’aperçut que la coprésidente Rione l’attendait devant son écoutille, se rendit compte qu’elle avait eu tout le temps de s’informer du déroulement de la réunion auprès des commandants de la République de Callas, constata que le feu couvait dans ses yeux, à peine réprimé, et comprit qu’il n’aurait pas de sitôt droit au répit.
Rione garda le silence jusqu’à ce qu’il fût entré, lui emboîta le pas à l’intérieur et attendit que l’écoutille se fût refermée avant de lui foncer dessus en affichant ouvertement ses sentiments.
En la regardant, Geary s’aperçut qu’il n’avait encore jamais vu la coprésidente Victoria Rione réellement en colère. C’était là un spectacle auquel il espérait bien ne plus jamais devoir assister. « Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? » lâcha-t-elle en donnant l’impression de cracher chacun de ses mots.
Geary choisit soigneusement les siens. « Il me semble que c’est la meilleure ligne d’action…
— Vous avez trahi cette flotte ! Vous avez trahi l’Alliance ! Et vous m’avez trahie, moi ! »
Vacillant sous cette averse de paroles courroucées, Geary n’en retint pas moins la toute dernière phrase. « Je vous ai trahie ? En quelle manière ? »
Rione recula d’un pas, écarlate. « Ça… peu importe. Je me suis mal exprimée. Ce que je voulais dire, c’est que vous avez trahi tout le monde dans cette flotte, tous les officiers et les matelots qui avaient fini par croire que vous la dirigeriez avec intelligence ! Je n’ai jamais œuvré contre vous. J’ai toujours tenté de vous soutenir, persuadée que vous aviez donné la preuve de votre absence d’ambition personnelle et d’un certain bon sens. Je me trompais, capitaine Geary. En me leurrant sur vos véritables intentions, vous avez réussi à conduire sournoisement cette flotte là où vous pourriez enfin jouer au héros, héros que, de toute évidence, vous avez toujours cru être. Et vous avez fait de moi la complice écervelée de vos magouilles !
— Je ne suis pas un héros, rétorqua sèchement Geary. Il ne s’agit nullement de ça. Si vous preniez seulement la peine de réfléchir à mes raisons de…
— Vos raisons ? Je les connais déjà, vos raisons, s’entêta Rione. Vous craignez que le capitaine Falco ne vous confisque le commandement. J’ai entendu ce qu’il vous a dit quand il vous a prévenu que, si vous ne vous montriez pas assez hardi, la flotte se trouverait un autre chef. Si bien que, pour empêcher ça, vous êtes prêt à risquer son anéantissement ! Comme si elle n’était, avec tous ceux qui la composent, qu’un simple jouet que le capitaine Falco et vous-même vous disputeriez comme deux gamins envieux. “Si je ne peux pas l’avoir, personne ne l’aura” ! »
Geary parvint péniblement à maîtriser sa fureur. « Madame la coprésidente, grinça-t-il, j’ai extrapolé à partir de toutes les lignes d’action possibles et…
— Vraiment ? Et où sont les preuves de ces extrapolations, capitaine Geary ? »
La question le déstabilisa quelques secondes. « Vous avez accès à mes modèles et simulations stratégiques ? Ils sont censément soumis à la plus stricte confidentialité. »
Rione avait l’air de regretter d’avoir laissé échapper cet aveu, mais elle n’en hocha pas moins la tête impérativement. « Auriez-vous quelque chose à cacher, capitaine Geary ? Comme par exemple l’absence totale d’archives de ces simulations dont vous prétendez qu’elles justifient votre décision ?
— Je n’ai effectué aucune simulation, rugit Geary. J’aurais pu tout faire de tête. Pas avec le même degré de précision que dans une simulation, bien entendu, mais bien assez pour comprendre quelles menaces nous affrontons !
— Vous vous imaginez vraiment que je vais vous croire ? Vous me jugez à ce point naïve, capitaine Geary ? De quelle manière comptiez-vous me manipuler ensuite pour parvenir à vos fins ? Me croyez-vous sans aucune fierté ? Privée de tout sens de l’honneur ? »
Il tenta encore de réprimer sa colère. « Je ne vous ai jamais trompée ni manipulée. J’ai toujours été honnête envers vous. »
Rione se pencha, l’œil flamboyant. « J’ai enduré beaucoup de choses pour le salut de l’Alliance, capitaine Geary. Mais découvrir que j’ai été trahie de cette façon par un homme que je croyais au-dessus de ces contingences a été la pire de mes humiliations. Pire, en réussissant à vous servir de moi pour parvenir à vos fins, vous avez scellé le sort de cette flotte, voire de l’Alliance elle-même et de la population de la République de Callas, que j’ai juré de servir fidèlement. J’ai échoué, capitaine Geary. Vous aurez au moins cette satisfaction. Vous n’avez plus besoin de feindre d’avoir été injustement accusé. »
Geary la fixa d’un œil noir. « Croyez-le ou non, il ne s’agit pas de vous.
— Non, capitaine Geary. Pas de moi. Mais des milliers d’hommes et de femmes que vous menez à leur perte. »
Il détourna les yeux et tenta de reprendre contenance. « Si vous vouliez bien avoir la courtoisie de me laisser vous exposer mes intentions…
— Je les connais déjà. » Rione pivota sur elle-même et s’éloigna, puis se retourna de nouveau pour l’affronter. « Les simulations que vous prétendez avoir effectuées n’ont jamais existé. Vous n’avez même pas pris la peine de le nier.
— Je n’ai jamais prétendu en avoir effectué ! »
Rione laissa passer un instant, puis un sourire désabusé retroussa un coin de sa bouche. « C’est ainsi, si soigneusement, que le simple guerrier choisit ses mots ? En laissant entendre que quelque chose qui n’a pas eu lieu s’est produit ?
— Je n’ai jamais eu l’intention d’induire quiconque en erreur sur les raisons qui m’incitaient à suivre cette ligne d’action ! Croyez-moi sur parole : j’ai élaboré ce plan comme je vous l’affirme.
— Comme c’est commode, déclara Rione d’une voix brusquement glaciale. Ne me reste plus qu’à me fier de nouveau à votre parole. Je ne m’étais pas rendu compte que vous me méprisiez autant. Suis-je vraiment si facile à manœuvrer ?
— Je ne vous ai pas manœuvrée ! Ça n’a jamais été mon but !
— Que vous dites. » Elle secoua lentement la tête sans le quitter une seconde des yeux. « Vos véritables intentions ne m’apparaissent que trop clairement.
— Parfait. » Geary avait quasiment grogné. « Alors pourquoi ne m’expliqueriez-vous pas ce qu’elles sont selon vous ?
— C’est déjà fait. Confronté à une grave remise en cause de votre autorité sur cette flotte, vous avez choisi de prendre une initiative aussi follement risquée qu’irréfléchie, et dont vous aviez déclaré pendant plusieurs mois qu’elle vous semblait exécrable. Votre intention réelle, capitaine Geary, c’est d’administrer la preuve que vous n’êtes pas moins stupidement agressif que le capitaine Falco et, donc, d’obtenir de ces vaisseaux qu’ils continuent à vous suivre en dépit des conséquences.
— Ça n’a rien d’irréfléchi, aboya Geary. J’ai envisagé toutes les alternatives.
— Et visiblement écarté les plus intelligentes !
— Je me refuse à voir cette flotte détruite ! Si nous avions continué comme prévu, nous nous serions retrouvés piégés par des forces du Syndic supérieures aux nôtres, après avoir été graduellement décimés lors d’affrontements dans chacun des systèmes que nous aurions abordés ! » Il vociférait à présent, se rendit-il compte ; il ne se rappelait pas avoir éprouvé une telle colère depuis son sauvetage.
« Qu’est-ce qui me prouve que vous avez pris en considération ces alternatives ? Où sont les simulations que vous avez effectuées ?
— Dans ma tête !
— Me croyez-vous vraiment prête à accepter un argument aussi spécieux ? Aussi invérifiable ? Suis-je censée continuer de vous faire confiance ?
— Oui ! Je crois avoir au moins mérité qu’on m’accorde le bénéfice du doute !
— Le bénéfice du doute ? Je vous l’ai accordé par le passé, capitaine Geary. À mon plus grand regret. Mais vous êtes incapable de me montrer une seule preuve tangible, une seule justification à cette initiative en dehors de vos allégations. Vous ne devriez pouvoir vous accrocher à votre commandement qu’en prouvant que vous êtes meilleur que Falco ! Pas en vous montrant encore plus stupide que lui ! »
Geary secoua la tête comme un taureau enragé. « Je n’ai jamais prétendu être meilleur que lui.
— Oh que si ! Vous prétendiez vous soucier de la vie des matelots de cette flotte, vous parliez de la commander avec sagesse. Vous… » Elle s’interrompit, le visage convulsé de rage. « Comment avez-vous pu me faire ça ?
— À vous ? » C’était reparti. Il parvint de nouveau, en faisant un effort suprême, à retenir sa colère, tout en se demandant pourquoi celle de Rione l’affectait tellement. « Je n’ai pas trahi votre confiance. Je ne vous ai pas manipulée. C’est là ma conclusion la plus justifiée, je vous le jure, si nous voulons voir cette flotte survivre et rentrer chez nous.
— Vous y croyez sincèrement ? s’enquit Rione. Vous n’êtes pas aussi bête. C’est donc que vous mentez.
— C’est la stricte vérité. » Il montra l’hologramme des étoiles d’un geste brusque du bras. « Si vous ne me croyez pas, procédez vous-même à des simulations ! Voyez ce qui se passerait si nous tentions de rallier une des destinations que nous avions envisagées.
— Je n’y manquerai pas ! Je vais m’y atteler et vous fournir un rapport vérifiable de mes délibérations. Et, quand j’aurai prouvé que les conclusions auxquelles vous prétendez être parvenu sont entièrement fausses, je vous montrerai les miennes, du moins si, d’ici là, ce vaisseau est encore entier et non pas une épave brisée attendant l’arrivée d’une équipe de récupération du Syndic. »
Elle sortit en trombe, le laissant seul avec les échos de sa colère et de son dépit. Geary se tourna vers le diorama d’un paysage céleste projeté sur la cloison et le martela haineusement du poing, à plusieurs reprises, sans autre résultat que de faire onduler chaque fois les étoiles.
La flotte de l’Alliance pivotait de nouveau : des centaines de gros et de petits vaisseaux tanguant et roulant au rythme du retournement de leur poupe. Les propulseurs principaux s’allumaient, leur imprimant un nouveau cap, une trajectoire parabolique surplombant le plan du système de Sutrah pour redescendre vers le point de saut dont la flotte avait émergé quelque temps plus tôt.
Satisfait de cette manœuvre exécutée sans à-coups, bien qu’il la sût contrôlée par les systèmes automatiques, Geary regardait les unités légères du Syndic qui continuaient de rôder à la lisière du système stellaire. Les vaisseaux ennemis les plus proches se trouvaient à deux heures-lumière, si bien qu’avant ce délai ils ignoreraient le considérable revirement de la flotte de l’Alliance. Ils devraient ensuite attendre d’avoir déterminé son nouvel objectif, acquis la certitude qu’elle avait bel et bien regagné son point d’émergence et la confirmation qu’elle avait sauté.
Ils n’ont plus qu’un vaisseau ici, un autre là et trois autres là-bas. Ils ne peuvent envoyer d’actualisation aux trois étoiles accessibles par les autres vaisseaux sans en dépêcher au moins un. Ils peuvent donc les prévenir toutes que nous rebroussons chemin, ou bien leur adresser un message d’alerte signalant que nous quittons le système par notre point d’émergence. Mais pas les deux à la fois, si bien qu’il leur faudra d’abord être certains que nous sommes bien partis. Ce qui nous donne une tête d’avance sur les Syndics, tout en accroissant leurs incertitudes. Mais en leur apprenant aussi qu’ils pourraient n’atteler à la tâche de filer ma flotte que le nombre le plus « efficace » possible d’appareils, au lieu d’un nombre assez important pour affronter tout imprévu.
Point tant, d’ailleurs, que Geary tînt à enrichir personnellement l’expérience des Syndics. Ils en avaient déjà assez appris pour parsemer le système de Sutrah de mauvaises surprises, et il espérait bien que Strabo ne serait pas logée à la même enseigne.