Six

« Une douzaine de cuirassés et de croiseurs de combat, dirait-on », lança Desjani. La perspective d’une plus grande bataille semblait l’enchanter. « Mais cinq croiseurs lourds seulement, un croiseur léger et neuf avisos. Pourquoi si peu d’escorteurs ? »

La réponse à cette question leur creva les yeux dès que les senseurs de l’Indomptable eurent évalué ce qu’ils percevaient de la nouvelle flottille du Syndic. « Ils ont essuyé des dommages pendant une bataille, rapporta la vigie tactique. Et on les a sûrement envoyés à Sancerre pour des réparations et une remise en état. La plupart de leurs escorteurs ont sans doute été détruits lors de cet engagement, tandis que les plus gros bâtiments n’ont subi que des avaries. »

Geary opina, en même temps que ses pensées vagabondes revenaient se fixer sur l’espace de l’Alliance. Ces vaisseaux du Syndic étaient-ils sortis vainqueurs d’un engagement avec les déserteurs de Falco ? Ou bien avaient-ils été malmenés ailleurs par des divisions de l’Alliance maintenues dans son espace pour le garder, pendant que le gros de la flotte prenait le pari, éminemment risqué, d’attaquer le système mère ennemi ? « Il faut qu’on sache où ils ont été endommagés et par qui, déclara-t-il à haute voix.

— Des prisonniers devraient pouvoir nous l’apprendre, fit observer Desjani d’une voix enjouée. Nous pourrions recueillir quelques modules de survie après la bataille. » Elle montra les nouveaux venus d’un geste. « S’ils sont là pour une remise en état, il ne leur reste sans doute plus que peu ou pas du tout de munitions à bord. Ni missiles ni mitraille.

— C’est vrai, convint Geary. Peuvent-ils atteindre un des dépôts de munitions que nous avons détectés avant que nos projectiles cinétiques les frappent ? »

Elle procéda à quelques calculs ; ses mains volaient sur les touches. « Peut-être. Du moins s’ils bougent assez vite leur cul jusqu’aux plus éloignés dès qu’ils nous auront repérés. Mais le temps leur sera compté et ils devront repartir avant notre frappe. »

Geary vérifia le résultat. « Ce qui les contraindrait à dégager la voie du portail de l’hypernet, en nous laissant le champ libre. J’espère qu’ils vont foncer vers ces dépôts. » Il fit le total de toutes les forces opérationnelles du Syndic présentes dans le système : seize cuirassés, une douzaine de croiseurs de combat, treize croiseurs lourds, un croiseur léger et une vingtaine d’avisos. Une flotte formidable, si ces deux forces parvenaient à opérer la jonction et combattre de conserve. Du moins sur le papier. Si elle était en manœuvres, la flottille des Syndics repérée à leur arrivée ne disposait peut-être pas d’un armement complet et ses équipages devaient être inexpérimentés. Quant aux nouveaux arrivants, ils étaient certainement aussi chevronnés qu’on pouvait l’être quand on s’engageait dans une stratégie débouchant sur des bains de sang et de lourdes pertes, mais ils étaient aussi très endommagés et leurs réserves de munitions probablement à marée basse, voire complètement épuisées. En outre, même en combinant ces deux flottilles, leurs escorteurs légers étaient trop peu nombreux pour tant de gros vaisseaux.

« Qu’en dites-vous, capitaine ? » s’enquit Desjani.

Geary garda un instant le silence, tout en décrivant de l’index, à travers l’hologramme, les trajectoires que lui soufflait un instinct aguerri par une longue habitude, afin de déterminer comment sa flotte et les deux flottilles du Syndic allaient se déplacer les unes par rapport aux autres. « Tout dépendra de leur réaction, déclara-t-il. S’ils sont ineptes, elles chargeront tête baissée et en grand désordre ; notre très confortable supériorité numérique et notre puissance de feu nous permettront de les déborder l’une après l’autre.

— Oseront-ils prendre le risque d’opérer la jonction ? » Desjani montra le portail de l’hypernet. « S’ils savent que nous pouvons l’utiliser… »

Oh, merde ! Desjani était restée braquée sur le problème principal alors que lui-même se perdait dans d’autres conjectures. « Non. Vous avez raison. Ces nouveaux arrivants recevront l’ordre de renforcer les défenses du portail. » Ou de collaborer à sa destruction. Mais… l’autre flottille ? Il traça de nouvelles trajectoires puis secoua la tête. « Elle pourrait réagir de dix façons possibles. Mais je pressens qu’elle foncera aussi vers le portail dès qu’elle aura constaté que nous prenons sa direction ou qu’on le lui aura ordonné, tout en sachant qu’elle l’atteindra trop tard pour réussir à nous intercepter.

— On peut régler ce problème », déclara-t-elle.

Sa sereine assurance était contagieuse. « Ouais. » Geary se radossa à son siège. « Nous disposons encore, me semble-t-il, d’une fenêtre d’une demi-heure avant qu’il se passe quelque chose de concret. Ensuite, dès que nous commencerons à voir comment ils réagissent à notre présence, nous recevrons de nouvelles données pendant des heures. Je vais manger rapidement un morceau. » Elle opina. « Puis-je vous rapporter quelque chose ? » s’enquit-il, plaisantant à moitié.

Elle tapota une de ses poches en souriant. « J’ai des barres énergétiques.

— Vous êtes un bien meilleur spatial que moi », répondit-il avec un sourire. Il se leva, se retourna et constata que la coprésidente, toujours assise à la même place, le dévisageait en affichant une expression indéchiffrable. Il lui adressa un signe de tête. « Jusque-là, tout va bien.

— Jusque-là », répéta-t-elle sans qu’il pût dire si sa voix recelait humour ou mépris.


Le plus gros de l’action qui prit place au cours des heures suivantes, tandis que la flotte de l’Alliance s’enfonçait plus profondément dans le système de Sancerre, était prévisible. Les vaisseaux civils fuyaient se réfugier dans les plus proches spatioports orbitaux ou s’égaillaient dans des zones désertes du système en espérant que ceux de l’Alliance ne perdraient pas leur temps à les traquer. Une activité frénétique gagna bientôt les chantiers en orbite : des remorqueurs entreprirent d’embarquer au loin les matériaux vitaux et deux des plus gros vaisseaux de guerre en construction, mais ils n’étaient pas assez nombreux pour haler tous les cuirassés et croiseurs de combat et les garer hors de portée des bombes cinétiques qui fondaient sur leurs cibles. Quand elle nettoierait cette zone, la flotte n’aurait aucun mal à faire sauter les deux bâtiments inachevés qu’on mettait à l’abri du bombardement, mais Geary ne put s’empêcher d’admirer le zèle des équipes de travailleurs du Syndic. Elles se décarcassaient littéralement, bien que leurs efforts dussent leur paraître aussi futiles qu’ils l’étaient en réalité.

Le bombardement cinétique arriva loin derrière la lumière annonçant l’irruption de la flotte de l’Alliance ; il se répandit dans tout le système, en pilonnant des cibles de plus en plus proches de l’étoile et en fondant inexorablement vers les planètes intérieures et leur cortège d’installations industrielles et militaires.

La force du Syndic que Geary avait surnommée la « flotte de manœuvre » en son for intérieur, bien que sa désignation officielle pour le système de combat fût la « force syndic Alpha », avait obliqué vers la cinquième planète près de quatre heures avant d’avoir repéré celle de Geary, et elle s’en était rapprochée par pur hasard. Lorsqu’il la vit enfin dévier de sa route pour virer et remonter, il se rendit compte que ce changement de trajectoire s’était effectué cinq heures plus tôt et que lui-même en avait passé plus de dix sur la passerelle. Il patienta néanmoins quelques instants encore, jusqu’à ce qu’on pût affirmer qu’elle allait engager le combat avec le détachement Furieux. Une rapide vérification de la position de la « force syndic Bravo » malmenée par son combat précédent lui apprit qu’elle avait malheureusement rebroussé chemin vers le portail. Il espéra quelques instants que les Syndics de cette flottille allaient évacuer le système par ce portail, lui épargnant ainsi tant les incertitudes d’un affrontement que la crainte de les voir le détruire avant qu’il ne l’eût atteint lui-même.

Il se frotta les yeux avec lassitude. La flotte n’atteindrait pas avant vingt-quatre autres heures la géante gazeuse la plus intérieure, où elle altérerait sa trajectoire pour piquer droit sur le portail. Il aurait sans doute pu prendre des stimulants qui lui auraient permis de rester éveillé et l’esprit clair pendant des jours, mais les meilleurs prélevaient leur tribut, surtout quand on devait prendre sous la pression des décisions rapides. Le cerveau humain a besoin de vrai sommeil et rien ne peut le remplacer. Le capitaine Desjani somnolait dans son fauteuil, en apparence confortablement installée et capable de s’endormir malgré le bruit habituel qui régnait sur la passerelle. De nouvelles données allaient encore leur parvenir, mais l’on pouvait d’ores et déjà affirmer que toute menace serait repérée longtemps avant qu’elle ne devînt un vrai danger. Geary appuya sur sa touche des communications. « À tous les vaisseaux. Veuillez vérifier que la relève des équipes est assurée et qu’on laisse aux équipages le temps de se reposer. » Il se leva et s’étira, bien décidé à donner l’exemple. « Je vais faire un somme, déclara-t-il aux vigies de la passerelle. Avertissez-moi en cas d’imprévu. Je veux être tenu au courant de tout changement dans les mouvements de ces deux flottilles syndics. »

S’octroyer six heures de repos au beau milieu d’une bataille pouvait paraître absurde, mais, quand elle se déroulait au ralenti et sur plusieurs jours, ça faisait sens. À contrario, en restant éveillé alors qu’il n’y avait strictement rien à voir, Geary risquait d’être trop fatigué pour réfléchir correctement lorsqu’il se produirait vraiment quelque chose. C’est du moins ce dont il se persuada en s’allongeant sur sa couchette pour fixer le plafond de sa cabine. Ç’aurait pu être bien pire. En dépit des nombreuses cibles militaires qu’offrait ce système, ses défenses étaient d’une faiblesse surprenante. De toute évidence, les Syndics n’avaient pas envisagé que Sancerre pût être la proie d’une attaque. Pourquoi l’auraient-ils fait, d’ailleurs ? Mais on n’est jamais à l’abri d’une surprise et il tenait à avoir les idées claires pour l’affronter.

Sa fébrilité le contraignit finalement à déambuler dans le vaisseau, en s’arrêtant de temps à autre pour parler aux officiers et aux matelots de quart, à leur poste de combat ou au réfectoire. Tous, nerveux et excités, avaient l’air de s’inquiéter tout en jubilant à la perspective de frapper durement un ennemi pris de court. Certains se posaient des questions sur le portail de l’hypernet et il leur donna de vagues assurances, en leur promettant qu’on l’investirait dans la mesure du possible.

Six heures avant d’atteindre la géante gazeuse, la flotte put enfin se repaître d’un spectacle intéressant, en dehors de la vague de destructions que son bombardement cinétique faisait pleuvoir sur ses cibles, loin devant : le détachement Furieux avait accéléré à 0,2 c et continuait de charger droit sur les planètes intérieures ; il se trouvait désormais à deux heures-lumière du corps principal, décélérait à 0,1 c et se rapprochait rapidement de la force syndic Alpha (la flottille de manœuvre).

Ne pouvant prendre directement part à une action aussi éloignée, et conscient que ce à quoi il assistait s’était déjà produit, Geary s’efforçait de ne pas trahir sa nervosité. Si jamais ces commandants compétents cédaient à la tentation d’allumer les Syndics, cette réaction compulsive se solderait par un bain de sang. Les trente-neuf vaisseaux de la flotte de manœuvre surclassaient déjà par leur nombre les trente de Cresida et, de surcroît, compte tenu de ses dix cuirassés, sa puissance de feu était d’une supériorité écrasante. Ces deux avantages suffisaient largement à inciter l’ennemi au combat, ainsi qu’il l’avait escompté. Il restait persuadé que Cresida n’aurait pas la sottise de s’engager dans un corps à corps, mais c’était précisément à ce désastre que pouvait conduire une erreur de sa part ou la présence d’esprit des Syndics.

Ne lui restait plus qu’à faire confiance aux officiers qu’il avait affectés lui-même à cette mission. Après le cafouillage de Caliban, lorsqu’il avait donné à Numos le commandement d’une formation, Geary s’était juré de ne plus jamais confier la responsabilité d’une partie de la flotte à un homme dont il se méfierait. Mais il est beaucoup plus facile de se méfier de ses subordonnés, en s’efforçant de chapeauter toutes leurs décisions, que de déléguer. Curieux à quel point ça, au moins, n’avait pas changé. On l’apprend dès le premier galon et l’on doit s’y tenir absolument en montant en grade. Du moins si l’on tient à faire un bon commandant en chef.

Deux heures plus tôt, Cresida l’avait pourtant jouée fine en obliquant comme si elle comptait procéder à une attaque frontale, avant de virer légèrement de bord, comme pour n’engager le combat qu’au passage ; mais le corps principal de la flotte n’en avait qu’à présent la confirmation. Pris de court, les Syndics n’eurent que le temps de réagir avec maladresse, confirmant ainsi le présupposé de Geary selon lequel leurs équipages étaient composés de novices. Leur formation tenta de pivoter autour de l’axe de son vaisseau amiral pour se retourner et présenter un mur de bouches à feu au détachement Furieux. Mais quelques-uns manœuvrèrent trop tard et dépassèrent en trombe leurs camarades encore en train de culbuter, tandis que plusieurs traversaient l’espace même où d’autres s’efforçaient de pivoter. Quelques vaisseaux frôlèrent la collision d’un cheveu, tandis que la formation du Syndic se débandait et laissait à découvert, sans aucune protection, son flanc sur lequel piquait le détachement Furieux. Alors qu’ils tentaient vainement de concentrer leur tir sur les vaisseaux de l’Alliance en approche, ce dernier passa en trombe le long de ce flanc vulnérable et le déchiqueta littéralement, chacun de ses vaisseaux le submergeant l’un après l’autre sous un déluge de feu.

L’Indomptable dénombra les pertes du Syndic et Geary poussa un soupir de soulagement : un cuirassé plusieurs fois lacéré et en perdition, à la dérive ; deux croiseurs de combat gravement endommagés ; les quatre croiseurs lourds et cinq des avisos de ce flanc de la flottille détruits. Le bilan des avaries transmis à l’Indomptable par le détachement Furieux lui parvenait à présent avec le film du combat, révélant que les vaisseaux de l’Alliance n’avaient que peu souffert, voire pas du tout. « Beau boulot, lâcha le capitaine Desjani.

— Superbe », renchérit Geary avant de se raidir. Arrivant avec deux heures de retard, les images lui montraient que le détachement Furieux avait entrepris un très large virage sur l’aile en même temps qu’il grimpait de nouveau, comme pour revenir sur les Syndics éparpillés. Vous n’êtes pas censée faire ça, Cresida. Ne prenez pas ce risque.

Compte tenu de la vitesse acquise de ses vaisseaux, ce virage exigerait un bon bout de temps et un long crochet, même s’ils décéléraient pour en réduire le rayon. Mais il devint vite flagrant que Cresida avait bel et bien ordonné une seconde passe. Diable ! Elle aurait dû se montrer plus avisée.

Les Syndics avaient profité du délai pour reformer les rangs et présenter aux attaquants de l’Alliance leur plus lourde puissance de feu. Prévoyant visiblement un autre assaut contre son flanc, leur formation rassemblait à présent en son centre toutes ses unités légères rescapées, tandis que les cuirassés et croiseurs de combat s’alignaient sur deux plans verticaux, dont les tranchants les plus étroits faisaient de part et d’autre face à l’ennemi, telles deux tranches de pain prenant les bâtiments les plus faibles en sandwich. Voir ces gros vaisseaux servir d’escorte à des bâtiments plus petits censés les couvrir ne manquait pas d’ironie, mais la rapidité avec laquelle les Syndics avaient mis au point une contre-attaque à la manœuvre de Cresida l’impressionna.

« Que croyez-vous qu’elle a fait ? » s’enquit le capitaine Desjani d’une voix plus intriguée qu’anxieuse. L’emploi du passé sonnait curieusement, puisqu’ils assistaient à des événements qui s’étaient déjà déroulés, mais il soulignait au moins ce fait essentiel : le résultat, bon ou mauvais, était déjà acquis.

« Nous ne tarderons pas à le savoir », répondit-il en s’efforçant de ne pas laisser transparaître sa colère devant les agissements du Furieux. Il ne pouvait rien empêcher, rien y changer, et devait se contenter de regarder passivement se dérouler sous ses yeux, à mesure que la lumière du combat parvenait à l’Indomptable, une affaire déjà pliée depuis deux heures.

Le détachement Furieux avait désormais adopté une formation longue et mince, en crayon aplati. Geary la fixait en essayant de comprendre pourquoi Cresida avait ainsi disposé ses bâtiments. Les deux forces se rapprochaient très vite, à une vitesse relative combinée d’un peu moins de 0,2 c, la flottille du Furieux accélérant autant que ses vaisseaux agiles triés sur le volet pouvaient se le permettre. À cette célérité, compte tenu des effets de distorsion relativistes qui rendaient toute visée imprécise, les deux camps auraient sans doute les plus grandes difficultés à engager le tir, mais les conditions de combat restaient dans des limites acceptables.

Cette vélocité et la difficulté qu’elle engendrait (l’impossibilité de distinguer les mouvements des autres vaisseaux) ne laissèrent aux Syndics qu’un très bref laps de temps pour réagir à la modification de leur trajectoire que Cresida imposait de nouveau à ses vaisseaux : le détachement Furieux venait de piquer vers le bas, sous le ventre des défenseurs de la formation syndic qui les attendait, et visait à présent un angle vulnérable de son rectangle de bâbord. Le seul vaisseau ennemi qui le défendait essuya le feu de toute la formation de l’Alliance lors de son passage, un vaisseau après l’autre vidant ses armes sur ce bâtiment cerné qui ne pouvait riposter que par une salve unique à chaque fois. Certes, nombre de tirs de l’Alliance manquèrent leur cible en raison des problèmes de visée, mais le déluge de feu était si considérable qu’ils n’en firent pas moins mouche à d’assez nombreuses reprises.

La formation de l’Alliance tout entière passa sous celle du Syndic et continua de plonger pour accroître la distance, en laissant le nuage en expansion des débris d’un cuirassé ennemi dans son sillage.

Desjani rigolait doucement. « Ils vont être très fâchés contre le capitaine Cresida. C’était bien joué, capitaine Geary. Elle les a nargués deux fois et les a chaque fois frappés durement. Regardez, maintenant… ils se rassemblent pour la traquer, mais elle ne se dirige pas vers la cinquième planète.

— Non. » Geary étudiait la trajectoire adoptée par le détachement Furieux en même temps que les systèmes de manœuvre de l’Indomptable évaluaient sa destination. « Cresida a opté pour les chantiers spatiaux gravitant autour de la quatrième planète. » Ces énormes complexes industriels étaient sans doute les cibles les plus intéressantes du système. Geary, qui souhaitait les piller d’abord, avait donné à Cresida l’ordre de les épargner, mais, en passant près d’un cuirassé et d’un croiseur de combat pratiquement terminés qu’on tentait frénétiquement d’éloigner des sites de construction pour les sauver du bombardement cinétique de l’Alliance, le détachement Furieux pouvait aisément les détruire.

Elle s’est très bien débrouillée. Durant toute l’opération. Mais, si j’avais pu communiquer instantanément avec elle, je lui aurais probablement ordonné de procéder différemment parce que je ne me serais pas fié à son jugement. Tâche de t’en souvenir, Geary. Il y a des têtes bien faites parmi ces commandants de vaisseau, et ils prêtent attention à tes paroles. Tu dois aussi leur faire confiance. Il pressa sa touche des communications. « Au capitaine Cresida et à tous les vaisseaux du détachement Furieux, ici le capitaine Geary. Excellent travail. Continuez », déclara-t-il, conscient que le message ne leur parviendrait pas avant des heures.


Lorsque la flotte de l’Alliance dépassa la géante gazeuse intérieure, anéantissant les sites industriels du Syndic épargnés par le bombardement et balayant tous ses vaisseaux marchands de cette zone de l’espace, Geary n’avait toujours reçu aucune réponse à ses offres de reddition. Les transports de minerai interplanétaires et autres bâtiments commerciaux ne jouissent que d’une petite fraction de la capacité de propulsion des vaisseaux de guerre. Sans doute peuvent-ils acquérir une vélocité conséquente, mais on ne le leur en avait pas laissé le temps.

Le bombardement cinétique n’atteindrait la quatrième planète que dans deux heures, de sorte que la chaîne de commandement du Syndic était encore pleinement opérationnelle à l’intérieur du système. Geary regrettait de ne pas connaître les instructions qu’elle avait données. « À toutes les unités du corps principal de la flotte. Modifiez la trajectoire de vingt-cinq degrés sur tribord et descendez de deux degrés à T quarante-sept.

— Ils auront le temps de comprendre que nous piquons vers le portail et de réagir en conséquence avant que nos bombes cinétiques ne les touchent, regretta Desjani.

— On n’y peut rien. » Au loin, sur le côté, le détachement Furieux fondait toujours sur les chantiers de la quatrième planète. Sans nul doute fous de rage, les vaisseaux meurtris de la force syndic Alpha avaient accéléré et frôlaient à présent 0,2 c sur une trajectoire d’interception incurvée qui leur permettrait d’opérer la jonction juste avant qu’il ne les atteigne. « Quelles sont leurs chances de toucher le Furieux à cette vitesse ?

— Avec des équipages inexpérimentés et des systèmes de combat qui s’alignent encore ? Pratiquement voisines de zéro, répondit Desjani. Il leur faudrait d’abord ralentir à la vitesse d’engagement et, en ce cas, ils n’atteindraient pas à temps le point d’interception. »

Son opinion corroborait celle de Geary, qui opina puis fronça les sourcils, de nouveau taraudé par la crainte d’avoir omis quelque chose. Mais cet oubli, s’il existait, restait cantonné à l’arrière-plan de son cerveau et refusait obstinément de se manifester, de sorte qu’il s’efforça finalement de penser à autre chose dans l’espoir que ça lui reviendrait. Ce ne fut pas le cas.


À cinq heures du portail, Geary se rembrunit encore. La force syndic Alpha avait continué d’accélérer à 0,25 c et légèrement modifié sa trajectoire de manière à ce qu’elle croise celle du détachement Furieux juste avant la quatrième planète. « Pourquoi ai-je le pressentiment qu’ils n’ont pas l’intention de décélérer pour engager le combat avec le Furieux ? »

Desjani n’avait pas l’air moins éberluée. « Je vois mal quels coups ils espèrent lui porter à cette vitesse. À quoi bon tenter d’intercepter l’ennemi quand on ne le menace en rien ? Si les vaisseaux de Cresida se livrent à des manœuvres évasives, ils détraqueront complètement les calculs des systèmes de combat syndics, et les distorsions relativistes leur interdiront de voir ce que font exactement les nôtres. Même si les commandants ennemis ne s’en rendent pas compte, je suis certaine qu’on en a conscience dans les QG de ces deux planètes. Ils auraient eu tout le temps d’ordonner à la force Alpha d’opérer différemment, mais ils s’en sont abstenus.

— Pourquoi s’interdiraient-ils pratiquement toute chance de frapper nos vaisseaux ? se demanda Geary à voix haute. Pourquoi leurs supérieurs y consentiraient-ils ? »

Il avait oublié que la coprésidente Rione avait repris sa place sur la passerelle, dans le fauteuil de l’observateur. « Peut-être devriez-vous cesser de vous persuader que vous connaissez leurs intentions », lâcha-t-elle sur le ton d’un professeur admonestant un cancre.

Il se retourna vers elle. « Que voulez-vous dire ?

— Que vous parlez sans arrêt de ce qu’ils devraient faire pour frapper vos vaisseaux. Et si ce n’était pas leur priorité ? »

Manifestement peu disposée à abonder dans le sens de Rione, Desjani crispa le poing. « Si eux ne peuvent pas nous frapper, les mêmes facteurs relativistes nous interdiront aussi de les viser correctement. Ils réduisent ainsi leurs chances d’être à nouveau décimés. »

La survie comme priorité du Syndic ? Mais pourquoi ? « À quoi bon préserver le plus possible cette formation, si elle nous laisse le champ libre ?

— Ils attendent quelque chose, déclara lentement Desjani. Quelque chose qui pourrait leur rendre l’avantage. »

Geary grinça des dents. Desjani et lui étaient partis du principe qu’ils connaissaient les intentions des Syndics, puis ils s’étaient efforcés de faire coïncider leurs actions avec ces présomptions. Maintenant que Rione leur avait remis à l’esprit ce que les Syndics étaient en train de faire, leurs véritables intentions devenaient transparentes. « Ils attendent des renforts ?

— Peu plausible, mais possible, convint Desjani. Un courrier aurait pu franchir le portail sans se faire remarquer.

Mais, même alors, ils ne pourraient pas déjà attendre la réponse. Il faut croire qu’ils avaient deviné que nous tenterions de gagner Sancerre.

— Ça ne cadre pas avec ce que nous avons trouvé en arrivant, fit observer Rione, le surprenant de nouveau. Tout trahissait la plus parfaite surprise. Certes, il pourrait s’agir d’une ruse très élaborée destinée à nous inspirer une trop grande assurance, mais, s’ils l’avaient réellement deviné, ils n’auraient certainement pas omis de placer des champs de mines à notre point d’émergence.

— Vous avez toutes les deux raison, déclara Geary. Ça laisserait entendre que cette tentative d’interception du détachement Furieux serait une feinte, une diversion qui expliquerait leur comportement. Mettons qu’il n’arrivera pas de très gros renforts avant plusieurs jours. Qu’est-ce qui pourrait bien faire pencher de leur côté le plateau de la balance, assez pour les inciter à faire de la sauvegarde de cette flottille leur objectif prioritaire ? » Un truc énorme, il allait sans le dire. De quoi inverser l’équilibre des forces dans ce système.

Il scruta la représentation de la force syndic Bravo sur son hologramme. « La force Alpha se déplace trop vite pour que nous la frappions, mais la force Bravo attend tranquillement près du portail, sans jamais bouger de sa position, alors que c’est visiblement notre objectif. »

Desjani secoua la tête. « Elle doit projeter de décamper bientôt en accélérant. Nous y attendre serait un pur et simple suicide.

— Pourtant, il est patent qu’on le lui a ordonné. Tout comme on a ordonné à l’autre de limiter ses pertes. » Geary joua un instant avec l’hologramme, modifiant le point de vue pour voir la formation Bravo sous différents angles. « Quelle est la dernière estimation des dommages infligés à ses vaisseaux ?

— Tous en ont subi quelques-uns, mais deux de ses cuirassés et trois de ses croiseurs de l’affrontement sont à ce point endommagés que leur aptitude au combat doit être réduite au strict minimum », répondit Desjani.

Geary mit les plus gravement blessés en surbrillance. Les cinq cités par Desjani se trouvaient au centre de leur formation. « Si j’ai bien compris, leur tactique habituelle était de charger l’ennemi bille en tête, n’est-ce pas ? »

Desjani opina.

« Pourquoi, en ce cas, placer ici leurs unités les plus faibles au lieu de leur ordonner de gagner l’espace ouvert ? À ce poste, elles ne pourront guère qu’essuyer notre feu. »

Le capitaine Desjani étudia l’hologramme à son tour, les yeux plissés, absorbée dans ses pensées. « J’y vois trois raisons possibles. La première serait la bêtise pure et simple, du moins si leur commandant est incompétent. La deuxième, c’est que ces cinq vaisseaux lourdement endommagés servent d’appât. Et, la troisième, c’est qu’on a besoin de la présence des plus puissants à la périphérie de la formation.

— Je ne veux pas croire à une telle incompétence. Elle risque de nous inspirer une trop grande assurance. En outre, pourquoi les Syndics n’auraient-ils pas donné à ces deux formations des instructions destinées à coordonner leur action ? Ça ne leur ressemble guère de laisser la bride sur le cou à leurs commandants. »

Desjani hocha encore la tête.

Geary sentit brusquement ses tripes se nouer. « Je pense, pour ma part, que les deux dernières raisons que vous avez avancées sont les bonnes. » Il pointa l’index. « Ils s’attendent à ce que nous piquions sur le centre de leur formation comme le font d’ordinaire les forces de l’Alliance, et leurs unités les plus détériorées y attendent donc que nous venions les achever. Des appâts, comme vous l’avez dit. » Il se rappela la débandade de sa flotte à Corvus, quand chacun de ses vaisseaux s’était rué de son côté pour porter l’estocade à quelques bâtiments légers du Syndic désespérément inférieurs en nombre. Les officiers syndics, qui s’attendaient à cette réaction de la part des commandants de l’Alliance, sauraient que ces vaisseaux blessés feraient une proie ô combien tentante pour des officiers avides d’un carnage facile. « Et, quand nous serons assez proches, ces unités (il indiqua celles qui se tenaient à la lisière de la formation) dotées de la meilleure capacité en armement s’en prendront au portail. Ils comptent nous attirer tout près puis le détruire en espérant que la décharge d’énergie consécutive sera assez violente pour endommager un grand nombre de nos vaisseaux. »

Un court silence s’ensuivit, au cours duquel Desjani rumina cette idée, puis elle frappa le bras de son fauteuil de commandement du poing. « Je vous donne raison, capitaine. Si le corps principal était suffisamment affaibli près du portail, l’équilibre des forces dans le système de Sancerre en serait inversé et le détachement Furieux risquerait de s’y retrouver le seul élément organisé des forces de l’Alliance. »

Geary consulta quelques statistiques portant sur les vaisseaux. « Et, même en tenant compte des dommages qu’il lui a infligés, la force syndic Alpha resterait légèrement mieux armée. Raison pour laquelle elle cherche à éviter de nouvelles pertes. Si leur plan pour le portail fonctionnait, elle garderait l’avantage.

— Mais, si la libération d’énergie consécutive à la démolition du portail était assez importante, elle risquerait de détruire aussi leurs vaisseaux, fit observer Desjani.

— Ouais. » Mais, pour les cerveaux d’épiciers des dirigeants syndics, troquer douze gros vaisseaux de guerre, dont près de la moitié déjà passablement endommagés, contre trois, quatre ou cinq fois plus de bâtiments lourds de l’Alliance, et qui sait combien d’unités légères, restait une très bonne affaire commerciale, surtout si elle se soldait par la fuite des rescapés de la flotte et la survie des installations encore indemnes du système de Sancerre. « Je me demande si les équipages de ces vaisseaux sont au courant.

— M’étonnerait.

— Moi aussi. » Geary joua un instant avec ses commandes puis en choisit une. « Aux vaisseaux de guerre des Mondes syndiqués postés près du portail de l’hypernet de Sancerre, ici le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance présente dans ce système. Sachez que la décharge d’énergie produite par la destruction du portail risque vraisemblablement d’être assez violente pour anéantir tous les bâtiments à proximité. » Il s’interrompit en se demandant s’il devait aussi faire allusion au danger qu’elle pouvait faire courir aux planètes de Sancerre, voire à celles des systèmes stellaires environnants. Mais… non. Si les dirigeants du Syndic ne s’en étaient pas encore rendu compte, il ne tenait pas à ce qu’ils l’apprissent de sa bouche. « Vous êtes dans une situation intenable. Vos bâtiments ont déjà beaucoup souffert lors des combats antérieurs. Il n’y a aucune honte à se rendre. Tous ceux qui déposeront les armes seront traités humainement, en accord avec les lois de la guerre. Vous avez ma parole.

— Vous n’attendez pas qu’ils obtempèrent en retenant votre souffle, j’espère ? lâcha la coprésidente Rione d’une voix neutre.

— Non. Mais il reste une petite chance, et ça nous faciliterait la vie.

— Ne tablez surtout pas sur la conviction que ces spatiaux maîtrisent leur propre destin. »

Geary jeta à Desjani un regard inquisiteur. Elle non plus n’avait pas l’air de comprendre la dernière assertion de la coprésidente. « Que voulez-vous dire ?

— Que les Syndics doivent disposer d’un moyen de télécommander leurs vaisseaux, répondit Rione d’une voix plus sinistre. D’une directive, autrement dit, permettant à leur commandant en chef d’outrepasser les ordres des commandants de vaisseau pour manœuvrer directement ces bâtiments et leur système de combat, en se passant de leur équipage.

— J’ai entendu des rumeurs à cet effet, déclara Desjani. Mais rien d’officiel. »

Rione lui fit un signe de tête affirmatif. « Considérez qu’il s’agit d’une confirmation formelle. Nous ne savons pas avec certitude si c’est vrai, mais il existe des renseignements confidentiels qui corroborent cette thèse. C’est, pour tout commandant en chef du Syndic, une sorte de machine infernale du Jugement dernier, d’ultime recours en catastrophe, rarement employé car son usage trop fréquent nous permettrait de détecter et d’analyser les signaux puis de retourner contre eux cette directive. »

Geary ressentit soudain une poussée de migraine et s’efforça de la chasser en pressant ses doigts sur son front. « Incroyable. » Très bien. Admettons que ce soit effectivement le cas, que ces équipages seront sciemment sacrifiés pour nous attirer dans ce piège et qu’ils ne pourraient pas s’y opposer même s’ils s’y efforçaient. Qu’ils seront donc dans l’incapacité d’empêcher leurs vaisseaux de s’attaquer aux torons du portail. Mais, si elle commande réellement aux vaisseaux, cette machine du Jugement dernier ne peut pas être très souple. « Puisque nous connaissons leurs intentions probables, nous pouvons prévoir les ordres auxquels se plieront les vaisseaux des Syndics. »

Desjani montra les dents. « Et nous saurons donc où ils se trouveront.

— Exactement. » Geary activa le système de combat et entreprit d’entrer des hypothèses. Si les plus valides bâtiments des Syndics recevaient l’ordre de sectionner les torons, dont la destruction serait censément programmée pour surprendre la flotte de l’Alliance au plus près du portail, où donc iraient-ils et quand ? Le système effectua les calculs et, une seconde plus tard, des trajectoires et des heures présumées s’affichaient à l’écran. « Nous pouvons les viser. Envoyez des projectiles cinétiques pour les intercepter sur leur cap prévu. Assez lourds pour percer leurs boucliers et balayer ces bâtiments. »

Rione fronçait les sourcils. « Je ne comprends pas. D’ordinaire, vous n’employez pas ces armes contre des vaisseaux.

— Non, parce qu’ils les verraient arriver et les esquiveraient. » Geary pointa l’index. « Mais, si ceux-là sont verrouillés sur un certain cap, si leur équipage ne peut pas outrepasser les instructions, autrement dit si la directive ne permet aucune souplesse de manœuvre, nous pouvons en dégommer quelques-uns.

— Je vois. » Rione hocha la tête. « C’est la seule façon de les empêcher de détruire le portail avant que nous ne l’atteignions, n’est-ce pas ? »

Geary jeta un regard à Desjani, qui opina à son tour. « Il me semble. Ça nous laisse une chance de le faire, en tout cas. Capitaine Desjani, ordonnez à vos experts en armement de vérifier mes calculs et de préparer le lancement. Je veux que les projectiles cinétiques soient largués automatiquement au moment optimal, en nous laissant une minute pour le compte à rebours.

— Pas de problème, capitaine. » Desjani désigna la vigie idoine, qui s’attela à la tâche.


La vague de destruction du bombardement cinétique atteignit et balaya la quatrième planète puis la troisième, environ une heure plus tard. En observant les images très grossies, Geary vit des explosions en série labourer les deux mondes et leurs installations orbitales. Les vaisseaux de guerre en construction volèrent en éclats sous les impacts et leurs fragments furent précipités en tournoyant dans l’espace ou y culbutèrent dans le vide, attirés dans le puits de gravité de la quatrième planète vers leur destruction. Les centres de contrôle et de commandement du Syndic disparurent en un éclair aveuglant, immédiatement suivi par un gigantesque nuage en forme de champignon qui s’épanouit vers le ciel. Sur la face nocturne visible des deux planètes, le scintillement des impacts émailla les zones enténébrées, offrant au regard un spectacle qui aurait sans doute été beau s’il n’avait pas recouvert une telle dévastation.

Près des images, les systèmes de l’Indomptable affichaient constamment un décompte des résultats qui se réactualisait si vite qu’on pouvait difficilement le suivre des yeux. Agacé et incapable de dire avec certitude ce que lui apprenaient ces chiffres sans cesse croissants, Geary ordonna à l’écran de lui annoncer combien il restait de cibles en activité. Le décompte décrut très bientôt. Centres de communications, spatioports, principaux aéroports, bases et installations industrielles militaires, défenses anti-orbitales, dépôts de munitions, de pièces détachées et de matériel, centres de recherches. En orbite, de gracieux dispositifs de satellites et d’installations se désagrégeaient sous les collisions pour se transformer lentement, très haut dans l’atmosphère, en nuages de débris en expansion. Sous ce cocon d’épaves, le déluge de projectiles métalliques continuait de s’abattre sur les deux planètes, ne laissant derrière lui que cratères et poutres enchevêtrées.

Tous les chiffres concernant les installations visées étaient retombés à zéro. « Un peu comme de tirer sur un poisson dans un tonneau, fit remarquer Geary.

— De larguer des bombes sur des tonneaux pleins de poissons, plutôt », rectifia Desjani. Le spectacle de la destruction de cibles du Syndic semblait la réjouir autant qu’à l’ordinaire.

« Les Syndics ont eu tout le temps d’évacuer ces cibles, fit observer Rione. Savons-nous s’ils l’ont fait ? »

Desjani haussa les épaules. « Madame la coprésidente, l’Indomptable lui-même ne saurait repérer autant de cibles humaines en mouvement à si grande distance, sous l’atmosphère d’une planète ou cachées par elle. Nous avons bien vu des signes d’évacuation en cours, mais, si vous souhaitez savoir si des Syndics sont morts dans ces bombardements, je crains de ne pouvoir répondre.

— Vous avez épargné certaines réserves de minerai brut », lança Rione.

Geary hocha la tête. « Et quelques installations orbitales. Il fallait leur laisser de quoi nous payer un tribut. Ou plutôt nous laisser quelque chose à leur prélever. Les négociations s’étant assez mal déroulées par le passé, je compte me borner à envoyer des détachements s’emparer de ce dont nous avons besoin. »

Rione le fixa quelques instants avant de répondre. « C’est probablement avisé. »

Il se rendit compte avec un peu de retard qu’on pouvait mal interpréter sa dernière déclaration. « Je ne vous reproche nullement le fait qu’ils n’ont pas honoré nos accords. Ma décision se fonde précisément sur leur duplicité, dont ils ont amplement donné la preuve. »

Rione acquiesça. « Merci. Bien que, comme vous-même, je me tienne pour responsable de ce que je ne suis pas en mesure de contrôler. »

Ça ressemblait beaucoup à un compliment. Geary se demanda pourquoi elle lui servait brusquement une aménité.

« Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir épargné les cibles civiles, capitaine Geary, poursuivit-elle.

— À votre service.

— La force syndic Alpha va croiser la trajectoire du détachement Furieux, capitaine Geary », annonça une vigie.

Cela signifiait que l’événement s’était produit quelques heures plus tôt, comme le bombardement auquel ils venaient d’assister. Geary focalisa dessus l’objectif de ses senseurs et vit s’incurver vers la quatrième planète la trajectoire du détachement Furieux puis la parabole légèrement moins infléchie de la flottille syndic la traverser une minute-lumière plus haut que sa dernière position. « Croyez-vous qu’ils aient disposé des mines sur cette trajectoire ? »

Desjani haussa les épaules. « Ils auraient pu tenter le coup. Le commandant Cresida s’y est certainement préparée. »

C’était apparemment le cas. Juste avant que la flottille du Syndic ne croise la trajectoire du Furieux, on vit la formation de l’Alliance changer de cap et s’en écarter de plus en plus obliquement. « Où diable va-t-elle maintenant ? » se demanda Geary à haute voix.

Desjani sourit. « Quand on lâche en roue libre une arme comme le capitaine Cresida en lui demandant de trouver elle-même ses propres cibles, on peut s’attendre à des décisions imprévisibles. »

Geary ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Si je n’arrive pas moi-même à prévoir ce qu’elle va faire, les Syndics en seront bien incapables, j’imagine. »

Sa vitesse acquise avait emporté le détachement Furieux très loin dans la même direction, mais sa trajectoire se distinguait de plus en plus de la projection originelle. Quand il atteignit la zone où la flottille du Syndic l’avait croisée, il se trouvait déjà à plusieurs secondes-lumière de la position fixée par cette projection. « Si les Syndics ont lâché des mines, c’est un pur gaspillage, fit observer Desjani. Elles auraient dû couvrir une région de l’espace beaucoup trop vaste. »

Le détachement Furieux virait toujours, mais il plongeait également, à présent, sous le plan du système en dessinant une longue spirale, à mesure que ses vaisseaux décrivaient un cercle complet, pour ne reprendre enfin la formation qu’à l’approche des deux bâtiments pratiquement achevés soustraits au bombardement cinétique. Au-delà, très loin, la force syndic Alpha continuait de traverser en trombe le système stellaire de Sancerre, creusant plus formidablement encore l’écart qui la séparait du détachement de l’Alliance.

Une demi-heure plus tard, Geary voyait ce dernier survoler les chantiers déjà singulièrement délabrés et balayer de frappes chirurgicales de ses lances de l’enfer les dernières cibles intactes. Dix minutes après, les remorqueurs du Syndic se désarrimant avant de s’enfuir à toutes jambes, le détachement Furieux éventrait le cuirassé et le croiseur en construction que l’ennemi avait tenté de sauver, tandis que les unités les plus légères de l’Alliance poursuivaient leur chemin pour faire exploser ces remorqueurs, aussi facilement que si elles chassaient des mouches.

Conscient que rien de ce qu’il pourrait faire désormais n’aurait d’incidence sur l’issue de la bataille pour le système de Sancerre, Geary s’arracha à ce spectacle. Cette issue reposait à présent sous ses yeux, près du portail de l’hypernet où la force syndic Bravo patientait toujours, immobile.

Encore une heure et demie avant le contact, du moins si les Syndics ne réduisaient pas plus rapidement la distance en décidant de charger à la dernière minute.

Moins de deux heures avant que, fatalement ou presque, tous les habitants de ce système ne découvrissent les conséquences de la destruction d’un portail de l’hypernet.

« Comment se fait-il que personne n’ait encore tenté de détruire un portail de l’hypernet, capitaine Desjani ? demanda-t-il. Si j’en crois les archives de la guerre que j’ai consultées, certains systèmes stellaires proches du territoire ennemi et dotés d’un portail ont été attaqués et investis. Pourquoi ces portails n’ont-ils pas été détruits ? »

La question parut la surprendre. « L’ennemi ne pouvait pas se servir d’un de nos portails. C’est la toute première fois qu’une armée détient une clef de l’hypernet de l’ennemi.

— Certes, mais il pourrait toujours se servir de son propre portail pour dépêcher rapidement des renforts ou organiser une contre-attaque pour reprendre ce système.

— Oui, capitaine. » Elle avait l’air de croire que ça se passait d’explication.

La raison lui en apparut subitement. Il n’avait pas raisonné en combattant moderne. « Vous tenez à ce que les forces ennemies se montrent !

— Bien sûr, capitaine Geary. C’est le but de toute action offensive : engager le combat avec l’ennemi et le détruire. » Elle l’affirmait comme si c’était de notoriété publique. « Tout ce qui facilite l’entrée en guerre des forces ennemies contribue à la réalisation de cet objectif : le pousser à combattre. Un portail opérationnel, c’est un champ de bataille garanti.

— Évidemment. » Réduisez la guerre à sa composante la plus basique – tuer l’ennemi – et le tour est joué. Vu sous cet angle, il était parfaitement logique de laisser les portails de son hypernet intacts, puisque leur bon fonctionnement garantissait la constante irruption de nouveaux adversaires qu’on pouvait tenter d’anéantir, ainsi que la certitude qu’ils obtiendraient des renforts plus vite que vous ; mais peu importait, puisqu’il s’agissait d’autant de cibles à abattre. Pas étonnant qu’ils aient subi autant de pertes. Pas seulement parce qu’ils ont tout oublié de la stratégie militaire, mais à cause de cette posture qui place le carnage au-dessus de la victoire. Ils ont oublié qu’on peut tuer davantage d’ennemis en remportant intelligemment la victoire qu’en le massacrant pied à pied.

Il étudia, pour la centième fois peut-être en quelques heures, la formation de sa flotte. Comment la distribuer au mieux contre un ennemi massivement inférieur en nombre, mais qui espère vous voir vous rapprocher ? Il débouchait toujours sur la même solution, bien qu’elle ne fût nullement infaillible : « Il va falloir scinder la flotte. »

Desjani opina sans trahir aucune inquiétude.

Conscient qu’il allait passer un temps infini à en débattre en son for intérieur puisqu’il n’existait aucune manière évidente de procéder, il prit sa décision. Il pianota sur les touches et organisa des formations qui séparaient le corps principal de la flotte en six sections, chacune composée d’un panachage de gros vaisseaux et d’escorteurs.

« Six ? s’étonna enfin Desjani.

— Oui. Je veux éviter de fournir aux Syndics la concentration de cibles qu’ils espèrent. Et pouvoir aussi leur opposer notre puissance de feu, ce que m’interdiraient des formations si nombreuses que beaucoup de nos unités ne pourraient opérer le contact. » Il hésita puis écrasa la touche permettant d’envoyer des ordres à toute la flotte. « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, ici le capitaine Geary. De nouvelles affectations de position vous ont été adressées. Exécution à T vingt. Je veux que chaque formation effectue des passes contre la force syndic Bravo jusqu’à ce qu’elle ait fui la zone du portail ou qu’elle soit anéantie. »

Desjani étudiait les données sur son écran, les yeux plissés, plongée dans ses pensées. « Six formations. Chacune frôlant tour à tour les Syndics avant de virer sur l’aile puis de revenir à la charge. Comme une énorme roue. S’ils ne bougent pas, on va les tailler en pièces.

— C’est l’idée générale, admit-il.

— Vous avez remis l’Indomptable dans la formation Delta, fit-elle remarquer.

— Oui. » En quatrième position, ce qui la chiffonnait légèrement. « Les Syndics, selon moi, tiendront le coup pour les trois premières passes. Quand la quatrième formation – Delta, en l’occurrence – approchera, je crois qu’ils réagiront. Je tiens à ce que l’Indomptable soit sur place à ce moment-là. » Desjani sourit, tout comme le personnel de quart sur la passerelle. Conscient de garder aussi l’Indomptable en réserve parce que les Syndics ne survivraient vraisemblablement pas aux trois premiers assauts – il avait le devoir de ramener le vaisseau dans l’espace de l’Alliance avec la clef de l’hypernet du Syndic –, Geary éprouva une pincée de remords. Il y avait de fortes chances pour que l’Indomptable ne survolât que leurs débris.

À moins que ça ne tourne mal et qu’ils n’entreprennent d’abattre ce portail. Auquel cas, clef à bord ou pas, il devrait impérativement se trouver sur place.

« Projectiles cinétiques en approche », annonça la vigie de l’armement d’une voix un tantinet blasée. Ils avaient déjà esquivé une bonne demi-douzaine de salves ; ils voyaient arriver de si loin les projectiles que la plus infime accélération ou correction de cap y suffisait. « Origine : défenses du portail de l’hypernet.

— On va bientôt leur donner de quoi se faire du mouron », déclara jovialement Desjani.

Geary se demanda fugacement comment se distrairait le capitaine Desjani si jamais la guerre touchait à sa fin et que bouffer du Syndic n’était plus regardé comme un passe-temps acceptable.

Les systèmes de manœuvre de l’Indomptable s’activèrent à T vingt, propulsant sa masse vers le bas jusqu’à la position où il attendrait le reste de la formation Delta. Tout autour de lui, les autres bâtiments quittaient celle qu’ils occupaient, telle une machine extraordinaire venant à l’instant de se décomposer en ses multiples pièces détachées. Ses composants filèrent à travers l’espace, tissant des motifs complexes à mesure qu’ils se dirigeaient vers leur nouvelle position et que la machine se réorganisait en six versions plus petites.

Se déplacer sur de pareilles distances et s’aligner de telle façon que la formation de queue se trouvât à plusieurs minutes-lumière de celle de tête exigea un bon moment. La recomposition n’était pas achevée que la vigie annonçait : « Les systèmes d’armement recommandent le lancement des projectiles cinétiques contre la force syndic Bravo dans une minute. »

Geary hocha la tête. « Faites. »

La nouvelle disposition de la flotte ordonnée par Geary avait sans doute contraint les systèmes d’armement de chacun des vaisseaux à réévaluer les cibles qui leur étaient attribuées, mais ces calculs n’avaient guère pris plus d’une seconde. Le tir de barrage automatique contre les défenseurs du portail de l’hypernet se déclencha très précisément au moment optimal.

Trois minutes-lumière seulement séparaient les vaisseaux de tête de l’Alliance des Syndics postés près du portail, soit trente minutes de trajet à leur vélocité de 0,1 c ; sans doute la plus longue demi-heure qu’il vivrait jamais, songea-t-il. Et l’on parle de distorsions relativistes ! Le temps lui-même semblait s’être arrêté.

« Les défenseurs du Syndic procèdent à des manœuvres évasives pour éviter les projectiles cinétiques en approche, annonça la vigie de l’armement. Les systèmes signalent que quatre de leurs cuirassés changent de position sur les trajectoires prévues.

— Ils réagissent exactement comme vous l’aviez pensé, capitaine Geary, marmonna Desjani.

— Voyons déjà s’ils contrôlent assez leurs vaisseaux pour esquiver, déclara-t-il prudemment, l’estomac noué.

— La formation Alpha entame une première passe d’arme sur les défenseurs du Syndic. Ils ripostent. »

Geary focalisa son hologramme sur le combat. Les destroyers et croiseurs légers de l’Alliance arrivaient sur deux flancs et pilonnaient de leurs tirs les unités défensives postées près du portail. Munies de puissants boucliers, ces dernières essuyèrent sans dommage le feu des vaisseaux légers, puis les croiseurs lourds survinrent, projetant de la mitraille en réseaux serrés avant de procéder à des tirs de barrage de leurs batteries de lances de l’enfer. Les billes frappaient les boucliers défensifs affaiblis et se vaporisaient sous le choc, puis les javelots chargés de particules les transperçaient. L’une après l’autre, les unités défensives vacillaient sous les coups, arrachées à leur position par les impacts et désormais privées de leur capacité d’intervention.

Pendant ce temps, les gros vaisseaux de guerre du centre de la formation Alpha passaient en trombe devant le cœur de la force syndic Bravo, dont les cuirassés et croiseurs de combat, déjà gravement endommagés, occupaient toujours leur poste devant le milieu du portail. Les cuirassés de l’Alliance – Téméraire, Résolu, Redoutable et Écume de guerre – martelèrent l’un après l’autre les Syndics impuissants en passant au plus près de l’ennemi. Les cuirassés avaient choisi de retenir le feu de leurs catapultes à mitraille et de leurs missiles spectres pour leur préférer leurs lourdes batteries de lances de l’enfer. Les faibles ripostes du Syndic ricochaient, pratiquement inoffensives, sur les puissants boucliers des vaisseaux de l’Alliance, tandis que les salves tirées par ces derniers déchiquetaient littéralement les bâtiments ennemis déjà déglingués. Un premier cuirassé explosa, suivi d’un second et de deux croiseurs de combat ; ne restait plus, au centre de la formation syndic, qu’un unique croiseur de combat blessé.

Geary observait la scène en se frottant le menton, attendant d’assister à l’inéluctable réaction des Syndics.

De nouveaux vivats l’arrachèrent à sa contemplation du cœur de la formation ennemie. Il déplaça le regard et constata qu’un des cuirassés du Syndic, encore en bon état l’instant d’avant, avait essuyé un projectile cinétique massif par le milieu et tanguait de guingois. Quelques instants plus tard, un croiseur de combat adverse était touché à son tour ; la frappe avait fait voler sa proue en éclats et l’avait envoyé dinguer cul par-dessus tête. La directive du Syndic n’avait laissé à son équipage aucune chance d’esquiver la bombe cinétique.

À la plus grande surprise de Geary, Desjani ne jubilait pas. Le visage empourpré, elle avait plutôt l’air en colère. « On aurait dû leur permettre de riposter », marmotta-t-elle. Prenant brusquement conscience du regard de Geary posé sur elle, elle haussa les épaules avec embarras. « Comme vous l’avez dit vous-même, capitaine, quand c’est un massacre, c’est inique. Même s’il s’agit de Syndics. »

Il opina. « Nous avons encore à nous inquiéter de trois cuirassés et de deux croiseurs de combat encore ingambes. »

La formation Bravo de l’Alliance plongeant sur eux, les escorteurs de la flottille du Syndic bondirent à leur rencontre. Geary retint son souffle : cinq croiseurs lourds, un léger et neuf avisos chargeaient droit sur une formation de l’Alliance composée de quatre croiseurs de combat et conduite par le capitaine Duellos du Courageux. Le Formidable, l’Intrépide et le Renommé l’accompagnaient, entourés de dix croiseurs lourds, de six croiseurs légers et d’une douzaine de destroyers. Pourtant, sachant que, si Duellos se fourvoyait, la puissance de feu des Syndics était largement suffisante pour lui coûter quelques vaisseaux, Geary n’observait pas ce spectacle sans inquiétude et éprouvait une envie impérieuse, dure à surmonter, de frapper du poing sa touche des communications pour le conseiller. Mais il se trouvait à près de deux minutes-lumière d’un combat en train de se dérouler, et ces deux minutes de retard dans l’affichage des événements pouvaient se révéler critiques. En outre, de tous ses subordonnés, c’était à Duellos, Desjani et Cresida qu’il se fiait le plus. Retiens tes mains. Laisse donc les gens compétents faire leur travail.

Duellos se montra à la hauteur de cette confiance. Alors que les Syndics fondaient sur sa formation, il la fit pivoter vers le haut pour concentrer la puissance de feu de tous ses vaisseaux sur la zone que l’ennemi allait traverser. Quelques minutes avant le contact, les destroyers et croiseurs légers de l’Alliance accélérèrent à leur tour et bondirent en avant, filant vers le haut pour ratisser latéralement les flancs de l’attaquant. Des avisos flambèrent et se brisèrent sous ce tir nourri, puis les croiseurs lourds foncèrent bille en tête dans un tir de barrage de missiles spectres, soigneusement minuté, suivi d’un feu de mitraille et de lances de l’enfer. Les trois croiseurs de tête se fragmentèrent, un quatrième vacilla et fut propulsé au loin, immédiatement poursuivi par quelques croiseurs de l’Alliance, tandis que le cinquième tentait de plonger dans la direction opposée, mais tombait sur quatre croiseurs de l’Alliance qui l’acculèrent et, simultanément, percèrent ses boucliers sur trois côtés. Tandis que l’épave du cinquième croiseur lourd du Syndic culbutait à travers l’espace, son croiseur léger rescapé tentait d’éperonner le Courageux, mais se désintégrait avant sous le feu de quatre croiseurs de combat.

« Quelle vaillance ! » marmonna Desjani, admirant la charge avortée du croiseur léger.

La formation Bravo de l’Alliance continua de grimper et de prendre du champ. Trouvant à son tour admirable la manière dont Duellos avait repoussé l’attaque, Geary vit les bâtiments lourds du Syndic prendre position autour du portail de l’hypernet et il serra les poings de dépit. Cette attaque suicidaire avait admirablement servi son propos, en laissant aux autres vaisseaux des Syndics le temps de se préparer à détruire le portail.

« Formation Gamma. Capitaine Tulev, ignorez le croiseur de combat posté au centre du portail. Ne frappez que les vaisseaux en lisière.

— Tulev. Bien reçu. » Le solide Tulev n’avait pas l’air fébrile, mais il n’en donnait jamais l’impression. Geary le regarda changer la trajectoire de sa formation pour mener ses croiseurs de combat vers le secteur où deux des cuirassés rescapés décéléraient pour passer lentement devant les centaines de torons chargés de maintenir en place la matrice à particules du portail. Les croiseurs lourds affectés à la formation Gamma filèrent comme des flèches vers le croiseur de combat blessé du Syndic posté devant le centre du portail, tandis que le Léviathan de Tulev, avec les frères d’armes de sa division, le Dragon, le Vaillant et l’Inébranlable, remontaient vers les deux cuirassés.

Geary jeta un coup d’œil morose sur les deux derniers gros vaisseaux syndics qui n’avaient pas encore participé à l’affrontement : un cuirassé et un croiseur de combat. Il ne pouvait guère blâmer la décision de Tulev. Séparer les croiseurs de sa formation égaliserait sans doute les chances face aux Syndics, qui, probablement, n’auraient pas été assez nombreux pour arrêter les vaisseaux ennemis. « Formation Delta. L’Indomptable et l’Audacieux vont engager le combat contre le cuirassé du Syndic à dix degrés sur bâbord et soixante-sept de l’Indomptable vers le haut. Le Terrible et le Victorieux se chargeront du croiseur de combat, à quinze degrés sur bâbord et quarante et un de l’Indomptable vers le haut. Les croiseurs lourds escortent l’Indomptable et l’Audacieux. Les croiseurs légers et les destroyers accompagnent le Terrible et le Victorieux. À toutes les unités, adoptez une nouvelle trajectoire de cinquante degrés vers le haut à T zéro. » Geary se pencha vers le capitaine Desjani. « Il nous faut une rapide estocade. »

Elle hocha la tête. « Vous l’aurez, capitaine. » Les vaisseaux de Tulev n’étaient pas encore à portée de tir que la vigie de l’armement prononçait les paroles que Geary avait tant redoutées. « Les vaisseaux rescapés syndics ont ouvert le feu sur les torons du portail. »

Загрузка...