Cinq

L’alarme des communications sonna impérieusement, le réveillant complètement. Il roula du lit et, redoutant déjà d’apprendre que d’autres vaisseaux avaient quitté la formation, pressa machinalement la touche d’entrée des messages.

« Capitaine Geary. » Le capitaine Cresida semblait tout à la fois anxieuse et excitée. « J’ai réfléchi. De vieilles idées. Mais il m’a semblé que, puisque les matrices de l’hypernet étaient suspendues entre tant de torons, elles risquaient de réagir comme un filet ou une voile ; s’effondrer exactement, autrement dit, en fonction de la manière dont ils se décrochent. »

Geary s’efforça d’appréhender cette idée. Heureusement, l’analogie de Cresida n’était pas trop compliquée. « Quelle serait la conséquence pour nous ?

— Eh bien, capitaine, si la somme d’énergie libérée dépend de la manière dont s’effondre la matrice et si cet effondrement est lui-même dépendant du décrochement des torons, il devrait être possible, en théorie, de contrôler la libération de l’énergie en jouant sur les torons.

— Un peu comme pour une arme nucléaire à puissance variable ?

— D’une certaine façon… Sauf que le processus physique et les données scientifiques seraient complètement différents.

— De quoi auriez-vous besoin pour creuser dans ce sens ? s’enquit-il. Pouvez-vous déboucher sur une solution pratique ?

— Peut-être. » Cresida s’excusa d’un haussement d’épaules. « Il me faudrait un accès prioritaire à tout le réseau informatique de la flotte, capitaine.

— En totalité ? » La puissance de calcul du réseau tout entier était trop vaste pour que son esprit pût l’appréhender. Ce qui lui donnait au moins une petite idée de la complexité du projet de Cresida. « D’accord. Vous l’avez. »

À la fin de la transmission, il resta un moment assis à se demander s’il tenait réellement à ce qu’elle réussît. Mais, si elle avait raison, il ne pouvait pas se permettre de passer outre.


Les simulations de combat que Geary organisa pendant que la flotte gagnait le point de saut vers Sancerre se déroulèrent très convenablement. Cela dit, lors de la réunion stratégique suivante, il s’aperçut que la non-participation d’officiers tels que Numos et Faresa était plus gênante qu’appréciable. Elle ne faisait que souligner davantage ce fait patent : quarante de ses vaisseaux avaient choisi un destin qui, à ses yeux, n’était que par trop prévisible. Ses autres commandants ne cessaient de regarder autour d’eux comme s’ils cherchaient des visages familiers qui brillaient par leur absence. Un tel comportement laissait clairement entendre que nombre d’entre eux en étaient tout aussi conscients que lui.

Tenter de leur changer les idées ne pouvait nuire. « Tout le monde a-t-il reçu et intégré les modifications du réglage des propulseurs de saut qui nous permettront le transfert vers Sancerre ? »

Tous les officiers alignés le long de cette table apparemment gigantesque opinèrent, mais leur nervosité à cet égard n’était que trop évidente. Geary savait ce qui les inquiétait. Se lancer dans un combat contre des ennemis humains était une chose, et s’aventurer trop loin dans le néant de l’espace du saut une autre. Certains des vaisseaux qui s’y étaient risqués n’en étaient jamais ressortis, bien qu’il sût que les récits de spatiaux parlaient de bâtiments perdus depuis longtemps, qui réapparaissaient subitement près de systèmes stellaires isolés, avec leurs matelots morts depuis des lustres d’une mort horrible, ou hantant tout bonnement leur vaisseau, métamorphosés par l’étrange nature de l’espace du saut en quelque chose qui n’était plus vivant mais ne voulait pas non plus mourir. Il avait entendu de telles histoires dans des bars ou lors de quarts nocturnes, quand les coursives enténébrées et désertées d’un bâtiment d’ordinaire familier résonnaient d’un silence terrifiant. Il se demanda si l’on tournait encore, sur les morts vivants de l’espace du saut, des resucées modernisées des vieux films d’horreur à petit budget de sa jeunesse.

« Je vous garantis que ces réglages opéreront, souligna-t-il derechef. J’ai moi-même effectué plus d’une fois des transferts à si longue distance. » Ça n’eut pas l’heur de les rassurer autant qu’il l’avait espéré. « Vous n’êtes pas obligés de me croire sur parole. Si vous faites des recherches dans la base de données de la flotte, vous trouverez des comptes rendus de ces transferts. Je vous donnerai les références. » Sans ces dernières, lesdites relations seraient perdues dans la masse des données disponibles. Il ne les avait retrouvées lui-même que parce qu’il savait où les chercher, puisqu’il était à bord de ces vaisseaux. Il lui arrivait parfois de se demander quelle somme exacte d’informations, interminablement accumulées par l’humanité et recueillies dans les banques de données, s’y étaient irrémédiablement noyées. Dans l’ancien temps, le savoir se perdait parce qu’il n’existait plus d’exemplaires des écrits qui le transmettaient. Aujourd’hui, c’était parce qu’il s’amassait en telle quantité que dénicher la bribe de renseignement dont on avait besoin, même lorsque l’on savait où, était une tâche encore plus ardue que retrouver la fameuse aiguille dans la meule de foin.

Apprendre qu’ils pourraient accéder à une preuve qui confirmerait ses dires parut leur remonter un peu le moral. « Croyez-moi, en nous voyant surgir au point d’émergence de Sancerre, les Syndics auront une très vilaine surprise. À leurs yeux, la flotte de l’Alliance aura réalisé l’impossible. » Il vit enfin des visages s’éclairer autour de la très longue table virtuelle. « Nous avons toutes les raisons de croire que cette surprise sera totale et qu’elle nous offrira pour agir, avant même que leurs autorités n’aient compris que nous leur amenions la guerre, un très large créneau.

— Les chantiers de Sancerre construisent un grand nombre de croiseurs de combats et de cuirassés pour le Syndic », fit observer Duellos.

Geary adressa un sourire morose à tous ses commandants de vaisseau. « N’y trouverions-nous que la moitié de ce que nous espérons, cet environnement n’en serait pas moins riche en cibles. D’où l’importance de bien coordonner nos attaques. Si chacun de nos vaisseaux commençait à piquer sur la première cible tentante qu’il apercevrait, l’opération pourrait se solder par la destruction d’un seul de leurs bâtiments tandis qu’une bonne demi-douzaine en réchapperaient. Aucun d’eux ne devra en réchapper. » Il avait mis dans le mille, se rendit-il compte. Cette douce perspective devrait leur interdire de se disperser devant la multitude des cibles possibles.

« Capitaine Tyrosian. »

Elle hocha la tête.

« Les auxiliaires rapides de votre division ont fait un boulot fantastique en fabriquant de nouvelles bombes cinétiques et en les distribuant aux autres unités. On ne peut que complimenter les équipages du Titan, du Gobelin et du Djinn de leur zèle et de la rude besogne qu’ils ont abattue. » Tyrosian afficha la mine satisfaite à laquelle elle avait d’ailleurs entièrement droit. Grâce en soit rendue aux vivantes étoiles, aucun des auxiliaires de la flotte n’a eu la bêtise de suivre Falco. Si je veux la ramener, j’ai besoin de ces vaisseaux et de tout ce qu’ils peuvent accomplir pour elle.

Le capitaine Tulev se rembrunit. « Si nous avons toutes les raisons de croire que les Syndics seront pris de court, nous devons aussi partir du principe que leurs défenses seront modernes et nombreuses à Sancerre.

— J’en conviens, déclara Geary. La flotte restera en formation générale d’attaque pour le saut, mais nous la modifierons dès que j’aurai obtenu une bonne appréciation de la meilleure façon de la disposer pour éliminer les défenses du Syndic. Comme vous le savez tous d’après le plan de bataille que j’ai esquissé, les vaisseaux du détachement Furieux feindront de rompre la formation. Avec un peu de chance, ils attireront tous ceux du Syndic à leurs trousses, nous laissant libres de nous emparer du portail de l’hypernet. » Il s’interrompit, ne souhaitant pas doucher trop tôt l’enthousiasme soulevé par ce dernier constat. « Nous devons aussi prévoir qu’ils tenteront de le détruire avant que nous n’en fassions usage.

— Les portails sont très solides, nota un autre commandant de vaisseau. Ils peuvent essuyer de nombreux dommages, en raison même de la redondance de leurs composants.

— Certes », reconnut Geary. Et construits ainsi, comme je le sais désormais, parce que, s’il leur arrivait de flancher, les conséquences pourraient être redoutables. Mais, si je le leur disais à tous, la panique pourrait les prendre au moment critique. « Mais ils n’ont pas été conçus pour résister à des assauts délibérés. Il nous sera peut-être impossible de l’atteindre à temps. Mais nous ferons de notre mieux. »

Le silence s’éternisa puis le commandant d’un destroyer prit la parole. « Et les vaisseaux que nous avons laissés à Strabo, capitaine ? »

Geary crispa les mâchoires avant de répondre. « On ne peut pas grand-chose pour eux. Enfer, on ne peut d’ailleurs strictement rien ! Même pas nous lancer à leur poursuite, sur le moment, pour les récupérer, puisque nous ignorions vers quelle étoile ils sautaient. » Parce que j’avais bloqué leurs transmissions, car le capitaine Falco tentait indubitablement de leur dire précisément cela, en même temps qu’il les appelait stupidement au combat. « Je crois sincèrement qu’ils vont se jeter sur une scie circulaire du Syndic qui les taillera en lanières. L’esprit combatif est une très bonne chose, voire essentielle, en fait, mais c’est aussi un bien piètre bouclier contre les armes ennemies. » Il s’interrompit, répugnant à énoncer de vive voix une vérité que tous connaissaient déjà. « Mais il leur reste une petite chance.

— Ilion ? interrogea le capitaine Duellos. Vous leur avez cité le nom de ce système avant qu’ils ne sautent de Strabo. Je n’ai pu m’empêcher de remarquer qu’il était à portée de saut de Sancerre.

— En effet. » Geary montra l’hologramme des étoiles qui surplombait la table. Duellos a d’ores et déjà fait des recherches à ce sujet, naturellement. « S’il nous est impossible d’utiliser le portail de Sancerre, nous sauterons vers Ilion.

— Pourquoi Ilion ? demanda le commandant du Terrible. Depuis Sancerre, ce n’est pas la route la plus directe vers l’espace de l’Alliance.

— C’est vrai, répondit calmement Geary. Mais c’est le seul système que pourraient atteindre nos déserteurs de la flotte s’ils rebroussaient chemin pour tenter de la rejoindre. S’ils échappent aux Syndics, ils peuvent encore faire marche arrière pour nous y retrouver. »

Le capitaine Tulev fixait l’hologramme, le visage sombre. « Si certains d’entre eux leur échappaient, voulez-vous dire ?

— Oui. Ils sauraient alors où nous trouver. » Geary fit le tour de la table des yeux en soutenant le regard de chacun. « Pour nous, ça représente un risque. Comme on vient de le faire remarquer, ce n’est pas la route la plus directe, et nous devrons vraisemblablement nous attarder un peu trop longtemps à Ilion pour leur laisser une chance de retrouver la flotte. Mais nous ne pouvons guère faire mieux, et j’ai décidé de courir ce risque pour le salut de ces vaisseaux de l’Alliance et de leur équipage. »

Nouveau silence, suivi par un hochement de tête du commandant du Terrible. « Oui, capitaine Geary. Merci. Je sais que vous ne soumettez pas vos décisions aux voix, mais je vote pour celle-là. »

Nul ne le contredit. Geary lui rendit sa révérence. « Merci. » Qu’ajouter ? Je vous en prie, que d’autres commandants de vaisseau ne conspirent pas pour filer ?

Mais tout semblait dit. Le doute qu’il avait subodoré un peu plus tôt avait cédé la place à des degrés divers d’enthousiasme ou de résignation. L’assemblée commença de se disperser, toutes les présences virtuelles s’effaçant pour ne plus laisser que celle du capitaine Duellos, qui lui jeta un regard sévère. « Vous auriez dû tirer tout de suite Ilion de votre chapeau. J’allais amener le sujet sur le tapis, mais le commandant du Terrible m’a battu d’une courte tête. »

Geary haussa les épaules. « Je ne savais pas trop comment ils le prendraient, comme d’ailleurs tout ce qui concerne les vaisseaux qui ont suivi Falco.

— Vous n’êtes pas le seul à avoir peur, capitaine Geary. » Duellos eut un sourire fugace et Geary lui jeta un regard stupéfait. « Oh, vous le dissimulez parfaitement, mais je vous connais assez bien maintenant pour en voir les signes. Ne vous laissez pas abuser par les discours enflammés de mes camarades. Nous sommes tous terrifiés ; tous, nous nous demandons si le prochain système stellaire ne sera pas le dernier, et si, au mieux, nous ne finirons pas dans un camp de travail du Syndic semblable à celui de Sutrah Cinq. »

Geary se rassit en se massant le front du poing. « Je devais leur faire comprendre que je songeais toujours à les ramener tous chez nous. Même les déserteurs.

— Effectivement. » Duellos poussa un très long soupir. « C’est d’ailleurs la seule chance de survie de ces quarante vaisseaux. La fuite.

— Je sais. » Geary passa la main au travers de l’hologramme et regarda son index écarter les constellations. « Mais je me suis laissé dire que la flotte ne fuyait jamais.

— Ha ! Laissez-moi deviner… Desjani ? »

Un coin de la bouche de Geary se retroussa en un petit sourire. « Non.

— Oh, c’est vrai ! Elle a appris en vous observant. Voyons voir… Bien sûr ! Cresida. Notre petite pétroleuse du Furieux.

— Les autres commandants semblaient de son avis », fit remarquer Geary.

Duellos sourit. « Ceux du détachement Furieux ? Bien entendu. Puisque vous les avez choisis pour leurs qualités.

Mais, si vous n’étiez pas aux commandes et si ça dégénérait, eux aussi hésiteraient, comme ils le feront certainement quand Falco le Battant tombera dans ces embuscades du Syndic que vous et moi prédisons. »

Geary jouait avec ses commandes, l’esprit ailleurs. « Que se passera-t-il, à votre avis ? Comment Falco réagira-t-il ?

— En s’effondrant, affirma prosaïquement Duellos. Je suis sérieux. Il a été naguère, au mieux, un officier compétent mais sans imagination. Au pire, il partait du principe que l’ennemi était tout aussi impressionné que lui-même. L’ennemi ne correspondait pas toujours à cette présomption, pour le plus grand malheur des forces que l’Alliance lui avait confiées. »

Geary hocha la tête, en se disant que ces assertions résumaient assez efficacement ce qu’il avait pu apprendre des batailles livrées par Falco avant sa capture. « Mais il n’était pas totalement incompétent. Je me refuse toujours à croire qu’il était prêt à foncer tête baissée dans un certain piège du Syndic avec une force aussi réduite. D’ailleurs, j’ai peine à croire que tant de commandants aient pu accepter de le suivre. »

Duellos fit la grimace comme s’il avait un goût amer dans la bouche. « Le pouvoir de persuasion du capitaine Falco n’a pas beaucoup fléchi. J’ai enfin réussi à me procurer une copie du message qu’il avait physiquement distribué aux commandants de vaisseau susceptibles de sympathiser avec ses idées. Je l’ai moi-même trouvé émouvant et convaincant.

— Dommage qu’aucun de ces capitaines n’ait trouvé opportun de m’en parler, fit âprement remarquer Geary. J’aurais pu sauver quelques-uns de leurs collègues et leurs vaisseaux. Mais… “émouvant” ? Le mot ne me surprend guère. Il m’a fait l’impression de se croire sincèrement le seul homme capable de sauver l’Alliance. De ce côté-là au moins, il ne joue pas la comédie.

— Oh, il se soucie de l’Alliance, convint Duellos. Ou plutôt de l’image qu’il s’en fait. Si ces discours sont si persuasifs, c’est qu’ils viennent réellement du cœur. Mais, parce qu’il se croit aussi le seul à savoir comment la sauver et à pouvoir le faire, il est depuis longtemps persuadé que son salut et la progression de sa propre carrière et de son pouvoir ne sont qu’une seule et même chose. » Duellos poussa un profond soupir. « Il a passé ces vingt dernières années à s’enfoncer de plus en plus profond dans ce bourbier mental et il en ressort convaincu d’être son sauveur. »

Geary médita un instant avant de répondre : « Ses arguments ne tiennent leur force de persuasion que de sa conviction de leur justesse, mais, aujourd’hui, ils sont bien moins enracinés dans le réel qu’il y a vingt ans.

— Bien moins enracinés dans le réel, en effet. » Duellos haussa les épaules, l’air contrit. « Par-dessus le marché, le capitaine Falco a séjourné très longtemps dans un camp de travail, où la routine prévaut. Avez-vous remarqué à quel point il s’adapte mal aux situations imprévues, même dans le courant de la conversation ? Il n’a pas eu à affronter de péril soudain ni à livrer de combat. En ce qui concerne le commandement d’un vaisseau, il a terriblement perdu la main. Pour ne parler que de l’aspect purement mental de son état. Physiquement, il a vieilli et vécu dans des conditions épuisantes, avec une alimentation et des soins médicaux insuffisants.

— Quand j’ai repris le flambeau, je n’avais pas assumé de commandement depuis un siècle », fit sèchement remarquer Geary.

Cette fois, Duellos sourit. « Pour nous. Pour vous, ce n’était qu’une affaire de quelques semaines. Et, si vous voulez bien me pardonner ma brutalité, vos galons de capitaine sont la seule chose que vous ayez en commun, Falco et vous.

— Content de l’entendre, admit Geary en souriant pour bien montrer qu’il ne prenait pas au sérieux le compliment implicite. Donc vous ne le croyez pas capable de commander efficacement ? »

Duellos secoua la tête ; il avait repris son sérieux.

« Que vont faire ces vaisseaux, alors ? Se couvrir de gloire en fonçant tout droit dans la gueule hérissée de crocs du Syndic ? »

Duellos, le visage grave, étudia quelques instants l’hologramme. « Peu vraisemblable, selon moi. Une charge héroïque doit être conduite par un chef. Si je ne mets pas complètement à côté de la plaque, Falco sera débordé et bien incapable de mener une attaque suicide. Les autres officiers supérieurs, comme Numos et Faresa, ne sont guère en mesure d’inspirer leurs hommes ni même mentalement enclins à un acte de bravoure aussi désespéré. Donc pas de panache blanc pour mener la charge. Dans le pire des cas, ils perdront la tête et se disperseront, devenant ainsi une proie facile pour les Syndics. Au mieux, ils se souviendront d’Ilion et chargeront vers le point de saut en maintenant la cohésion de leur formation pour se protéger mutuellement. Les Syndics ne s’attendront pas à les voir piquer vers un point de saut ramenant dans leur espace, de sorte qu’ils auront peut-être une chance de réussir. Faible, mais réelle. »

Geary hocha la tête sans quitter des yeux ces étoiles. « À croire que vous avez entendu les prières que j’ai adressées à mes ancêtres. C’étaient précisément celles que je les implorais d’exaucer.

— S’ils arrivent à gagner Ilion, ils y seront peut-être poursuivis par les Syndics, reprit Duellos. En très grand nombre.

— Je sais. Si cela se produit, nous serons prêts. À nous arracher d’Ilion en combattant s’ils sont trop nombreux ou, dans le cas contraire, à les envoyer valser hors de ce secteur.

— Cela aussi, vous auriez dû le dire à vos commandants, suggéra Duellos.

— J’y compte bien, dans un message juste avant le saut. » Geary prit une profonde inspiration. « Croyez-vous que d’autres s’en iront ?

— Maintenant ? Même ceux qui ont peur de vous suivre redoutent encore plus de quitter la flotte. C’est d’ailleurs ce qui les a empêchés de suivre Falco. »

Geary s’esclaffa. « C’est la meilleure garantie que je puisse espérer, j’imagine. »

Duellos se leva et salua. « Nous nous reverrons à Sancerre, capitaine Geary. »

Geary se mit au garde-à-vous et lui rendit son salut. « Comptez sur moi. »

À sa grande surprise, l’image de Duellos n’avait pas disparu que celle du capitaine Cresida réapparaissait. Elle le salua, le visage hagard. « Nous avons trouvé quelque chose qui pourrait fonctionner.

— Vraiment ? Nous pourrions limiter la quantité d’énergie libérée par la défaillance d’un portail ?

— En théorie. Pourvu que nous partions de prémisses exactes. » Elle eut un geste d’impuissance. « Nous ne saurons si ça opère que quand nous aurons essayé.

— Et, si ça ne marche pas, nous n’aurons peut-être pas le loisir de tenter autre chose, fit-il aigrement remarquer. Bon boulot, malgré tout.

— Capitaine. » Elle hésita une seconde. « Ce n’est pas tout. »

Lorsque la flotte sauta, laissant derrière elle le soleil boursouflé de Cydoni, Geary tenait à la main un disque de données. Le trajet jusqu’à Sancerre durerait plus de deux semaines, soit un séjour ininterrompu dans l’espace du saut d’une durée que lui seul, de toute la flotte, avait connue. « Je serai dans ma cabine », déclara-t-il à Desjani en se levant, conscient d’avoir probablement l’air absent.

Le trajet jusqu’à sa cabine lui parut inhabituellement court tant ses pensées l’absorbaient. Il y parvint avec une rapidité surprenante, s’assit et tambourina farouchement sur les touches du système des communications internes.

« Madame la coprésidente, il faut que nous ayons un entretien.

— Je crains que ce ne soit pas le moment. » La voix de Victoria Rione était non seulement plus glacée que l’espace lui-même, mais encore empreinte de lassitude.

« Je dois insister, j’en ai peur. »

Un long silence précéda sa réponse. « De quoi s’agit-il ?

— D’un sujet d’une importance critique.

— Et je suis censée vous croire sur parole ? »

Geary refoula une repartie acerbe. « Peu me chaut que vous me croyiez ou non. J’ai besoin de votre présence ici pour discuter de quelque chose. Si la sécurité de l’Alliance vous importe un tant soit peu, venez en débattre avec moi.

— Et… sinon ? »

Geary fixa la cloison opposée. Il pouvait certes menacer d’employer la force, mais ça n’inciterait guère la coprésidente Rione à lui prêter une oreille attentive. Sans compter que ça risquait de ne pas prendre avec elle. « Je vous en prie, madame la coprésidente. Je vous jure, sur l’honneur de mes ancêtres, qu’il s’agit de quelque chose qu’il vous faut absolument savoir. »

Cette fois, le silence s’éternisa. « Très bien, capitaine Geary. Je crois encore à l’honneur de vos ancêtres. Je serai là sous peu. »

Geary s’adossa à son fauteuil en se frottant les yeux. Quand je pense qu’il m’est arrivé d’attendre impatiemment ses visites. Mais c’est trop urgent. Je ne peux pas m’y soustraire.

L’alarme de son écoutille sonna et Rione entra, le visage impassible mais les yeux brillant d’un éclat glacé. « Eh bien, capitaine Geary ? »

Il désigna du menton le fauteuil qui lui faisait face. « Asseyez-vous, je vous prie.

— Je suis très bien debout.

— Asseyez-vous, c’est tout ! » Son aboiement les fit sursauter tous les deux. « Pardonnez-moi, le sujet dont je dois vous entretenir est d’une importance cruciale. » Les termes officiels l’aidèrent à s’exprimer d’une voix égale.

Elle le scruta attentivement mais s’assit lentement, le dos roide. « Qu’en est-il, capitaine Geary ? »

La fixer lui était difficile et son regard se détacha d’elle pour venir se poser sur le diorama du paysage céleste, en même temps qu’il se le dépeignait ravagé par l’explosion de supernovae.

« Nous avons réfléchi à ce qui pouvait se produire à Sancerre qui, comme vous le savez, est dotée d’un portail de l’hypernet. J’avais présumé que les Syndics tenteraient de le détruire. Depuis, on m’a informé que la destruction d’un portail risquait de libérer d’énormes quantités d’énergie. Mais peut-être aussi aucune. Tout cela reste du domaine de la théorie. »

La voix de Rione était toujours aussi glaciale. « D’énormes quantités d’énergie ? La construction de l’hypernet a été approuvée avant même que j’appartienne au sénat de l’Alliance, de sorte que j’ignore beaucoup de détails techniques. Qu’entendez-vous par “énormes” ?

— De l’envergure d’une supernova. » Ces derniers mots eurent enfin le don d’altérer son expression : elle écarquilla les yeux de stupeur. Geary inspira profondément. « Le capitaine Cresida, un de mes commandants de vaisseau, a avancé une théorie sur ces portails. Si elle est exacte, le niveau de l’énergie libérée dépendra de la méthode employée pour détruire les torons du portail, c’est-à-dire du temps précis qu’ils mettront à relâcher leur emprise sur la matrice de particules et du processus impliqué. Le réseau informatique de la flotte a procédé à ces calculs non sans quelque difficulté et déterminé, pour l’emploi des armes, un algorithme qui permettrait de réduire au minimum cette libération d’énergie. »

La voix de Rione, si elle restait aussi glacée, laissait à présent transparaître aussi son étonnement. « Pourquoi est-ce que ça vous bouleverse à ce point, capitaine Geary ? Cette découverte selon laquelle les portails de l’hypernet seraient potentiellement dangereux est surprenante, je l’admets volontiers, mais que vous ayez appris à contrôler ce danger me semble plutôt bénéfique. »

Geary fixa dans sa paume le disque argenté. « Ce qui me dérange, madame la coprésidente, c’est le corollaire. Pour trouver une méthode permettant de réduire cette libération d’énergie, nous avons dû étudier aussi le moyen de l’augmenter. » Il brandit le disque de données et consentit enfin à la regarder. « Nous aurions désormais les moyens d’utiliser les portails de l’hypernet comme des armes, de loin les plus destructrices de toute l’histoire de l’humanité. Nous pourrions théoriquement détruire des systèmes stellaires, mais aussi des régions entières de l’espace. »

Victoria Rione soutint son regard, le visage empreint d’horreur. « Comment les vivantes étoiles ont-elles pu permettre une chose pareille ? En quittant la vieille Terre, l’espèce humaine croyait s’être épargné le désastre de l’extinction en essaimant à travers les étoiles et avoir enfin trouvé la sécurité. Mais des armes comme ces… » Elle fixa le disque des yeux. « Qu’est-ce que c’est ?

— L’algorithme permettant d’augmenter le niveau de l’explosion. Le réseau informatique a dû les établir tous les deux, comme je viens de vous le dire. » Il le jeta et elle le rattrapa machinalement. « Je préfère vous le confier plutôt qu’à tout autre. J’ai veillé à ce que tous les calculs soient effacés et écrasés dans le réseau informatique de la flotte. Cette copie est la seule qui subsiste. »

Rione fixait le disque comme s’il s’agissait d’un serpent au venin mortel. « Pourquoi ? »

Geary fit mine de croire qu’elle parlait d’elle-même. « Parce que le confier à un autre, même à moi, serait par trop risqué, madame la coprésidente. »

Elle lui jeta un regard noir. « Pourquoi le confier à quelqu’un ? Pourquoi en garder une copie, serait-elle la seule ?

— Parce que, si nous sommes capables de trouver cette arme, d’autres le pourront. »

Cette fois, Rione pâlit. « Vous croyez… Mais… si les Syndics l’avaient…

— L’Alliance en aurait sans doute déjà subi les conséquences, conclut-il à sa place. J’en conviens. Je ne pense pas qu’ils l’aient encore découverte. Ni même que le capitaine Cresida se soit rendu compte que les portails de l’hypernet pouvaient être une arme aussi terrifiante. Mais ce que je crois, en revanche, c’est que quelqu’un d’autre le sait.

— Je ne comprends pas, lâcha Rione, dont la glace avait désormais fondu. Si vous ne croyez pas que les Syndics s’en soient aperçus… prétendriez-vous alors que l’Alliance est au courant ?

— Non. Ni les Syndics ni personne de l’Alliance, répondit-il abruptement, conscient que seule la brutalité pourrait emporter le morceau. J’ai vu comment les officiers de cette flotte raisonnaient au bout d’un siècle de guerre et d’atrocités réciproques. Si l’Alliance avait su que ces portails pouvaient être des armes, elle aurait d’ores et déjà entrepris de les faire sauter et d’anéantir des systèmes stellaires entiers de l’ennemi. Je me trompe, madame la coprésidente ? »

Rione garda un instant le silence puis opina : « Il y a de grandes chances pour que vous ayez raison, admit-elle d’une voix désormais plus calme. À qui donc pensez-vous, en ce cas ? Il n’existe aucune planète qui n’appartienne pas aux Mondes syndiqués ou à l’Alliance, du moins nominalement pour cette dernière. Je ne vois personne d’autre.

— À notre connaissance, rectifia-t-il en reportant les yeux sur le paysage céleste. Personne d’humain.

— Parlez-vous sérieusement ? » Rione secoua la tête. « Quelles preuves en avez-vous ?

— D’où vient l’hypernet ? »

La question parut la sidérer ; toute son animosité s’était provisoirement envolée. « Je sais au moins une chose : les percées ont été très soudaines.

— Et nous ne comprenons toujours rien à la théorie qui les sous-tend, ajouta-t-il. C’est ce qu’a déclaré le capitaine Cresida, et la banque de données de la flotte l’a confirmé. À quel moment les Syndics ont-ils disposé de cette technologie ?

— À peu près en même temps que l’Alliance.

— Étrange coïncidence, non ? » Geary marqua une pause. « J’ai entendu dire que les Syndics l’avaient volée à l’Alliance. Ça reste plausible. »

Rione hocha la tête, les yeux voilés. « Oui, mais il se trouve que j’ai eu accès à certains rapports laissant entendre que les Syndics croient le contraire. » Elle ferma complètement les yeux. « Vous cherchez réellement à me dire qu’une intelligence non humaine nous l’aurait fournie ? Mais… pourquoi ? L’hypernet nous a énormément profité. La possibilité de voyager si vite d’une étoile à une autre par le truchement du réseau a permis aux civilisations humaines un gigantesque bond en avant. »

Geary s’enfonça plus profondément dans son fauteuil et se massa les yeux. « Avez-vous jamais entendu parler du cheval de Troie ? D’une arme dangereuse qu’on fait passer pour un cadeau séduisant ? »

Rione le fixa, de nouveau très pâle. « Ce que vous croyez, c’est que quelqu’un ou quelque chose nous aurait donné ces portails en sachant pertinemment que nous les construirions et qu’on pourrait s’en servir contre nous ?

— Ouais. » Geary montra l’hologramme d’un geste. « Il existe un portail de l’hypernet dans chaque système stellaire important de toutes les sociétés et regroupements de l’humanité. Imaginez ce qui se passerait si une supernova explosait dans tous. Enfer… juste une nova ! Même une mininova.

— Mais… pourquoi ?

— Peut-être ont-ils peur de nous. Ou cherchent-ils uniquement à nous empêcher de les importuner. Ou bien n’est-ce qu’une garantie en cas de menace de notre part. Voire leur façon à eux de combattre, en se planquant dans l’ombre et en attirant l’adversaire dans un piège. » Il secoua la tête. « Cette guerre s’est déclenchée pour des raisons que nul ne comprend réellement, et elle s’est poursuivie bien au-delà de l’absurde. Hélas, ce n’est en rien nouveau dans l’histoire de l’humanité, mais ce conflit interne a occupé l’espèce humaine pendant les cent dernières années. Ni les Syndics ni l’Alliance n’ont réussi la moindre expansion territoriale vers d’autres systèmes stellaires au cours de la majeure partie de ce siècle. J’ai vérifié. »

Victoria Rione fixait le néant, les yeux plissés. « Il n’en s’agit pas moins de spéculations. Y a-t-il une seule preuve ?

— Aucune. Quelques bizarreries à Caliban, où nos fusiliers ont découvert que la chambre forte du Syndic avait été forcée à l’aide d’outils non standardisés, et où personne n’a pu donner d’explication logique à certains agissements des Syndics avant leur départ. Mais ça ne constitue pas une preuve, sauf de l’existence d’un élément qui sort de l’ordinaire. »

Elle reporta le regard sur le diorama. « Comment pourrait-on déclencher l’explosion, au niveau requis de libération d’énergie, de tous les portails de l’hypernet ? Peut-on transmettre une sorte de signal par son réseau ? Nous ne connaissons aucun moyen d’utiliser les portails à cet effet.

— Mais il faut ajouter que nous ne savons pas grand-chose de leur fonctionnement, fit-il remarquer. Il me semble que nous resterons en sécurité tant que ni les Syndics ni nous n’aurons gagné cette guerre. Si je ne me trompe pas sur ce qui, je le reconnais, n’est que pure spéculation.

— Pure et néanmoins terrible, capitaine Geary. »

Il opina puis se tourna vers elle. « Je vous saurais gré d’y réfléchir, vous aussi. Et encore plus de réussir à me prouver mon erreur. Malgré tout, conservez ce disque, je vous prie. Cachez-le quelque part et ne me dites pas où.

— Même vous ne seriez sans doute pas tenté de l’utiliser.

— Même moi ? » Geary se surprit à éclater d’un rire amer. « Même moi ? Y aurait-il encore quelque chose dont vous me croyez incapable, madame la coprésidente ? Dois-je vous en être reconnaissant ?

— Au moins autant que moi de me voir confier l’instrument de l’extinction de l’espèce humaine ! » rétorqua-t-elle sèchement.

Geary se mordit les lèvres et hocha la tête. « Désolé. Mais je ne me fie à personne d’autre pour refuser de s’en servir.

— Vous prétendiez vouloir éviter de massacrer des civils et dévaster des planètes. » Rione donnait l’impression de l’implorer. « Seriez-vous en train de me dire que c’était aussi un mensonge ? »

Il explosa. « Aussi ? Écoutez, madame la coprésidente. Il vous reste encore à prouver que j’ai menti en quoi que ce soit ! D’ici là, j’apprécierais que vous ne vous exprimiez pas comme si j’avais renoncé à tout sens de l’honneur. »

Le visage de Rione se crispa, mais elle acquiesça de la tête. « Très bien, capitaine Geary. Je m’en abstiendrai jusqu’au jour où j’aurai administré la preuve de votre déshonneur. » Son ton laissait clairement entendre qu’elle s’attendait à l’obtenir tôt ou tard.

« Merci, répondit froidement Geary. Maintenant, pour répondre à votre question… non, j’espère bien n’avoir jamais envie d’y recourir. Mais je nous ai imaginés acculés, le dos au mur, tandis que les Syndics allaient triompher, et je me suis posé la question. Si tout me semblait perdu, serais-je tenté, en dernier recours, de jouer cet ultime atout en dépit du risque encouru, alors qu’une décharge d’énergie destinée à ne détruire que les Syndics pourrait anéantir bien davantage ? Et je n’ai pas pu répondre avec certitude par la négative. Si bien que je préfère m’en épargner la possibilité.

— Ou que vous préférez me la laisser !

— J’ai plus confiance en vous qu’en moi-même, madame la coprésidente. Mon unique objectif est de sauver cette flotte. Vos perspectives sont plus vastes. » Il fixa un instant le néant. « Au cas où ça ne vous aurait pas encore traversé l’esprit, je viens de vous livrer l’arme suprême contre Black Jack Geary. Vous aurez maintenant de quoi l’empêcher de nuire. »

Il savait qu’elle le regardait. « Vous reconnaissez donc à présent que Black Jack représente une menace pour l’Alliance ?

— J’ai déjà reconnu qu’il représentait un danger pour cette flotte. Je ne peux pas me permettre un seul instant de me prendre pour l’homme en qui trop de gens de cette flotte voient Black Jack Geary. Mais je suis bien persuadé que vous m’aiderez à rester dans le droit chemin.

— Je m’y efforce depuis que vous en avez pris le commandement, même si je crois, pour l’instant, avoir échoué à cet égard. » Elle brandit le disque argenté. « Comment m’assurer qu’il s’agit de l’unique copie ? Et que vous n’en détenez pas une autre ?

— Pourquoi vous mentirais-je ? Qu’est-ce que ça me rapporterait ?

— Je n’en sais rien. Pour le moment. » Elle enveloppa le disque de ses doigts, le dérobant de nouveau à la vue. « Vous m’avez leurrée une fois, capitaine Geary. Je croyais bien vous connaître. Vous ne m’abuserez pas deux fois.

— Peut-être est-ce vous qui vous abusez vous-même ! aboya-t-il.

— Peut-être, répondit-elle sans que sa voix ni son expression n’en donnent confirmation. Je sais déjà ce que je ferai pendant ce long trajet jusqu’à Sancerre. Et vous ?

— Que vous importe ? lâcha-t-il en haussant les épaules. Toujours est-il que je ne fomenterai aucun coup d’État contre l’Alliance ni aucun autre coup de force contre le système mère du Syndic, si c’est ce dont vous vous inquiétez.

— Vous croyez connaître mes appréhensions. Mais quelles sont les vôtres, capitaine Geary ? »

De façon assez surprenante, elle semblait sincère. « Mes appréhensions ? » Il baissa les yeux, pliant de nouveau sous le poids du commandement. « Que les Syndics aient prévu le coup. Que les quarante vaisseaux de la flotte foncent tête baissée dans un piège, comme j’en ai déjà la certitude, sous le commandement de cet illuminé de Falco et de son crétin d’ami le capitaine Numos. »

Elle opina. « J’y ajouterai un autre souci. Si vous ne vous trompez pas sur l’origine des portails de l’hypernet et l’usage ultérieur qu’on en pourrait faire, oserez-vous gagner cette guerre, capitaine Geary ?

— La gagner ? » Il éclata de rire. « Croyez-vous vraiment que je réfléchisse en ces termes, madame la coprésidente ? Je suis décidé à ramener cette flotte à bon port. Ce faisant, je pourrai peut-être porter quelques coups sérieux à l’effort de guerre de l’ennemi. Mais je ne me berce d’aucune illusion : rien de ce que je pourrai faire ne parviendra à nous sortir de l’impasse.

— Mais vous disposez à présent d’une arme qui pourrait faire pencher la balance de notre côté. »

Geary inspira profondément puis expira lentement avant de répondre : « Une arme que je n’emploierai pas de mon plein gré. Jamais, espérons-le, madame la coprésidente. Gardez-la bien, cachez-la. Je suis bien certain qu’à notre retour vous saurez trouver des gens de confiance à qui faire part de son existence. »

Elle secoua la tête. « Là, vous faites erreur, capitaine Geary. On ne peut révéler son existence à personne.

— Vous comptez la détruire ?

— Et si je le faisais ? »

Il réfléchit un instant. « Je n’en saurais rien, j’imagine. À vous d’en décider. »

Rione se leva et se rapprocha de lui pour le scruter. « Je ne vous comprends pas. Chaque fois que je crois vous avoir percé à jour, vous faites quelque chose qui ne cadre pas avec ce que je sais de vous.

— Peut-être cherchez-vous trop loin ? lança-t-il avec un sourire sans joie. Je ne suis pas si compliqué.

— Ne vous sous-estimez pas, capitaine Geary. Vous êtes bien plus complexe que la théorie qui sous-tend l’hypernet. J’espère seulement vous cerner un jour. »

Il hocha la tête. « Quand ça arrivera, prévenez-moi et faites-moi un topo, qu’on soit au moins deux à comprendre.

— Je n’y manquerai pas. » Elle pivota sur elle-même, s’apprêtant à sortir, puis se retourna vers lui. « Soit vous êtes le plus dangereux des démagogues, un homme qui simule avec une telle perfection l’honnêteté et l’honneur qu’il n’offre aucune prise à la haine ni à la méfiance, soit je vous ai encore mal jugé. J’espère sincèrement me tromper, capitaine Geary. Sinon, vous êtes encore plus dangereux que je ne le croyais. »

Il la regarda sortir, plus ou moins réconforté en dépit de toute la défiance et l’hostilité qu’elle lui témoignait manifestement. S’il y avait dans la flotte quelqu’un à qui l’on pût confier le contenu de ce disque, c’était assurément la coprésidente Rione. Dangereux. Il n’y a pas si longtemps, l’épithète m’aurait fait éclater de rire. Mais je sais maintenant que cette arme existe. L’usage que je ferais de ce savoir pourrait anéantir l’Alliance, et même davantage.

Que savent les Syndics ? Ils ont déclenché cette foutue guerre. Pourquoi ? Savaient-ils quelque chose qui leur aurait forcé la main ?


Geary avait oublié cette impression de constante démangeaison qui vous prenait après un trop long trajet dans l’espace du saut, comme si votre peau n’était plus tout à fait la vôtre et ne vous allait plus parfaitement. Mais c’était à peine si, assis sur la passerelle de l’Indomptable en attendant que la flotte saute, il en avait à présent conscience. Il saurait dans quelques minutes s’il allait toucher, au moins partiellement, l’enjeu de son pari. Et vraisemblablement dans quelques jours, il connaîtrait les conséquences de la destruction d’un portail de l’hypernet.

L’hologramme de Sancerre flottait devant son fauteuil. Les services de renseignement de l’Alliance n’avaient que quelques précieuses bribes d’information sur ce système, et le vieux guide des systèmes stellaires du Syndic n’en apportait guère plus, puisque chiffres et positions des installations défensives étaient tous classifiés. Sans doute Sancerre était-elle aussi richement pourvue en ressources qu’en points de saut.

Huit planètes d’importance gravitaient autour de l’étoile, dont deux petites en orbite rapprochée, deux autres, d’un même ordre de grandeur (dont une quasiment parfaite), dans la zone de l’espace où pouvait éclore la vie, une cinquième, plus froide mais encore habitable, un peu plus loin, et trois géantes gazeuses, aux ressources abondantes, nettement plus extérieures. La flotte de l’Alliance réintégrerait l’espace conventionnel derrière l’orbite de la dernière, à environ trois heures-lumière et demie de l’étoile.

« Une minute avant émergence », déclara calmement le capitaine Desjani.

Geary regarda autour de lui. Le personnel de quart semblait un peu fébrile, mais davantage d’excitation que d’appréhension. L’ignorance est une bénédiction, songea-t-il. Non, ça ne peut pas être vrai. C’est précisément ce que j’ignore qui me rend dingue. Elle n’est une bénédiction que lorsqu’on ne se sait pas ignorant.

Il ruminait encore ces pensées quand l’écoutille de la passerelle s’ouvrit de nouveau pour laisser entrer la coprésidente Rione, qui alla s’installer dans le fauteuil de l’observateur où elle ne s’était plus assise depuis sa dispute avec lui dans le système de Sutrah. Geary la dévisagea et elle soutint placidement son regard, le visage fermé, sans rien révéler de ses sentiments. Le souvenir lui revint de l’époque où il était encore un jeune enseigne et où les évaluateurs, prêts à bondir à sa première erreur, s’asseyaient juste derrière lui dans les simulateurs de vol.

Le capitaine Desjani accueillit Rione avec une courtoisie tout officielle ; son attitude laissait clairement entendre qu’elle n’était pas la bienvenue. Tanya Desjani avait ressenti le froid qui régnait entre la coprésidente et Geary et, étant ce qu’elle était, elle avait précipitamment pris le parti de ce dernier contre ceux qui osaient le contrecarrer. Peu désireux de voir se déclarer une guerre ouverte entre ces deux femmes sur la passerelle du vaisseau, il fit diversion : « J’aimerais faire une déclaration à l’équipage de l’Indomptable, capitaine Desjani. »

Celle-ci détourna de Rione le regard noir qu’elle braquait pour lui répondre avec un hochement de tête. « Bien sûr, capitaine. »

Geary pressa la touche requise. Il aurait pu en prendre l’initiative, mais s’adresser à l’équipage sans avoir eu la courtoisie d’en demander la permission à son capitaine n’eût guère été convenable. « À tous les spatiaux à bord de l’Indomptable : ici le capitaine Geary. Nous allons bientôt émerger dans le système de Sancerre. Je sais que vous ferez tous de votre mieux pour honorer la flotte et l’Alliance. Puissent les vivantes étoiles nous accorder une grande victoire et nos ancêtres nous regarder d’un œil favorable. » D’une certaine façon, cela n’avait nullement besoin d’être dit, mais, d’un autre côté, ce genre de laïus optimiste comblait toujours un désir bien humain. Geary se demanda (du moins si les hypothèses qu’il avait avancées à propos de l’hypernet s’avéraient) si ceux qui avaient offert cette invention à l’humanité éprouvaient eux aussi ce même besoin de discours et de sentimentalisme.

« Nos ancêtres nous ont conduits jusque-là », fit remarquer Desjani d’une voix radoucie. Elle jeta un regard à Geary, laissant dans le non-dit ce qu’elle pensait très certainement : ils avaient aussi apporté Geary à la flotte.

Sa foi en lui pouvait être exaspérante, mais elle n’était jamais qu’un des milliers de matelots de la flotte à la partager. Je me demande si le capitaine Falco a jamais senti qu’il n’était pas à la hauteur de la foi qu’il inspirait aux autres, ou s’il ne s’en inquiète nullement tant qu’ils restent persuadés de sa grandeur d’âme. Il n’a jamais dû beaucoup se soucier d’autrui, ni même de sa capacité personnelle à la justifier. La certitude de sa propre infaillibilité doit balayer nombre d’inquiétudes, j’imagine. Au cours de la nuit précédente, Geary s’était longuement adressé à ses ancêtres pour leur rapporter ses craintes et implorer leur soutien. Manquer de foi en des moments pareils devait être invivable, se persuada-t-il, tout en se demandant comment ceux qui ne disposaient pas de cette béquille pouvaient affronter sereinement les crises.

« Parés à sauter, annonça une vigie. Maintenant. »

Les tripes de Geary se contractèrent légèrement, sa peau reprit sa place avec soulagement et les étoiles flamboyèrent sur les écrans extérieurs. Sur l’hologramme du système de Sancerre, les objets commencèrent de se multiplier follement, comme dans un jeu vidéo dément où les ennemis surgissent brusquement par essaims. Bien sûr, toutes les défenses et installations du Syndic se trouvaient déjà là avant, et les senseurs de la flotte se bornaient à les détecter maintenant, tandis que les rapports affluaient et que les vigies énuméraient les plus cruciales. L’interface humaine était sans doute plus lente et malhabile que les systèmes informatiques, mais, en dépit de ses défauts, le cerveau humain restait encore le filtre le plus efficace des informations, le plus apte à mettre les plus vitales en lumière.

« Le Heaume signale la présence d’un satellite de surveillance du Syndic près de sa position actuelle. Il rend compte de sa destruction. On a repéré des vaisseaux à vingt minutes-lumière sur tribord, dans le plan du système. Leur identité de transports de minerai désarmés est confirmée. Aucune mine décelée ni rencontrée. Six, je répète, six cuirassés de classe F identifiés dans le chantier spatial en orbite autour de la quatrième planète. Un seul semble opérationnel. Huit, je répète, huit croiseurs de combat de classe D dans le second chantier orbitant autour de la quatrième planète. État opérationnel indéterminé. Base militaire du Syndic localisée à quarante minutes-lumière, sur une lune de la huitième planète. Apparemment pleinement fonctionnelle. Neuf, non, dix accélérateurs de masse postés en défense autour de la base… »

Geary inspecta rapidement son hologramme de la flotte et larda une touche de l’index. « Capitaine Tulev. Ordonnez à vos vaisseaux de détruire avec des bombes cinétiques la base du Syndic de la huitième planète. Je ne tiens pas à leur laisser le temps de tirer. »

La réponse de Tulev mit plusieurs secondes à lui parvenir. « Déclenchement immédiat du bombardement des cibles armées. Et le reste de la base ? »

L’heure n’était ni aux scrupules ni aux hésitations. Il s’agissait uniquement d’agir et de réagir avant que l’ennemi ne vous en ôtât la possibilité. « Liquidez-la. Nous ne pouvons nous permettre une telle menace sur l’arrière. »

La base suivante la plus proche semblait se trouver près de la cinquième planète, à plus de trois heures-lumière. « Capitaine Duellos, ordonnez à vos vaisseaux de lancer des bombes cinétiques sur la base militaire du Syndic gravitant autour de la cinquième planète. Qu’elle ait disparu du secteur à notre arrivée.

« Ici Duellos, bien reçu. Lancement dans deux minutes. » Geary refoula un juron en voyant sa formation commencer à rompre, puis il se rendit compte qu’il s’agissait des vaisseaux du détachement Furieux, simulant comme prévu leur charge indisciplinée. Avec un peu de chance, les Syndics tomberaient comme lui dans le panneau. Veuillez, ô mes ancêtres, inciter le capitaine Cresida à battre en retraite dès que la situation l’exigera.

« Flottille de vaisseaux de guerre du Syndic repérée entre orbites des cinquième et sixième planètes, distance 5,8 heures-lumière de la position actuelle de la flotte. Dix cuirassés, six croiseurs de combat, douze croiseurs lourds, dix, rectification, onze avisos. Position actuelle déterminée avec décalage temporel, estimation de la position en temps réel fondée sur données de la trajectoire décalée dans le temps : 5,6 heures-lumière.

— Rien qui ne soit à notre portée, fit observer Desjani avec un sourire mauvais. Et pas assez non plus d’escorteurs légers pour ces précieuses unités.

— Assez, cependant, lui rappela Geary, pour qu’on ne les prenne pas à la légère. Les gros vaisseaux doivent sans doute procéder à leur entraînement avec de nouveaux équipages, ou après avoir passé un bon moment dans les bassins de radoub ; il ne s’agit donc pas d’une formation parée pour le combat, même si les Syndics l’ont probablement affectée aussi à un service de protection. » Son regard se verrouilla sur le portail de l’hypernet. « Rien de ce côté. Aucun vaisseau pour le garder. » Puis des symboles surgirent. « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Desjani étudia les données en fronçant les sourcils. « Des unités furtives de défense postées autour du portail. Manœuvrabilité limitée, boucliers défensifs appréciables et puissance de feu offensive… couci-couça.

— Peuvent-elles tout de même manœuvrer ? »

Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.

« Autant dire que nous ne pouvons pas leur expédier des rochers pour les éliminer. Elles les verraient venir et esquiveraient. » Il vérifia la distance. Près de cinq heures-lumière du portail. Même en accélérant au-delà de la vitesse de combat et en ralentissant à l’approche du portail, les vaisseaux ne s’en trouvaient pas moins à trente-six heures de trajet. Une sacrée trotte. Mais le détachement Furieux « charge » une flottille du Syndic qui, encore plus éloignée, ne le verra pas arriver avant près de six heures. Quelle surprise ce sera ! Espérons qu’il réussira à concentrer toute leur attention sur lui.

Mais, si je peux m’en empêcher, je ne tiens à foncer droit sur le portail. Il essaya diverses possibilités sur le système de manœuvre, en projetant des trajectoires vers d’autres cibles du Syndic pour ensuite, à un moment donné de leur course, les faire revenir vers le portail. En faisant décrire aux vaisseaux, à travers tout le système, une parabole vers les installations minières regroupées autour d’une géante gazeuse située à une heure-lumière du soleil, puis en l’incurvant vers l’arrière pour les ramener vers le portail, le trajet durerait grosso modo cinquante-trois heures à la vitesse de combat de 0,1 c. En revanche, l’objectif apparent de la flotte de l’Alliance (la géante gazeuse) ne se transformerait en son objectif réel (le portail) qu’à moins de deux heures-lumière de celui-ci, soit un peu plus de dix-huit heures de trajet. Ce n’était pas l’idéal, mais ça ne laisserait que peu de temps aux Syndics pour réagir, du moins s’ils n’avaient pas déjà posté des forces d’appoint près du portail.

« Ici, dit-il à Desjani. Nous allons suivre ce cap comme si nous comptions éliminer les installations minières de la géante gazeuse puis poursuivre notre route à travers le système en détruisant au passage d’autres objectifs, alors qu’en réalité nous obliquerons vers le portail. »

Elle étudia son plan en hochant la tête. « Nous pourrions néanmoins marmiter un bon nombre de ces installations minières et les détruire en passant au plus près de la géante gazeuse.

— Pourraient-elles nous être utiles ? demanda Geary. Je peux me renseigner avant que nous n’atteignions le point d’approche. J’ai largement le temps d’interroger le capitaine Tyrosian du Sorcière. » Les ingénieurs responsables des auxiliaires de la flotte (Titan, Sorcière, Djinn et Gobelin) sauraient la quantité de matériaux bruts nécessaires à usiner ce dont elle aurait besoin pour continuer. Il reporta le regard sur l’hologramme en se demandant s’il devait dès à présent modifier la formation, puis il vota contre. Il était encore beaucoup trop tôt pour prévoir comment réagirait la flottille du Syndic, et la formation actuelle serait parfaitement adaptée à un balayage des chantiers spatiaux et des autres cibles de ce système.

Il consacra quelques instants à exulter au spectacle des coques de cuirassés et autres croiseurs de combat en construction. Une fois terminés et dotés d’un équipage, ces vaisseaux représenteraient pour l’Alliance une terrible menace, mais, pour l’instant, tandis qu’on achevait leur construction et celle d’autres vaisseaux de guerre du Syndic, ils n’étaient pour la flotte que des cibles faciles qu’elle pourrait aisément détruire. Certes, les Syndics chercheraient peut-être à parachever la construction de ceux qui étaient déjà pratiquement terminés afin d’autoriser leur fuite. En sus de ces coques rassemblées au même endroit, on avait repéré les composants d’autres cuirassés et croiseurs de combat. Qui, tous, pourraient être anéantis facilement, en même temps que les chantiers chargés de leur assemblage.

« C’est tellement bizarre », fit soudain remarquer la coprésidente Rione. Absorbée comme elle l’était dans le spectacle des événements, sa voix avait beaucoup perdu de sa froideur. « Nous allons porter la guerre dans ce système et déjà nous choisissons nos cibles. Pourtant, aucune ou presque de ces installations des Mondes syndiqués, aucun de leurs vaisseaux ni de leurs sujets n’est encore averti de notre arrivée.

— Ça ne tardera pas, répondit le capitaine Desjani avec un sourire maussade. Dès que la lumière de notre irruption leur parviendra, beaucoup de ces Syndics se mettront à implorer leurs ancêtres. »

Geary devait reconnaître qu’il n’était pas inintéressant d’imaginer les réactions des dirigeants et des citoyens des Mondes syndiqués à l’arrivée de la flotte dans leur système.

Sur son hologramme, une bulle indiquant la propagation de la lumière à l’échelle du système de Sancerre s’élargissait à partir de la flotte. Il la voyait grossir graduellement, recouvrir d’abord de son front les géantes gazeuses les plus extérieures avant de se répandre vers les planètes habitées. Quand elle les atteindrait, les Syndics des vaisseaux chargés de l’exploitation des mines et des installations orbitales réagiraient aux sirènes de leurs signaux d’alarme. Ils se figeraient d’abord, les yeux écarquillés, sans trop y croire. Puis procéderaient à une seconde vérification et grossiraient les images. Avec un peu de chance, nombre d’entre eux refuseraient toujours d’en croire leurs yeux et d’expédier des messages qui mettraient des heures à atteindre leurs destinataires. D’autres, cependant, y croiraient sans doute et demanderaient des instructions.

Tous ces messages atteindraient les bureaux des principaux dirigeants du Syndic de ce système pratiquement au même moment que la lumière annonçant l’arrivée de la flotte, augmentant encore la confusion. Et, tout le monde envoyant à tout le monde des mémos hystériques, le réseau de communications ne tarderait pas à planter, ralentissant d’autant leur capacité à appréhender la situation et à y réagir.

Assez, peut-être, pour contrebalancer l’avantage que leur procurait la défense de leur propre système.

« À toutes les unités, ordonna Geary. Surveillez étroitement l’arrivée de projectiles cinétiques et de champs de mines dérivants. » Il s’interrompit, réévalua un instant la situation puis opta finalement pour une trajectoire simulant une attaque rapprochée sur la géante gazeuse la plus près de Sancerre. « À toutes les unités du corps principal, ici le capitaine Geary. Virez à tribord sur cap trois cent trente-neuf et piquez de quatre degrés vers le bas à T cinquante et un. »

Les représentations des vaisseaux de la flotte passèrent au vert sur son hologramme ; la couleur gagnait la flotte par vagues successives à partir de l’Indomptable, à mesure que chaque bâtiment recevait l’ordre et en accusait réception. Quelle différence avec la troupe débraillée dont il avait pris la tête à Corvus ! Il se surprit à sourire.

Un message clignota, attirant son attention : « Ici le Furieux. Poursuivons l’offensive. Cible suivante : attaque rapprochée de la cinquième planète. »

Il hocha distraitement la tête puis remarqua que Rione lui jetait un regard suspicieux. « Pas vraiment, lui expliqua-t-il. Ils vont feindre de l’attaquer puis rompront. » Je l’espère, tout du moins.

« Nos unités légères qui protègent le flanc bâbord de notre formation ne passeront pas très loin des vaisseaux miniers orbitant autour de la géante gazeuse extérieure, laissa tomber le capitaine Desjani d’une voix embarrassée.

— Ouais. » Très bien, ce coup-ci vous avez raison. Ces vaisseaux sont des cibles légitimes et des atouts importants pour ce système. « Quatrième division de croiseurs, sixième et septième escadrons de destroyers. Quand nous passerons près de la planète extérieure, engagez le combat avec les bâtiments marchands à portée de tir. Manœuvrez indépendamment si besoin. Informez les équipages de ces vaisseaux qu’ils doivent les évacuer sur-le-champ. » Ce qui réglait tout à la fois le problème des obligations militaires et celui des devoirs humanitaires.

L’écran du système de surveillance, qui continuait de recevoir et d’évaluer des informations, venait de mettre en surbrillance les systèmes de défense du Syndic sur diverses lunes, ainsi que ce qui, de toute évidence, ne pouvait qu’être des quartiers généraux et centres de décision planétaires ou spatiaux. Geary observa ces nombreuses cibles en orbite fixe ou situées sur des objets célestes aux orbites prévisibles. Dire qu’elles étaient nombreuses relevait de l’euphémisme. Il mit à son tour les cuirassés et croiseurs de combat du Syndic inachevés en surbrillance, puis demanda au système de recommander un plan de combat pour chaque objectif militaire ou associé. Quelques instants plus tard, ce plan s’affichait : à chaque vaisseau de la flotte était assignée la cible la plus propice au lancement et à la géométrie de ses projectiles cinétiques. Geary parcourut rapidement la liste, ne repéra rien d’étrange puis tapa « Approuvé » suivi de « Exécution ».

Les vaisseaux de l’Alliance entreprirent de lancer de nombreux autres projectiles, pluie de métal s’abattant sur les défenses du Syndic et qu’aucun bouclier ne pouvait repousser. Les autorités militaires de l’ennemi, qui, dans quelques heures, seraient déjà ébranlées par l’annonce de l’arrivée de la flotte ennemie, verraient aussi ce bombardement leur tomber dessus peu après. D’une certaine façon, il était sans doute malencontreux que ces armes missent bien plus longtemps à atteindre leurs cibles que la lumière prévenant de leur arrivée, mais, puisqu’elles ne pouvaient ni les éviter ni les arrêter, la vue de cette vague imminente de dévastation aurait tout le temps d’accroître encore la panique.

Les systèmes de combat l’avertirent obligeamment : le Sorcière, le Djinn, le Gobelin et le Titan devaient être avisés qu’il leur fallait accorder la priorité à la fabrication de projectiles cinétiques de remplacement. Geary appuya sur une touche pour transmettre l’instruction au capitaine Tyrosian du Sorcière. Tout cela, à l’orée de ce système stellaire, faisait l’effet de se dérouler simplement et sans obstacle. À mesure que la flotte s’enfoncerait plus profondément dans le système des Syndics et que leur temps de réaction se mesurerait en secondes et en minutes plutôt qu’en heures, cette impression de simplicité disparaîtrait, il le savait. Et, quand les projectiles cinétiques toucheraient leurs cibles, une onde de chaos parcourrait les planètes et les artefacts humains gravitant autour de Sancerre. Au souvenir des nombreux vaisseaux de l’Alliance anéantis par les Syndics lors du traquenard qu’ils leur avaient tendu dans leur système mère, juste avant qu’il ne prenne le commandement de la flotte, et en imaginant la réaction des dirigeants du Syndic à l’annonce de cette attaque, il ressentit une satisfaction sinistre. Vous nous croyiez terrifiés, n’est-ce pas ? Vous étiez persuadés que nous fuyions à toutes jambes dans l’espoir de sauver notre peau, si précipitamment que nous ne pourrions pas riposter. Mais c’est maintenant que vous découvrez toute l’étendue de votre erreur.

Restait une dernière chose à faire. Geary rectifia la position dans son fauteuil et adopta la posture la plus militaire possible, puis entreprit de transmettre un message à tout le système. « Population du système stellaire de Sancerre, ici le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. Nous engageons le combat avec tous les objectifs militaires de ce système. Nous exigeons la reddition immédiate de la population civile : citoyens des planètes, colons ou personnel des vaisseaux marchands et installations spatiales. Ceux qui se rendront seront traités selon les lois de la guerre. Toute attaque ou atteinte portée aux vaisseaux de l’Alliance se verra repoussée avec toutes les ressources et la vigueur dont nous disposons.

» En l’honneur de nos ancêtres. C’était le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. »

Il coupa la transmission puis respira calmement, à pleins poumons. « Je ne suis vraiment pas fait pour jouer la comédie, déclara-t-il à Desjani.

— D’ici, c’était très impressionnant », le rassura-t-elle. Sans doute son partenariat avec Geary avait-il sensiblement tempéré son attitude envers le massacre des Syndics, mais la menace d’une destruction collective qu’il venait tout juste de diffuser lui plaisait ostensiblement.

Environ une heure et demie plus tard, la flotte frôlait la géante gazeuse extérieure ; les croiseurs et destroyers de son aile la plus proche de l’énorme planète survolèrent les gros et lents vaisseaux miniers, qu’ils décimèrent. Sur l’écran montrant le spectre visible, Geary voyait des formes sombres se déplacer sur le fond vert pâle et lumineux du globe, tandis que ses propres vaisseaux passaient en trombe et que les « javelots » à particules de leurs batteries de lances de l’enfer déchiquetaient les massifs bâtiments désarmés. En affichant d’autres données, il vit les représentations de capsules de survie s’enfuir des vaisseaux miniers, minuscules objets s’éparpillant dans toutes les directions comme les graines d’une cosse éclatée. Il demanda des informations supplémentaires et l’espace se tissa de lignes fines décrivant de gracieuses trajectoires et signalant la course prévue de ses vaisseaux de guerre et des bâtiments civils.

De loin, la guerre pouvait être d’une beauté remarquable. L’ayant connue de très près, Geary n’avait aucun mal à passer outre cette séduction imposée par la distance pour se rappeler les vaisseaux éventrés, les équipages désespérés et les années entières de travail que le tir d’un bâtiment de guerre pouvait réduire à néant en un éclair. Vue du pont d’un des vaisseaux concernés, même une grande victoire n’avait rien de charmant.

Des nuages de fragments en expansion marquaient l’emplacement des installations orbitales qui, d’ores et déjà, avaient essuyé l’impact foudroyant des bombes cinétiques.

« La lumière de notre bombardement de la base militaire du Syndic nous parvient de la grosse lune de la huitième planète », nota Desjani.

Geary bascula sur l’événement. Les senseurs optiques de l’Indomptable fournissaient d’ordinaire des images d’une netteté remarquable sur de très grandes distances, mais, en l’occurrence, les nuages de poussière et de débris qui montaient de ce qui avait été une installation militaire du Syndic masquaient la vue. Le système de combat du bâtiment avait filmé les impacts un peu plus tôt, juste avant qu’elle ne soit bouchée, et affichait à côté de chaque site ciblé un bilan de ses dommages. Toutes les armes offensives avaient été détruites, tous les systèmes défensifs annihilés, les moyens de communication et de surveillance broyés par la collision de ces lourdes masses métalliques qu’on ne pouvait pas arrêter et qui se déplaçaient à une fraction respectable de la vitesse de la lumière. Tout ce qui ne pouvait les esquiver était détruit. « Ce n’est plus une guerre. C’est du meurtre. » Desjani lui jeta un regard étonné.

« Je sais, fit-il. C’est nécessaire. Mais les Syndics de ces bases sur orbite fixe n’ont pas une chance. Je ne peux guère me réjouir de la mort de ces pauvres diables. »

Desjani donna un instant l’impression de réfléchir puis hocha la tête. « Vous préférez les combats loyaux. Bien sûr. Ils sont plus honorables.

— Ouais. » La mentalité des spatiaux contemporains et la sienne parvenaient difficilement à s’accorder sur ce point. Il consulta de nouveau son hologramme. Ses unités légères avaient balayé les vaisseaux miniers de la géante gazeuse et regagnaient la formation. Il se passerait encore des heures avant que les autorités militaires du Syndic ne vissent la flotte de l’Alliance. Celle-ci, comme d’innombrables armées humaines avant elle, devrait endurer le rituel ancestral : foncer puis patienter.

Geary étudia la flottille du Syndic ; les six heures de décalage dans le temps liées à sa position ne signifiaient plus grand-chose à présent. Si elle avait maintenu la même trajectoire à travers le système de Sancerre, elle devait désormais se trouver là où le prévoyait l’hologramme. Sinon, elle avait aussi pu couvrir une bonne distance, même en se traînant à beaucoup moins de 0,1 c. Il allait devoir veiller à régler ce problème avec la plus grande prudence. Si je me persuadais que la détruire serait un jeu d’enfant, elle risquerait de me surprendre et de m’infliger des pertes disproportionnées par rapport à sa taille.

Néanmoins, ces vaisseaux de guerre du Syndic ne sont pas assez nombreux pour nous menacer réellement. Si la formation de Cresida parvient à retenir assez longtemps leur attention, ils ne pourront pas gagner le portail de l’hypernet avant nous. Ça se présente très bien.

Des symboles rouges scintillèrent brusquement tout près du portail. Le regard de Geary se braqua sur eux et il les vit se multiplier en priant pour que ça s’arrête. J’ai parlé trop vite. Les Syndics auraient-ils malgré tout deviné ce que nous mijotions ? L’auraient-ils appris par les rescapés d’un des vaisseaux qui ont suivi Falco ? Ils n’auraient jamais trouvé le temps, autrement, de réagir si vite et d’envoyer des renforts.

Pas trop de vaisseaux jusque-là. Pourvu que cette flotte ne soit pas trop puissante. Faites qu’elle soit assez réduite pour nous permettre de l’affronter, ô mes ancêtres. Nous ne pouvons pas nous permettre de fuir ce système avant de l’avoir pillé.

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