Dix

Après la richesse de Sancerre, Ilion semblait bien stérile et désolée. Une seule planète plus ou moins hospitalière, hébergeant quelques cités closes dont une d’ores et déjà désaffectée faute d’habitants. Les seuls vaisseaux en vue étaient des bâtiments vétustes qui, confinés à l’intérieur du système, circulaient entre la planète habitable et quelques vieilles installations industrielles à proximité d’une ceinture d’astéroïdes. Aucun vaisseau de guerre, et la base militaire du Syndic, située sur une lune de la géante gazeuse à près de deux heures-lumière de l’étoile, était elle aussi abandonnée.

Geary décida de ne pas contacter les habitants de cette planète. Il n’avait aucunement l’intention d’en approcher la flotte et voyait mal ce qu’ils auraient pu lui apporter. De fait, un examen attentif de la base militaire désaffectée montra qu’on avait embarqué tous les vivres et fournitures, et même cannibalisé une partie du matériel. « Il semblerait qu’ils aient démonté cette base depuis au moins deux décennies, fit observer Desjani. Compte tenu de la proximité de Sancerre, tous ceux qui pouvaient partir avaient déjà dû la quitter.

— En ce cas, pourquoi, à votre avis, les Syndics n’ont-ils pas encore évacué la planète ? demanda Geary.

— Parce que déplacer tous ces gens coûterait une fortune, je parie. On les y a probablement abandonnés, à charge pour eux de se débrouiller tout seuls, car leur évacuation aurait grevé la trésorerie de quelque société syndic.

— Laissés pour compte. » Geary hocha la tête en se demandant quel effet ça faisait. S’agissant du matériel, c’était assez courant. Mais il ne s’était pas attendu à voir infliger le même sort à des gens. Combien de temps ceux-là survivraient-ils sur ce qu’ils pourraient cultiver, fabriquer et phagocyter ? On pouvait parier que la population continuait d’y diminuer. Arriverait-il un jour, dans plusieurs siècles peut-être, où s’éteindrait le dernier être humain d’Ilion ? Sans doute avait-il déjà vu nombre de systèmes stellaires évincés par l’hypernet, mais celui d’Ilion était le plus durement frappé. « Déplaçons la flotte de manière à couvrir le point de saut depuis Strena. » Si certains des quarante vaisseaux qui avaient suivi Falco en avaient réchappé, ils gagneraient nécessairement Ilion depuis cette étoile. « Je veux que nous prenions position à dix minutes-lumière du point d’émergence. Si jamais un vaisseau sort de l’espace du saut, il aura peut-être besoin d’être très vite secouru. »

Il consulta de nouveau l’écran. Compte tenu de leur vélocité actuelle, ils se trouvaient à deux jours de trajet du point de saut qu’il comptait surveiller. « Il est temps de tenir une autre réunion stratégique, me semble-t-il. »

Ça faisait un bien fou de retrouver les commandants des trente vaisseaux du détachement Furieux autour de la table ; de constater à quel point tous étaient satisfaits de ce qui s’était passé à Sancerre. Nul ne semblait disposé à afficher ouvertement son hostilité ou son mécontentement, du moins pour le moment. La coprésidente Rione avait de nouveau choisi de s’abstenir. Geary se demanda ce qu’elle projetait et pourquoi, plutôt que d’y assister en personne pour soulever problèmes ou objections, elle préférait tabler sur des comptes rendus de seconde main. Elle devait pourtant se douter que Geary ne prendrait pas ses arguments en mauvaise part s’ils étaient raisonnables.

Les journées qu’ils avaient passées dans l’espace de saut entre Sancerre et Ilion, après la rude pression exercée sur eux par les dernières opérations, avaient été majoritairement consacrées au repos et à la remise en forme. L’absence totale d’alertes interrompant ses périodes de sommeil avait permis à Rione de réellement dormir quand elle couchait avec lui, et elle donnait l’impression d’avoir apprécié mais ne lui avait pas expliqué pourquoi elle n’assistait pas à cette conférence. Cette femme restait un mystère pour lui.

« Nous ne pouvons que deviner ce qu’ont fait les bâtiments qui ont quitté la flotte, déclara Geary à son assemblée de commandants de vaisseau, en évitant soigneusement des termes aussi lourds de sens que “mutinerie” ou “désertion”. Selon les meilleures estimations des simulations, si certains ont survécu, à Vidha, à l’inéluctable rencontre avec une force largement supérieure du Syndic, ils se sont repliés par ces étoiles pour rejoindre Ilion après une dernière escale à Strena », asséna-t-il brutalement. C’était la pure et simple vérité et, si aucun n’en avait réchappé pour gagner Ilion, il ne tenait à ce qu’on se demandât pourquoi. « Si ces simulations sont exactes, tout vaisseau cherchant à retrouver notre flotte devrait arriver entre demain soir et les quatre prochains jours.

— Combien de temps allons-nous les attendre ? » s’enquit le commandant du Dragon.

Geary fixa un instant l’hologramme avant de répondre. « Au moins jusqu’à la fin de ce quatrième jour. Je n’ai pas encore fixé de date butoir. Nous ne pouvons pas nous attarder ici indéfiniment, mais, si jamais quelqu’un survient, je tiens à être sur place.

— Et si les Syndics arrivaient les premiers ? demanda le commandant du Terrible.

— S’ils déboulent dans ce délai de quatre jours, nous les combattrons, affirma Geary. Ensuite, tout dépendra de très nombreux facteurs. J’en déciderai. » Il y eut des hochements de tête, tant pour exprimer un consentement que pour accepter tout bonnement son autorité. « Si jamais les Syndics émergeaient sur les talons de vaisseaux qui s’efforcent de nous rejoindre, nous aurions un combat sur les bras. Je m’attends à devoir protéger ces bâtiments, car ils auront sans doute beaucoup souffert, sans compter que nous devrons faire notre possible pour éliminer la force ennemie. »

Il montra l’hologramme du système. « Dès que nous aurons récupéré nos vaisseaux manquants et liquidé leurs poursuivants, je compte quitter ce système pour Tavika. » Cette déclaration fit fleurir quelques sourires. Tavika les rapprocherait de l’espace de l’Alliance. « Tavika nous offrira ensuite trois choix possibles pour le saut suivant. Si Baldur me paraît sans risque, nous opterons pour cette étoile. » Nouveaux sourires. La distance séparant Baldur de Tavika équivalait au terrain qu’avait perdu la flotte en sautant vers Sancerre. « Dans ces parages, la hiérarchie syndic de nombreuses étoiles, dont leur système mère, n’aura pas encore entendu parler de notre escapade à Sancerre. Ce qui signifie qu’ils n’ont aucune idée de notre localisation. Ils commenceront à nous chercher dès qu’ils en auront eu vent, mais ils ne sont pas près de nous trouver. »

Il s’interrompit pour balayer la tablée du regard. « Si jamais des vaisseaux nous rejoignent, nous devrons évaluer leurs dommages. Si certains ont subi de trop graves avaries, je devrai peut-être les faire évacuer. Apprêtez-vous à héberger du personnel à votre bord si le cas se présente. Nous n’abandonnerons personne, dans aucune circonstance. D’autres questions ? »

Il n’y en avait pas. Tous se montraient beaucoup trop dociles. Geary était peut-être paranoïaque, mais il avait du mal à croire que tous les officiers qui, jusque-là, le regardaient avec scepticisme étaient désormais prêts à gober tous ses dires. Mais peut-être étaient-ils tout simplement épuisés. La journée officielle de travail tirait à son terme.

« Merci. »

Une fois les autres images « parties », celle du capitaine Duellos demeura, les yeux fixés sur l’hologramme. « Plutôt frustrant, n’est-ce pas, de ne rien pouvoir faire et de devoir se contenter d’attendre en espérant voir apparaître quelques-uns de ces vaisseaux ?

— En effet, convint Geary en s’affalant dans son fauteuil. Pourquoi sont-ils donc si souples et silencieux ? Pourquoi ne me pose-t-on pas davantage de questions ? »

Duellos lui lança un regard énigmatique. « Parce que tous se sentent aussi frustrés. Ils aimeraient bien aider ces imbéciles qui ont suivi Falco mais ne voient aucun moyen d’y parvenir à part attendre et espérer que quelques-uns réussiront à gagner Ilion. Le plus sceptique des officiers de la flotte consent à courir le risque que vous prenez en restant ici. Il en irait peut-être autrement si Falco était présent et tentait de les rallier à quelque plan stupide, comme, par exemple, sillonner en tous sens les systèmes stellaires du Syndic pour retrouver nos vaisseaux manquants. Mais il n’a pas daigné attendre pour consolider ses appuis.

— Une chance pour moi, j’imagine, fit lugubrement remarquer Geary.

— Et pour tous les vaisseaux qui ne l’ont pas suivi, rectifia Duellos. Haut les cœurs, capitaine Geary. Tout se passe bien.

— Ça pourrait être pire. » Il s’interrompit. « Très bien. J’ai une question un peu personnelle. Me concernant.

— Vous concernant ? Vous ou la Dame de fer de la République de Callas ? »

Geary sourit. « La Dame de fer ?

— C’est une femme coriace, s’expliqua Duellos. De celles qui font une amie précieuse ou une ennemie dangereuse.

— Voilà qui décrit parfaitement la coprésidente Rione, reconnut Geary.

— Mais je crois comprendre que vous êtes en excellents termes pour l’instant.

— On peut le présenter comme ça. Toute la flotte est au courant, n’est-ce pas ? »

Duellos hocha la tête. « Je n’ai pas personnellement sondé tous ses matelots, mais en trouver un qui n’en aurait pas eu vent serait pour le moins épineux.

— Personne ne m’en parle.

— Que serions-nous censés vous en dire ? Vous féliciter ? Vous interroger sur la tactique que vous avez appliquée pour parvenir à vos fins ? »

Geary s’esclaffa tandis que Duellos souriait. « Excellent argument, en effet. J’aimerais seulement savoir si ça pose des problèmes. Je sais que Numos et ses amis auraient souhaité déclencher un scandale, avant même que les rumeurs courant sur ma liaison avec Rione ne fussent fondées.

— J’en ai vaguement entendu parler, admit Duellos. Comme je vous l’ai déjà dit, ça ne regarde que vous et ça n’a aucune incidence sur votre professionnalisme. Tant que vous vous interdirez, la coprésidente Rione et vous, de vous afficher publiquement, je ne m’attends pas à ce qu’on objecte. Ouvertement, en tout cas. Vos adversaires tenteront probablement de dépeindre cette liaison sous un jour négatif. Mais, si vous continuez tous les deux à vous comporter comme vous le faites actuellement, je vois mal quel impact ça pourrait avoir. Que vous l’ayez contrainte à devenir votre concubine pour la dévaloriser serait sans doute la rumeur la plus dommageable, mais personne connaissant cette femme n’y ajouterait foi. Pas plus qu’à des bruits laissant entendre que vous conspireriez tous les deux contre l’Alliance. Outre la légendaire dévotion de Black Jack Geary à l’Alliance, la loyauté de la coprésidente Rione envers sa planète et l’Alliance en général est de notoriété publique. » Il lança à Geary un coup d’œil inquisiteur. « Est-ce très sérieux, si je puis me permettre de poser la question ?

— Sincèrement, je n’en sais rien.

— Vous ne me l’avez pas demandé, mais, à votre place, je ne jouerais pas avec les sentiments d’une femme comme la coprésidente Rione. Je ne serais guère surpris d’apprendre que l’expression “la vengeance faite femme” ait été forgée pour quelqu’un de très semblable à elle. »

Geary sourit de nouveau. « Je suis persuadé que ça n’arrivera jamais. »

Duellos fixa sa main en fronçant les sourcils, comme s’il l’examinait. « D’un autre côté, la politicienne qui se tiendra auprès de Black Jack Geary quand il aura ramené la flotte dans l’espace de l’Alliance jouira forcément d’une position enviable.

— C’est vrai », déclara Geary d’une voix prudemment neutre.

Duellos reporta le regard sur lui. « Vous chevauchez un tigre. Vous en êtes conscient ?

— Ouais. J’en suis conscient. » Le vieil adage selon lequel tout se passe bien pour celui qui chevauche un tigre (sauf que l’animal le mène où il veut et que le cavalier n’ose pas descendre de sa monture car elle se retournerait aussitôt contre lui) lui avait déjà traversé l’esprit. C’est une forte femme et elle peut se révéler dangereuse. Je me demande si ce n’est pas ce qui m’a séduit en Rione.


Geary ruminait encore ces pensées en regagnant sa cabine où l’attendait Victoria Rione. « La réunion s’est bien passée ?

— Tes espions ne t’en ont pas encore informée ? »

Ça n’eut pas l’heur de la déconcerter. « Pas tous, non. Quand tu tiens ces conférences dans la soirée, c’est très malcommode pour eux. » Elle désigna l’hologramme du système au-dessus de la table. « Il faut que je te montre quelque chose. »

Il s’assit et son regard se posa sur la région de l’espace qu’il affichait. D’ordinaire, il parvenait assez aisément à reconnaître ce qu’il avait sous les yeux en se repérant sur des étoiles, des nébuleuses ou d’autres objets célestes remarquables. Mais pas là. Il n’identifiait rigoureusement rien de mémoire. « Où est-ce ?

— Les confins opposés de l’espace du Syndic. Rien d’étonnant si tu ne les reconnais pas, puisque personne de l’Alliance n’a été autorisé à s’y rendre, en dehors peut-être de prisonniers acheminés vers un camp de travail. » Les doigts de Rione dansèrent délicatement sur les touches pour faire pivoter la vue. « J’ai étudié certaines des archives syndics récupérées à Sancerre. Il s’agit là des plus récentes informations dont nous disposions sur ce secteur. Tu ne remarques rien ? »

Il regarda défiler lentement les astres à mesure que le champ étoilé pivotait au gré des instructions de Rione. La frontière avec les systèmes stellaires inexplorés ou non colonisés formait bien entendu une sorte d’agglomérat touffu. La disposition des astres dans le cosmos ne se prête guère aux arrangements géométriques qu’affectionne le cerveau humain. Quelque chose le dérangeait bien dans ce panorama, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. « Que suis-je censé remarquer ?

— Peut-être qu’en mettant en surbrillance les systèmes stellaires abandonnés au cours du dernier siècle… suggéra Rione. Et, par “abandonné”, je ne veux pas dire qu’on les a laissés s’étioler, mais bien que toute présence humaine en a été retirée. » Elle appuya sur une autre touche et plusieurs étoiles brillèrent plus fort.

Le tableau se mit aussitôt en place dans l’esprit de Geary. « Ça ne ressemble pas à une frontière mais à une ligne de démarcation.

— Oui, convint-elle calmement. Et ça ne devrait pas, car il n’existe censément rien au-delà des confins de l’espace des Mondes syndiqués. Pourtant, c’est bien le cas. Le secteur représentant les systèmes stellaires occupés ne grossit pas ni ne s’étend comme il le devrait vers d’autres étoiles riches. Et, là où de bien plus pauvres devraient être laissées de côté, on ne distingue pas de fossé.

— Exactement comme à la frontière de l’Alliance et des Mondes syndiqués. » Geary se pencha plus près pour étudier le secteur. Il indiqua du doigt les systèmes stellaires abandonnés mentionnés un peu plus tôt par Rione. « Et ceux-là devraient s’être engagés au-delà de cette “ligne de démarcation” qui ne devrait pas exister.

— C’est cette zone tampon que tu as demandé aux fusiliers d’organiser dans la cité orbitale qui m’a mis la puce à l’oreille, fit-elle observer. Un no man’s land séparant les Mondes syndiqués de… qui ou quoi ? Maintenant, je vais superposer à ce secteur la représentation de l’hypernet du Syndic. » Des étoiles se mirent à briller d’une couleur différente pour former un maillage complexe. « Que vois-tu ?

— Tu es bien sûre de ça ?

— Absolument certaine. »

Geary examina la représentation. On avait réservé les portails de l’hypernet, lui avait-on expliqué, aux systèmes assez riches ou extraordinaires pour justifier une telle dépense : aux étoiles où tout le monde voulait se rendre, dont les ressources et la population permettaient de créer assez de richesses pour que les y installer en vaille la peine. Mais l’hypernet, bien sûr, avait aussi une fonction militaire : il permettait d’envoyer très rapidement des forces armées là où l’on avait besoin d’elles. Une étoile pauvre mais de grande valeur stratégique pouvait ainsi se voir attribuer un portail. Et elles étaient très nombreuses à l’autre bout de l’espace du Syndic. « On dirait bien que quelque chose les inquiète, non ? »

Rione opina. « Mais, si ton hypothèse est exacte, ceux qui ont offert la technologie de l’hypernet à l’humanité n’ont en fait donné aux Mondes syndiqués que les moyens d’installer une bombe de la puissance d’une nova dans tous les systèmes qui font face à cette menace inconnue. Comme une enceinte fortifiée. De fait un champ de mines, mais à une échelle incroyable, menaçant les gens mêmes qui s’imaginent qu’il les défend.

— Bien davantage, répondit Geary. J’ai parlé avec le capitaine Cresida de ce qui arrivait aux bâtiments pris dans l’espace du saut au moment de l’explosion d’un portail. Ils pourraient soit se désintégrer, soit se retrouver égarés au beau milieu du vide intersidéral, à une décennie de l’étoile la plus proche. Si les Syndics, au même moment, s’efforçaient d’envoyer promptement des renforts vers Sancerre, tous ceux qui s’y sont retrouvés piégés pendant la décharge d’énergie du portail ont dû être détruits, ou leur menace éliminée pour des années.

— Et, en même temps, une bonne part des capacités militaires des Mondes syndiqués ? Ce qui exclurait toute frappe de représailles.

— Ouais. » Geary s’efforçait, sans y parvenir, de se représenter l’amplitude des destructions occasionnées par l’effondrement d’un portail. « Comment font-ils pour garder ça sous le boisseau, Victoria ? Comment les Syndics peuvent-ils interdire à cette information de se répandre ?

— Leur société contrôle étroitement l’information dans tous les cas, fit-elle remarquer. En outre, la guerre leur permet de justifier l’omerta qu’ils imposent à leurs citoyens. Ajoute à cela l’énorme quantité d’informations disponibles. Il n’est pas difficile d’enfouir des faits de première importance sous une montagne de détails triviaux. Nous avons nous-mêmes recueilli un matériau considérable dans les installations désaffectées de Sancerre. Je n’en ai exploré qu’une petite partie. Je vais continuer de chercher, mais, sincèrement, je ne m’attends pas à trouver des confirmations. Les archives dont nous nous sommes emparés sont toutes ou presque classées au degré le plus bas de la confidentialité. Tout ce qui pourrait concerner des intelligences non humaines, et surtout une menace de cet ordre, devrait être classé secret-défense.

— Autrement dit, en bombardant les QG des Syndics à Sancerre, nous avons probablement vaporisé toutes les copies de ces archives. Pour un peu, j’envisagerais de nous mener nous-mêmes jusqu’à cette ligne de démarcation, histoire d’en avoir le cœur net, et même de la franchir pour voir ce qu’on trouve au-delà. » Geary s’aperçut soudain qu’il avait inconsciemment tracé, de tête, des trajectoires possibles vers les confins des Mondes syndiqués.

« Ce serait du suicide, déclara froidement Rione. Même si la flotte te suivait.

— Ouais, je sais. Elle ne me suivrait pas. Je l’espère, en tout cas. » Il renversa sur son siège, les yeux clos. « Que pouvons-nous en dire à d’autres ?

— Rien, John Geary. Parce que, en réalité, ce ne sont que des hypothèses.

— Tu y crois, toi ?

— Je le crains.

— Moi aussi. » Il rouvrit les yeux et contempla les systèmes stellaires inconnus des confins de l’espace du syndic. « Comme si nos sujets d’inquiétude n’étaient pas déjà assez nombreux. On me dit que les archives réquisitionnées indiquent qu’aucun progrès ne s’est fait récemment dans le sens de la paix. Tu as trouvé des renseignements à cet effet ?

— Non. Trop ancien. »

Geary hocha la tête, non sans de nouveau se demander ce qui s’était passé à la frontière de l’Alliance et des Mondes syndiqués. Il se rendit compte, en examinant l’hologramme depuis les profondeurs de l’espace syndic, que, de leur point de vue, les Mondes syndiqués devaient avoir l’impression d’être pris en étau entre deux autres grandes puissances. Était-ce cette perspective qui poussait leurs gouvernants à se sentir menacés des deux côtés ? « Les Syndics ont déclaré aux leurs qu’ils avaient détruit notre flotte dans leur système mère. Ils ont probablement servi le même mensonge à l’Alliance, qui n’a aucun moyen de se persuader du contraire. Crois-tu qu’elle va solliciter la paix ?

— Non. » Rione laissa transparaître un instant son chagrin. « Nombreux sont ceux qui, dans l’Alliance, combattent la froidure de cette guerre interminable en attisant leur haine des Syndics. Ils ne se fieraient à aucune condition d’une paix qui leur serait offerte.

— Nous avons pu constater qu’ils avaient des raisons de se méfier. Les Syndics ont trahi tous les accords que nous avons passés avec eux jusque-là et tenté de nous piéger partout où ils le pouvaient.

— Ce qui s’est retourné contre eux à longue échéance, en dépit de l’avantage provisoire qu’ils en avaient retiré, puisqu’ils ne peuvent plus décrocher le moindre accord qui leur soit favorable dans la mesure où l’on ne se fie plus à leur parole. »

Geary opina sans quitter l’hologramme des yeux. « Espérons qu’ils n’auront pas pu exploiter la situation présente à leur profit, puisqu’ils ont accroché à nos basques un grand nombre de leurs bâtiments.

— Tu as détruit bien plus que quelques vaisseaux syndics, lâcha Rione.

— La flotte, pas moi, rectifia-t-il. Mais… pourtant… je me demande quel genre de combats on livre en ce moment près de la frontière avec l’Alliance. Ces spatiaux syndics que nous avons capturés et qui se sont battus à Scylla n’ont rien pu nous en dire. » Les éléments de la flotte de l’Alliance qu’on avait laissés sur place se battaient-ils désespérément contre un ennemi bien plus puissant, tandis que l’Alliance elle-même s’efforçait frénétiquement de construire des vaisseaux pour les remplacer et d’entraîner des équipages ? Combien perdrait-on de ces unités qui gardaient la frontière pendant que la flotte de Geary se frayait un chemin jusqu’au bercail ? « J’ai une petite-nièce à bord de l’Intrépide. »

De surprise, Rione arqua les sourcils. « Comment le sais-tu ?

— Michael Geary me l’a appris avant la destruction du Riposte. » Juste avant que son arrière-petit-neveu ne se sacrifie avec son vaisseau pour permettre au reste de la flotte d’échapper au piège tendu par les Syndics dans leur système mère. « Il m’a remis un message pour elle. » « Dites-lui que je ne vous hais plus. » Je pouvais difficilement lui reprocher de détester Black Jack Geary, ce héros incomparable dont l’ombre l’avait hanté toute sa vie durant. Grâce en soit rendue aux vivantes étoiles, j’ai eu brièvement le temps de lui apprendre que je n’étais pas réellement le Black Jack Geary qu’il avait appris à exécrer en grandissant. Ma petite-nièce me haïrait-elle aussi ? Que pourra-t-elle bien m’apprendre de la famille que j’ai laissée derrière moi ?

« Je te souhaite de la retrouver, déclara tranquillement Rione.

— Tu ne m’as jamais dit si tu avais encore de la famille chez toi.

— Un frère et une sœur. Ils ont des enfants. Mes parents sont toujours vivants. Tout ce que la malchance t’a enlevé. J’espère que tu comprends pourquoi je ne t’en parle pas beaucoup. La seule idée de t’obliger à te remémorer tout ce que tu as perdu me perturbe. »

Il hocha la tête. « Je t’en suis reconnaissant. Mais n’hésite pas à le faire si tu en ressens le désir. Dénier à toi ou à d’autres ce qui leur reste ne me rendra pas ce que j’ai perdu.

— Tu n’es pas doué pour le déni ? » demanda-t-elle avec un petit sourire.

Geary eut un reniflement sarcastique. « Pas moins qu’un autre, j’imagine.

— Pas d’accord. » Elle désigna l’hologramme. « Tu as découvert ce qui nous a échappé à tous. Ou ce que nous avons refusé de voir pour des raisons inconscientes. »

Cette fois, il secoua la tête. « Nous n’avons rien découvert. Comme tu l’as fait remarquer, rien ne le prouve. À ton avis, les gens au pouvoir dans l’Alliance voudront-ils y croire ?

— Il nous faudra peut-être, pour l’expliquer, leur apprendre que les portails de l’hypernet sont des armes potentielles, et ça m’inquiète davantage. »

Il garda un instant le silence. « Tu penses toujours qu’ils s’en serviront ?

— Je n’en suis pas certaine, mais, si le conseil des ministres était au courant, je ne jurerais pas qu’une majorité ne consentirait pas à recourir à l’emploi de ces armes que sont les portails du Syndic. » Rione fixait l’hologramme, le visage blême. « Et le sénat réussirait sans doute, en cas de vote, à dégager une majorité favorable à leur utilisation. Réfléchis, John Geary. Nous pourrions dépêcher un détachement vers chaque système stellaire syndic proche de notre frontière, faire exploser son portail puis nous enfoncer de plus en plus profondément en territoire ennemi, en laissant derrière nous un sillage de complète dévastation.

— Ça ne marcherait pas, rectifia-t-il. Tu as vu s’effondrer le portail de Sancerre. La décharge d’énergie anéantirait les vaisseaux qui détruiraient ces portails. Un aller sans retour. »

Elle opina, le regard lointain. « Eh bien, nous construirions des vaisseaux automatisés pilotés par des intelligences artificielles et nous les enverrions détruire ces systèmes. Compte tenu de l’immensité de l’espace, les espions syndics trouveraient le temps de faire leur rapport et l’ennemi finirait par comprendre et exercer des représailles identiques. Des flottes d’IA réduisant en miettes les systèmes stellaires et balayant l’humanité de la Galaxie… Quel cauchemar ne pourrions-nous pas déchaîner ! »

Geary sentit se révulser ses entrailles et il se rendit compte qu’elle avait raison. « Pardon. Je n’avais pas l’intention de faire peser ce poids sur tes épaules.

— Tu n’avais pas beaucoup le choix et tu étais bien intentionné. » Elle soupira. « Je ne peux pas exiger d’un homme seul qu’il porte tout le fardeau de cette flotte.

— Je ne t’ai même pas demandé si tu voulais le partager avec moi.

— Bah, tu es un homme, non ? » Rione haussa les épaules. « Ça a parfaitement marché.

— Vraiment ? »

Rione inclina la tête et le dévisagea. « Qu’est-ce qui te dérange, à présent ? Si je ne m’abuse, il ne s’agit pas des Syndics ni d’extraterrestres, ni de robots pourfendeurs de l’humanité. »

Il soutint son regard. « Il s’agit de toi et de moi. Je m’efforce seulement de comprendre ce qu’il y a entre nous.

— Baise. Confort. Compagnie. Chercherais-tu autre chose ?

— Pas toi ?

— Je n’en sais rien. » Rione médita un instant puis secoua la tête. « Je n’en sais rien, répéta-t-elle.

— Tu n’es pas amoureuse de moi, donc ? »

Elle afficha de nouveau cette expression amusée, un peu distante. « Non, autant que je sache. Tu es déçu ? » Le visage de Geary, ou son attitude, avait dû trahir ses sentiments, car elle se départit de son air amusé. « Il n’y a eu qu’un seul amour dans ma vie, John Geary. Je te l’ai dit. Depuis, j’ai consacré mon existence à l’Alliance en m’efforçant, à ma façon, de servir le peuple pour lequel mon mari a donné la sienne. Le reste t’appartient, pour ce que ça vaut. »

Geary se surprit à rire doucement. « Ton cœur ne peut pas m’appartenir et ton âme s’est donnée à l’Alliance. Que peut-il bien me rester ?

— Mon esprit. Ce n’est pas rien. »

Il hocha la tête. « Non. Effectivement.

— Cette partie de moi-même ne suffit pas à ton bonheur, sachant que tout le reste revient à d’autres ? s’enquit-elle sereinement.

— Je n’en sais rien.

— Tu es trop honnête, John Geary. » Elle soupira. « Mais moi aussi, sans doute. Peut-être devrions-nous tenter de nous mentir.

— Je ne crois pas que ça marcherait », déclara-t-il sèchement. Impossible de ne pas se demander si elle était réellement sincère et si elle n’aurait pas en tête des projets dont il ignorait tout. De bien des façons, l’esprit de Victoria Rione était pour lui terra incognita, au moins autant que la lointaine frontière des Mondes syndiqués.

« Non, mentir ne nous avancerait certainement pas. » Rione regardait à travers lui. « Mais est-ce que la sincérité suffira ?

— Je n’en sais rien non plus.

— Le temps nous le dira. » Elle tendit la main pour éteindre l’hologramme puis se leva en le fixant avec une expression qu’il fut incapable de déchiffrer. « J’avais oublié qu’il existe une autre partie de moi-même dont tu peux disposer. Mon corps. Tu ne l’as pas demandé, mais je te le signale. Je n’en ai fait don à personne depuis la mort de mon mari. »

Il ne put déceler en elle aucune trace d’insincérité et, même dans le cas contraire, il n’aurait certainement pas eu la bêtise de mettre son affirmation en doute. « Je ne te comprends vraiment pas, Victoria.

— Est-ce pour cette raison que tu restes si distant ?

— Il se pourrait.

— Ce n’est peut-être pas plus mal.

— Tu ne t’ouvres pas non plus beaucoup à moi, fit-il remarquer.

— C’est assez vrai. Je ne t’ai fait aucune promesse. Tu ne devrais pas m’en faire non plus. Nous sommes tous deux des vétérans de la vie, John Geary, blessés par les deuils que nous avons subis parce que nous aimions. Il faudra que tu me parles d’elle un jour.

— D’elle ? » Il savait parfaitement ce qu’elle voulait dire mais refusait de l’admettre.

« Quelle qu’elle fût. Celle que tu as laissée derrière toi. Et à qui je te vois parfois songer. »

Il baissa les yeux, sentant soudain en lui comme un grand vide engendré par les espoirs déçus. « Bien sûr. Un de ces jours.

— Tu m’as dit que tu n’étais pas marié.

— C’est vrai. Ç’aurait pu se faire mais ça n’est jamais arrivé. Je me demande encore pourquoi. Mais il y a eu aussi beaucoup de non-dit, beaucoup de choses qu’on n’aurait pas dû passer sous silence.

— Sais-tu ce qu’elle est devenue après ta mort présumée ? »

Il fixa le néant, se remémorant. « Il s’est passé quelque chose avant ma dernière bataille. Un accident. Stupide. Son vaisseau était très loin du mien, de sorte que je n’ai appris sa mort que trois mois après, alors que je m’apprêtais à reprendre contact avec elle pour lui demander pardon de m’être conduit comme un imbécile et que j’avais longuement répété ce que je comptais lui dire.

— Je suis navrée, John Geary. » Rione le regarda, le regard embué d’un chagrin partagé. « Les rêves sont lents à mourir, même s’ils ne sont restés que des rêves. » Elle tendit la main pour prendre la sienne et le releva pour l’attirer à elle. « Quand tu te sentiras prêt, tu pourras m’en dire plus. Tu n’en as jamais parlé à personne, n’est-ce pas ? J’en étais sûre. Les plaies ouvertes ne guérissent pas, John Geary. » Elle se rapprocha d’un pas et l’embrassa lentement, en laissant ses lèvres s’attarder sur les siennes. « Suffit pour aujourd’hui, la camaraderie. Et nous avons déjà beaucoup trop réfléchi tous les deux. J’aimerais maintenant profiter de l’autre avantage de notre relation. »

Le corps qu’il tenait dans ses bras était chaud et vivant, et, l’espace d’un bref instant au moins, il oublia les soucis du présent et les souvenirs du passé.


Le hic, ç’avait été de choisir la formation adéquate. La flotte de l’Alliance se trouvait tout près du point de saut d’où pouvait à tout moment surgir une force syndic. Autant dire qu’elle n’aurait que très peu de temps pour s’adapter quand l’ennemi se montrerait, et qu’elle devrait probablement le combattre avec la formation qu’elle aurait déjà adoptée. Mais elle ne connaîtrait celle des Syndics que quand ils apparaîtraient.

Ce que Geary savait, en revanche, c’était que, si les Syndics s’étaient lancés aux trousses d’une flottille de l’Alliance gravement meurtrie, ils ne perdraient certainement pas leur temps. On pouvait sans trop de risque tabler sur des unités légères et très rapides arrivant droit sur les talons de quelques fuyards de l’Alliance. Quelle que soit la formation qu’adopterait Geary, elle pourrait aisément en disposer. Le problème, c’était ce qui arriverait derrière. S’il s’agissait de croiseurs lourds, ils seraient rapidement anéantis, mais si, juste après leurs unités légères, les Syndics donnaient des cuirassés, il devrait veiller à ce qu’ils n’emportent pas avec eux un trop grand nombre de ses propres vaisseaux.

Au pire, ils disposeraient d’une force plus puissante que la sienne, auquel cas, quand ils émergeraient du point de saut, l’Alliance devrait frapper vite et fort pour profiter de l’effet de surprise et de sa supériorité numérique ponctuelle.

« Ça pourrait très mal tourner, fit-il remarquer au capitaine Duellos au terme d’une discussion sur les choix qui s’offraient à eux. Mais nous serons près du portail, de sorte qu’ils ne se seront pas encore déployés. Je vais maintenir une formation en hémisphère. » Sur l’hologramme qui flottait entre les deux hommes, la formation évoquait effectivement une coupe dont le fond circulaire épais, composé de plus de la moitié de la flotte, formait une sorte de matrice aux lignes de tir imbriquées, tandis que le restant des vaisseaux étaient disposés en formations planes, semi-circulaires, orientées vers l’ennemi. « Nous pourrons les frapper durement en un point donné, puis revenir frapper ailleurs leur formation, quelle que soit celle qu’ils auront adoptée.

— S’ils ont réellement la supériorité numérique, nous les écraserons même si cela doit nous détruire, répondit Duellos. Ce n’est peut-être pas le dénouement idéal, mais, s’ajoutant à leurs pertes de Sancerre et de Caliban, il les privera au moins de leur avantage numérique. »

Geary opina sans quitter l’hologramme des yeux. « Et la guerre se poursuivra donc.

— La guerre se poursuivra donc.

— J’aimerais faire beaucoup mieux. »

Duellos eut un sourire sardonique. « Vous pouvez compter sur la flotte. Ici, tout fait ventre. L’orgueil de la flotte, le désir de sauver nos camarades, la confiance engendrée par les récentes victoires. Il nous reste une chance, même si ça se présente mal. » Son sourire s’élargit. « Et il vient de me venir une idée qui pourrait faire pencher la balance de notre côté. »


On aurait pu croire d’un homme qui a passé tant d’années dans la flotte qu’il aurait appris la patience, se disait Geary en arpentant les coursives de l’Indomptable. On y consacrait effectivement une bonne partie de son temps à attendre ; attendre d’aller quelque part, d’y patienter, attendre une urgence ou une crise qui ne se produirait peut-être jamais, attendre de savoir combien de temps encore il faudrait attendre. Ça semblait être aussi inhérent à la vie de soldat que le rata ou le danger de mort.

Pour autant, ça n’en facilitait pas l’attente, surtout quand on crevait d’envie de savoir si des vaisseaux allaient rejoindre la flotte. Celle-ci, comme suspendue dans le vide et assujettie à sa lente révolution autour de son étoile, était postée face au point de saut d’où risquaient d’émerger les bâtiments manquants. Les auxiliaires s’employaient laborieusement à fabriquer de nouvelles armes et pièces détachées, et tous les autres avaient bien besoin de réparations et d’un entretien de routine, mais Geary avait fait personnellement tout son possible pour se préparer. Trop fébrile pour s’atteler à d’autres tâches, il parcourait l’Indomptable, parlait à l’équipage et découvrait que son aptitude sans cesse croissante à reconnaître les matelots et les officiers qu’il croisait était une source de réconfort. Lentement, très lentement, il commençait à se sentir ici chez lui.

Il rencontra le capitaine Desjani dans une coursive et constata, non sans surprise, qu’elle affectait un enjouement qu’on ne lui connaissait d’habitude que quand elle avait assisté à la destruction d’un bon nombre de vaisseaux syndics. « Vous avez l’air de bonne humeur », fit-il remarquer.

Elle lui rendit son sourire. « Je viens d’avoir une longue conversation avec quelqu’un du Furieux, capitaine. »

Le Furieux se trouvait très loin, prêt à assumer une autre mission spéciale avec son détachement recomposé. L’espace d’un instant, Geary se demanda pourquoi Desjani, compte tenu du délai impliqué, aurait eu une longue conversation avec le capitaine Cresida, puis il comprit qu’il ne s’agissait nullement de cette dernière. « Comment va le lieutenant Casell Riva ? »

Desjani, de fait, rougit légèrement. « Très bien, capitaine Geary. Le capitaine Cresida l’impressionne beaucoup, tout comme les nouveaux senseurs et notre nouvel armement.

— Je vois. Ravi que l’armement de la flotte lui plaise.

— En réalité, il est très content d’avoir été libéré et avait l’air enchanté de me parler.

— Je n’en doute pas, Tanya. Il s’adapte bien, donc ? »

Son sourire se fana quelque peu. « Il a connu de dures épreuves, si je l’en crois. On ne passe pas impunément si longtemps dans un camp de travail syndic, sans aucun espoir de libération ni de sauvetage. Il faut un bon moment pour s’en remettre. Il se réveille parfois complètement paniqué, persuadé que sa libération n’est qu’une hallucination. Mais, bien entendu, l’espoir est revenu. » Elle s’interrompit une seconde. « Cas… Le lieutenant Riva a été très surpris de la façon dont vous dirigez la flotte. Et des tactiques que vous employez. Le départ du capitaine Falco l’a laissé à la fois intrigué et déchiré. Mais il a vu tout ce qui s’est passé à Sancerre et il en reste éberlué, capitaine. »

Geary était lui-même un peu gêné. « Les choses se sont bien goupillées. Nous avons eu de la chance.

— Vous en êtes pour beaucoup responsable, si vous me permettez, capitaine. » Elle s’accorda une nouvelle pause. « Il est resté le même. Il en sortira peut-être quelque chose.

— Je l’espère. La guerre bousille bien assez de vies comme ça. Que deux au moins puissent avoir une chance de se remettre sur les rails… voilà qui fait chaud au cœur. »

Desjani hocha la tête, le regard lointain, perdue dans ses souvenirs. « On verra. Nous aurons largement le loisir de renouer et de rattraper le temps perdu. Saviez-vous qu’il y avait une énorme base de données sur les prisonniers de guerre de l’Alliance dans les archives téléchargées à Sancerre ? Pas réactualisée, sans doute, puisque la dernière entrée date de trois ans, mais qui comporte les noms d’un tas de gens que nous croyions morts. Si… – pardonnez-moi, capitaine – quand nous regagnerons l’espace de l’Alliance, cette liste fera le bonheur de beaucoup de monde. »

Geary lui jeta un regard intrigué. « Depuis quand les Syndics ont-ils cessé de partager ces listes de prisonniers avec l’Alliance ?

— Plusieurs décennies au moins, capitaine. Il faudra que je vérifie. À un moment donné, ils ont décidé qu’ignorer si son personnel porté disparu était mort ou vif saperait le moral de l’Alliance et ils ont arrêté de les transmettre. L’Alliance, bien entendu, a fait de même par mesure de rétorsion. »

Ce n’était pas une idée réjouissante. Envoyer au combat amis, amants ou parents était déjà suffisamment moche en soi, mais ignorer ce qu’ils étaient devenus ensuite… Une authentique torture.

« Nous allons devoir récupérer cette liste, et peut-être tenter de convaincre les Syndics d’échanger avec nous des listings remis à jour. »

Elle opina. « Si quelqu’un peut le faire, c’est vous, répondit-elle. Je viens seulement de commencer à la parcourir. Il y a tant de noms et elle est si curieusement conçue que je ne cesse d’obtenir des réponses à des questions que je n’ai pas posées. Mais j’aimerais avoir le fin mot sur le destin qu’ont connu certaines personnes. Tantôt présumées tombées au combat, tantôt présumées capturées. Je peux sans doute en donner maintenant la confirmation.

— En vous faisant aider de pas mal d’autres, j’imagine », fit remarquer Geary, tout en se disant qu’une liste vieille de trois ans ne pourrait certainement pas lui apprendre si Michael Geary avait réussi par miracle à s’échapper du Riposte avant sa destruction dans le système mère du Syndic. Ça resterait sans doute un mystère, mais il valait mieux le présumer mort et connaître ainsi une agréable surprise s’il réapparaissait en vie. Rien, de fait, ne portait à croire que son arrière-petit-neveu avait pu survivre au naufrage de son vaisseau.

Ce qui lui remit en mémoire les trente-neuf bâtiments qui avaient accompagné le capitaine Falco à Strabo. Il aurait aimé connaître déjà la réponse à cette question, si terrible qu’elle fût sans doute. L’incertitude n’était pas moins rongeante que taraudante, atroce conviction que bien peu d’entre eux, sinon aucun, n’auraient survécu assez longtemps pour gagner Ilion.


« Les voilà ! »

Geary jaillit de sa cabine sans prendre la peine de consulter son écran. Il dévala de longues coursives et escalada des échelles jusqu’à la passerelle, où il se laissa tomber dans son fauteuil, pantelant. C’est là seulement qu’il alluma son hologramme, avec une prière muette pour qu’il y ait autant de rescapés que possible.

De façon surprenante, trois cuirassés étaient présents. Les systèmes de l’Indomptable les identifièrent bientôt : le Guerrier, l’Orion et le Majestic. Et un unique croiseur de combat, l’Invulnérable, si gravement endommagé que Geary dut vérifier l’inventaire à deux fois avant de s’en convaincre. Ne restaient plus que deux des six croiseurs lourds qui les avaient accompagnés, aucun des quatre croiseurs légers n’en était revenu et, sur dix-neuf destroyers, seuls sept avaient survécu.

« Les pauvres imbéciles ! » marmotta-t-il. Un cuirassé et deux croiseurs de combat perdus corps et biens, ainsi qu’un grand nombre d’unités plus légères. Des trente-neuf vaisseaux qui avaient suivi Falco, treize seulement étaient parvenus à gagner Ilion.

Le visage de Desjani était blanc de colère. « Le Triomphe n’a pas réussi. Je vous parie tout ce que vous voulez qu’il est resté à l’arrière-garde pour retenir les poursuivants pendant que les autres gros vaisseaux s’échappaient.

— Ça n’a guère profité au Polaris ni à l’Avant-garde, fit remarquer Geary, conscient de la fureur qui vibrait dans sa voix. Regardez l’Invulnérable. Comment peut-il encore avancer ?

— Aucune idée, capitaine. Mais tous ces vaisseaux sont en piteux état. Je ne sais même pas si le Titan parviendra à les restaurer, quel que soit le temps qu’on lui accordera.

— On le saura bientôt. » Il appuya enfin sur la touche des communications. « Colonel Carabali. Contactez vos détachements de fusiliers à bord du Guerrier, de l’Orion et du Majestic. Les commandants Kerestes, Numos et Faresa sont relevés sur-le-champ de leurs fonctions et mis aux arrêts.

Tout comme le capitaine Falco, au motif de négligence criminelle ayant entraîné la perte de vaisseaux de l’Alliance. » L’inculpation de mutinerie attendrait. L’important, pour Geary, c’était la conscience que Falco, par sa sottise, avait causé la perte de tant de bâtiments. Il appuya sur une autre touche. « Guerrier, Orion et Majestic, ici le capitaine Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. Vos commandants sont immédiatement relevés de leur commandement. Vos seconds l’assumeront provisoirement. » Il pressa une troisième touche, activant cette fois le canal général de la flotte. « À toutes les unités qui viennent d’entrer dans le système d’Ilion : accélérez au maximum de votre vélocité et traversez la formation de la flotte pour rejoindre ses auxiliaires et leurs escorteurs à l’arrière-garde. Nous présumons que vous êtes poursuivis et nous voulons disposer d’un champ de tir dégagé. Le détachement Furieux exécutera l’opération Barricade dans votre sillage. Restez au large, s’il vous plaît. À toutes les autres unités : préparez-vous au combat. Nous devons venger la perte de nombreux vaisseaux.

— L’“opération Barricade” ? » Rione venait d’arriver sur la passerelle, essoufflée par le sprint qu’elle avait dû piquer, elle aussi, pour y grimper. Elle fixait l’hologramme et mesurait l’étendue des pertes, le visage livide.

« Une petite idée avancée par le capitaine Duellos, expliqua Geary. Nous avons chargé la plus grosse partie de nos mines sur les vaisseaux sous le commandement du Furieux. Ils se dirigent à présent vers le point de saut en semant le plus dense champ de mines que nous pouvons réaliser en ce bref laps de temps. »

À la perspective de tous ces vaisseaux syndics heurtant les mines de plein fouet, le capitaine Desjani était tout sourire. « Ce qui rend l’affaire encore plus douce, c’est que nous pouvons nous permettre de les gaspiller sans compter parce que les auxiliaires seront capables de les remplacer grâce aux matériaux que nous avons récupérés à Sancerre. Ce sont les Syndics eux-mêmes qui nous en auront donné les moyens. »

Sur son écran, Geary voyait les images, décalées dans le temps, du Furieux et de son détachement qui accéléraient vers le point de saut pour poser leurs mines. Rione reprit la parole. « Qu’arrivera-t-il si un grand nombre de vaisseaux syndics émergent du point de saut quand le Furieux et ses collègues croiseront à proximité ?

— Le risque est conséquent, admit Geary. Même si la présence près du point d’émergence du détachement Furieux prêt à filer le minimise, les Syndics peuvent effectivement rappliquer avant que nos vaisseaux n’aient fini de le dépasser. C’est bien pourquoi j’ai prié le capitaine Cresida de se porter volontaire pour cette mission. »

Rione lui jeta un regard atone. « Croyiez-vous vraiment que le capitaine Cresida regarderait une telle “prière” comme différente d’un ordre explicite ? »

Desjani lui lança un regard torve, tandis que Geary lui-même s’efforçait de réprimer une grimace. L’accusation de Rione exprimait assez de vérité pour la rendre cinglante. « Madame la coprésidente, si je m’interdisais de faire ou d’exiger toute action qui pourrait se traduire par la mort de quelques-uns des gens qui sont sous mon commandement, je me retrouverais comme l’âne de Buridan et, en l’occurrence, ça signifierait certainement, pour tous ceux dont je suis responsable, la mort ou l’internement dans un camp de travail du Syndic.

— Tant que vous resterez conscient des conséquences… » répliqua-t-elle.

Cette fois, Geary la fusilla du regard en se demandant pourquoi elle se montrait si contrariante. Peut-être cherchait-elle à lui faire comprendre qu’elle restait malgré tout la voix de sa conscience. « Si vous cherchez à me contraindre à l’honnêteté, vous marquez un point », répondit-il à voix basse.

Il se concentra de nouveau sur l’hologramme et constata que cette dispute avait eu au moins le mérite de lui faire oublier, pendant quelques minutes, sa crainte de voir surgir les poursuivants du Syndic au beau milieu du détachement Furieux. Le point d’émergence se trouvait à dix minutes-lumière. En ce moment même, les trois cuirassés devaient recevoir son ordre de relever leur commandant de ses fonctions. Les Syndics auraient fort bien pu débouler en masse entre-temps et dévaster le détachement sans même qu’il le sache.

Son écran se réactualisa et montra les images de la pose des mines, pareilles à des œufs mortels, telle qu’elle s’était produite dix minutes plus tôt. Leur champ était d’une réjouissante densité, puisque Geary n’en avait gardé aucune. Il faudrait en payer le prix plus tard. Ses vaisseaux devraient sans doute aussi dilapider des tombereaux de mitraille et de spectres, sans parler des dommages qu’ils subiraient et qu’il faudrait réparer, du matériel qu’il faudrait remplacer ; et les quatre auxiliaires de la flotte seraient bien incapables, en dépit de toutes les ressources pillées à Sancerre, de remplacer tout ce matériel d’un seul coup de baguette magique. La remise à flot après ce gaspillage prendrait un bon moment. Mais au moins les auxiliaires pourraient-ils poursuivre leur besogne durant les transits dans l’espace du saut. Quand la flotte atteindrait Baldur, ils auraient reconstitué une bonne partie des réserves de munitions et d’armement.

Si elle l’atteignait un jour, se remémora-t-il. Ils en étaient encore très loin, et une bataille décisive se déroulerait probablement sur le trajet.

« L’Invulnérable lambine sérieusement, fit remarquer Desjani.

— Je m’étonne même qu’il puisse encore avancer », marmonna Geary pour toute réponse, en consultant de nouveau le rapport d’avaries du croiseur. Il étudia ensuite l’hologramme, évalua de tête la progression des vaisseaux de l’Alliance et s’efforça de deviner à quel moment leurs poursuivants apparaîtraient. Je dois éviter de me trouver trop proche du point de saut à leur émergence, mais, si je ne me décide pas maintenant à bouger, nos chances de couvrir l’Invulnérable à temps continueront de décroître.

J’ai dû abandonner le Riposte à son destin. Pas question de lâcher l’Invulnérable. « À toutes les unités : accélérez à 0,05 c à T quarante. Maintenez votre position par rapport à l’Indomptable, votre pivot. » Il se tourna vers Desjani. « Capitaine, veuillez garder à l’Indomptable une trajectoire centrée sur le point d’émergence.

— Oui, capitaine. » Desjani donna les ordres requis avec le même calme apparent.

Geary réfléchit encore quelques secondes. « Détachement Furieux. Dès l’opération Barricade achevée, prenez position derrière le point d’émergence et en surplomb. » Devait-il prendre d’autres mesures ? Le Guerrier, l’Orion et le Majestic avaient quasiment rattrapé la flotte. Plusieurs des destroyers rescapés les accompagnaient, mais les autres et les deux croiseurs lourds survivants étaient restés avec l’Invulnérable. Il lui faudrait s’en souvenir. Il ne pouvait pas, dans le feu de l’action, se permettre de remplacer les commandants des croiseurs et destroyers réchappés de leur fugue avec Falco.

Peut-être n’était-ce même pas nécessaire, si, alors qu’ils auraient pu trouver le salut auprès du reste de la flotte, ces hommes faisaient preuve d’assez de courage et de discipline pour soutenir un Invulnérable sérieusement endommagé.

Loin derrière la queue de la formation, les auxiliaires étaient protégés par un groupe d’escorteurs écœurés rassemblés autour de la deuxième division de cuirassés, soit quatre puissants vaisseaux qui devraient suffire à éviter ou repousser toute attaque menée contre eux. Aucun n’avait envie de rater la bataille. Mais Geary avait promis aux escorteurs qu’ils seraient autorisés à se placer en première ligne lors du prochain combat ; et il y en aurait certainement un.

Guerrier, Orion et Majestic traversèrent la formation de l’Alliance sans marquer aucune pause, comme s’ils avaient le diable aux trousses. « Moi, je serais passée en première ligne », grommela Desjani, dégoûtée, visiblement mécontente que les trois cuirassés ne se fussent même pas retournés pour aider à combattre leurs poursuivants. En dépit des dommages dont ils avaient souffert, elle marquait un point, dut reconnaître Geary en son for intérieur. Me contenter de remplacer leur commandant ne suffira pas à faire de ces trois bâtiments des atouts fiables pour la flotte. Leurs spatiaux se comportent en poules mouillées alors que la flotte est là pour les protéger. Que l’équipage de vaisseaux commandés par des gens comme Numos et Faresa ne soit pas très motivé ne devrait pas me surprendre. Il va devenir essentiel de les entraîner derechef et de les stimuler davantage.

Dès que s’achèvera cette bataille qui ne saurait tarder.

Comme s’ils avaient entendu Desjani, les destroyers accompagnant les trois cuirassés blessés se retournèrent pour piquer vers les escadrons qu’ils avaient désertés à Strabo et tenter de reprendre leur place dans la formation. Geary jeta un coup d’œil aux rapports d’avaries qu’ils diffusaient sur le réseau de la flotte et secoua la tête. « Claymore et Cinquedea, ici le capitaine Geary. Nous prenons note avec plaisir et fierté de votre désir de poursuivre le combat, mais vous êtes trop sérieusement endommagés. Rejoignez les auxiliaires pour appuyer leurs escorteurs, tandis qu’ils commenceront à vous réparer. » Il s’interrompit, en se persuadant qu’il devait ajouter quelque chose. « Si des Syndics s’approchent des auxiliaires, je compte sur vous pour les défendre vaillamment. » Un tantinet maladroit, peut-être, mais l’amour-propre de leurs équipages en serait flatté. Ils avaient bien mérité ce témoignage de courtoisie par leur combativité. Décidément, celle-ci avait malgré tout son rôle à jouer.

Le point d’émergence se trouvait encore à plus de huit minutes-lumière. Nul signe des Syndics ne s’était encore manifesté. Le détachement Furieux avait fini son travail et ralliait la position qui lui avait été assignée. Desjani fixait d’un œil anxieux les chiffres indiquant la distance du point de saut. « Ne devrions-nous pas ralentir, capitaine ? Si nous sommes trop près quand les Syndics émergeront… »

Geary secoua la tête. « Pas encore. L’Invulnérable n’est toujours pas sous notre protection.

— Bien, capitaine. »

S’il lui arrivait de ne plus jouir de l’approbation de Desjani, ce serait certainement parce qu’il aurait foiré ce jour-là dans les grandes largeurs, songea-t-il. « Nous maintiendrons notre vélocité jusqu’à une minute-lumière de l’Invulnérable, et, s’ils n’ont pas encore émergé, nous…

— Forces ennemies au point d’émergence », cria une vigie, en même temps que les sirènes ululaient.

De stupeur, Geary fixa les images qui apparaissaient sur son écran en clignant des yeux : l’avant-garde syndic émergeait bel et bien dans l’espace conventionnel. Non pas un essaim d’unités légères, mais douze croiseurs de combat disposés en trois losanges verticaux. Logique, se dit-il, si leur commandant s’attendait à combattre quatre gros vaisseaux endommagés, uniquement protégés par quelques escorteurs rescapés. Pourquoi dépêcher des unités légères qui risquaient d’être anéanties dans une embuscade désespérée (du moins si les vaisseaux de l’Alliance avaient choisi de rester en position près du point de saut), alors qu’on pouvait réduire les pertes au minimum en envoyant une force assez puissante pour écraser un ennemi au bout du rouleau ?

Hélas pour le commandant syndic et les douze cuirassés, la flotte de Geary et un champ de mines compact les attendaient de ce côté-ci de l’espace du saut.

Pendant quelques secondes, les croiseurs syndics s’écartèrent majestueusement du point d’émergence à 0,1 c ; ils avaient indubitablement aperçu la flotte et compris en un éclair que la partie avait tourné à leur désavantage. Sur son écran, Geary les regarda se retourner et pivoter lentement pour altérer leur trajectoire vers le bas. Il ne disposa que d’un bref instant pour s’étonner que les vaisseaux spatiaux ne manquent jamais de « sonder » plutôt que de « grimper », comme des avions, voire des individus arpentant la surface d’une planète, alors que ces deux directions étaient purement arbitraires et exigeaient exactement autant d’effort dans l’espace.

Les croiseurs de combat syndics orientant en l’occurrence leur proue vers le bas, ils s’engouffrèrent dans le champ de mines latéralement plutôt que bille en tête, offrant ainsi de plus larges cibles aux explosifs. Si leurs escorteurs avaient ouvert la voie, l’anéantissement de ces unités légères aurait sans doute servi d’avertissement aux gros croiseurs, mais ils n’en furent prévenus que par leur propre collision. Des explosions lacérèrent leurs flancs, provoquant l’effondrement des boucliers latéraux et permettant ainsi aux mines suivantes d’entamer leur coque. Ils vacillèrent sous les chocs, tandis que les mines les perforaient et envoyaient voler des débris dans l’espace. L’un d’eux explosa à la suite d’une surcharge de son réacteur, puis deux autres presque coup sur coup, et les trois vaisseaux furent bientôt réduits en quelques nuages de shrapnels, qui s’épanouissaient sur le lieu de leur destruction. Des neufs croiseurs survivants, huit dérivaient maintenant dans le vide, incontrôlés et secoués de temps à autre par de nouvelles explosions, heurtés par une mine errante ou dévastés par une avarie interne.

Le neuvième, plus endommagé encore que l’Invulnérable, sortit du champ de mines en titubant ; la plupart de ses propulseurs étaient détruits et son système de combat H.S., mais il réussissait malgré tout à maintenir le cap. Geary consulta du regard la disposition géométrique du champ de bataille. « Les spectres de l’Écume de guerre sont à portée de tir maximale de ce bâtiment. Tentons-nous de lui porter quelques coups ? Est-ce que ça en vaut la peine ? »

Desjani hocha la tête. « Il ne pourra jamais esquiver les missiles. Une vraie cible foraine.

— Exactement ce qu’ils voyaient eux-mêmes en l’Invulnérable, convint Geary. Écume de guerre, ici le capitaine Geary. Arrosez de spectres ce croiseur de combat. À toutes les autres unités : retenez le tir. La force syndic ne se réduit certainement pas à ces quelques bâtiments. Vous aurez bientôt un tas de cibles à votre disposition pour vous amuser. »

Quarante secondes plus tard, la réponse de l’Écume de guerre lui parvenait : « Bien reçu. Engageons le combat avec le croiseur de tête. » Sur son écran, Geary vit quatre spectres jaillir du cuirassé de l’Alliance et filer, en longues trajectoires légèrement incurvées, vers une interception du Syndic blessé.

« Peu importent les forces qui leur restent, déclara Desjani. Douze croiseurs de combat anéantis, ça va sacrément rétablir l’équilibre.

— Ouais. Mais où sont donc les autres ? »

Geary obtint bien vite la réponse à sa question. L’espace autour du point d’émergence, qui n’était plus qu’à sept minutes-lumière et demie, se remplit brusquement de vaisseaux. Geary se contraignit à étudier soigneusement la formation ennemie : un rectangle profond, sa face la plus large orientée vers la flotte de l’Alliance, avec ses unités les plus massives disposées au centre et aux quatre coins tandis que les vaisseaux légers comblaient les interstices.

« Vingt gros bâtiments, compta Desjani. Seize cuirassés et quatre croiseurs de combat. Trente et un croiseurs lourds. Quarante-deux croiseurs légers et avisos.

— Plus qu’assez pour anéantir la formation de l’Alliance qu’ils traquaient, fit observer Geary.

— Mais pourquoi pas plus ? demanda Desjani. Si nos fuyards risquaient de nous rejoindre ici, les Syndics auraient dû se douter de ce qu’il leur faudrait y affronter.

— Parce qu’ils ignoraient où se tenait le reste de notre flotte. Ils devaient d’abord la retrouver et, en même temps, surveiller tous les systèmes où elle aurait pu émerger. Pour pallier tous les risques, ils ont été contraints de n’affecter qu’une force réduite à cette mission. Insuffisante. Ç’aurait pu marcher si nous ne les avions pas attendus ici parce qu’ils auraient pu esquiver le combat, mais nous sommes trop près pour qu’ils s’y soustraient. » Geary appuya sur la touche des communications du canal général de la flotte. « À tous les vaisseaux : accélérez à 0,1 c à T quinze. Détachement Furieux, rectifiez vélocité et trajectoire de manière à barrer la route de repli à la formation syndic. Ne lui laissez pas regagner le point de saut. À toutes les unités : visez avant tout les bâtiments lourds. » Il vérifia la distance qui les séparait de l’Invulnérable et constata qu’il se trouvait encore à une minute-lumière, entre la flotte de l’Alliance qui donnait la charge et la formation syndic prise de court. À sa vélocité présente, la flotte croiserait et dépasserait l’Invulnérable dans sept minutes.

Le corps principal de la formation syndic heurta le champ de mines ; de nombreux bâtiments en ressortirent intacts, après s’être faufilés par les béances laissées par les coques des douze croiseurs de combat de la première vague. Mais il restait encore d’innombrables mines.

La puissance des explosions fit voler quelques avisos en éclats, tandis que les débris d’une demi-douzaine de croiseurs légers s’éparpillaient dans le vide. Trois croiseurs lourds furent éjectés de la formation, dont deux totalement détruits et un troisième hors de combat. La proue des cuirassés et croiseurs de combat syndics essuya les chocs, mais, grâce au sacrifice de leurs unités légères, ils avaient eu le temps de renforcer leurs boucliers et ils franchirent le champ de mines sans dommage apparent, mis à part l’affaiblissement de ces boucliers. « De la part de l’Anelace, du Baselard, du Masse et du Cuirasse », déclara Geary. Tout autour de lui, sur la passerelle de l’Indomptable, une ovation contenue se fit l’écho de l’approbation de son équipage : les mines de l’Alliance vengeaient les vaisseaux que celles du Syndic avaient anéantis au point de saut de Sutrah.

L’Invulnérable zigzaguait maintenant, vacillant, à travers la formation de l’Alliance. Geary s’accorda quelques secondes pour consulter les avaries infligées et fit la grimace : le croiseur de combat avait été frappé si souvent qu’on s’étonnait qu’il avançât encore. Il se demanda s’il serait bien convenable d’accorder une citation à l’équipage d’un vaisseau qui avait déserté la flotte, puis décida qu’il n’en avait cure.

Au sortir du champ de mines, la formation syndic entreprit d’incurver sa trajectoire vers le haut, dans le but de survoler la flotte de l’Alliance pour frapper ses vaisseaux du dessus tout en se maintenant hors de portée de tir de la majorité des autres.

« Ça ne marchera pas, déclara Geary à voix haute. À toutes les unités du corps principal : modifiez la trajectoire de trente-cinq degrés vers le haut à T quarante-sept. » À l’instant assigné, la formation en coupe de l’Alliance pivota autour de l’axe de l’Indomptable, orientant de nouveau son centre vers une interception de celui de la formation syndic pour fondre de nouveau sur elle par-dessus et dessous. « Voyons voir s’il repère assez vite la manœuvre pour tenter de nous éviter.

— Estimation du délai avant contact : vingt minutes. »

Les spectres de l’Écume de guerre atteignirent finalement le croiseur de combat syndic déjà gravement endommagé par les mines et franchirent ses défenses sans être inquiétés par les boucliers. Quatre explosions monstrueuses s’épanouirent à son bord, anéantissant tous ses systèmes opérationnels et le réduisant à l’état d’épave.

Les forces syndics survivantes étaient désormais largement surpassées en nombre mais elles présentaient une formation nettement plus déployée. Si ni leur commandant en chef ni Geary ne modifiaient leur disposition, celle de l’Alliance ne frapperait que la moitié des bâtiments syndics qu’elle affrontait. Geary voyait mal comment son adversaire pourrait s’y résoudre, puisqu’elle garantirait à la flotte de l’Alliance une puissance de feu dévastatrice au point de contact.

« Les Syndics modifient de nouveau leur trajectoire. Vers le bas et bâbord, semble-t-il. »

Sur l’écran de Geary, la formation ennemie pivotait de nouveau et s’éloignait en adoptant une trajectoire ascendante pour présenter son flanc aplati à celui de l’Alliance qui la frôlerait. La manœuvre n’était pas stupide, reconnut Geary. Le commandant adverse n’était manifestement pas un imbécile. « À toutes les unités : pivotez sur tribord de quatre-vingt-dix degrés et descendez de soixante à T soixante. Détachement Furieux, ajustez votre trajectoire de manière à interdire aux Syndics de rallier le point de saut vers Tavika. » Il devait partir du principe qu’ils rompraient pour fuir et, dans la mesure où le champ de mines de l’Alliance s’interposait désormais entre eux et leur point d’émergence, celui qui menait à Tavika restait leur seule solution acceptable.

« Huit minutes avant contact. »

Les vaisseaux ennemis avaient cessé de rouler et chacun pivotait dans sa formation pour présenter sa proue à la flotte, de sorte qu’ils se déplaçaient obliquement à l’intérieur de leur rectangle, dont le côté aplati s’orientait presque verticalement face à l’ennemi.

Geary envisagea un instant de faire un usage fantaisiste de la puissance de feu de son vaisseau puis vota contre. « À toutes les unités : usez à discrétion de votre armement. Ciblez en priorité les bâtiments lourds. Maintenez la formation sauf pour esquiver les tirs ennemis. Permission d’ouvrir le feu accordée dès que se présentent des occasions favorables.

— Contact dans six minutes. »

Craignant sans doute de se laisser surprendre au beau milieu d’une nouvelle manœuvre, les Syndics en étaient encore à assumer la formation quand la flotte de l’Alliance passa à leur portée. Geary regarda les deux forces se précipiter l’une vers l’autre sur son écran : l’hémisphère de celle de l’Alliance enveloppait déjà la moitié arrière de la formation syndic. Il avait assigné une position à ses vaisseaux et à sa flotte, autorisé ses commandants à tirer, et il ne lui restait plus qu’à assister au choc.

« L’ennemi tire », signala sans nécessité la vigie des armements ; des alarmes s’allumaient déjà sur l’écran de Geary. De la mitraille, concentrée sur les zones que traverseraient bientôt certains de ses vaisseaux et tirée à très courte portée. Geary espérait que ses commandants sauraient profiter du bref délai qui leur était accordé pour modifier légèrement leur trajectoire et esquiver le plus gros de ce tir de barrage. D’autres symboles d’alarme s’allumèrent sur l’hologramme : des missiles.

Sur l’écran en visuel, des points lumineux commencèrent de crépiter à mesure que la mitraille des Syndics frappait les boucliers de l’Alliance. Geary vit tirer ses propres vaisseaux ; pour les plus éloignés, les données ne lui parvenaient qu’au bout d’un délai de plusieurs secondes.

Les yeux du capitaine Desjani étaient rivés sur son propre écran. Elle mit en surbrillance un cuirassé syndic : « Notre cible, avisa-t-elle son personnel. Démolissons-la. »

Les parois de la coupe de l’Alliance mordaient dans le rectangle syndic ; chacun de ses vaisseaux n’était exposé que très brièvement au feu de l’ennemi pendant son passage, tandis que, dans le même temps, ceux des Syndics essuyaient leur tir en continu. Leurs unités les plus légères, déchiquetées par ces coups cumulés, flamboyaient et mouraient tout autour des îlots plus solides constitués de gros vaisseaux rescapés.

Puis le corps principal de l’Alliance entra en contact avec l’ennemi.

Au terme de très longues minutes d’attente, et à mesure qu’étaient grignotées les dernières distances, pourtant encore énormes, les engagements effectifs se firent d’une rapidité déconcertante. Sans la capacité des systèmes de combat à acquérir leur cible et à tirer à une vitesse surhumaine, sans doute n’aurait-on dénombré aucune victime, les deux flottes s’interpénétrant à des vélocités frisant une fraction respectable de celle de la lumière. Geary eut l’impression que le combat n’avait duré que le temps d’un clin d’œil, alors que l’Indomptable vibrait encore des impacts amortis par ses boucliers et rendait déjà compte de dommages causés par une frappe occasionnelle qui avait profité d’un de leurs fléchissements.

Derrière lui, le cuirassé syndic ciblé par Desjani avait aussi essuyé le tir de nombreux autres vaisseaux de l’Alliance, dont l’Audacieux, le Terrible et le Victorieux. Sous ce déluge de feu, le puissant cuirassé de classe S avait perdu tout d’abord ses boucliers puis avait été criblé de coups. L’un d’eux l’avait salement touché et son réacteur explosa au moment où quelques bâtiments de l’Alliance s’en rapprochaient.

Ils étaient beaucoup trop près quand ça se produisit. Geary fixait son écran et constata que le Terrible, le croiseur de combat qui formait l’arrière-garde de la formation de l’Alliance, avait frôlé le cuirassé syndic en le martelant à très courte portée de ses lances de l’enfer. Le Terrible, avait lui aussi essuyé de nombreux impacts, qui avaient considérablement affaibli ses boucliers. L’onde de choc de l’explosion du cuirassé se répandit, frappa le croiseur de l’Alliance comme un poing de géant et l’envoya bouler au loin. Il aurait sans doute pu s’en remettre si un des croiseurs de combat rescapés du Syndic ne s’était pas trouvé tout près et sur la pire trajectoire possible. Même les ordinateurs ultrarapides responsables des manœuvres des vaisseaux n’auraient pu éviter cette collision-là. Geary y assista horrifié.

À une vélocité relative d’environ 0,06 c, soit à peu près dix-huit mille kilomètres par seconde, l’impact transforma les deux vaisseaux en une unique et gigantesque boule de chaleur, de lumière et de débris scintillants sur le fond noir de l’espace, nébuleuse créée de la main de l’homme qui illuminerait brièvement le vide du système d’Ilion.

Un cri de stupeur et de désarroi monta de la passerelle de l’Indomptable. Geary entendit une voix répéter par trois fois le mot « Malheur ! » et se rendit compte que c’était la sienne. « Puissent vos ancêtres vous protéger et les vivantes étoiles vous accueillir en leur sein », ajouta-t-il à l’intention des spatiaux disparus.

Afin d’obliger son équipage à reprendre ses esprits, Desjani, visiblement ébranlée pour la première fois depuis qu’ils s’étaient échappés du système mère du Syndic (du moins si Geary se fiait à sa mémoire), beugla quelques ordres : « Rapport d’avaries !

— Dommages mineurs au fuselage, lança une vigie d’une voix mal assurée. Aucun système touché. »

Geary se fit violence et s’efforça d’arracher son regard à la tombe du Terrible pour évaluer le tableau d’ensemble. La formation syndic croisée par la flotte de l’Alliance se composait de huit cuirassés et de deux croiseurs de combat. Trois des cuirassés avaient survécu, mais tous avaient essuyé des dommages. Les croiseurs légers et les avisos qui les accompagnaient avaient tous été balayés, et seuls quelques croiseurs lourds escortaient encore les cuirassés rescapés. Il inspira profondément et se concentra sur la partie frontale de la force syndic, qui avait viré sec sur bâbord et accélérait vers le point de saut menant à Tavika. Elle envisageait manifestement de rompre le combat, du moins si on le lui permettait. « À toutes les unités : virez à tribord de cent vingt degrés, descendez de dix et accélérez à 0,15 c à T vingt-neuf. » La gigantesque coupe pivota de nouveau sur son axe pour se positionner face aux fuyards.

« On ne les rattrapera pas, murmura Desjani.

— Oh que si. » Geary montra le détachement Furieux qui fendait le vide au-dessus des Syndics, légèrement de côté. La manœuvre de la force syndic, sans doute nécessaire si elle voulait gagner le point de saut, l’avait précipitée droit dans la gueule de Cresida et lui permettait désormais d’intercepter ses éléments de tête.

Desjani montra davantage les dents qu’elle ne sourit en voyant le Furieux et ses compagnons traverser l’avant de la formation syndic, en concentrant leur feu sur ses unités légères pour dépouiller les bâtiments lourds de leurs escorteurs. Cresida plongea sous eux puis remonta les frapper au ventre. Un autre cuirassé fut arraché à sa formation, ravagé par des explosions secondaires.

Attentif à la topographie du combat, Geary étudia encore la situation avant de prendre sa décision, dès qu’il s’aperçut que les trois cuirassés endommagés qui avaient survécu à la première passe de l’Alliance étaient de plus en plus distancés par leurs congénères. « Deuxième division de cuirassés. Vous êtes libérés de vos obligations d’escorte des auxiliaires. Interceptez et détruisez les trois cuirassés syndics qui lambinent derrière ! »

En raison de la distance, la réponse enthousiaste mit presque une minute à lui parvenir. « Deuxième division de cuirassés. Bien reçu ! On arrive. »

Geary jeta un nouveau coup d’œil à la formation blessée du Syndic, qui tentait toujours de dégager tandis que le détachement Furieux procédait à des passes répétées, virevoltait et s’efforçait de continuer à frapper son avant-garde, dont la vélocité ne cessait de diminuer à mesure que ses vaisseaux encore indemnes décéléraient pour attendre les unités blessées. Mais il se rendit compte aussi que ces passes incessantes affaiblissaient les boucliers du détachement. « À toutes les unités, accélérez à 0,18 c. » Mais cela n’y suffirait peut-être pas. Il s’interrompit, répugnant à donner l’ordre suivant mais ne voyant pas d’alternative. « À toutes les unités : poursuite générale. Frappez ces Syndics avant qu’ils ne s’enfuient. Il faut ralentir ces cuirassés. »

Il avait déjà assisté à ce spectacle, mais la rapidité à laquelle se dissolvait une de ses formations si soigneusement élaborées dès qu’il lâchait la bride à ses vaisseaux ne l’en laissa pas moins sidéré. Un essaim de destroyers et de croiseurs légers bondirent en avant au maximum de leur accélération. Individuellement, ils n’auraient aucune chance de frapper à mort un gros vaisseau, mais leur nombre à lui seul représentait une telle force de frappe que même les boucliers des cuirassés n’y sauraient résister. Et, une fois leurs systèmes de propulsion endommagés, ces bâtiments seraient suffisamment ralentis pour que les croiseurs de combat, d’abord, puis les cuirassés de l’Alliance les rattrapent, ce qui scellerait leur destin. « Détachement Furieux, concentrez-vous en priorité sur la tâche de ralentir les cuirassés rescapés. »

Techniquement parlant, la formation syndic existait encore, mais les frappes de l’Alliance l’avaient considérablement étirée. Son seul croiseur de combat survivant avait sans doute semé les autres, mais il se trouvait désormais trop loin des cuirassés pour qu’ils pussent l’appuyer quand le détachement Furieux arrosa sa poupe au passage d’un déluge de lances de l’enfer, détruisant la majeure partie de ses principaux systèmes de propulsion.

Alors qu’il commençait déjà à dériver, les escorteurs de l’Alliance arrivèrent à portée de tir des cuirassés syndics et firent pleuvoir sur leur poupe tout ce qu’ils avaient dans le ventre. Dix minutes plus tard, leur capacité de propulsion était suffisamment diminuée pour qu’ils commencent à perdre eux aussi du terrain, tandis que leurs lances de l’enfer impuissantes s’efforçaient vainement d’atteindre l’essaim des unités légères de l’Alliance qui les dépassaient, fulgurantes.

Les vaisseaux de l’Alliance lancés à la poursuite des Syndics harcelaient implacablement leur arrière-garde ; certains destroyers et croiseurs légers touchés chancelaient certes sous les impacts et décrochaient, mais tous les autres pilonnaient tour à tour chaque vaisseau ennemi. Le Falcata s’approcha un peu trop près, ou joua de malchance, et essuya une succession de frappes qui le réduisirent à l’état d’épave.

« Croiseurs lourds, évitez les cuirassés et descendez-moi ce croiseur de combat », ordonna Geary, qui ne tenait pas à perdre un de ses bâtiments lourds lors d’un concours de tir avec des cuirassés supérieurement armés et toujours dangereux. Avec une docilité qu’il n’aurait jamais espérée quelques mois plus tôt, ses croiseurs lourds s’écartèrent des cuirassés syndics pour tenter d’intercepter le croiseur de combat, lequel restait assez inquiétant pour tenir à distance ses destroyers et croiseurs légers.

Le Téméraire, le Résolution, le Redoutable et l’Écume de guerre plongèrent légèrement vers le plus retardataire des cuirassés ennemis, qui déchaîna un tir de barrage de missiles, de mitraille et de lances de l’enfer sur le premier ; mais les quatre cuirassés de l’Alliance n’en poursuivirent pas moins leur route en retenant leur feu jusqu’au moment où ils s’en trouvèrent assez proches pour pilonner ses boucliers de leurs propres bouches à feu. Ceux de poupe, massivement renforcés, résistèrent un instant, puis le Téméraire s’en approcha suffisamment pour frapper aussi ses boucliers latéraux, qui s’effondrèrent.

Les lances de l’enfer de l’Alliance le criblèrent alors à bout portant ; la majorité de ses armes se turent et, sur l’écran de Geary, la plupart de ses systèmes s’affichèrent H.S. Le Téméraire tira un champ de nullité qui l’éventra et ouvrit un trou béant dans son fuselage. Des capsules de survie commencèrent d’en jaillir, d’abord par petits groupes épars de deux ou trois, puis en masse. Quand l’Indomptable et ses compagnons le doublèrent en trombe, il ne sortait plus qu’une rare capsule du bâtiment blessé. « Achevez-le », ordonna calmement Geary.

Les lances de l’enfer de l’Indomptable arrosèrent le cuirassé syndic sur toute sa longueur, le transpercèrent et détruisirent ses systèmes opérationnels encore intacts. Quand l’Audacieux le martela à son tour, il était déjà anéanti.

Le Courageux du capitaine Duellos, accompagné du Formidable, de l’Aventureux et du Renommé, fondit sur un autre cuirassé endommagé et le canonna si rudement que sa poupe céda ; les deux parties du vaisseau continuèrent de rouler à travers l’espace sur sa trajectoire initiale.

Le dernier croiseur de combat ennemi, dont les systèmes de propulsion étaient détruits, commença de vomir des capsules de survie alors même qu’un grand nombre de ses armes semblaient encore opérationnelles. Geary devina qu’elles avaient été réglées en tir automatique, ce qui est relativement efficace s’agissant de maintenir en respect des assaillants, mais ne permet pas d’acquérir une cible ou de concentrer le tir comme quand les serveurs sont humains. Sous le feu croisé d’un nombre sans cesse plus élevé de croiseurs lourds, ses boucliers finirent par flancher et il essuya impact sur impact jusqu’à ce que ses dernières armes se tussent, longtemps après l’évacuation de sa dernière capsule de survie.

Geary consacra quelques secondes à vérifier que la deuxième division de cuirassés se rapprochait des trois cuirassés ennemis blessés. À sa grande surprise, il constata qu’un de ces trois bâtiments avait déjà entrepris, lui aussi, de larguer des modules de survie.

« Au temps pour le combat jusqu’à la mort, lâcha Desjani.

— À quoi bon ? demanda Rione. Ils se savent perdus.

— On se bat quand même, insista Desjani, les yeux rivés sur le dernier cuirassé syndic que l’Indomptable était en train de rattraper.

— Pourquoi ? »

Desjani lança un regard désespéré à Geary, qui, lui, comprit ce que Rione voulait dire. Comment expliquer cette logique singulière ? Qu’il faut parfois mener un combat perdu d’avance pour des raisons qui peuvent paraître absurdes et n’ont strictement rien à voir avec l’espoir de l’emporter ? « Il faut le faire, tout simplement, déclara-t-il doucement à Rione. Si vous n’en comprenez pas la raison, on ne peut pas l’expliquer.

— Je peux comprendre qu’on combatte quand il reste une chance de vaincre, mais quand l’issue est désespérée…

— On peut parfois gagner même quand elle paraît désespérée. Ou perdre, mais en accomplissant quelque chose qui rendra service ailleurs, comme, par exemple, en blessant suffisamment l’ennemi qui vous décime ou en l’occupant à un moment critique. Je vous l’ai dit, c’est difficile à expliquer. On s’y astreint, voilà tout.

— Comme vous. Voilà un siècle.

— Ouais. » Geary détourna les yeux ; il ne tenait pas à se rappeler cette bataille désespérée. Il avait affronté ce jour-là un ennemi nettement supérieur en nombre et compris aussitôt qu’il pouvait retarder l’attaque surprise des Syndics contre le convoi qu’il escortait. Il avait espéré que le convoi s’en tirerait, comme aussi les autres escorteurs. Mais jamais il n’avait nourri l’espoir de sauver son propre vaisseau, même s’il avait feint de croire qu’il lui restait une chance. Il tenta de se rappeler ce qu’il avait ressenti sur le moment, cette espèce d’engourdissement qui le poussait à continuer alors que son bâtiment s’effondrait tout autour de lui et que ses matelots rescapés se sauvaient. Mais c’était désormais bien flou dans sa mémoire ; de simples bribes de souvenirs : son vaisseau qui partait en morceaux, ses dernières armes réduites au silence, le réglage de son réacteur pour une autodestruction, le sprint, à travers des coursives que la destruction de son bâtiment lui avait rendues étrangères, vers un module de survie qu’il espérait encore intact. Il s’y trouvait bel et bien, mais endommagé, et, désormais pressé par le temps, il s’y était engouffré et s’était éjecté, puisque c’était là sa seule planche de salut.

Pour, ensuite, dériver pendant près d’un siècle en hibernation ; la balise de son module était morte et on ne l’avait donc pas retrouvé. Du moins jusqu’à ce que la flotte traverse ce système stellaire, sur son trajet vers la planète mère des Syndics, et le décongèle.

Dans un certain sens, il était mort ce jour-là. À son réveil, le John Geary qu’il connaissait avait disparu, remplacé par cette icône d’une noblesse d’âme incongrue, celle d’un Black Jack Geary héros mythique de l’Alliance. « Ouais, répéta-t-il. Si on veut. »

Rione le regarda. Son visage trahissait une émotion qu’il ne parvenait pas tout à fait à déchiffrer.

« Feu de mitraille », ordonna le capitaine Desjani. L’Indomptable venait de fondre sur un autre cuirassé syndic endommagé et la vitesse relative réduite autorisait une longue salve. En s’abattant sur les boucliers du cuirassé, la mitraille esquissa un motif d’étincelles scintillantes. L’Audacieux et le Victorieux le frappèrent à leur tour, d’au-dessus et d’en dessous, et leurs tirs cumulés finirent par submerger ses boucliers. Le cuirassé vomit sur l’Indomptable un déluge concentré de lances de l’enfer. Geary vit les siens s’affaiblir, alors même que les systèmes défensifs du vaisseau faisaient automatiquement basculer de leur côté l’énergie alimentant ceux de son flanc abrité. Le croiseur de combat de l’Alliance riposta ; ses lances de l’enfer creusaient des trous dans l’armure du cuirassé et ravageaient ses entrailles. Tirés par l’Indomptable et l’Audacieux, des champs de nullité en vaporisèrent d’entières sections. Assailli de surcroît par le Victorieux qui le pilonnait de loin, le cuirassé syndic, déjà bien amoché, se retrouva désespérément surclassé. Ses armes se turent l’une après l’autre, tandis que l’atmosphère s’échappait de ses compartiments éventrés et que les énormes cratères forés dans ses flancs par les champs de nullité évoquaient les morsures d’un monstre titanesque.

L’Indomptable et ses compagnons passèrent lentement devant le cuirassé désormais silencieux qui, alors qu’il basculait dans le vide, impuissant, et que des fragments s’en détachaient pour s’en écarter en tournoyant, continuait encore de cracher des capsules de survie. « Le Terrible est vengé », marmotta Desjani.

Geary vérifia derechef le tableau d’ensemble. La deuxième division de cuirassés avait rattrapé les deux cuirassés syndics blessés qui tentaient encore de fuir et les réduisaient méthodiquement en pièces, tandis que les unités plus légères de l’Alliance qui l’accompagnaient s’assuraient que le cuirassé déserté était bien anéanti. Seul un dernier cuirassé syndic tirait encore et, quand Geary regarda de son côté, il se cabrait sous les feux croisés d’une demi-douzaine de vaisseaux lourds de l’Alliance.

Les avisos et croiseurs légers du Syndic étaient d’ores et déjà balayés et son dernier croiseur lourd rendait l’âme, agressé par une nuée de destroyers et de croiseurs légers. Un essaim de capsules de survie syndics se dirigeait lentement vers le refuge qu’offrait la seule planète à peu près hospitalière. Geary contempla sa flotte éparpillée et les épaves à la dérive des vaisseaux syndics qui avaient investi Ilion aux trousses de Falco et de sa flottille. On a gagné. Combien de temps encore pourrons-nous tabler sur des victoires, remportées sur des forces suffisamment inférieures en nombre ? Combien de vaisseaux puis-je encore me permettre de perdre ?

L’Invulnérable avait pratiquement rejoint les auxiliaires, mais Geary voyait mal comment on pourrait sauver ce croiseur de combat. Le Triomphe, le Polaris et l’Avant-Garde n’avaient même pas eu cette chance, ni non plus, d’ailleurs, la flopée d’unités plus légères perdues à Vidha. Le Guerrier, l’Orion et le Majestic avaient tous essuyé de lourds dommages et perdu bon nombre de matelots.

Les modules de survie du Falcata émettaient des S.O.S., et quelques destroyers de Geary se dirigeaient déjà vers eux. Mais les débris du Terrible et de son équipage étaient trop infimes pour que les meilleurs senseurs de l’Indomptable pussent les identifier. Nul n’avait pu s’en échapper.

La flotte de l’Alliance avait triomphé, mais elle en avait amèrement payé le prix.

Et le rappel que cette bataille n’aurait certainement jamais eu lieu sans l’arrogance de Falco ne soulageait en rien le dépit de John Geary.


La salle de réunion donnait l’impression d’être bien plus peuplée qu’à l’ordinaire. Pas seulement parce que treize bâtiments rescapés avaient rejoint la flotte, mais aussi parce que les silhouettes des capitaines Falco, Kerestes, Faresa et Numos se tenaient debout sur le côté. Les fusiliers qui les gardaient à bord de leurs vaisseaux respectifs ne participaient pas au programme et restaient donc invisibles, mais leur présence ne s’en faisait pas moins sentir, au seul maintien de ces quatre officiers.

En bout de table, l’image de la coprésidente Rione était assise en compagnie des commandants de la Fédération du Rift et de la République de Callas. Elle avait enfin décidé d’assister de nouveau à une réunion, mais elle avait choisi d’y participer virtuellement depuis sa cabine plutôt qu’en chair et en os. Geary se demandait à quoi tenait cette décision et si elle ne veillait pas tout bonnement, pour des raisons politiques ou éthiques, à se faire voir avec des officiers de sa République.

Falco avait redressé la tête et regardait autour de lui avec assurance, comme s’il s’attendait à prendre le commandement de la flotte d’un instant à l’autre. Geary ne put s’empêcher de s’interroger sur son équilibre mental : l’homme n’avait nullement l’air anxieux, ne montrait par aucun signe qu’il était conscient d’être aux arrêts. D’un autre côté, le capitaine Kerestes semblait tétanisé de terreur et transpirait la stupéfaction et l’incompréhension par tous les pores. Sa longue et prudente carrière, consacrée à éviter soigneusement de rien entreprendre qui pût se retourner contre lui, s’était brusquement effondrée quand il avait permis à un tiers (et à celui qu’il ne fallait pas) de décider pour lui. Numos et Faresa affichaient quant à eux un visage ulcéré mais nullement inquiet. Sans doute avaient-ils un atout dans leur manche. Ils auraient pourtant bien dû s’angoisser. Numos n’était assurément pas l’astre le plus brillant du firmament, mais il restait assez intelligent pour comprendre qu’il leur faudrait rendre gorge.

Geary se leva pour attirer l’attention. « Tout d’abord, j’aimerais féliciter tous les vaisseaux, matelots et officiers de notre flotte pour cette victoire hors du commun. La perte du Terrible et du Falcata a été un lourd prix à payer, mais les Syndics ont payé encore plus chèrement. Hélas, il nous faut aussi déplorer celle du Triomphe, du Polaris et de l’Avant-garde, ainsi que d’un grand nombre de plus petites unités. On m’a aussi informé que l’Invulnérable devra être abandonné, puisque nous n’avons pas ici les moyens de le remettre en état. » Tous tiquèrent à cette annonce. « Son second n’assiste pas à la réunion d’aujourd’hui car les systèmes de son vaisseau sont trop gravement endommagés pour le lui permettre. Ceux qui connaissaient le capitaine Ulan apprendront avec tristesse qu’il a trouvé la mort dans le système de Strena alors que l’Invulnérable couvrait la retraite des autres vaisseaux. » Cette fois, de nombreux officiers se retournèrent pour fusiller Kerestes, Numos et Faresa du regard. Un croiseur de combat n’est pas censé protéger ses camarades. Cette tâche est d’ordinaire dévolue à un cuirassé, mieux conçu pour tenir le choc plus longtemps sous un tir nourri. Mais, de toute évidence, le Guerrier, l’Orion et le Majestic l’avaient laissée à l’Invulnérable.

« Je m’oppose à l’idée d’abandonner l’Invulnérable », déclara une voix tranchante. Geary fixa le capitaine Falco d’un œil incrédule, tandis que l’autre poursuivait en affichant le sourire confiant et fraternel qui était sa marque de fabrique : « Nous le réparerons puis nous rallierons Vidha pour porter assistance au Triomphe…

— Taisez-vous ! » Geary ressentit autant qu’il entendit le silence qui suivit son éclat. « La seule raison de votre présence ici, c’est qu’elle vous permet d’apprendre en même temps que tout le monde les motifs de votre mise aux arrêts. Je réfléchis encore à la qualification des accusations qui vous vaudront la cour martiale à notre retour dans l’espace de l’Alliance. » Si grande que fût la popularité de Falco, Geary ne pouvait laisser impuni un crime aussi grave que la mutinerie.

« Pourquoi attendre ? demanda le capitaine Cresida. Faisons un procès à ce fils de pute et fusillons-le. Un meilleur sort que celui qu’il a infligé lui-même aux imbéciles qui l’ont écouté. »

La réaction se fit sentir tout autour de la table. Certains des officiers présents semblaient soutenir la proposition de Cresida de tout cœur, mais de nombreux autres exprimaient leur stupéfaction ou leur désapprobation. « Votre suggestion me semble déplacée, capitaine Cresida. Le capitaine Falco s’est distingué par de brillants états de service et une longue carrière au service de l’Alliance. Nous devons aussi présumer que le stress engendré par son statut de prisonnier de guerre et d’officier supérieur le plus haut gradé du camp de travail s’est traduit à long terme par des séquelles dont il faut tenir compte. » Geary avait mûrement réfléchi à ce qu’il fallait dire de Falco, à la manière dont il fallait procéder pour maintenir l’équilibre entre le respect que lui vouaient encore tant d’officiers et de matelots et le besoin impératif de le garder aux arrêts sans qu’on s’en offusquât. « Le capitaine Falco semble souffrir de graves problèmes en matière de jugement et d’aptitude au commandement. Les rapports préliminaires qui nous parviennent des vaisseaux qui ont réchappé à la bataille de Vidha laissent entendre qu’il s’y est montré incapable d’exercer une autorité compétente. Tant pour sa propre sécurité que pour celle des bâtiments de cette flotte, il doit être maintenu sous bonne garde. »

Beaucoup d’officiers avaient l’air mécontents et plusieurs firent la grimace, mais aucun ne semblait disposé à mettre ses paroles en doute.

Assez curieusement, néanmoins, le capitaine Falco se contenta d’un de ses sempiternels froncements de sourcils. « Tant que nous agissons hardiment, la victoire reste à notre portée. La flotte a besoin de moi à sa tête. Et l’Alliance de ma pugnacité. » Un lourd silence accueillit cette déclaration. « Quand les Syndics arriveront dans ce système, nous serons prêts à les recevoir. »

Avant de répondre, Geary parcourut du regard les rangées d’officiers. « Capitaine Falco, les forces syndics qui poursuivaient vos vaisseaux sont d’ores et déjà arrivées. Cette flotte les a anéanties. J’ai peine à comprendre que vous n’en soyez pas informé. » À quoi pensait donc Falco ? Le charisme est une chose, l’assurance une autre, mais… parler d’événements récents comme s’ils ne s’étaient jamais produits ?

Falco cligna des paupières puis reprit en souriant : « Parfait. Exactement ce que j’avais prévu. Je compte passer en revue le comportement de chacun des vaisseaux dans cette bataille et j’envisagerai des promotions et des citations au mérite en conséquence. » Il regarda autour de lui, de nouveau renfrogné. « Nous tenons cette réunion à bord de l’Indomptable ? Le Guerrier reste pourtant le vaisseau amiral, sermonna-t-il. Où est le commandant Exani ? »

Il fallut à Geary quelques instants pour se rappeler qu’Exani avait commandé le Triomphe. « Mort, plus que vraisemblablement.

— Le Triomphe aura donc besoin d’un nouveau commandant, déclara sèchement Falco avec un nouveau sourire, contrit cette fois mais résolu, adressé à toute l’assemblée. Les officiers qui briguent ce commandement pourront me contacter immédiatement après cette réunion.

— Que nos ancêtres nous protègent ! chuchota quelqu’un.

— Je crains que le capitaine Falco ne soit plus affecté que nous ne le pensions, déclara sombrement Duellos.

— Capitaine Falco, le Triomphe a été détruit en couvrant la retraite des vaisseaux qui quittaient avec vous le système de Vidha », exposa Geary en choisissant soigneusement ses mots.

Falco cligna des paupières et son sourire s’effaça. « Vidha ? Je ne suis jamais allé à Vidha. Cette étoile est très profondément enfoncée dans l’espace syndic. Qu’allait donc y faire le Triomphe ? »

Tout autour de la table, plusieurs officiers en eurent le souffle coupé.

« Il vous y a suivi, répondit laconiquement le capitaine Tulev.

— Non, répliqua Falco avant de garder un instant le silence. Je dois absolument haranguer le sénat de l’Alliance. Il existe un moyen de gagner cette guerre et je le connais. »

Geary, un goût amer dans la bouche, activa un canal spécial pour s’adresser aux fusiliers spatiaux qui le gardaient à bord du Guerrier. « Veuillez retirer le capitaine Falco de cette réunion et le reconduire dans ses quartiers. » L’image de Falco se rembrunit de nouveau puis disparut. Geary ferma brièvement les yeux. Comment juger un homme qui a manifestement perdu les pédales ? En affirmant que Falco s’effondrerait s’il devait un jour assister à la ruine des rêves qui l’avaient maintenu en vie dans le camp de travail, Duellos avait davantage touché la vérité du doigt qu’il ne le croyait. À Vidha, le fantasme s’était heurté de plein fouet à la réalité, et celle de Falco s’était écroulée en même temps que le fantasme. Sans doute était-il incapable de supporter un monde dans lequel il ne serait pas le sauveur de l’Alliance.

Si pénible qu’ait été le spectacle de son comportement, il avait au moins eu le mérite de prouver à toute l’assistance que Falco n’était pas en état d’exercer le commandement.

Geary rouvrit les yeux et fixa Kerestes, Numos et Faresa. « L’un de vous trois a-t-il une déclaration à faire ?

— Nous avons obéi aux ordres d’un supérieur, répondit Numos en témoignant de son habituelle arrogance. Nous n’avons rien fait de mal. Rien qui puisse justifier ceci.

— Rien ? » Geary sentit monter une bouffée de la fureur qu’il avait contenue jusque-là. « Vous saviez pertinemment que le capitaine Falco n’appartenait pas à la hiérarchie de cette flotte. Et qu’elle comptait rallier Sancerre. Vous aviez entendu mes ordres vous exhortant à la rejoindre.

— Le capitaine Falco nous avait informés que nous participions à une opération de diversion et que tout ordre de votre part ferait partie du plan, répondit Numos. Il a insisté pour que nous gardions le secret et que nous ne nous en ouvrions qu’aux commandants des bâtiments lourds.

— Lesquels sont tous morts, à part vous trois et le fou qui vous a donné cet ordre, lâcha le capitaine Tulev d’une voix aussi glacée que le vide interstellaire. Comme c’est pratique ! »

Numos afficha une expression outragée. « Nous n’avions aucun moyen de nous rendre compte que notre supérieur avait perdu le contact avec la réalité. Et nous avons obéi au mieux de nos capacités. Comment osez-vous mettre mon honneur en doute ?

— Votre honneur ? persifla Geary, parfaitement conscient de l’âpreté de sa voix. Vous n’en avez aucun. Vous avez non seulement trahi votre serment de fidélité à l’Alliance et enfreint les ordres face à l’ennemi, mais encore mentez-vous à présent, en laissant aux lèvres à jamais scellées d’officiers décédés et à l’esprit égaré d’un autre le soin de couvrir vos mensonges.

— Nous réclamons une cour martiale, lâcha le capitaine Faresa en s’exprimant pour la première fois, plus acerbe que jamais. Selon les lois de l’Alliance, c’est notre droit le plus strict.

— Une cour martiale ? s’émerveilla Duellos. Pour que vous puissiez vous prétendre innocents en arguant d’ordres secrets prétendument donnés par le capitaine Falco ? Nier votre part de responsabilité dans le triste sort qu’ont connu vingt-six vaisseaux de l’Alliance ? Et dans la disparition de leurs équipages ? La honte ne vous étouffe pas ?

— De quoi devrions-nous avoir honte ? répondit Numos en recouvrant tout son orgueil.

— Je devrais vous faire abattre sur-le-champ. »

Geary mit une bonne seconde à comprendre que ces mots lui avaient échappé. Et, tout en en prenant conscience, il se rendit compte qu’il pouvait parfaitement le faire. Des officiers accusés de mutinerie devant l’ennemi ne trouveraient dans l’espace de l’Alliance que de rares défenseurs et aucun ami. Numos et Faresa, tout du moins, semblaient n’en avoir plus un seul ici, encore que Geary sût d’expérience, hélas, que les amis d’individus de ce calibre pussent se dérober à sa vue. Mais ils n’étaient pas, comme Falco, l’objet d’une vénération due à un ancien héros, ni non plus un spectacle d’horreur et de pitié qui aurait pu leur gagner des sympathies.

Il pouvait le faire. Il pouvait en donner l’ordre. Sans s’embarrasser d’une cour martiale ni même d’un simple tribunal. On était sur un champ de bataille. En sa qualité de commandant de la flotte, il pouvait ordonner qu’on exerçât une justice expéditive. Qui donc s’interposerait pour l’en empêcher ? Et, si la flotte regagnait un jour l’espace de l’Alliance, qui irait critiquer ses décisions alors qu’il l’aurait, lui et lui seul, ramenée à bon port ? Personne ne s’y risquerait.

Il pouvait faire fusiller Numos. Et Faresa. Voire Kerestes, bien que cet homme, de toute évidence, ne valait pas qu’on gaspillât une balle. Nul ne pouvait l’en empêcher. Numos n’aurait que ce qu’il méritait. Justice serait faite et promptement. Et au diable les finasseries légales !

La tentation était forte, tant ce châtiment lui semblait justifié et tant sa colère le lui soufflait.

Il prit une profonde inspiration. Ainsi, voilà l’existence selon Black Jack Geary. Celle qu’il aimerait que je mène. En faisant ma propre loi. Je suis un héros. Le héros de l’Alliance. Le héros de cette flotte. Et je crève d’envie de faire payer Numos et Faresa.

Assez pour faire usage d’un pouvoir dont j’ai juré qu’il ne m’intéressait pas ? Assez pour me conduire comme un commandant syndic ? Assez pour devenir l’homme pour qui me prenait Victoria Rione ? Est-ce à cela que reviennent tous les sermons sur l’honneur que j’ai fait à ces gens ? À enfreindre moi-même les lois parce que rien ne m’en empêche quand les raisons me tiennent assez à cœur ? Au moins Falco croyait-il sincèrement qu’il pouvait se le permettre en vertu de sa spécificité, et parce qu’il était le seul à pouvoir sauver l’Alliance. Je n’aurais même pas cette excuse. Je ne m’y résoudrais que parce que d’autres me croient un héros, quand je n’y crois pas moi-même.

Il chercha des yeux la place où était assise Victoria Rione. Elle le fixait, le visage impassible, mais ses yeux le transperçaient comme une batterie de lances de l’enfer. Elle savait à quoi il pensait et ce qu’il ressentait.

Il évita de regarder Numos tant il craignait, s’il était de nouveau témoin de cet orgueil haïssable, de ne pouvoir s’empêcher d’ordonner son exécution. « Je ne le ferai pas. L’affaire sera réglée en accord avec la lettre et l’esprit du règlement de la flotte. On qualifiera les faits. Si les circonstances le permettent, une cour martiale siégera avant notre retour chez nous. Sinon, on vous remettra aux autorités, en même temps qu’un procès-verbal signé de ma main.

— Nous exigeons d’être relaxés, persista Faresa. Cette détention illégale est sans fondement.

— Ne me poussez pas à bout », la prévint Geary, tout en se rendant compte qu’en l’encourageant à trahir ses principes et donner l’ordre de leur exécution Numos et Faresa en tireraient probablement une dernière satisfaction.

Je ne vous ferai pas ce plaisir. Je ne vous concéderai pas cette victoire. Pas aujourd’hui. Tous les jours, en me réveillant et en me mettant au lit, où je saurai que je peux les faire payer. Puissent mes ancêtres m’épargner la tentation d’exercer une vengeance sur ces deux individus et ce sombre crétin de Kerestes.

« Vous avez le sang de spatiaux de l’Alliance sur les mains, déclara-t-il. S’il vous restait un peu d’honneur, vous donneriez votre démission en mourant de honte. Si vous aviez eu du courage, vous seriez restés sur place et vous auriez permis au Triomphe de s’échapper. » Il se servait maintenant de son autorité pour les humilier, alors que des fusiliers les gardaient et qu’ils ne pouvaient qu’accuser le coup. Abuser de son pouvoir était par trop facile. Il appela leurs gardiens et retira Numos, Faresa et Kerestes du canal d’accès à la réunion.

Il prit le temps de se passer la main dans les cheveux, tout en fixant la table et en s’efforçant de laisser s’apaiser sa colère. Il releva enfin les yeux vers les autres officiers et s’exprima d’une voix qu’il espérait sereine : « Évacuer convenablement l’Invulnérable exigera un certain temps. Son équipage s’est comporté de façon exemplaire. Ce vaisseau et ses matelots méritent de recevoir une citation pour leur bravoure avant qu’il ne soit abandonné et son équipage évacué. Nous le ferons ensuite sauter pour lui éviter de tomber entre les mains de l’ennemi. Je regrette profondément la disparition de ce bâtiment et de tous ceux que nous avons perdus récemment. J’aimerais que nous soyons prêts à quitter demain ce système, en fonction, bien sûr, de la capacité du Guerrier, du Majestic, de l’Orion et des unités légères qui ont souffert de dommages à effectuer le saut. Je veux être tenu au courant de tous les problèmes afférents à ces vaisseaux qui pourraient nous interdire le départ. Notre destination sera Tavika. Des questions ?

— Quelles sont vos intentions concernant les commandants des autres vaisseaux qui ont suivi le capitaine Falco, capitaine ? » s’enquit d’une voix ferme un commandant aux yeux égarés.

Geary la dévisagea. Capitaine de frégate Gaes, du Lorica, un des croiseurs lourds rescapés. Son vaisseau était resté avec l’Invulnérable quand il rampait encore vers la sécurité. « Que devrais-je faire, selon vous ? »

Sa bouche s’activa silencieusement avant de laisser échapper ces quelques mots : « Nous tenir responsables de nos actes, capitaine.

— C’était très moche à Vidha ? »

La capitaine Gaes mordit les lèvres et détourna un instant les yeux. « Très, capitaine. Ils nous submergeaient. Nous avions déjà perdu deux croiseurs légers et un destroyer à un point de saut miné menant sur la route de Vidha. Nous avons encore perdu quatre autres vaisseaux en émergeant dans un champ de mines à celui de Vidha, et le Polaris était tellement endommagé qu’il ne pouvait plus suivre. Les Syndics arrivaient en trombe. Nous demandions des instructions, mais nous n’en recevions aucune. Le Triomphe nous a exhortés à fuir pendant qu’il protégerait nos arrières, sinon personne n’en aurait réchappé. » Elle s’interrompit. » Mon second est prêt à prendre le commandement de mon vaisseau. »

Gaes n’était sans doute pas moins coupable que Numos, mais elle avait le courage d’en accepter les conséquences. Et elle était restée avec l’Invulnérable, en faisant tout ce que peut faire un croiseur lourd endommagé pour protéger un camarade blessé. « Pas encore, répondit Geary. Vous avez fait une grave erreur. Comme tous les commandants des autres escorteurs. Mais, à la différence de certains, vous consentez à la reconnaître et à endosser la responsabilité de vos actes. Vous avez eu aussi le courage et l’honneur de ne pas abandonner l’Invulnérable. Je n’y suis pas insensible. Compte tenu de tous ces éléments, je veux bien vous accorder une seconde chance. Resterez-vous désormais avec cette flotte, capitaine Gaes ?

— Oui, capitaine.

— Alors, montrez-moi quel commandant vous serez désormais. Vous et les autres. Je n’irai pas jusqu’à dire que je ne vous tiendrai pas à l’œil. Pourrez-vous y survivre ? »

Gaes soutint son regard, encore hagarde. « Je vais devoir survivre au souvenir de Vidha, capitaine.

— Effectivement. Puisse-t-il faire de vous tous de meilleurs officiers. Si l’un de vous décide qu’il ne peut plus supporter le fardeau du commandement, qu’il me le fasse savoir. Cela mis à part, suivez les ordres, capitaine Gaes. »

Elle opina. « Oui, capitaine.

— Alors nous nous reverrons à Tavika. » Geary attendit que les hologrammes des officiers eussent disparu, ce qui ne tarda pas. Celui de Rione s’évanouit aussi vite que les autres. Desjani secoua la tête, lui jeta un regard compatissant puis prit congé en marmottant une brève excuse à propos de ses responsabilités de commandant de vaisseau.

Très vite, il ne resta plus que l’image, visiblement pensive, du capitaine Duellos. « Je n’ai jamais beaucoup aimé le capitaine Falco, mais c’était un bien triste spectacle, n’est-ce pas ? »

Geary hocha la tête. « Comment juger un homme qui n’appartient déjà plus à ce monde ?

— Les médecins de la flotte réussiront peut-être à le guérir de son aliénation.

— Pour que nous le traduisions ensuite en justice ? Pour qu’il puisse à nouveau mettre ses talents au service de son ambition et me contester encore le commandement de cette flotte ? » Geary eut un sourire amer. « Ou pour qu’il prenne enfin conscience de ce qu’il a infligé aux vaisseaux et aux hommes qui l’ont suivi ? Ce serait une manière de vengeance, non ? Sera-t-il jamais capable de reconnaître et d’accepter sa culpabilité ? Ou bien continuera-t-il de se justifier en ratiocinant ?

— Je n’ai pas la prétention de savoir comment statuerait la justice en pareil cas, fit remarquer Duellos. Mais le capitaine Falco a longtemps vécu dans un monde dont il occupait le centre. Sans doute par dévouement à l’Alliance, mais, dans son esprit, l’Alliance et lui ne font qu’une seule et même entité. Je le crois à jamais incapable de comprendre le rôle qu’il a joué dans la perte de ces vaisseaux.

— Mais les autres ? s’enquit Geary.

— Méprisables, n’est-ce pas ? demanda Duellos en faisant la grimace. Leur petite comédie destinée à éluder toute responsabilité suffira peut-être à balayer le soutien dont ils jouissent encore. Il me semble que vous avez très judicieusement agi envers Kerestes, Numos et Faresa, mais, s’agissant des commandants des autres unités légères, tous ne donnent pas l’impression d’avoir aussi bien retenu la leçon que Gaes. Il faut que vous le sachiez.

— Je le sais. Je les aurai à l’œil. Je déteste tout bonnement l’idée de saquer mes commandants. C’est le fait des Syndics.

— C’est parfois nécessaire. » Duellos marqua une pause et le scruta. « Mais vous avez sans doute pris le parti de la mansuétude après avoir trop longtemps entretenu celui de la vengeance. »

Geary s’efforçait de vaincre une migraine. « Ça se voyait ?

— En effet. J’ignore combien d’autres s’en sont aperçus. Mais vous avez finalement pris la bonne décision. L’espace d’un instant, j’ai même failli me porter volontaire pour le peloton d’exécution de Numos et Faresa.

— Merci. » Geary fixa l’hologramme des étoiles qui flottait toujours au-dessus de la table. « Pourquoi faut-il que des gens comme le commandant et l’équipage du Terrible meurent quand des individus comme Numos et Faresa survivent ?

— Je crains que la réponse à cette question ne dépasse mes compétences, répondit Duellos. Je la poserai ce soir à mes ancêtres.

— Moi aussi. Puissent-ils nous accorder la sagesse dont nous avons bien besoin.

— Et le réconfort. Si jamais ceux qui sont morts ici venaient à vous obséder un peu trop, capitaine Geary, tâchez de vous souvenir de tous les matelots qui ont survécu à cette bataille et réussi à s’échapper du système mère du Syndic sous votre commandement.

— On pourrait se dire que ça rétablit l’équilibre, pas vrai ? Mais ce n’est pas le cas. Chacun des vaisseaux et des matelots que nous perdons est un traumatisme.

— Ça n’en reste pas moins la voie à suivre. » Duellos salua de la tête et disparut.

Seize heures plus tard exactement, Geary regardait sur son hologramme exploser l’épave à la dérive de l’Invulnérable en milliers de fragments, suite à la surcharge de son réacteur. Il ne resterait plus aux Syndics aucun trophée et au moins ses matelots survivants avaient-ils été transférés à bord d’autres vaisseaux, mais ce moment, qui lui remettait en mémoire le sort du Terrible, n’en restait pas moins douloureux. « À toutes les unités : accélérez à 0,05 c, descendez de treize degrés et modifiez la trajectoire de vingt degrés sur bâbord à T cinquante et un. » Il était largement temps de gagner le point de saut pour Tavika et de dire adieu à Ilion.


Il devait se faire voir dans le vaisseau, faire comprendre aux spatiaux qu’il appréciait leurs efforts et se souciait d’eux, même si leur bien-être relevait avant tout du capitaine Desjani. Il arpentait lentement les coursives en échangeant au passage de brefs saluts, et en engageant parfois la conversation avec ceux des matelots qui semblaient douter de jamais rentrer au bercail. Cette foi en lui restait exaspérante, mais au moins trouvait-il un certain réconfort dans la conviction que, s’il avait sans doute commis son lot d’erreurs, il les avait aussi conduits jusqu’à ce jour en surmontant de très sérieux obstacles.

Des voix sourdes mais manifestement irritées lui parvinrent. Il tourna un coin et aperçut le capitaine Desjani et la coprésidente Rione dans une courte coursive, quasiment nez à nez et l’air assez véhémentes. Elles se turent dès qu’il apparut. « Un ennui ?

— Non, capitaine, répondit Desjani d’une voix tendue. Des affaires privées. Avec votre permission, capitaine. » Elle lui fit un salut correct et s’éloigna d’un pas rapide.

Le regard de Geary se reporta sur Rione qui regardait partir Desjani en plissant les yeux. « Que se passe-t-il ?

— Vous avez entendu votre officier, capitaine Geary. Affaires privées.

— Si ça me concerne…

— Vous imagineriez-vous que nous nous crêpions le chignon à cause de vous, capitaine Geary ? » demanda-t-elle ironiquement.

Il sentit la moutarde lui monter au nez. « Non. Mais j’ai le droit et le devoir de savoir si le capitaine Desjani et vous avez des raisons de vous prendre le bec. »

Rione le dévisageait de nouveau d’un œil froid, sans trahir aucun sentiment. « Oh non, capitaine Geary. Le capitaine Desjani et moi, nous sommes en excellents termes. » Son ton démentait formellement ses paroles et il savait qu’elle l’avait choisi sciemment. Mais il était incapable d’en imaginer la raison.

Il s’efforça de réprimer sa colère. « Victoria… »

Elle brandit une paume comminatoire. « La coprésidente Rione n’a rien à ajouter à ce sujet. Interrogez votre officier si vous ne tenez pas à ce que le problème reste en suspens. Bonsoir, capitaine Geary. » Rione tourna les talons et s’éloigna à son tour ; la raideur de son dos et de ses mouvements trahissait une colère aisément identifiable après tous les moments qu’ils avaient passés ensemble.

On n’atteindrait le point de saut vers Tavika que dans plusieurs heures, et il se retrouvait déjà avec un autre problème sur les bras. Mais lequel ? Dernièrement, Desjani avait semblé tolérer sinon souhaiter la présence de Rione. De son côté, Rione avait réussi à l’éviter, lui, depuis la dernière réunion. Il ignorait encore ce qu’elle en pensait et, lors de leurs brèves entrevues ultérieures, elle avait rapidement pris congé en arguant de recherches et autres responsabilités qui l’absorbaient.

Geary gagna sa cabine et s’assit pour fixer quelques instants le diorama du paysage étoilé avant de tendre la main vers la touche de commande des communications. « Capitaine Desjani, j’aimerais que vous passiez chez moi dès que cela vous conviendra.

— J’arrive, capitaine », répondit Desjani sur un ton neutre et tout professionnel. Elle se présenta effectivement au bout de quelques minutes, apparemment sereine mais le regard troublé.

« Je vous prie, asseyez-vous » lui proposa-t-il. Desjani s’installa, l’échine roide, sans le moins du monde se détendre. Sans doute s’asseyait-elle quasiment au garde-à-vous d’ordinaire dans la cabine de Geary, mais, là, elle était nettement plus raide. « Pardon de devoir insister, mais il fallait que je sache. Pourriez-vous me dire à quel sujet vous vous disputiez, la coprésidente Rione et vous ? »

Desjani fixait la paroi derrière Geary, le visage inexpressif. « Sauf votre respect, capitaine, je vais m’abstenir de répondre à cette question, puisqu’il s’agit d’un problème personnel.

— C’est votre droit le plus strict, convint-il pesamment. Mais il y a au moins une chose que je dois savoir. Quel que soit ce problème, vous empêchera-t-il désormais de travailler correctement avec la coprésidente ?

— Je suis parfaitement en mesure d’assumer toutes mes responsabilités professionnelles, je vous l’assure, capitaine. »

Geary hocha la tête en laissant transparaître son mécontentement. « Je ne peux guère exiger davantage. Tenez-moi informé de tout changement éventuel, s’il vous plaît, et, s’il vous apparaît dans un proche avenir que ce différend risque d’affecter la sécurité et le sort de la flotte et de son personnel, n’hésitez surtout pas à m’en faire part. »

Elle opina à son tour sans se départir de son masque d’impassibilité. « Bien, capitaine.

— Vous vous rendez compte que je me retrouve dans une position délicate ?

— J’en suis navrée, capitaine.

— Très bien, donc. » Il s’apprêtait à lui dire qu’elle pouvait prendre congé quand l’écoutille de sa cabine s’ouvrit, laissant entrer Rione ; sciemment ou non, elle venait d’ouvertement dévoiler qu’elle avait librement accès à ses quartiers. Qu’elle eût précisément choisi cet instant pour lui rendre visite après l’avoir sans cesse évité depuis la dernière réunion était assurément une remarquable coïncidence.

Rione les dévisagea froidement. « Je dérange ? »

Desjani se leva. « Absolument pas, madame la coprésidente, affirma-t-elle tout aussi fraîchement. Je m’apprêtais à partir. »

Geary les observait, fasciné malgré lui. C’était un peu comme de regarder deux croiseurs de combat se tourner autour, leurs boucliers renforcés au maximum de leur puissance et toutes leurs armes parées à tirer, mais s’efforcer malgré tout, en contrôlant soigneusement chacun de leurs mouvements, d’éviter que la situation ne tourne au carnage. Et il n’avait aucune idée de la raison pour laquelle ces deux femmes se trouvaient à deux doigts d’ouvrir les hostilités. « Merci, capitaine Desjani », déclara-t-il prudemment, non sans se demander si un mot mal choisi de sa part ne risquait pas de déclencher une guerre ouverte. Il n’était pas assez nombriliste pour s’imaginer qu’elles pussent se disputer sa personne, de sorte que le motif réel de cet antagonisme lui échappait complètement.

Desjani sortit ; derrière elle, l’écoutille donna l’impression de se refermer avec une violence inhabituelle. Geary exhala bruyamment et se tourna vers Rione. « Mes sujets d’inquiétude sont très nombreux, vous savez ?

— Je m’en suis plus d’une fois rendu compte », répondit Rione sur le même ton détaché.

Il la scruta un instant, stupéfait qu’elle pût, souvent au même moment, lui paraître à la fois si familière et si insondable. « À qui ai-je affaire, là ? À Victoria ou la coprésidente ? »

Elle lui jeta son habituel regard distant. « Tout dépend. Je m’adresse à John ou à Black Jack Geary ?

— Je suis toujours John Geary.

— Vraiment ? J’ai aperçu Black Jack l’autre jour. Il s’apprêtait à ordonner une exécution. Il en mourait d’envie.

— Il n’était pas le seul. » Geary détourna les yeux. « Peut-être avez-vous vu Black Jack. Mais Black Jack n’a pris aucune décision.

— Il s’en est fallu d’un cheveu, non ? » Rione se tenait à plus d’une longueur de bras et maintenait entre eux une distance tant physique qu’affective. « Quel effet ça faisait de savoir que vous pouviez le faire si l’envie vous en prenait ?

— Terrifiant.

— C’est tout ? »

Il prit une longue et profonde inspiration, tout en se remémorant les idées qui l’avaient traversé sur le moment. « Oui. Ça m’a flanqué une trouille d’enfer tellement c’était tentant. Parce que je voulais leur faire payer ce qu’ils avaient fait, ces imbéciles, tout en sachant que je jouirais de l’impunité. Et c’est cette certitude qui m’a effrayé. » Il la fixa droit dans les yeux. « Et vous, que ressentez-vous ?

— Moi ? » Elle secoua la tête. « Pourquoi devrais-je ressentir quelque chose ?

— Est-ce à dire que c’est fini entre nous ? C’est ce que vous êtes venue m’annoncer ? C’est pour cette raison que vous m’évitez depuis la réunion ?

— Fini ? » Apparemment, il fallut à Rione une bonne minute pour réfléchir à la question avant de secouer de nouveau la tête. « Non… Il y a des… d’autres problèmes que je dois régler. Néanmoins, je souhaite rester proche de John Geary. Je crois qu’il aura besoin de moi.

— Et Black Jack ? » s’enquit Geary, non sans se rappeler qu’elle lui avait brutalement déclaré que sa loyauté allait avant tout à l’Alliance plutôt qu’à lui.

« S’il réapparaissait, j’aimerais aussi me trouver non loin », répondit-elle sereinement, d’une voix quasiment dépourvue d’émotion, tout en soutenant le regard de Geary.

Pour me contraindre à rester intègre ? se demanda-t-il. Ou pour veiller à vous trouver dans une position qui vous permettra de profiter d’un pouvoir dont Black Jack disposerait sans hésitation ?

Voire, en me poignardant pendant mon sommeil, pour vous assurer qu’il ne cause aucun tort à l’Alliance ? Aurais-je jamais imaginé qu’un jour je coucherais avec une femme capable de tuer – littéralement – pour préserver ce en quoi elle croit ? Et en quoi je crois tout autant ?

Au moins pourrai-je moi aussi la tenir à l’œil.

« L’espace de l’Alliance est encore très loin, déclara-t-il. Nous le regagnerons malgré tout, quoi que les Syndics nous opposent. La flotte rentrera au bercail. Et le capitaine John Geary aussi. L’aide que tu pourras m’apporter sera toujours la bienvenue. Comme d’ailleurs ta présence à mes côtés. Presque toujours, en tout cas.

— Je suis désormais persuadée que la flotte retournera chez nous, affirma tranquillement Rione. Nous verrons bien si John Geary, lui, y parviendra. »

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