La cinquième planète était bien un monde où pouvait s’établir un camp de travail du Syndic. Trop éloignée de son soleil pour connaître un véritable été, elle n’offrait la plupart du temps qu’une toundra désolée, interrompue à de rares occasions par une chaîne de montagnes stériles en dents de scie, évoquant une île surgie d’un océan de végétation basse et touffue. Les glaciers qui s’étendaient aux pôles semblaient contenir une bonne partie de l’eau de la planète, à l’exception des quelques petites mers sans profondeur qui parsemaient les régions épargnées par les glaces. Geary n’avait aucun mal, en observant ce monde lugubre, à comprendre pourquoi Sutrah n’avait pas été jugée digne d’un portail de l’hypernet. À moins, bien sûr, que la quatrième planète ne fût un véritable éden, ce qui n’était certainement pas le cas puisqu’elle était un poil trop proche de son soleil et sans doute épouvantablement torride. Quand l’hypernet du Syndic avait vu le jour, Sutrah, comme bon nombre d’autres étoiles de son acabit, avait tout bonnement cessé de compter.
À une certaine époque, lorsque les vaisseaux se déplaçaient encore par bonds successifs d’étoile en étoile, il fallait toujours, où qu’on aille, traverser tous les systèmes stellaires intermédiaires. Chacun d’eux avait donc la garantie de recevoir un certain trafic de transit. Mais l’hypernet permettait à présent d’aller directement d’une étoile à une autre, quelle que soit la distance qui les séparait. Privés du passage de ces bâtiments et de tout intérêt particulier, hormis celui d’héberger des populations qui s’étaient brusquement retrouvées au beau milieu de nulle part, ces systèmes négligés par l’hypernet agonisaient lentement, tandis que tous ceux de leurs habitants qui en étaient capables émigraient vers les étoiles reliées par le réseau. Les communautés humaines de la cinquième planète de Sutrah s’étiolaient encore plus vite que d’habitude. À en juger par ce qu’en captaient les senseurs de l’Alliance, deux bons tiers de ses habitations étaient désormais désertées, et il n’en émanait plus aucun signe de chauffage ni d’activité.
Geary se concentra de nouveau sur l’image du camp de travail. On trouvait des mines à proximité, qui avaient peut-être une certaine valeur économique, ou bien n’existaient que pour les travaux forcés à vie des prisonniers du camp. On ne voyait pas de murs d’enceinte, mais ils n’étaient nullement nécessaires. Hors du camp, il n’y avait que les étendues désertes de la toundra. Toute évasion serait un pur et simple suicide, sauf si l’on tentait de se sauver par le terrain d’atterrissage, mais celui-ci était bel et bien entouré de murailles de fil de fer barbelé.
Geary se rendit compte que le capitaine Desjani attendait patiemment qu’il lui accordât son attention. « Pardon, capitaine. Que pensez-vous de mon projet ? » L’idée de placer sa flotte en orbite autour de la planète l’inquiétait quelque peu, et il avait échafaudé un plan exigeant qu’elle décélérât pour larguer les navettes au plus près de la surface, avant d’exécuter un brutal demi-tour, au-delà des orbites de ses petites lunes, pour revenir ensuite récupérer les navettes avec les prisonniers libérés.
« Le ramassage des navettes se ferait plus vite si nous placions les vaisseaux en orbite, fit remarquer Desjani.
— Ouais. » Il fixa l’écran en fronçant les sourcils. « Il n’y a aucune trace de champs de mines ni même d’un armement défensif lourd, et la base militaire du Syndic donne elle-même l’impression d’être à moitié désaffectée. Mais quelque chose me gêne. »
Desjani opina pensivement. « Après cette tentative du Syndic d’envoyer des cargos en mission suicide contre nous, il me paraît naturel de s’inquiéter de dangers indétectés.
— Les Syndics ont eu le temps de poser ce champ de mines à notre intention. Ils ont donc aussi eu celui de camoufler leur camp de travail ou même de déporter ses détenus. Mais rien ne l’indique. Pourquoi ? Parce qu’ils représentent un appât encore plus séduisant que ces unités légères postées au point de saut ? Un appât que nous ne saurions négliger ?
— Pourtant, on ne distingue aucun signe d’embuscade. D’un moyen de nous nuire.
— Non, convint-il en se demandant s’il ne se montrait pas trop méfiant. La coprésidente Rione affirme que les dirigeants civils de la planète avec qui elle s’est entretenue avaient l’air terrifiés. Mais aucun militaire n’était disponible. »
Desjani se rembrunit. « Intéressant. Mais que pourraient-ils bien mijoter ? S’ils avaient caché quelque chose, nous l’aurions déjà repéré. »
Geary pianota nerveusement sur ses commandes. « Mettons que nous nous placions en orbite. La flotte est si importante qu’il nous faudrait orbiter assez loin de cette planète.
— Ces lunes nous gêneraient sans doute, mais elles ne sont guère plus grosses que des astéroïdes. Toute formation qui les frôlerait pourrait aisément les éviter puisqu’elles forment un amas sur orbite fixe.
— Certes, et nous devrons de toute façon les frôler, même en suivant mon plan. » Il fixa l’hologramme, le front plissé. Rien de ce qu’il avait appris sur cette guerre depuis son sauvetage ne semblait l’avancer, de sorte qu’il se reporta en arrière et tenta de se souvenir des leçons que lui avaient inculquées des officiers chevronnés depuis longtemps décédés, des pros qui avaient sûrement trouvé la mort au cours des premières décennies du conflit, en même temps que tous ceux à qui ils avaient enseigné les ficelles du métier. Pour une raison inconnue, la vue de ces petites lunes éveilla en lui le souvenir d’un de ces stratagèmes : un unique vaisseau qui, planqué derrière une planète beaucoup plus vaste, fondait sur sa proie à son passage. Mais ça ne tenait pas debout en l’occurrence. Les lunes de la cinquième planète étaient beaucoup trop petites pour masquer autre chose que quelques unités légères, et même une attaque suicide de ces petits vaisseaux échouerait face à la puissance de la flotte de l’Alliance, amassée et concentrée en une formation resserrée afin de réduire leur trajet aux navettes.
Mais qu’avait dit, déjà, le commandant de cet autre vaisseau ? Si j’avais été un serpent, j’aurais pu vous mordre ! J’étais juste au-dessus de vous et vous ne vous en rendiez même pas compte !
Il eut un sourire mauvais. « Je crois savoir ce que mijotent les militaires du Syndic, et aussi pourquoi les civils de la cinquième planète ont l’air si terrifiés. Procédons à quelques modifications de mon plan. »
La cinquième planète, dont il avait appris qu’on l’avait baptisée du nom poétique de Sutrah Cinq, à la façon typiquement bureaucratique des Mondes syndiqués, ne se trouvait plus, compte tenu de sa vélocité actuelle, qu’à trente minutes de la flotte de l’Alliance. Selon le plan originel, la flotte aurait dû commencer dès maintenant à décélérer et virer sur bâbord, en passant une première fois au-dessus de la planète pour ensuite, inévitablement, traverser la zone de l’espace où orbitaient ses lunes.
Geary jeta encore un coup d’œil à l’amas des cinq petits satellites, séparés les uns des autres par quelques dizaines de milliers de kilomètres. À une certaine époque, sans doute ne formaient-ils qu’un gros bloc soudé, mais, à un moment donné, la gravité de la cinquième planète ou le passage d’un objet céleste plus volumineux à proximité avait fragmenté cette lune en cinq gros rochers.
Il tapota sa commande des communications. « Capitaine Tulev, vos vaisseaux sont-ils parés ?
— En attente, répondit Tulev dont la voix trahissait l’excitation.
— Vous pouvez tirer si vous êtes prêt.
— Entendu. Lancez les missiles ! »
Sur l’écran de Geary, des objets massifs se désolidarisèrent du fuselage des vaisseaux de Tulev, précipités de l’avant par la propulsion et des systèmes de guidage qui leur imprimaient une vélocité légèrement supérieure au 0,1 c de la flotte.
Installée dans le fauteuil de l’observateur sur la passerelle de l’Indomptable, la coprésidente Rione dévisagea Geary. « Nous tirons ? Sur quoi ?
— Sur ces lunes, répondit-il, non sans remarquer que Desjani, devant la surprise de Rione, s’efforçait de lui dissimuler un sourire.
— Celles de la cinquième planète ? » La voix de Rione trahissait à la fois scepticisme et curiosité. « Vous avez quelque chose contre les lunes, capitaine Geary ?
— Rien, d’ordinaire. » Les espions de Rione n’avaient rien su de cette opération et Geary en tirait une sorte de satisfaction perverse.
Rione attendit un instant puis ne put se retenir de poser une autre question. « Pourquoi lancez-vous une attaque contre ces lunes ?
— Parce que je les crois des armes. » Il tapa sur quelques touches, obtint une image agrandie des satellites, dont la surface évoquait celle d’astéroïdes. « Vous voyez cela ? Des traces de travaux d’excavation. Bien cachées, de sorte que nous avons dû ouvrir l’œil pour les trouver, mais bel et bien présentes.
— Sur une petite lune privée d’atmosphère ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui vous prouve qu’elles sont récentes ?
— On ne peut rien distinguer d’ici. Mais les cinq lunes portent toutes des traces identiques.
— Je vois. » Quoi qu’on pût dire de Rione, elle réfléchissait vite. « Qu’a-t-on bien pu enterrer sur ces lunes, à votre avis, capitaine Geary ?
— Des pétards, madame la coprésidente. De très, très gros pétards. »
Les images représentaient les projectiles massifs à énergie cinétique, ou « gros rochers » dans le jargon de la Spatiale, qui s’éloignaient régulièrement des vaisseaux de Tulev sur une trajectoire incurvée les conduisant vers les lunes. En dépit des épouvantables dégâts qu’elles pouvaient infliger, ces armes n’étaient guère employées car tout objet susceptible d’être manœuvré pouvait aisément les esquiver. Mais les lunes étaient sur orbite fixe et opéraient depuis d’innombrables années la même révolution autour de la cinquième planète. Bizarre de songer qu’elles ne tourneraient plus autour demain.
Geary activa le circuit des communications de la flotte. « À toutes les unités : exécution à T quarante-cinq de la manœuvre Sigma préétablie. »
Le compte à rebours s’écoula et tous les vaisseaux de la flotte se retournèrent en réduisant leur vélocité et en modifiant simultanément leur trajectoire vers tribord à l’aide de leurs propulseurs pour contourner Sutrah Cinq, à bonne distance du point de rendez-vous de ses cinq lunes avec les projectiles lancés par Tulev. Geary attendit patiemment, non sans prendre un certain plaisir au spectacle du ballet complexe de tous ces bâtiments se mouvant de conserve sur le fond noir de l’espace. Jusqu’aux lourds et bien mal nommés « auxiliaires rapides de la flotte », comme le Titan et la Sorcière, qui donnaient l’impression de se déplacer avec une agilité surprenante.
Vingt minutes plus tard, alors que la flotte continuait d’approcher de Sutrah Cinq en décélérant, les énormes projectiles de métal brut lancés par les vaisseaux de Tulev frappaient presque en même temps, à une vitesse légèrement supérieure à trente mille kilomètres par seconde, les cinq lunes de la planète.
La plus petite n’en restait pas moins massive selon les critères humains, mais la quantité d’énergie cinétique de chacune de ces collisions aurait suffi à ébranler une planète. Les senseurs de l’Indomptable occultaient automatiquement les éclairs aveuglants des impacts, de sorte que la vue des cinq lunes lui fut momentanément masquée, puis une boule de poussière et de débris plus ou moins volumineux s’y développa en rapide expansion.
Geary attendit encore, sachant que Desjani avait déjà donné des instructions à ses guetteurs quant à ce qu’il leur fallait surveiller. Le premier rapport arriva promptement.
« L’analyse spectroscopique signale la présence d’une quantité anormale de matériaux radioactifs, ainsi que des traces de gaz cohérentes avec une très importante explosion nucléaire.
— Vous aviez vu juste », déclara Desjani, dont le regard trahissait cette foi absolue en lui qu’il trouvait insupportable, autant chez elle que chez tant d’autres spatiaux de la flotte, puisqu’il était persuadé qu’il leur ferait faux bond tôt ou tard. Ils le croyaient parfait, mais lui n’était pas de cet avis.
« Expliquez, s’il vous plaît, demanda sèchement Rione. Pourquoi les Syndics auraient-ils placé de gros engins nucléaires à l’intérieur de ces lunes ? Certains de ces fragments vont frapper Sutrah Cinq.
— C’était un risque qu’ils étaient prêts à courir, et dont j’ai estimé que je devais le prendre aussi, répondit pesamment Geary. Dans la mesure où cette planète est peu peuplée, les chances d’impacts sont relativement minces. Voyez-vous, madame la coprésidente, les Syndics savaient que, pour libérer les prisonniers, nous devions procéder, à tout le moins, à deux opérations : nous rapprocher de cette planète et resserrer la formation de la flotte de manière à éviter à nos navettes un trajet plus long que nécessaire lors du ramassage et de la répartition des détenus du camp de travail. »
Il montra le nuage de débris en expansion. « Si nous étions restés à proximité de ces lunes, ou plutôt de la position qu’elles occupaient sur le moment, ils auraient déclenché l’explosion des gros engins nucléaires qu’elles abritaient, les fragmentant en champs de débris aussi denses qu’inextricables. Nous aurions perdu de nombreux bâtiments, voire de très gros vaisseaux de guerre s’il s’en était trouvé d’assez proches. »
Les yeux de Rione brillaient de colère. « Pas étonnant si les civils à qui j’ai parlé étaient terrorisés.
— Je doute que les dirigeants civils de cette planète aient su précisément ce qui se préparait, déclara Geary. Mais ils devaient au moins se douter que les représentants du Syndic réagiraient d’une manière ou d’une autre.
— En les exposant aux mêmes risques d’un bombardement par les fragments de ces lunes et d’un tir de barrage de la flotte en guise de représailles. » Rione affichait une mine sévère. « Capitaine Geary, je sais que les lois de la guerre vous interdisent de soumettre les installations et les villes de Sutrah Cinq à un bombardement orbital, mais je vous prie de faire grâce aux civils de cette planète, qui ne sont que des pions. »
Geary vit quasiment les traits de Desjani trahir son mépris, mais il hocha la tête. « Nous exercerons des représailles, madame la coprésidente, mais pas en massacrant des civils innocents. Veuillez, je vous prie, recontacter les autorités civiles de Sutrah Cinq et leur demander d’évacuer tous les centres industriels ou miniers et toutes les installations destinées aux transports. Dont les terrains d’atterrissage et les astroports. Expliquez-leur que je ne déciderai de la totalité de ce qui devra être détruit, et qui pourrait bien être supérieure à ce qui se trouve déjà sur cette liste, que lorsque j’aurai vu quel accueil ce camp de travail réservera à mes fusiliers. » Il laissait à présent percer sa colère, à l’idée de ce qui aurait pu se produire. « Assurez-vous qu’ils aient bien compris : en cas d’autres problèmes, le prix à payer sera monstrueux et ils devront s’acquitter en personne de la facture. »
Rione opina avec un petit sourire. « Très bien, capitaine Geary. Je veillerai à ce qu’ils comprennent vos ordres et qu’ils se rendent compte que leur vie dépend de la qualité de leur coopération. »
Desjani changea de position dans son fauteuil ; elle avait l’air mal à l’aise. « Et aussi la base militaire, n’est-ce pas, capitaine Geary ? »
Celui-ci vérifia sur son écran et constata que la région de la planète qui hébergeait cette base était en ce moment même dans la ligne de mire de la flotte. « Non. Une évacuation partielle semble déjà en cours.
— Partielle ?
— Oui. On distingue des colonnes de véhicules terrestres, mais la plupart de leurs occupants appartiennent visiblement aux familles des militaires. On n’aperçoit que peu d’uniformes. » Desjani le fixa en arquant un sourcil. « Il semble que les soldats du Syndic soient décidés à camper jusqu’au bout sur leurs positions. » Cette perspective n’eut pas l’air de la déranger outre mesure.
Ce n’était pas le cas de Geary. Il réfléchit en se massant le menton. « Des véhicules terrestres. On n’a rien repéré d’autre qui quittait la base ?
— Voyons voir. » Cette fois, Desjani haussa les deux sourcils. « Ah, si. Plusieurs véhicules aériens ont décollé voilà plus d’une demi-heure vers la plus proche chaîne de montagnes. Le système les a suivis à la trace.
— Les commandants en chef, partis se réfugier en toute sécurité dans un bunker enfoui pour y exercer douillettement leurs représailles. »
Desjani hocha la tête.
« Je veux qu’on me trouve ce bunker. »
Elle sourit.
« Nous disposons de projectiles cinétiques destinés aux bombardements orbitaux et capables de pénétrer profondément dans la roche la plus solide, j’imagine ?
— En effet, capitaine », répondit Desjani sur un ton jubilatoire. Geary venait de lui donner implicitement le signal d’éliminer les Syndics, et elle voyait la vie en rose.
Un essaim de navettes avait quitté la flotte de l’Alliance et piquait à présent vers Sutrah Cinq comme une nuée de criquets s’abattant sur des cultures. Au-dessus, les vaisseaux de la flotte de l’Alliance avaient resserré les rangs, mais leur formation n’en couvrait pas moins un vaste secteur en surplomb de la planète. Geary savait que les habitants de Sutrah Cinq fixaient désormais le ciel, terrifiés, conscients que cette flotte pouvait à tout instant faire pleuvoir la mort et la désolation sur leurs têtes et rendre, en un éclair, leur monde inhabitable.
L’image virtuelle de la force de débarquement flottait près du siège de Geary avec, telles des cartes de visite, ses rangées d’officiers des fusiliers à sa disposition. D’un seul geste du doigt, il pouvait s’adresser directement à chacun de ces hommes et voir par leurs yeux grâce aux senseurs qui équipaient leurs casques. Mais, peu enclin à déroger à la voie hiérarchique, même si le système de contrôle et de commandes le lui aurait aisément permis, il se contenta d’appeler le colonel Carabali.
« Les navettes de reconnaissance n’ont détecté aucune trace d’armes nucléaires ou de destruction massive, lui apprit-elle. Nous allons effectuer un second balayage puis nous débarquerons les équipes d’éclaireurs.
— Avez-vous confirmation de la présence de la quantité prévue de prisonniers de l’Alliance ?
— Ça y ressemble, capitaine, sourit Carabali. De là-haut, ils ont l’air assez joyeux. »
Geary s’adossa à son siège en souriant dans sa barbe. Il avait connu depuis son sauvetage nombre de situations inattendues, pour la plupart déplaisantes. Le devoir lui avait été un fardeau pesant. Mais, aujourd’hui, des milliers de gens qui n’avaient jamais espéré en leur libération voyaient débouler les navettes de la flotte ; des gens qui, peut-être, étaient retenus prisonniers depuis des décennies. Et cette flotte, sa flotte, allait les sauver. Ça faisait un bien fou.
Si seulement les Syndics ne tentaient rien… Que des milliers de personnes en instance de libération pussent mourir dans ce camp n’était pas exclu.
« Navettes de reconnaissance posées », lui apprit Carabali, faisant écho aux informations de son propre écran qui montrait à présent le camp. « Déploiement des équipes. »
Geary céda à la tentation d’appeler un des officiers des équipes de reconnaissance. Une fenêtre s’ouvrit sur une vue qui, prise du casque de l’homme, montrait une étendue de terre nue et des édifices branlants. Le ciel était d’un bleu délavé tirant sur le gris, aussi froid et lugubre d’apparence que devait être l’existence dans ce camp. On ne voyait aucune sentinelle du Syndic, mais les prisonniers de l’Alliance avaient formé les rangs derrière leurs officiers et patientaient, le visage anxieux et crispé, tandis que les fusiliers les dépassaient au pas de course en quête d’une éventuelle menace.
Le fusilier qu’il observait s’arrêta devant un groupe de prisonniers pour interroger la femme qui était en tête. « Savez-vous si des armes sont cachées quelque part ? Y a-t-il des signes d’une effervescence inhabituelle ? »
La femme, plus que mûre, avait la peau tannée comme du cuir par sa longue exposition, sans protection adéquate, à l’environnement de Sutrah Cinq ; sans doute était-elle enfermée là depuis un bon bout de temps, sinon depuis sa jeunesse. « Non, lieutenant, répondit-elle en s’exprimant avec soin et une grande précision. Nous étions confinés dans nos baraquements et nous n’avons pas pu être témoins de l’activité qui régnait dehors avant hier au soir, mais nous avons entendu les gardes partir précipitamment avant l’aube. Nous avons fouillé tout le camp sans trouver d’armes. La banque de données du camp se trouve dans ce bâtiment », ajouta-t-elle en pointant le doigt.
Le fusilier spatial s’attarda un instant pour la saluer. « Merci, capitaine. »
Geary s’arracha à cette contemplation et se contraignit à refermer la fenêtre qui donnait un aperçu de l’opération du point de vue de ce fusilier. Son devoir lui imposait de tenir l’ensemble de la flotte à l’œil.
« Tout a l’air tranquille, déclara Desjani. La seule activité que nous détectons à la surface est celle des colonnes de réfugiés quittant les sites ciblés. Un fragment de lune arrive à trois cents kilomètres environ à l’ouest du camp de travail, ajouta-t-elle en montrant l’écran. Il va tout bousiller au point d’impact, mais le camp lui-même n’entendra qu’un boum distant et sentira passer un souffle. »
Geary lut les données relatives à l’impact. « Et peut-être aussi le sol trembler. Chaque fois que nous avons eu l’impression que tout était paisible dans ce système, les Syndics nous préparaient un mauvais coup. Que négligeons-nous cette fois ? »
Desjani eut une moue pensive. « Les fusiliers vérifient que les prisonniers n’ont pas été exposés à des agents biologiques avec effet retard. Normalement, les détenus auraient dû repérer toute chose enterrée dans le camp. En dehors de quelques cargos, les seuls vaisseaux du Syndic présents dans ce système sont les trois groupes d’avisos que nous avons traqués après notre arrivée, tous à plus d’une heure-lumière. Je leur aurais prêté volontiers l’intention de faire sauter cette planète dans l’espoir de nous massacrer avec, mais ils ne disposent pas des armes qui le leur permettraient. »
Une fenêtre s’ouvrit brusquement sous les yeux de Geary et l’image de Carabali le salua. « J’envoie la principale force de débarquement, capitaine Geary. Aucune menace détectée. » Sur son écran, il vit l’essaim de navettes atterrir, dont un grand nombre juste à la lisière du camp pour disposer d’une place suffisante. Des fusiliers s’en déversaient, donnant, dans leur cuirasse de combat, une rassurante impression d’efficacité et de dangerosité.
Pourtant, Geary trouvait ce spectacle inquiétant. Presque tous les fusiliers de la flotte étaient à terre. S’il leur arrivait quelque chose, il perdrait une bonne partie de son aptitude au combat, ainsi que les éléments les plus fiables et disciplinés de la flotte. Une seconde plus tard, il se fustigeait lui-même d’avoir envisagé leur perte en ces termes au lieu d’y voir la mort d’un grand nombre de braves soldats.
La coprésidente Rione avait l’air de partager ses inquiétudes. « Ça me paraît un peu trop facile après toutes les vacheries que nous avaient préparées les Syndics dans ce système. »
Il hocha la tête. « Mais il n’y a rien dans le camp. Les prisonniers affirment l’avoir fouillé et, s’il avait recelé quelque chose d’anormal, ils l’auraient vu. »
Le colonel Carabali rendit de nouveau compte. « Nous avons investi le bâtiment de la banque de données et nous inspectons les dossiers. Tous les prisonniers sont équipés d’un implant relié à un système de repérage et à un mur virtuel du camp qui prohibe toute incursion dans ses zones interdites. Nous nous employons actuellement à désactiver ces implants et ce barrage.
— Parfait. » Les yeux de Geary se reportèrent sur l’hologramme. « Une fois ce mur virtuel abattu, ils pourront quitter l’enceinte du camp et monter à bord des navettes, fit-il observer à Desjani.
— Malédiction ! »
Choqué par cet éclat intempestif et bien peu typique de Rione, Geary pivota sur son siège. Elle montrait les écrans. « Hors du camp, capitaine Geary. Vous cherchez tous une menace à l’intérieur, mais la plupart de vos navettes sont dehors ! »
En comprenant ce qu’elle voulait dire, il sentit ses tripes se nouer. Il pressa quelques touches pour rappeler Carabali. « Hors du périmètre du camp, colonel ! Les prisonniers n’ont pas pu fouiller là-bas puisqu’ils ne pouvaient s’y rendre. Nous-mêmes avons concentré nos recherches sur le camp. Mais de nombreuses navettes ont atterri derrière et l’on y ramènera des détenus libérés. »
Carabali grinça des dents. « Compris. » Geary vit s’allumer la diode du réseau de commandement, tandis que fusaient les ordres du colonel Carabali à ses fusiliers. Les unités qu’on avait envoyées sécuriser un large périmètre entreprirent de se replier puis se redéployèrent pour se partager des secteurs de recherches, tandis que quelques-unes de celles qui étaient entrées dans le camp en sortaient pour fouiller le voisinage.
« Nous aurions sûrement détecté des engins nucléaires, déclara Desjani d’une voix courroucée.
— Ouais, convint Geary. Mais on a pu y enterrer autre chose.
— Nous avons trouvé des mines à retardement, leur apprit Carabali d’une voix glacée. Un mélange de chandelles à fragmentation et d’engins chimiques. Ce sont d’anciens modèles, néanmoins difficilement détectables, au point que nous ne les aurions jamais repérées si nous n’avions pas effectué un balayage de cette zone. Mes experts en explosifs affirment qu’elles sont sans doute réglées pour exploser dès qu’elles détectent une présence humaine à proximité. Nous nous servons d’impulsions électromagnétiques pour griller leurs mécanismes de déclenchement et les neutraliser.
— Et plus loin ? s’enquit Geary.
— On est en train de scanner. » Le calme professionnalisme de Carabali était empreint d’une infime touche de fureur. « Je vous fournirai un rapport circonstancié sur mon échec à prévoir et identifier la menace, afin de vous permettre de prendre toutes les mesures disciplinaires à mon encontre qui vous paraîtront appropriées, capitaine. »
Geary ne put retenir un soupir, tout en surprenant fugacement, du coin de l’œil, le visage désormais impavide de la coprésidente Rione. « Merci, colonel, mais nous sommes passés à côté, nous aussi, et nous partageons les mêmes torts. Vous pouvez être reconnaissante à la coprésidente Rione d’avoir deviné à temps.
— Présentez-lui mes respects, s’il vous plaît, et remerciez-la de ma part, capitaine. » Cette fois, le ton de Carabali n’était pas exempt d’une certaine ironie.
Geary se tourna vers Rione. « Vous avez entendu ? »
Elle se contenta d’incliner affirmativement la tête. « J’ai l’habitude de peser les mots. L’esprit tordu d’un politique trouve parfois son utilité, n’est-ce pas, capitaine ?
— Effectivement », convint-il. Il constata que Desjani souriait aussi et comprit que son opinion de Rione, ou plutôt de sa valeur, avait grimpé d’un bon cran.
« Nous avons pu comparer le nombre des prisonniers aux données du Syndic, annonça Carabali. Mes hommes filtrent à présent les ex-prisonniers et ils commenceront à les embarquer à bord des navettes dès que la zone sera déclarée sûre. » Geary tapa sur une commande et une projection de toute la surface de Sutrah Cinq apparut. Les cibles identifiées émaillaient toute la carte. Il zooma sur le plus gros amas : la vue se modifia instantanément, montrant les images réelles du site. Au cours des dernières décennies, la population de la capitale de la planète s’était considérablement amoindrie. La plupart des sites industriels ciblés étaient froids et désaffectés depuis beau temps. Le spatioport était déglingué et décrépit. Lorsqu’il inspecta d’autres cibles, la raison pour laquelle les Syndics avaient pris le risque d’un bombardement de représailles sur cette planète lui sauta aux yeux. Elle correspondait exactement à ce que les dirigeants des Mondes syndiqués appelleraient sans doute un « surplus de liquidation », privé de ressources et de toute valeur industrielle ou militaire digne de ce nom. Sauf que cent mille êtres humains au bas mot s’efforcent encore d’en tirer leur subsistance. « Capitaine Desjani, avons-nous des données tactiques sur Sutrah Quatre ? »
Desjani ne parvint pas à réprimer parfaitement un sourire féroce lorsqu’elle les lui fournit. Il les étudia et constata que la quatrième planète du système semblait bien mieux se tirer d’affaire que sa sœur. D’accord. Nous ne pouvons pas permettre aux Syndics de s’imaginer qu’ils vont s’en sortir sans dommages. Mais je ne tiens pas à massacrer des civils, ce qu’ils espèrent sans nul doute, car ça leur ferait de l’excellente propagande. Il marqua les grands spatioports de Sutrah Quatre, sa vaste base militaire, le centre du complexe gouvernemental de la capitale et, pour faire bonne mesure, toutes les installations orbitales. Puis il revint à l’hologramme de Sutrah Cinq et marqua le plus important de ses spatioports ainsi que les zones industrielles encore en activité.
Il s’accorda ensuite une pause pour examiner la base militaire. En zoomant sur son image, il vit se dérouler juste à côté des renseignements confidentiels. Des convois de civils continuaient de s’en éloigner, mais la plupart des militaires étaient encore à leur poste. Où donc sont ces soi-disant dirigeants ? Il repéra les données tactiques en agrandissant encore l’image. Les senseurs optiques conçus pour obtenir des informations détaillées sur des objectifs distants de plusieurs milliards de kilomètres n’avaient eu aucun mal à repérer l’entrée du bunker où s’était réfugié le haut commandement. Geary se surprit à sourire d’un sourire mauvais en marquant le site que ciblerait un projectile cinétique conçu pour un impact en profondeur.
Lorsqu’il eut fini de décider du sort de ces deux planètes, les premières navettes décollaient de Sutrah Cinq et la flotte de l’Alliance rebroussait chemin vers le secteur de l’espace où ses cinq lunes avaient explosé. Une bonne partie des plus petits débris consécutifs à leur destruction avaient été happés par le puits de gravité de Sutrah Cinq et finiraient sans doute un jour par former un mince anneau autour de la planète.
« Capitaine Geary, tout le personnel a été embarqué, annonça le colonel Carabali. Les dernières navettes devraient décoller vers T seize.
— Bien reçu, colonel. Merci. » Il se retourna et expédia les données tactiques au système de combat, qui évalua les cibles, les armes disponibles sur chacun des vaisseaux et les angles de lancement avant de recracher deux secondes plus tard un projet détaillé. Geary le parcourut, estima dans quelle mesure ces représailles épuiseraient le stock de projectiles cinétiques de la flotte et constata qu’il lui en resterait une grande quantité, même si le Titan et ses confrères étaient incapables d’en fabriquer d’autres. Il s’arrêta un instant sur la rubrique concernant l’estimation prévue du nombre des victimes au sol. « Je dois envoyer un message à tous les Syndics de ce système. »
Desjani hocha la tête et fit signe à l’officier des communications, qui activa promptement le circuit puis leva les deux pouces pour lui signifier qu’il était paré. « Vous pouvez y aller, capitaine. »
Geary se composa une contenance puis, avant d’émettre, vérifia que toutes les navettes de l’Alliance avaient bien décollé. « Population du système stellaire de Sutrah, ici le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance qui transite par votre système. Vos chefs vous ont trahis. Les attaques sournoises qu’ils ont menées contre notre flotte et les forces chargées de libérer nos prisonniers de guerre nous donnent le droit d’exercer des représailles sur vos planètes en les bombardant. » Il s’interrompit, le temps que tous se pénètrent de cette dernière affirmation. « Dans le seul dessein de détruire quelques-uns de nos vaisseaux, vos dirigeants ont placé vos vies et vos foyers entre nos mains. Fort heureusement, la flotte de l’Alliance ne fait pas la guerre aux civils. » Plus maintenant, en tout cas. Pas tant qu’il serait aux commandes. Avec un peu de chance, ses conceptions « désuètes » finiraient peut-être par déteindre sur les autres officiers.
« Nous allons frapper certaines cibles de notre choix sur Sutrah Quatre et Cinq. Une liste de celles situées près de zones occupées par des civils suivra ce message, de manière à permettre leur évacuation avant le bombardement. Rien ne nous oblige à vous la fournir, mais nous ne combattons que vos chefs. Rappelez-vous que nous aurions pu balayer toute vie de ce système et que les lois de la guerre nous auraient donné raison. Nous préférons nous en abstenir. L’Alliance n’est pas votre ennemie. Vos ennemis, ce sont vos propres chefs.
» En l’honneur de nos ancêtres », psalmodia-t-il. On lui avait dit qu’on n’employait plus que très rarement cette ancienne formule pour conclure un message de ce type, mais il s’y cramponnait. Il continuait d’y croire et, d’une certaine façon, elle l’aidait à s’enraciner dans ce futur où l’honneur avait parfois revêtu d’étranges oripeaux. « Ici le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. Fin de la transmission. »
« Merci, capitaine Geary, de minimiser les souffrances des populations de ces planètes », déclara Rione dans son dos.
Il se retourna pour la regarder et hocha la tête. « À votre service. Mais je l’aurais fait de toute façon. C’est ce que l’honneur exige.
— Celui de nos ancêtres », répliqua-t-elle sans aucune trace d’ironie dans la voix.
Desjani se leva. « Les navettes de l’Indomptable ne vont pas tarder à aborder. Je devrais déjà me trouver à la soute de lancement pour accueillir les nouveaux arrivants.
— Moi aussi », convint Geary en se levant à son tour tout en s’efforçant de dissimuler sa réticence. Il était effectivement de son devoir de souhaiter la bienvenue au personnel de l’Alliance récemment libéré, même s’il aurait de loin préféré se réfugier dans sa cabine pour éviter le déballage public.
« Puis-je vous accompagner ? s’enquit Rione.
— Bien sûr », répondit Desjani, que cette requête parut surprendre. Et Geary se rendit compte qu’elle avait bel et bien dû l’étonner, puisque Rione avait parfaitement le droit de venir mais avait préféré leur en demander l’autorisation. Il s’interrogea un instant : cette réaction masquait-elle un calcul politique destiné à circonvenir Desjani ou bien traduisait-elle tout simplement sa réelle déférence envers un commandant de vaisseau ? Il préférait opter pour la seconde explication.
Tous trois gagnèrent le débarcadère des navettes ; Geary et Desjani échangeaient des congratulations avec tous les matelots et officiers de l’Indomptable qu’ils croisaient et le premier se félicitait du nombre croissant de ceux qui lui retournaient à présent son salut. La campagne qu’il avait menée dans ce sens semblait porter ses fruits.
« Apprécieriez-vous qu’on vous salue ? demanda Rione d’une voix neutre. Le geste semble désormais beaucoup plus fréquent. »
Il secoua la tête. « Pas parce qu’il flatte mon amour-propre, si c’est bien ce que vous demandez, mais pour ce qu’il représente en soi, madame la coprésidente. Un certain niveau de discipline qui me paraît salutaire pour cette flotte. » Il se garda bien d’ajouter ouvertement que, selon lui, si elle voulait maintenir sa cohésion et faire échec aux efforts des Syndics pour la détruire, la flotte avait désespérément besoin d’une telle discipline. Certes, entre lui apprendre à saluer et la ramener au bercail, il semblait y avoir un abîme… mais Geary n’en restait pas moins persuadé qu’il existait une corrélation.
Il ne se rendit compte qu’en atteignant la soute des navettes qu’il y retournait pour la première fois depuis que le défunt amiral Bloch l’y avait convoqué juste avant d’aller négocier avec les Syndics. Geary avait parcouru l’Indomptable en long et en large et visité pratiquement toutes ses sections, mais sans doute avait-il évité inconsciemment ce compartiment. Il s’efforça de se rappeler ce qu’il ressentait à l’époque, de se remémorer la glace qui l’habitait alors tant mentalement qu’affectivement et, en prenant conscience qu’il avait réussi à la surmonter sous la pression du commandement (ou peut-être malgré cette pression), il éprouva un vif soulagement. Il pouvait dorénavant s’en approcher sans que le fantôme de l’amiral Bloch ne vînt le hanter pour le supplier de sauver ce qui restait de sa flotte.
Il jeta un coup d’œil au capitaine Desjani qui, debout à côté de lui, attendait que les navettes finissent de débarquer leurs passagers. Son visage, d’ordinaire assombri par les responsabilités ou ne trahissant de joie qu’à la perspective de la destruction de vaisseaux des Syndics, affichait à présent une expression toute différente. À l’idée de voir enfin les prisonniers libérés, il n’exprimait plus qu’un bonheur innocent. « Tanya ? » Elle lui jeta un regard étonné. Geary l’appelait rarement par son prénom. « Je tenais seulement à vous rappeler que je suis heureux d’avoir l’Indomptable pour vaisseau amiral. C’est un bâtiment splendide et vous faites un magnifique commandant. Votre compétence et votre appui signifient beaucoup pour moi. »
Elle rougit d’embarras. « Merci, capitaine Geary. Comme vous ne l’ignorez pas, votre présence à bord depuis votre sauvetage m’a toujours fait le plus grand plaisir. »
Il hocha la tête, non sans un petit sourire empreint d’auto-dérision. Desjani faisait partie de ceux qui croyaient fermement qu’il avait été envoyé à la flotte par les vivantes étoiles pour sauver l’Alliance au moment où elle en avait le plus cruellement besoin. Geary ne croyait pas pouvoir jamais s’accommoder d’une telle confiance en lui (ou d’une telle idolâtrie). De sorte qu’il partageait les craintes de Rione à cet égard : s’il commençait de prendre goût à ce culte de la personnalité, à cette vénération d’un héros imaginaire, il risquait fort de devenir, pour cette flotte, une menace encore plus dangereuse que les Syndics.
« Nous pouvons réellement nous estimer très chanceux d’avoir le capitaine Geary à la tête de la flotte », déclara Rione comme si elle lisait dans ses pensées.
Les navettes de l’Indomptable s’engouffraient dans la soute comme autant d’énormes et disgracieuses créatures. Pas étonnant si le jargon de la flotte les désignait par le terme de « pigeon ». Une fois les portes extérieures hermétiquement scellées, les portes intérieures s’ouvrirent et, au bout de quelques instants, les rampes d’accès des navettes commencèrent à s’abattre.
Les fusiliers spatiaux affectés au vaisseau débarquèrent les premiers et s’empressèrent de former les rangs pour présenter les armes en signe de respect. Puis le groupe des prisonniers récemment libérés assignés à l’Indomptable entreprit de descendre, en regardant autour d’eux comme s’ils n’y croyaient pas encore tout à fait et s’attendaient à se réveiller d’une seconde à l’autre pour découvrir qu’ils étaient toujours voués à leur réclusion à perpétuité sur une misérable planète du Syndic, loin de tout espoir de sauvetage. Tous étaient maigres et émaciés, et bien peu portaient un uniforme intact ; la plupart avaient dû composer avec ce qui ressemblait à des hardes civiles.
« À tout l’équipage de l’Indomptable, déclara le capitaine Desjani dans son unité de communication portable. Le personnel de l’Alliance libéré aura besoin d’uniformes. Je vous encourage tous à partager vos surplus. » Elle regarda Geary. « Nous les équiperons correctement, capitaine.
— Ils apprécieront, j’en suis persuadé », convint-il en se disant que le reste de la flotte devait prendre en ce moment les mêmes dispositions.
Alors que les ex-détenus défilaient devant eux, Geary entendit Desjani pousser un hoquet de surprise. « Casell ? »
Un homme aux barrettes de lieutenant ternies fixées à un blouson dépenaillé se retourna en entendant ce nom et son regard se braqua sur Desjani. « Tanya ? » Un instant plus tard ils s’étreignaient. « Je n’arrive pas à y croire. La flotte se pointe ici et tu es là !
— Je te croyais mort à Quintarra ! » s’écria Desjani. À la plus grande surprise de Geary, le capitaine aux nerfs d’acier de l’Indomptable donnait l’impression de refouler ses larmes.
« Non, démentit Casell. La moitié de l’équipage a survécu, mais nous avons tous été ramassés par les Syndics. » Son regard s’arrêta enfin sur l’uniforme de Desjani et sa mâchoire tomba ; il recula d’un pas. « Tu es capitaine de vaisseau ? »
Elle sourit. « Il y a eu pas mal de promotions après la bataille. Voilà mon vaisseau. » Elle se tourna vers Geary. « Capitaine, un vieil ami à moi, le lieutenant Casell Riva. »
Geary sourit à Riva et lui tendit la main. Après tous les officiers un peu trop juvéniles qu’il avait rencontrés, résultat des terribles pertes qui, de bataille en bataille, avait poussé la flotte à de fulgurantes promotions, en croiser un d’un peu plus âgé lui faisait un effet bizarre. Mais on ne monte pas en grade dans les camps de travail. « C’est un plaisir, lieutenant. Content de vous savoir à bord. Je suis le capitaine John Geary, commandant de la flotte. »
Encore sous le coup de la surprise que lui avait causée le nouveau grade de sa vieille amie, le lieutenant Riva lui serra machinalement la main puis prit enfin conscience des paroles que Geary venait de prononcer. « V-vous avez bien dit John Geary, capitaine ? »
Desjani sourit orgueilleusement, le visage radieux. « Le capitaine John “Black Jack” Geary est vivant, Casell. C’est notre amiral. Il ramène cette flotte au bercail. »
Riva afficha l’expression, mélange de crainte, d’effroi et d’émerveillement, que Geary en était venu à tant redouter. « Bien sûr, murmura-t-il. Un des fusiliers disait que le capitaine Geary avait conduit la flotte jusqu’ici, et nous avons tous cru qu’il s’exprimait de façon symbolique. Mais c’était la stricte vérité. » Son visage s’illumina d’enthousiasme. « Les Syndics sont fichus. Tanya… capitaine Desjani, je veux dire… savez-vous qui est l’officier le plus haut gradé du camp ? Le capitaine Falco. » Desjani fixa son ami. « Falco le Battant ? Il est vivant aussi ? – Oui ! Et, avec lui et Black Jack… (le lieutenant Riva déglutit) avec le capitaine Geary, la flotte sera invincible ! »
Geary hocha la tête poliment sans se départir de son sourire figé. À ce qu’il avait vu de la flotte qu’il avait héritée, un officier surnommé « le Battant » ne pouvait qu’incarner tout ce qu’il avait tenté d’éradiquer. Mais pas nécessairement. On ne pouvait préjuger d’un homme que tous semblaient si hautement apprécier.
Un grand type mince venait de s’arrêter théâtralement au sommet de la rampe d’une navette pour inspecter la scène du regard avant de reprendre son chemin, l’air intrigué. L’insigne de capitaine de vaisseau était agrafé au col de sa vareuse, laquelle, comparée à ce que portaient tous les autres prisonniers, était en assez bon état. Les gens se retournaient sur lui, quelque chose dans sa prestance semblant attirer l’attention comme un aimant la limaille de fer. Geary ne put s’empêcher de songer au dédain marqué de Rione pour ces « héros » qui conduisent les flottes au désastre. Celui-là en était bien capable, se dit-il.
L’autre s’arrêta devant lui. « Je veux parler au commandant de la flotte », déclara-t-il avec un sourire empreint tout à la fois d’assurance et de franche camaraderie.
Geary ne put s’empêcher de remarquer que le ton était celui de l’exigence. « C’est moi.
— Un capitaine de vaisseau ! » L’homme regarda autour de lui en plissant les yeux, comme s’il cherchait du regard un amiral caché. « Vous avez dû souffrir de très grosses pertes.
— J’en ai peur », convint Geary.
L’homme soupira et son expression amère laissa entendre que ça ne se serait certainement pas produit s’il avait tenu les commandes. S’agissant de donner à toute l’assistance l’impression qu’avaient été prononcées certaines assurances pourtant restées inexprimées, c’était un redoutable expert, se convainquit Geary. « Parfait. Pas de repos pour les braves, hein ? ajouta-t-il avec un regard entendu. Mais le devoir est une maîtresse exigeante, que les hommes d’honneur ne sauraient négliger. J’assumerai désormais le commandement. »
Geary s’interdit toute autre réaction qu’un haussement de sourcils. « Je vous demande pardon ? »
L’homme dont il avait présumé qu’il s’agissait de Falco le Battant lui lança un regard mitigé, mi-interloqué, mi-assuré. « Je crois pouvoir sans me tromper affirmer que je suis l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. Il est donc de mon devoir et de ma responsabilité de prendre le commandement de la flotte. »
Geary hocha la tête en espérant que son geste trahissait sa compréhension sans pour autant exprimer son assentiment. « La situation n’est peut-être pas aussi simple que vous avez l’air de le croire, capitaine… ? » lâcha-t-il, comme s’il s’attendait à ce que l’autre se présentât alors qu’il lui semblait avoir d’ores et déjà deviné son identité.
Ce sous-entendu lui valut un regard sourcilleux. Tout coup porté à l’amour-propre de ce quidam semblait n’avoir aucun mal à pénétrer les boucliers d’affable autorité dont il aimait à se parer. « Vous devriez m’avoir déjà reconnu.
— C’est le capitaine Falco, capitaine, avança fièrement le lieutenant Riva, visiblement inconscient de la tension qui régnait.
— Capitaine Francisco Falco, précisa l’autre. J’imagine que vous reconnaissez ce nom ?
— Je l’ai entendu pour la première fois il y a quelques instants. » Geary ne savait pas trop pourquoi il avait fait cette déclaration, mais le froncement de sourcils renouvelé qu’elle avait arraché à Falco valait dix. « Enchanté de vous rencontrer, ajouta-t-il en s’efforçant de garder un ton neutre.
— Vu votre âge, mon ancienneté est de toute évidence supérieure à la vôtre », avança Falco, le visage désormais austère. Il avait opté pour affirmer sa préséance. « À présent, si vous voulez bien me montrer ma cabine, je suis sûr que j’ai pas mal de pain sur la planche. Organisez le plus tôt possible une réunion stratégique. » Il attendit en se renfrognant pour la troisième fois, tandis que, de son côté, Geary, convaincu que Falco n’avait pas l’habitude de répéter ses ordres, soutenait son regard sans trahir aucune émotion ni faire mine d’obtempérer. « Qui donc êtes-vous, capitaine ?
— C’est le capitaine Geary, capitaine Falco, répondit Desjani dont on voyait, à son maintien, qu’elle avait elle aussi pris note de la tension.
— Geary ? Apparenté au héros, j’imagine ? » Le visage de Falco affichait à présent l’expression grondeuse d’un père admonestant un enfant désobéissant. « Nous sommes tous, bien entendu, redevables à Black Jack Geary de l’exemple qu’il nous a donné, mais ça ne veut pas dire pour autant…
— Non, le coupa Geary. Je crains que vous ne vous mépreniez. » Falco s’assombrit davantage. Il semblait se rembrunir fréquemment, du moins quand ça ne se passait pas exactement comme il le souhaitait, et il n’était pas habitué non plus à ce qu’on lui coupât la parole. « Je ne suis pas “apparenté”. Je suis John Geary. »
Falco changea de figure ; son masque se figea, adoptant celui d’un camarade de combat imbu de son autorité, et son regard chercha celui de Desjani, qui hocha la tête. « Le capitaine Geary n’est pas mort à Grendel il y a un siècle, lui déclara-t-elle comme si elle récitait un rapport. Cette flotte a trouvé sa capsule de survie alors qu’elle s’apprêtait à flancher, et elle a réussi à le ranimer.
— Black Jack Geary ? » L’information devait avoir sérieusement ébranlé Falco, dont le visage soigneusement composé exprimait à présent la confusion la plus totale.
Geary opina. « Mon ancienneté, comme vous le voyez, est légèrement supérieure à la vôtre, reprit-il sèchement. Pratiquement d’un siècle. Je ne vous remercie pas moins de votre empressement à servir la flotte comme l’exige l’Alliance. » Formule convenue datant de son époque et qu’on employait habituellement pour confier à quelqu’un une mission peu plaisante, mais qui, aujourd’hui, s’agissant de rabrouer respectueusement Falco, semblait particulièrement appropriée. « En ma qualité d’officier supérieur le plus ancien en grade, et auquel, en outre, l’amiral Bloch a confié le commandement de la flotte avant sa mort, je continuerai donc de l’assumer. » Geary n’en restait pas moins partiellement sidéré. Combien de fois avait-il souhaité remettre ce commandement à un tiers ? Mais pas à cet homme. Pas seulement parce que Falco avait tenté de défier son autorité, se persuada-t-il. Falco donnait l’impression de consacrer davantage de temps à faire mine d’agir qu’à agir en connaissance de cause.
Il se rendit compte que Rione le dévisageait, sans doute en se rappelant les nombreuses fois où il lui avait promis de transmettre dès qu’il le pourrait le commandement à un autre. Mais il savait aussi ce qu’elle pensait des « héros ». Elle n’attendait sûrement pas de lui qu’il plaçât le destin de la flotte entre les mains d’un individu tel que Falco.
L’annonce de l’identité de son interlocuteur semblait avoir profondément déstabilisé celui-ci. Il regardait autour de lui, comme désorienté. Geary montra Desjani. « Voilà le capitaine Desjani, qui commande l’Indomptable. »
Falco hocha brièvement la tête, tandis que son regard se braquait sur Desjani. Instantanément, comme s’il lui avait fallu se concentrer d’abord sur quelque chose, son expression s’altéra et le masque du chef et camarade de combat reprit le dessus. « C’est toujours un plaisir de rencontrer un vaillant officier de la flotte. Vous commandez de toute évidence à un vaisseau impeccable, capitaine Desjani. »
Elle hocha poliment la tête. « Merci, capitaine Falco. » Geary désigna Rione. « Et voici Victoria Rione, coprésidente de la République de Callas et membre du sénat de l’Alliance. »
Cette fois, Falco se retourna pour donner acte d’une lente et courtoise inclinaison de la tête. Rione lui rendit son signe de tête, le visage aussi impavide qu’officiel. À la lueur qui brillait dans son œil, Geary vit qu’elle n’aimait pas du tout Falco et se demanda ce qu’elle savait de lui. Il se rendit brusquement compte que cet homme avait couvert une collègue de compliments, probablement hypocrites puisqu’il ne pouvait en aucune manière savoir Desjani vaillante ni son vaisseau impeccable, mais qu’il s’était en revanche comporté bien plus froidement envers un sénateur. Il traitait Rione en rivale, comprit-il brusquement. Quelqu’un qu’il faudrait affronter plutôt qu’un subordonné admiratif.
Desjani, qui n’était pas idiote, l’avait manifestement constaté aussi. Geary ne manqua pas de remarquer qu’elle plissait légèrement les yeux, mimique indiquant qu’elle n’était pas franchement heureuse qu’on crût pouvoir la circonvenir par de viles flatteries. La réponse de Rione à Falco, pour sa part, manquait remarquablement de chaleur. « Votre réputation vous précède, capitaine Falco. »
Il se demandait encore ce que cela signifiait quand, du coin de l’œil, il remarqua la présence d’autres prisonniers de l’Alliance récemment libérés. Une onde parcourait lentement leurs petits groupes et ils se retournaient pour le dévisager avec la même expression d’espoir et d’émerveillement que le lieutenant Riva. S’efforçant de ne pas réagir négativement, Geary remarqua que le capitaine Falco avait trouvé une nouvelle occasion de se renfrogner. Il n’aime pas les voir me regarder ainsi. Mais pas pour la raison qui turlupine Rione. Non, si j’ai bien jaugé le capitaine Falco, il est jaloux de moi.
Super. Comme si je n’avais pas assez de problèmes. « Capitaine Falco, lieutenant Riva, les interpella-t-il poliment. Je dois régler certaines questions. L’équipage du capitaine Desjani se chargera de pourvoir à vos besoins, j’en suis sûr. »
Falco, dont l’expression savamment composée avait fini de se détériorer à la suite de ces rebondissements, semblait se livrer à une interminable succession de moues renfrognées. « Certaines questions ?
— Une réunion, intervint adroitement Rione. Le capitaine Geary et moi devons prendre congé. Au nom du gouvernement de l’Alliance, je vous souhaite à tous la bienvenue dans la flotte », poursuivit-elle d’une voix qui portait dans tout le compartiment.
Une ovation décousue monta des ex-prisonniers tandis qu’elle le précédait hors de la soute des navettes.
Pendant qu’ils en sortaient, Geary crut sentir le regard de Falco lui transpercer les omoplates, tant il était persuadé qu’il représentait pour cet homme un problème plus grave que Rione. Mais il ne tenait pas à en parler s’ils risquaient d’être entendus, de sorte qu’ils regagnèrent sa cabine en silence. Ce n’est qu’en y pénétrant que Rione se tourna vers lui, rembrunie.
« Cet homme est dangereux.
— Je croyais que c’était moi le danger, fit-il aigrement remarquer en s’affalant dans un fauteuil.
— Vous êtes dangereux parce que vous êtes intelligent. Le capitaine Falco, lui, incarne un tout autre danger.
— Inutile de vous dire que je ne sais rien de lui. Essayez-vous de me faire comprendre qu’il est stupide ? »
Rione balaya l’hypothèse d’un geste. « Non. Numos, cette autre épine dans votre flanc, l’est, lui. De fait, il est si franchement obtus que je m’étonne même de ne pas lui connaître un horizon plus borné. Mais le capitaine Falco est assez intelligent à sa manière. »
Geary réprima un rire en entendant porter ce jugement, qui n’était que par trop exact, sur le capitaine Numos. « Connaissiez-vous Falco avant sa capture ?
— Me croyez-vous donc si vieille ? demanda-t-elle en arquant les sourcils. Il a été fait prisonnier il y a une vingtaine d’années. J’ai entendu parler de lui par des politiciens plus âgés, rencontrés après mon élection au sénat. À l’époque, le capitaine Falco était un officier aussi ambitieux que charismatique, qui réussissait à faire passer des bains de sang pour d’authentiques victoires. Il lui arrivait aussi de déclarer que nous ne pourrions vaincre les Syndics qu’en renonçant à une démocratie prétendument inefficace au profit d’un gouvernement autocratique semblable au leur. »
Pas étonnant qu’il n’ait pas essayé de se gagner son appui. Même s’il n’avait pas constaté, à son attitude envers lui, que ça ne marcherait pas, il avait déjà dû classer les politiques dans la catégorie des rivaux à abattre. « Un gouvernement autocratique dans lequel, j’imagine, le capitaine Falco jouerait un rôle prépondérant ? Pourquoi le gouvernement ne l’a-t-il pas saqué pour avoir tenu de tels propos ? »
Rione poussa un soupir. « L’Alliance, à l’époque, aspirait aussi désespérément qu’aujourd’hui à des héros, et le capitaine Falco avait réussi à cultiver l’amitié d’assez nombreux sénateurs pour se gagner leur protection. Il jouissait aussi d’une très grande popularité. Vous l’avez vu tout à l’heure. Il pourrait charmer un serpent au point de l’inciter à se dépouiller de sa mue. Le conseil a craint un scandale public suite à son renvoi. Mais sa chance a fini par tourner et il s’est perdu dans l’espace avec un trop grand nombre de nos vaisseaux. Alors que la flotte pleurait sa perte pour des raisons que je n’ai toujours pas comprises, puisqu’il avait tué plus de matelots de l’Alliance que les Syndics eux-mêmes, le gouvernement ne s’en est pas affligé outre mesure, même s’il a publiquement exprimé son chagrin.
— Et le voici de retour. » Geary haussa les épaules. « J’ai plus ou moins compris pourquoi la flotte l’appréciait tant. Il fait partie de ces gens qui peuvent vous planter un couteau dans le dos en vous laissant croire qu’ils vous font une faveur.
— J’ai dit qu’il était charismatique, non ?
— Trop pour la paix de mon esprit. Je regrette déjà de ne pas disposer d’une excuse pour le rendre aux Syndics.
— Si jamais j’en trouve une, je vous en ferai part. » Rione fixait la cloison, l’esprit ailleurs. « Le capitaine Falco va vous contester le commandement de la flotte.
— Il n’en a pas les moyens. J’ai sur lui une antériorité d’au moins huit décennies. »
Rione eut un bref sourire. « Il l’a plutôt mal pris.
— Je l’ai constaté. Mais au moins est-ce la première fois que j’en tire un certain plaisir, admit-il.
— Mais il tentera de vous arracher le commandement de cette flotte en dépit du règlement, capitaine Geary. Si vous trouviez déjà dangereux Numos et ses alliés, ce danger s’est désormais démesurément accru.
— Merci de m’avoir donné votre avis. » Qui, malheureusement, concorde avec le mien. Rione parut prendre cette dernière remarque avec un certain scepticisme et il s’efforça donc de la regarder avec franchise. « Votre avis m’est précieux. Je suis sérieux. Je suis heureux de votre présence dans cette flotte. »
Elle soutint un instant son regard, le visage indéchiffrable. « Merci, capitaine Geary. »
Après son départ, il consacra quelques instants à consulter les comptes rendus des combats livrés par le capitaine Falco. En les repassant sur le simulateur, il constata que le jugement qu’elle avait porté sur lui était parfaitement exact. Les pertes consécutives à ses prétendues victoires étaient étourdissantes, et plus d’une de ses défaites était due à de grossières erreurs. Falco le Battant, hein ? Curieux que ce Battant ait survécu à autant de combats quand tant d’autres commandants de l’Alliance trouvaient la mort.
Le dossier contenait aussi des discours et des métrages d’actualités, montrant un Falco nettement plus jeune subjuguant les foules par sa rhétorique tonitruante, aux accents d’une absolue sincérité. Geary se surprit à se demander s’il ne l’aurait pas mal jugé, puis il prêta une plus grande attention à la teneur de ses exhortations. Il entendit exactement, révulsé, ce qu’en avait dit Rione : Falco faisait porter la responsabilité de la stagnation de cette guerre à la politique gouvernementale et menait ouvertement campagne pour le rôle de leader suprême. Je me demande ce qui serait arrivé s’il n’avait pas été capturé par les Syndics. Pas étonnant que la coprésidente Rione se soit si fort effarouchée quand j’ai endossé le commandement. Elle m’a pris pour un émule de Falco. Mais, heureusement pour toutes les personnes concernées, je viens d’une époque où les officiers de la flotte s’abstenaient d’agissements de cette espèce. Qu’on puisse se comporter ainsi, et même qu’on puisse faire appel à la population pour jouir de l’impunité, ne me serait jamais venu à l’esprit.
Vingt ans. Desjani ne connaissait Falco que de réputation. Elle avait paru assez excitée au début puis avait déchanté quand il avait entrepris de contester l’autorité de Geary. Sa loyauté envers lui semblait proprement indéfectible. Il se demanda comment le reste de la flotte accueillerait l’arrivée de Falco. Surtout s’ils en venaient à rivaliser ouvertement pour son commandement.
Je ne tiens pas à rester coincé aux commandes, mais je ne peux pas non plus remettre ce commandement à un homme qui a les états de service de Falco. Il la mènerait à sa perte puis donnerait une conférence de presse pour se targuer d’une grande victoire. Et, s’il parvenait malgré tout à la ramener dans l’espace de l’Alliance, il représenterait pour son gouvernement la menace même que redoute Rione.
À moins qu’il n’ait changé du tout au tout durant son internement dans ce camp de travail… Je dois donc au moins lui accorder le bénéfice du doute, jusqu’au jour où je saurai jusqu’à quel point cette expérience l’a transformé.
Ce qui lui remit en mémoire que, plutôt que de s’inquiéter des futures exactions de Falco, il devait se préoccuper de la menace que les Syndics faisaient présentement peser sur la flotte. Dans la mesure où elle s’éloignait de Sutrah Cinq vers l’espace ouvert, au-dessus du plan du système, où des pièges ne pouvaient avoir été disposés, tout danger immédiat semblait écarté. Même si la flotte du Syndic surgissait à l’un des points d’émergence, on disposerait encore de près d’une journée pour se préparer à l’action. Mais à long terme ? Que peuvent-ils bien mijoter en ce moment même pour nous nuire, à la prochaine étoile ou à la suivante ?
Il afficha l’hologramme de cette région de l’espace et l’étudia longuement, en faisant mentalement sauter la flotte d’étoile en étoile, de destination possible en destination possible. Il s’était déjà livré aux mêmes projections virtuelles depuis qu’elle était arrivée à Sutrah, et les réponses restaient identiques, quelles que fussent les variations qu’il leur imposait. Même sans ces simulations, son instinct lui soufflait, viscéralement, que les filets du Syndic se refermaient sur la flotte. La seule manière de passer au travers, c’était de tenter un mouvement si imprévisible qu’ils ne songeraient même pas à le prendre en considération. Mais quelle solution envisager qui ne fût pas également suicidaire ?
Son regard ne cessait de revenir se poser sur la même étoile. Sancerre.
Non, c’est dingue.
Si dingue que les Syndics ne voudront jamais croire que je puisse y conduire la flotte ?
Peut-être. Autant qu’ils le sachent, ce n’est pas concevable, du moins à la façon dont je veux opérer. Je suis au moins certain de ça. Ils se trompent. Je connais un moyen.
Mais comment convaincre la flotte de me suivre à Sancerre ?