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Les vaisseaux apparaissaient sur le fond noir de l’espace, escadrons de destroyers et de croiseurs légers qui se matérialisaient brusquement, suivis par des groupes de croiseurs lourds puis par les divisions de croiseurs de combat et de cuirassés, massives plateformes destinées aux armes les plus mortelles jamais conçues par l’homme. Au loin, si loin que les habitants des planètes qui orbitaient autour ne verraient la lumière annonçant l’arrivée de la flotte de l’Alliance que dans près de cinq heures, une tache brillante indiquait la présence de l’astre que les hommes appelaient Sutrah.

À mesure que ses formations fondaient vers Sutrah, la flotte qui avait surgi dans l’espace conventionnel donnait une impression de formidable puissance. Qu’une armada aussi forte pût craindre un ennemi semblait impensable. Pourtant, elle fuyait pour sauver sa peau, et Sutrah, profondément enfoncée dans le territoire ennemi des Mondes syndiqués, n’était qu’une étape nécessaire sur le chemin de la sécurité.


« Nous détectons quelques unités légères des Mondes syndiqués à dix minutes-lumière et dix degrés plus bas à tribord. » Assis dans le fauteuil du commandant de la flotte, sur la passerelle du cuirassé de l’Alliance Indomptable, le capitaine John « Black Jack » Geary sentit se dénouer lentement ses muscles trop tendus dès qu’il creva les yeux qu’il avait encore deviné juste ; ou que les commandants des flottes du Syndic s’étaient fourvoyés, ce qui revenait au même. Aucun champ de mines n’attendait les vaisseaux de l’Alliance qui émergeaient au point de saut, et les bâtiments ennemis repérés jusque-là ne représentaient pas une réelle menace pour sa flotte.

Non, le principal danger qui les guettait était interne à la flotte.

S’attendant plus ou moins à voir se relâcher la discipline et se rompre les rangs bien proprement alignés de ses vaisseaux pour se lancer, mus par la soif de carnage, dans une traque éperdue et chaotique des vaisseaux du Syndic, Geary ne quittait pas des yeux l’image tridimensionnelle.

« Capitaine Desjani, veuillez adresser à ces vaisseaux des Mondes syndiqués une sommation exigeant leur reddition immédiate, ordonna-t-il au commandant de l’Indomptable.

— Oui, capitaine. » Tanya Desjani avait appris à dissimuler ses réactions aux conceptions vieillottes et compatissantes (du moins au regard de la mentalité contemporaine) de Geary ; comme, par exemple, d’accorder à une force ennemie qu’on aurait aisément pu anéantir la possibilité de se rendre.

Lui-même avait lentement appris pourquoi cet état d’esprit régnait majoritairement dans la flotte. Les dirigeants des Mondes syndiqués n’étaient pas particulièrement connus pour leur commisération, ni pour leur attachement aux concepts de liberté individuelle et de justice que chérissaient tant les planètes de l’Alliance. Les attaques sournoises des Syndics qui avaient déclenché cette guerre, sans provocation aucune de la part de l’Alliance, avaient laissé un goût amer dans la bouche de ses officiers ; en outre, s’agissant de recourir à des tactiques permettant de vaincre à tout prix, les Syndics avaient touché le fond les premiers au cours du siècle suivant. Geary avait appris, scandalisé, que l’Alliance en était venue à rivaliser d’atrocités avec eux et, bien qu’il comprît désormais comment c’était arrivé, il ne le tolérerait jamais. Il persistait à se plier aux anciennes règles qu’il avait connues et qui, toutes, s’efforçaient d’endiguer la férocité de la guerre afin d’interdire à ceux qui la livraient la même barbarie que celle de l’ennemi.

Il vérifia son écran pour la dixième fois depuis qu’il s’était assis. Il avait pris soin, auparavant, d’apprendre par cœur la conformation de ce système stellaire. Le point d’émergence de sa flotte se trouvait à cinq heures-lumière de Sutrah. Deux des planètes étaient habitées, mais neuf minutes-lumière seulement séparaient la plus proche de l’étoile et elle n’assisterait à l’irruption des vaisseaux de l’Alliance que dans quatre heures et demie. L’autre, légèrement plus éloignée, n’était qu’à sept minutes-lumière et demie de Sutrah. La flotte n’aurait à s’approcher d’aucune de ces deux planètes pour traverser le système stellaire jusqu’à un autre point de saut, de l’autre côté du luminaire, d’où elle pourrait gagner une autre étoile.

Une bulle en expansion entourant la représentation de la flotte sur l’hologramme du système stellaire délimitait la zone où l’on pouvait peu ou prou obtenir une image des événements en temps réel. Pour l’instant, la flotte ne voyait qu’une image vieille de quatre heures-lumière et demie de la plus proche planète habitée. Marge sans doute confortable, mais qui laissait aussi largement la place à l’apparition d’événements imprévus, dont la lumière, quand elle lui parviendrait enfin, risquait de la prendre de court. Ainsi, l’étoile Sutrah elle-même pouvait parfaitement avoir explosé quatre heures plus tôt, et elle n’observerait que dans une heure l’éclat de cette nova.

« Les vaisseaux du Syndic se décalent dans le rouge, annonça une vigie sans parvenir à dissimuler sa déception.

— Ils fuient », ajouta inutilement Desjani.

Geary hocha la tête puis se rembrunit. La flottille du Syndic qu’ils avaient rencontrée à Corvus avait pourtant combattu en dépit de son infériorité numérique écrasante : un seul de ses vaisseaux s’était rendu, tandis que trois autres avaient été anéantis. Son commandant citait alors le règlement de la flotte des Mondes syndiqués qui exigeait de lui un comportement suicidaire. Pourquoi ceux-ci se conduisent-ils différemment ? « Pourquoi ? » demanda-t-il.

Desjani lui lança un regard étonné. « Ce sont des lâches. »

Geary s’interdit d’aboyer férocement. Comme tant d’autres matelots et officiers de l’Alliance, Desjani avait ingurgité la propagande relative à l’ennemi pendant si longtemps qu’elle la gobait comme eux dans son ensemble, en dépit de son absurdité. « Capitaine, trois des vaisseaux du Syndic ont combattu jusqu’à la mort à Corvus. Pourquoi ceux-ci fuient-ils ? »

Au tour de Desjani de froncer les sourcils. « Les Syndics appliquent les ordres à la lettre », finit-elle par répondre.

Déclaration qui n’était en rien inexacte et traduisait fidèlement tout ce que Geary avait pu voir jusque-là comme ce à quoi il assistait présentement. « C’est donc qu’on leur a ordonné de fuir…

— Pour aller prévenir le système de Sutrah de notre arrivée, termina-t-elle pour lui. Mais… à quoi bon ? Puisqu’ils ont posté des unités légères aux autres points de saut… et nous pouvons constater qu’ils l’ont effectivement fait voilà quelques heures, qu’ont-ils à gagner en envoyant quelqu’un ?

Leur rapport voyagera à la vitesse de la lumière tandis que, dans la mesure où ils ne peuvent pas traverser nos rangs pour gagner le plus proche point de saut, ils ne pourront pas sauter avant longtemps. »

Geary étudiait l’hologramme en ruminant. « C’est assez vrai. Pourquoi, en ce cas ? » Il jeta un autre regard à la formation de sa flotte, dont la cohésion restait entière, et adressa une prière silencieuse aux vivantes étoiles. « Une petite minute. » À l’intérieur d’un même système solaire, pour que les autres vaisseaux pussent comprendre ce que voulait dire un bâtiment ami, les notions de direction dans l’espace devaient adopter des références communes. Le « haut » était toujours ce qui se trouvait au-dessus du plan du système et le « bas » au-dessous. L’étoile était à droite, à « tribord », voire starboard comme l’exigeaient certains, tandis que le vide intersidéral était à « gauche » ou « bâbord. » En vertu de ce cadre de référence, les unités légères du Syndic s’étaient donc trouvées « sous » la flotte de l’Alliance et fuyaient à présent vers le haut et légèrement vers bâbord. Pourquoi dans une direction qui les rapprochait de sa flotte ? À moins que cette « fuite » ne servît un autre objectif.

Geary traça de ses vaisseaux à ceux du Syndic une trajectoire d’interception : sa ligne incurvée passait par un secteur qu’ils n’avaient pas encore traversé. « Je veux une vision précise de cette zone. Vite ! »

Desjani lui jeta un regard ébahi, mais elle transmit l’ordre. Il attendait encore la réponse lorsqu’il vit trois destroyers et un croiseur lourd rompre brusquement la formation et bondir en avant à pleine accélération pour intercepter les fuyards. Non ! Bande d’imbéciles ! Sans hésiter une seconde, il appuya sur la touche de commande du canal de la flotte. « À toutes les unités, infléchissez votre trajectoire de trente degrés vers le haut. Exécution immédiate. Des mines ont été disposées le long de notre route prévisible. »

Il lui fallut un moment pour identifier les unités qui avaient rompu la formation. « Anelace, Baselard, Masse et Cuirasse ! Rectifiez immédiatement votre trajectoire ! Montez de trente degrés ! Vous entrez dans un champ de mines. »

Ne lui resta plus ensuite qu’à fixer son écran. La flotte de l’Alliance se déployait sur quelques minutes-lumière. Les bâtiments les plus éloignés ne recevraient son ordre que dans deux minutes. Ceux qui risquaient le plus (ces trois destroyers et le croiseur Cuirasse) ne l’entendraient pas avant au moins une minute. Compte tenu de leur accélération, ils auraient couvert pas mal de terrain en ce bref laps de temps.

Une vigie de la passerelle de l’Indomptable rendit son rapport à voix haute. « Anomalies détectées le long de la trajectoire indiquée. Les probabilités sont de quatre-vingts pour cent pour qu’il s’agisse dans cette zone de mines furtives. Recommandons trajectoire d’évitement. »

Desjani leva la main pour accuser réception puis jeta à Geary un regard admiratif. Ce dernier s’aperçut que les yeux des autres matelots et officiers présents sur la passerelle trahissaient la même sidération, en même temps que cette vénération du héros qu’il exécrait toujours autant après plusieurs mois. « Comment le saviez-vous, capitaine Geary ? s’enquit Desjani.

— Ça sautait aux yeux, expliqua-t-il en changeant de position dans son fauteuil, légèrement embarrassé par tous ces regards posés sur lui. Ces vaisseaux, postés assez loin du point de saut pour éviter le combat avec l’ennemi qui en émergerait mais assez près pour avertir d’éventuels bâtiments amis de la présence de ces mines… puis la trajectoire qu’ils ont adoptée et qui semblait destinée, si nous nous lancions à leur poursuite, à nous attirer dans un certain secteur de l’espace. » Il se garda bien d’ajouter ce qu’ils savaient tous : si cette flotte était restée semblable à ce qu’elle était encore quand il l’avait conduite à Corvus, au lieu de ces quatre unités légères, la plupart de ses vaisseaux auraient foncé la tête la première dans ce champ de mines.

La formation largement déployée de la flotte de l’Alliance entreprit de s’incurver en son milieu, à mesure que, de proche en proche, les bâtiments recevaient son ordre et l’exécutaient. Le tableau d’ensemble, se rendit-il compte, évoquait une raie manta infléchie en son centre vers le haut et dont les « ailes » continueraient de tomber.

Il attendit, alors que les trois destroyers et le croiseur lourd gardaient le même cap comme si seule la poursuite comptait pour eux, puis consulta l’heure. Cinq minutes s’étaient écoulées. Une minute, mettons, pour que l’ordre les atteigne à la vitesse de la lumière puis une autre avant d’observer enfin comment ils modifieraient leur trajectoire. Restait un battement de trois, beaucoup trop long pour une réaction à une telle urgence. « Anelace, Baselard, Masse, Cuirasse ! Virez au plus serré vers le haut. Nous avons détecté un champ de mines sur votre trajectoire. Accusez réception et virez tout de suite. »

Une autre minute passa. « À quelle distance sont-ils exactement de ces anomalies ? demanda-t-il en s’efforçant de s’exprimer d’une voix égale.

— Compte tenu de leur cap présent, ils seront dessus dans trente secondes », répondit Desjani après avoir rapidement pianoté sur ses commandes pour effectuer le calcul. Sa voix était calme et disciplinée. Au cours de sa brève carrière, elle avait vu périr nombre de vaisseaux et de spatiaux de l’Alliance. Geary, lui, ne l’avait appris que peu à peu, et il se rendait maintenant compte qu’elle tablait sur son expérience pour se blinder contre l’inéluctable.

Trente secondes. Trop tard, même pour tenter de transmettre d’autres instructions. Geary le savait, certains officiers de sa flotte n’étaient pas vraiment aptes au commandement, et un grand nombre de leurs collègues se raccrochaient encore à la perspective de charges héroïques aussi bravaches qu’irréfléchies. Il mettrait longtemps, s’il y parvenait jamais, à inculquer à ces guerriers les vertus d’un combat mené avec autant d’intelligence que de vaillance. Mais, même conscient de cela, il ne s’en demandait pas moins quelle mouche avait bien pu piquer ces quatre capitaines pour qu’ils ignorent ses ordres et ses avertissements. Sans doute leur esprit était-il tellement obnubilé par ces cibles de choix qu’ils en oubliaient tout le reste, pour ne plus se préoccuper que d’arriver à portée de tir.

Peut-être survivraient-ils assez longtemps au champ de mines pour réagir à un autre avertissement. « Anelace, Baselard, Masse, Cuirasse : ici le commandant de la flotte, reprit Geary en s’efforçant de ne pas laisser sa voix trahir son désespoir. Vous entrez dans un champ de mines authentifié. Modifiez instantanément votre trajectoire. Virez au maximum. »

Il savait que c’était déjà consommé. La lumière qui lui parvenait des quatre vaisseaux datait de trente secondes, de sorte qu’ils avaient peut-être déjà été touchés par des mines alors qu’ils lui semblaient encore indemnes. Il ne pouvait que continuer de fixer l’écran dans l’attente de l’inévitable, conscient que rien, sinon un miracle authentique, ne pouvait plus sauver ces équipages. Il marmotta une prière en l’implorant.

Le miracle n’eut pas lieu. Une minute et sept secondes exactement après l’avertissement de Desjani, Geary vit son écran afficher de multiples explosions, les trois destroyers de tête venant de foncer droit dans le champ de mines extrêmement dense. Relativement fragiles, les petits destroyers se désintégraient tout bonnement sous leur martèlement, pulvérisés en fragments de chair et de métal, que les déclencheurs intelligents de celles qui n’avaient pas encore explosé ignoraient souverainement.

Quelques secondes après, il vit le Cuirasse tenter enfin de virer. Mais il était beaucoup trop tard, et sa seule inertie suffisait à emporter le croiseur vers les mines. L’une d’elles ouvrit un cratère dans son flanc, à la moitié du fuselage, puis une deuxième souffla une bonne partie de sa proue ; sur ce, le nuage de débris consécutifs à sa destruction et à celle des destroyers masquant le champ, les senseurs optiques de l’Indomptable perdirent momentanément le croiseur de vue.

Geary humecta ses lèvres, qu’il avait subitement sèches, en songeant à tous ces matelots qui venaient de mourir pour rien. Il bannit toute émotion et, en étudiant son écran, se concentra sur les dispositions à prendre désormais : « Second escadron de destroyers, approchez-vous prudemment du champ de mines pour y chercher des rescapés. N’y pénétrez pas sans mon aval. » Il y avait de bonnes chances pour qu’il n’en restât aucun. Les quatre bâtiments avaient été si brutalement anéantis qu’on voyait mal comment un matelot aurait eu le temps d’atteindre un module de survie. Mais il n’en était pas moins essentiel de s’assurer qu’on ne laissait personne derrière, aux bons soins des camps de travail du Syndic.

Une minute s’écoula lentement. « Second escadron de destroyers, à vos ordres ! Nous nous mettons en quête de survivants. » La voix du commandant de l’escadron était penaude.

Geary jeta un nouveau regard à sa formation : tous ses vaisseaux avaient adopté leur nouvelle trajectoire, qui les ramenait au-dessus du plan du système de Sutrah en leur faisant surplomber un champ de mines désormais spectaculairement balisé, sur l’écran, de signaux DANGER. « À toutes les unités : altérez votre trajectoire de vingt degrés vers le bas à T quinze. »

Tout le monde le regardait, s’attendant sans doute à un petit discours sur l’héroïsme de l’équipage de ces quatre vaisseaux. Il se leva, les lèvres crispées, la bouche réduite à une mince ligne blanche, secoua la tête et, ne se fiant pas trop à sa voix, quitta la passerelle. On ne doit pas dire du mal des morts. Il ne tenait pas non plus à flageller publiquement les commandants de ces bâtiments en les traitant d’imbéciles vaniteux qui avaient assassiné leur propre équipage.

Pourtant, c’était bel et bien ce qu’ils venaient de faire.


Victoria Rione, coprésidente de la République de Callas et membre du Sénat de l’Alliance, l’attendait devant l’entrée de sa cabine. Geary lui adressa un bref signe de tête puis y pénétra sans l’inviter à le suivre. Elle n’y entra pas moins et resta debout sans mot dire pendant qu’il fixait d’un œil noir le diorama d’un paysage céleste ornant une des parois. Rione ne jouissait d’aucune autorité sur les vaisseaux de la flotte, mais, en sa qualité de sénateur, c’était une représentante du gouvernement de l’Alliance assez influente pour que Geary ne pût se permettre de la jeter dehors. De surcroît, si jamais Rione s’avisait de le contrecarrer, les bâtiments de la République de Callas et de la Fédération du Rift qui faisaient route avec la flotte de l’Alliance se soumettraient à ses ordres. Il lui fallait donc se montrer diplomate avec cette politicienne civile, alors qu’il avait surtout envie, pour le moment, de déverser sa bile sur le premier venu.

Il se contenta donc, finalement, de la fusiller du regard. « Que désirez-vous, madame la coprésidente ?

— Vous voir vous départir de la colère qui vous ronge présentement », répondit-elle sereinement.

Sa tête s’affaissa un instant, puis il abattit le poing sur le diorama, qui miroita brièvement avant de reprendre son aspect normal. « Pourquoi ? Comment peut-on être à ce point stupide ?

— J’ai vu cette flotte se battre à Corvus, capitaine Geary. La tactique du Syndic y aurait parfaitement opéré si vous n’aviez pas insisté auparavant pour lui inculquer une plus grande discipline.

— C’est censé me remonter le moral ? s’enquit-il hargneusement.

— Ça devrait. »

Il se massa le visage d’une main. « Ouais, convint-il faiblement. Ça devrait… Mais même un seul vaisseau… et nous venons d’en perdre quatre. »

Rione lui décocha un regard pénétrant. « Au moins auront-ils eu valeur d’exemple, quant à l’importance d’obéir aux ordres. »

Il lui rendit son regard en se demandant si elle parlait sérieusement. « Un peu trop cynique pour mon goût, madame la coprésidente. »

Elle haussa les épaules. « Vous devez vous montrer réaliste, capitaine Geary. Hélas, certaines personnes refusent d’apprendre jusqu’au jour où leurs erreurs leur explosent littéralement au nez. » Elle baissa la voix et ferma les yeux. « Comme ça vient de se produire. »

Ces pertes l’avaient donc aussi affectée. Geary en éprouva un certain soulagement. Rione était la seule civile de la flotte et, dans la mesure où elle n’était pas sous ses ordres, la seule aussi à qui il pouvait se confier. Il commençait d’ailleurs à se rendre compte qu’il l’aimait bien, sentiment un tantinet incongru après l’isolement d’un siècle qui l’avait arraché à son époque et cet autre encore, conséquence du premier, qui lui faisait côtoyer des gens dont la culture avait changé de mille et une façons différentes par rapport à celle qu’il avait connue.

Rione releva les yeux. « Pourquoi, capitaine Geary ? Je ne me prétends pas experte en art militaire, mais ces quatre commandants avaient été témoins de l’efficacité de vos méthodes. Des tactiques dont usait la flotte de votre temps. Ils ont vu détruire jusqu’au dernier vaisseau une puissante flotte du Syndic. Comment pouvaient-ils croire avisé de charger l’ennemi bille en tête ? »

Geary secoua la sienne sans la regarder. « Parce que, pour le plus grand malheur de l’humanité, l’histoire de la guerre est bien souvent celle de stratèges réitérant sans cesse les mêmes erreurs jusqu’à l’anéantissement de leurs armées. Je n’affirme pas en connaître la cause, mais c’est la triste vérité ; des officiers supérieurs qui, incapables de retenir les leçons de l’expérience, immédiate ou à long terme, continuent de précipiter leurs forces contre l’ennemi comme si provoquer à répétition toutes ces morts inutiles pouvait modifier l’issue du combat.

— Ce n’est certainement pas le cas de tous les généraux.

— Non, bien sûr. Bien qu’ils tendent à faire partie des plus haut gradés, là où ils peuvent causer les plus gros dégâts. » Il daigna enfin la regarder. « Nombre de ces commandants sont de bons et braves spatiaux. Mais on leur a appris à se battre de cette façon durant toute leur carrière. Surmonter cette expérience bien ancrée et les convaincre que le changement n’est pas nécessairement mauvais prendra du temps. Les militaires n’apprécient guère le changement, même s’il s’agit d’un retour aux règles de l’art. De leur point de vue, ça reste un bouleversement. »

Rione secoua la tête en soupirant. « J’ai été témoin de ces nombreuses traditions que chérissent tant les militaires, et je me demande parfois si elles attirent beaucoup ceux qui placent l’immobilisme au-dessus de l’accomplissement. »

Geary haussa les épaules. « Peut-être, mais ces traditions peuvent se révéler une incroyable source de pouvoir. Vous m’avez dit une fois que cette flotte était “friable”, encline à se briser sous la pression. Si jamais je réussis à refondre son métal, ce sera en partie grâce aux anciennes traditions que je pourrai lui inculquer. »

Elle en accepta l’augure sans trahir ni méfiance ni confiance. « Je détiens certains renseignements qui pourraient sans doute vous aider à comprendre la raison du comportement de ces quatre commandants, au moins partiellement. Depuis que nous avons quitté l’espace du saut et que le réseau des communications est réactivé, j’ai appris par certains de mes informateurs que des rumeurs se répandaient à bord des vaisseaux. Rumeurs laissant entendre qu’ayant perdu tout désir de combattre vous préféreriez laisser s’échapper les vaisseaux du Syndic plutôt que de risquer un nouvel engagement. »

D’incrédulité, Geary éclata de rire. « Comment pourrait-on croire cela après Caliban ? Nous y avons défait la flottille du Syndic. Aucun bâtiment n’en a réchappé.

— Les gens croiront ce qu’ils voudront, fit remarquer Rione.

— Comme, par exemple, que Black Jack Geary est un héros de légende ? demanda-t-il amèrement. La moitié du temps, ils sont enclins à voir en moi ce mirifique héros du passé venu sauver la flotte et l’Alliance en remportant une guerre vieille de cent ans, et, l’autre moitié, ils répandent le bruit que je suis incompétent ou terrifié. » Il finit par s’asseoir en désignant d’un geste à Rione le fauteuil qui lui faisait face. « Que vous disent encore vos espions dans ma flotte, madame la coprésidente ?

— Mes espions ? répéta-t-elle sur le ton de la surprise, tout en s’asseyant. Voilà un terme bien péjoratif.

— Seulement quand ces espions travaillent pour l’ennemi. » Geary appuya le menton sur son poing pour la dévisager. « Êtes-vous mon ennemie ?

— Vous savez parfaitement que je me méfie de vous, répondit-elle. Au début parce que je redoutais ce culte de la personnalité qui risquait de faire de vous, pour cette flotte et l’Alliance, une menace encore plus grave que les Syndics. Aujourd’hui encore pour cette même raison, mais aussi parce que vous vous êtes montré très capable. Combinaison des plus dangereuses.

— Mais, tant que j’agis dans l’intérêt de l’Alliance, nous restons du même bord, n’est-ce pas ? demanda Geary en laissant filtrer quelque ironie. Ce que ce champ de mines pourrait nous enseigner sur l’ennemi m’inquiète, madame la coprésidente. »

Elle le fixa en fronçant les sourcils. « Que peut-il bien vous apprendre sur lui que vous ne sachiez déjà ?

— Que les Syndics réfléchissent. Qu’ils sont rusés, au moins autant que quand ils ont attiré cette flotte dans leur système mère, en lui offrant la clef de l’hypernet, pour lui tendre une embuscade susceptible de mettre fin à la guerre.

— Ce qui serait sans doute arrivé sans l’intervention imprévue d’un héros de l’Alliance du siècle dernier, capitaine Black Jack Geary, affirma Rione sur un ton légèrement moqueur. Retrouvé dans une capsule de survie perdue alors qu’il frôlait la mort, tel un roi antique miraculeusement sorti du sommeil pour sauver son peuple au moment le plus opportun. »

Il lui fit la grimace. « Ça peut sans doute vous paraître amusant, parce que vous n’êtes pas contrainte de côtoyer sans cesse des gens qui vous prennent pour ce héros.

— Je vous ai déjà dit que vous étiez effectivement ce héros. Et, non… je ne trouve pas cela drôle du tout. »

Geary aurait aimé mieux la comprendre. Depuis son sauvetage, il vivait dans l’environnement militaire de la flotte et certains des changements culturels apportés par un siècle de guerre sinistre l’avaient surpris et amèrement déçu. Mais Victoria Rione restait son seul contact direct avec la société civile de l’Alliance et elle dissimulait beaucoup. Comprendre dans quelle mesure et en quelle manière son monde avait changé lui était impossible, et il tenait sincèrement à en avoir le cœur net.

Mais, si Rione se persuade que je pourrais me servir de ces informations pour menacer davantage le gouvernement de l’Alliance, elle ne m’aidera probablement pas à mieux comprendre sa société civile. Peut-être me fera-t-elle un jour assez confiance pour s’en ouvrir à moi. Geary se pencha pour manipuler les commandes de la console qui les séparait, et qui, malgré tous les mois passés dans sa cabine, lui semblait toujours aussi peu familière. Une image de Sutrah jaillit, à côté d’un hologramme plus vaste des étoiles voisines. « Nous allons traverser avec la plus grande prudence le reste de ce système stellaire. Les Syndics ont dû poser des champs de mines identiques près des autres points de saut, mais, maintenant que nous savons où les chercher, nous pourrons les repérer et les éviter. »

De l’index, Rione montra un symbole de l’hologramme. « Deux bases militaires du Syndic ? Représentent-elles une menace ?

— Elles n’en ont pas l’air à première vue. Elles sont obsolètes, selon toute apparence. On pouvait s’y attendre dans un système qui ne fait pas partie de l’hypernet. » Son regard se posa sur la représentation de ces bases pendant qu’il réfléchissait à l’hypernet, qui avait opéré tant de bouleversements depuis ce qu’il regardait comme sa propre époque. Plus rapide que la méthode des bonds successifs d’étoile en étoile, à une vélocité pourtant supérieure à celle de la lumière, et offrant une portée quasi illimitée, il avait révolutionné les voyages interstellaires et laissé, quand on estimait qu’ils ne justifiaient pas les frais d’installation d’un portail, d’innombrables systèmes se flétrir comme autant de rameaux brisés.

Geary appuya sur la touche de mise à jour, et les dernières données sur le système de Sutrah s’affichèrent. Un seul changement : la position des unités légères du Syndic qui avaient attiré ses quatre vaisseaux dans le champ de mines. Elles fuyaient toujours, s’éloignant des forces de Geary à une vélocité frôlant 0,2 c. Ces vaisseaux avaient accéléré si rapidement que leurs coussins d’inertie devaient être effroyablement sollicités et les matelots cloués à leurs sièges. Les pourchasser serait futile dans la mesure où ils se contenteraient de s’éloigner tandis que la flotte de l’Alliance devrait tôt ou tard gagner un des points de saut de Sutrah pour sortir de son système, mais Geary, à leur vue, n’en éprouva pas moins une poussée de fureur, conscient que toute vengeance était en l’occurrence hors de question.

Mais l’embuscade du Syndic ne le tarabustait pas pour cette seule raison. Rione ne donnait pas l’impression d’en comprendre les conséquences. La survie de la flotte de l’Alliance reposait tant sur les bonnes décisions qu’il prenait lui-même que sur les erreurs des Syndics. S’ils en venaient à se départir de leur trop grande assurance et commençaient à ourdir des plans réfléchis, alors ses stratagèmes les plus astucieux risquaient d’échouer à garder à la flotte une simple tête d’avance sur des forces assez puissantes pour lui porter un coup fatal.

Néanmoins, les coups les moins puissants pouvaient s’additionner. Certes, la perte de quatre vaisseaux sur les centaines que comptait la flotte n’était pas cruciale. Mais, à force de subir des pertes minimes d’étoile en étoile, elle risquait d’être dangereusement grignotée et les étoiles qui la séparaient du bercail étaient encore très nombreuses.

Geary jeta un coup d’œil à l’hologramme en regrettant que Sutrah ne se trouvât point beaucoup plus près de l’espace de l’Alliance. Ou qu’elle ne fût pas, subitement et miraculeusement, équipée d’un portail de l’hypernet non surveillé. Enfer, pendant qu’il y était, pourquoi ne pas regretter aussi de n’être pas mort un siècle plus tôt à bord de son vaisseau, de sorte qu’il ne se retrouverait pas aujourd’hui à la tête de cette flotte et que la survie de tous ces vaisseaux et de tous ces hommes ne dépendrait plus de lui ? Secoue-toi, Geary. Tu avais entièrement le droit d’être déprimé quand ils t’ont décongelé, mais c’est du passé, maintenant.

La com carillonna, réclamant son attention. « Nous venons de repérer un détail important, capitaine Geary. » La voix de Desjani trahissait une émotion qu’il ne parvint pas à identifier.

« Important ? » S’il s’agissait d’une menace, elle n’aurait certainement pas employé ce terme.

« Sur la cinquième planète de ce système. On dirait un camp de travail. »

Il jeta un regard à Rione pour voir comment elle prenait la nouvelle, mais elle n’avait pas l’air non plus de la trouver très significative. Les Mondes syndiqués comptaient un grand nombre de camps de travail, car ils s’échinaient à lutter contre des ennemis intérieurs réels ou imaginaires. « A-t-il quelque chose qui sorte de l’ordinaire ? »

Cette fois, il perçut distinctement la tension dans la voix de Desjani. « Nous captons des communications en provenance de ce camp qui indiquent que des prisonniers de guerre de l’Alliance y sont détenus. »

Geary fixa l’image de la cinquième planète du système de Sutrah. À neuf minutes-lumière de son étoile, mais à un peu plus de quatre heures-lumière de la flotte de l’Alliance. Il n’avait pas prévu de s’approcher d’une des planètes habitées de ce système, n’avait escompté aucun retard de ce genre. Il allait devoir, semblait-il, modifier ses plans.


Je déteste ces réunions, se dit Geary, peut-être pour la centième fois, chiffre assez impressionnant dans la mesure où, jusque-là, il n’avait assisté qu’à cinq, au maximum, de ces assemblées générales. La table de conférence de la salle de briefing ne faisait en réalité que quelques mètres de long. Mais, grâce au réseau de communications qui reliait entre eux tous les vaisseaux de la flotte et au dernier cri en matière de technologie virtuelle, elle donnait à présent l’impression de s’étendre à l’infini, à mesure que tous ses sièges, l’un après l’autre, étaient occupés par un commandant de vaisseau. Les plus anciens et haut gradés semblaient les plus proches de Geary, mais il lui suffisait d’en regarder un, si loin de lui qu’il fut installé à la table, pour qu’il grossît, tandis qu’une plaque d’identification fort utile apparaissait près de lui.

Certes, le rythme de ces réunions était assez étrange. La formation de la flotte avait été resserrée à cette occasion, mais, en raison de la limitation imposée aux communications par la vitesse de propagation de la lumière, les bâtiments les plus éloignés ne s’en trouvaient pas moins à vingt, voire trente secondes-lumière. Il s’agissait des plus petits, bien entendu, commandés par les officiers les moins gradés, dont on attendait qu’ils observent, apprennent et restent bouche cousue, afin que les retards consécutifs à leurs interventions n’aient qu’une importance réduite. Mais, même pour les plus proches vaisseaux, le délai entre question et réponse serait de plusieurs secondes, si bien que les participants avaient appris à s’exprimer, s’interrompre, reprendre la parole et s’interrompre à nouveau pour laisser aux interjections et autres commentaires le temps de leur parvenir.

Le capitaine Numos, commandant de l’Orion, toisait Geary de tout son haut ; sans doute ruminait-il encore amèrement sa piètre performance de Caliban, qu’il lui reprochait davantage qu’à lui-même. Près de lui était assise le capitaine Faresa du Majestic, le visage aussi peu amène qu’à l’ordinaire. Geary se demandait parfois comment elle réussissait à ne pas dissoudre la table rien qu’en la fixant. Le capitaine Duellos du Courageux leur faisait un plaisant contrepoint, allongé dans son fauteuil, détendu mais les yeux à l’affût ; le capitaine Tulev du Léviathan, quant à lui, était impassible, son regard comminatoire braqué sur Numos et Faresa. Le commandant du Furieux, Cresida, souriait ouvertement à la perspective de l’action, tandis que le colonel Carabali, dernier officier rescapé des fusiliers spatiaux de la flotte et autre commandant fiable et compétent, semblait installée un peu plus bas.

Le capitaine Desjani, seule autre personne physiquement présente dans cette salle bondée, était assise près de Geary.

La coprésidente Rione avait demandé à ne pas assister à la réunion, mais Geary savait que les commandants de vaisseau de la République de Callas et de la Fédération du Rift lui en fourniraient un compte rendu circonstancié. Il la soupçonnait de s’en être abstenue pour voir ce qu’il dirait en son absence.

Il salua l’assistance d’un brusque hochement de tête. « Tout d’abord, rendons hommage aux spatiaux des destroyers Anelace, Baselard et Masse et du croiseur Cuirasse qui, après avoir donné leur vie pour défendre leur patrie et leur famille, sont désormais dans les bras de leurs ancêtres. » Sans doute se sentait-il un peu hypocrite de ne pas fustiger la conduite qui avait mené ces vaisseaux à leur perte, mais un tel sermon lui semblait pour l’instant déplacé.

« Sommes-nous certains qu’il n’y avait aucun survivant ? » demanda une voix.

Geary fit signe au commandant du deuxième escadron de destroyers, qui se gratta la gorge et répondit d’un air malheureux. « Nous avons mené des recherches approfondies. Les seuls modules de survie repérés sur place étaient tous gravement endommagés et désactivés.

— Nous devrions traquer ces avisos du Syndic et leur faire payer la destruction de nos vaisseaux et le meurtre de leur équipage ! s’insurgea Numos, la voix rauque.

— Et comment les rattraperions-nous ? railla Duellos en exprimant ouvertement son mépris.

— En lâchant la flotte à leurs trousses à pleine accélération, bien sûr.

— Le plus novice des officiers de cette flotte sait que les lois de la physique nous interdiraient de les rattraper, sauf à mi-chemin de l’étoile la plus proche et après avoir brûlé la quasi-totalité de notre carburant.

— Un officier de l’Alliance ne renonce pas avant d’avoir essayé, intervint Faresa, la voix aigre. “Tentez l’impossible et vous y parviendrez.” »

Le ton employé pour lâcher cette phrase parut à Geary désagréablement familier. Il lança un regard au capitaine Desjani, qui, incapable de réprimer une mimique de fierté, lui fit un signe de tête. Sans doute une autre « citation » de Black Jack Geary, mais visiblement sortie de son contexte (du moins s’il l’avait jamais prononcée) et destinée à justifier un comportement que ledit Black Jack Geary n’aurait jamais toléré et ne tolérait assurément pas aujourd’hui. « Je vais devoir vérifier si j’ai réellement dit cela et ce que j’entendais exactement par là, répondit-il en s’efforçant de s’exprimer d’une voix égale. Mais je suis tout à fait de l’avis du capitaine Duellos. Toute poursuite eût été vaine. Je dois placer mes responsabilités envers cette flotte au-dessus de ma soif de revanche, et j’attends le même comportement de tous mes officiers.

— La flotte s’est habituée à voir son vaisseau amiral prendre sa tête dans les combats ! » déclara Faresa comme si cette affirmation avait réponse à tout.

Geary ravala un commentaire acerbe. Ce n’est pas parce que la flotte s’est habituée à la sottise que je dois continuer à agir stupidement.

Mais Desjani répondit à sa place, manifestement blessée dans son orgueil par cette insulte implicite à son vaisseau et à Geary : « L’Indomptable était à Caliban le pivot de la formation et la cible directe de l’attaque des Syndics, fit-elle observer avec une raideur tout officielle.

— Exact », renchérit Geary. Mais, pour être tout à fait honnête, compte tenu de la manière dont j’avais organisé le combat en concentrant toute la puissance de feu de la flotte sur le point ciblé par l’attaque du Syndic, cette position était certainement la plus sûre possible pour l’Indomptable. Il n’en dit rien cependant. Parce qu’il savait devoir ramener l’Indomptable sain et sauf dans l’espace de l’Alliance, et tant pis pour les traditions de la flotte ! Le vaisseau-amiral transportait toujours la clef de l’hypernet du Syndic, bien que rares fussent ceux qui le savaient en dehors de lui et de Desjani. Son retour à bon port donnerait à l’Alliance un avantage crucial sur les Syndics, tous les autres vaisseaux de la flotte fussent-ils détruits. Cela dit, Geary n’avait nullement l’intention de sacrifier un seul de ses bâtiments, du moins s’il parvenait à ramener l’Indomptable au bercail en s’en abstenant.

Numos avait l’air de vouloir ajouter quelque chose, de sorte que Geary désigna d’un index péremptoire l’hologramme du système de Sutrah qui flottait au-dessus de la table. « Je ne comptais pas dévier de notre trajectoire à travers ce système pour affronter ses planètes habitées, mais, comme vous le savez tous, nous avons appris une information qui nous contraint à modifier nos plans. Selon certaines indications, la cinquième planète de ce système hébergerait un camp de travail avec des prisonniers de guerre de l’Alliance.

— Certaines indications ? s’enquit matoisement le capitaine Tulev. N’est-ce pas une certitude ? »

Geary prit une profonde inspiration. « On nous a déjà leurrés une première fois dans ce système. Les Syndics auraient aisément pu contrefaire un message laissant croire qu’il se trouverait du personnel de l’Alliance dans ce camp. » Il les sentit se rebeller tout autour de lui. « J’entends absolument me rendre sur place pour en avoir la confirmation. Mais il faut prendre garde à un nouveau traquenard du Syndic.

— Un appât destiné à nous attirer près de la cinquième planète ? s’enquit le colonel Carabali en plissant pensivement les yeux.

— Ce n’est pas exclu. Nous devrions être en mesure de repérer d’éventuels champs de mines, si furtives fussent-elles, lors de notre longue approche de cette planète. De quoi faudrait-il encore s’inquiéter ? »

Le colonel haussa les épaules. « On peut armer massivement une planète comme celle-là, mais, pour toucher des cibles spatiales, cet armement devrait être capable de tirer hors de son puits de gravité et d’affronter les effets atmosphériques. En outre, si l’on tentait de nous repousser avec ce genre d’équipement, il nous suffirait d’attendre sur place en balançant de gros rochers. »

Un commandant de vaisseau au visage studieux prit la parole : « Vous faites sans doute allusion aux missiles massifs à énergie cinétique ?

— Ouais, convint le colonel des fusiliers. C’est bien ce que j’ai dit. Des GR. Envoyer mes gars et mes filles à la surface d’une planète occupée par le Syndic ne m’excite pas beaucoup. Nous ne disposons pas, et de loin, d’assez de troupes pour sécuriser le périmètre nécessaire à notre survie. Mais toute la planète pourrait nous servir d’otage afin de nous assurer la bonne volonté des Syndics. Cela dit, nous n’avons pas vraiment d’autre choix.

— Il nous faudra envoyer les fusiliers spatiaux ? » s’enquit Geary.

Desjani hocha la tête. « À la suite de quelques incidents survenus beaucoup plus tôt dans la guerre, nous avons conclu que les Syndics retiendraient certains de leurs prisonniers, et en particulier ceux qu’ils jugent de grande valeur. Le seul moyen d’avoir la certitude que nous avons bien ramené tout le monde, c’est de permettre à notre personnel d’accéder aux archives du camp relatives tant au dénombrement des soldats tombés au combat qu’à la comptabilité des rations, afin de vérifier si nos comptes et les leurs correspondent.

— D’accord. » Ça faisait sens, même si la perspective de frôler la cinquième planète puis de décélérer pour permettre aux navettes de recueillir les prisonniers ne lui plaisait guère. « Je présume qu’on ne peut pas se fier aux navettes des Syndics et que nous ne pourrons compter que sur les nôtres. » Tout le monde opina cette fois. « Que tous les vaisseaux disposant de navettes à leur bord les préparent donc pour un gros travail. Je vais demander à la coprésidente Rione d’envoyer aux Syndics un ultimatum concernant les prisonniers. »

Numos lui jeta un regard empreint d’une incrédulité exagérée. « Pourquoi devrait-elle s’en mêler ?

— C’est notre négociatrice la plus compétente, répondit abruptement Geary, sans trop savoir pour quelle raison Numos s’était pris d’inimitié pour Rione.

— À Corvus, ses bafouillages ont failli nous coûter le Titan ! »

Geary sentit la moutarde lui monter au nez. Ni Rione ni personne n’était responsable de la traîtrise des Syndics à Corvus : leurs cargos censés livrer des fournitures à la flotte avaient été piégés. Numos le savait certainement. « Ce n’est pas mon avis.

— Bien sûr que non ! La coprésidente Rione passe son temps seule avec vous dans votre cabine. Je suis persuadé que vous la croyez… »

Geary lui coupa la parole d’un grand coup de poing sur la table. Du coin de l’œil, il distinguait les mines outragées des commandants de la Fédération du Rift et de la République de Callas. « Capitaine Numos, ces paroles sont déplacées », déclara-t-il d’une voix dangereusement sourde.

Faresa intervint, imbue d’une forfanterie qui lui ressemblait bien. « Le capitaine Numos ne faisait qu’exposer ouvertement ce que tout le monde…

— Capitaine Faresa ! » Geary la fusilla du regard, lui coupant net le sifflet. « Je n’aurais jamais imaginé voir un jour des officiers de la flotte de l’Alliance colporter des ragots comme autant de commères. Vous avez manifestement besoin, le capitaine Numos et vous, de revoir les critères, tant personnels que professionnels, auxquels un officier est censé se conformer. » Faresa était livide et Numos écarlate, mais la même haine de Geary luisait dans leurs yeux. « La coprésidente Rione de la République de Callas est membre du sénat de l’Alliance et doit être traitée avec tout le respect qu’exige sa position. Si vous vous sentez incapables de témoigner cette déférence à un membre influent du gouvernement civil de l’Alliance, vous devrez alors donner votre démission de la flotte. Je n’y tolérerai plus aucune insulte visant un officier ou un représentant de l’autorité gouvernementale. Est-ce bien clair ? »

Il inspira profondément et parcourut la tablée du regard, infoutu de dire avec certitude si son dernier discours avait porté. Le capitaine Tulev approuvait néanmoins de la tête, le visage austère. « On a entendu trop de commérages, trop de rumeurs, ajouta-t-il en jetant un regard à Numos. Ces rumeurs ont incité des commandants de vaisseau à se plier à la vieille tradition de la poursuite sans merci, avec toutes les conséquences que nous avons pu voir aujourd’hui. »

À cette allusion directe à la motivation qui avait poussé les quatre commandants de vaisseau disparus à faire fi des ordres de Geary en quittant la formation afin de pourchasser les vaisseaux du Syndic, un frémissement parcourut toute la tablée. Le capitaine Numos déglutit ; ses mâchoires s’activèrent et il finit par articuler quelques mots. « Je n’avais rien à y voir, et si vous insinuez…

— Il n’insinue strictement rien ! explosa Geary. Il s’efforce de vous faire comprendre qu’encourager les vaisseaux à ignorer les ordres et à tenter de saper l’autorité du commandant de la flotte peut avoir de très graves conséquences. Je suis au courant des bruits auxquels fait allusion le capitaine Tulev et permettez-moi de vous dire que, si jamais je découvre que quelqu’un a incité les commandants de l’Anelace, du Baselard, du Masse et du Cuirasse… (il avait psalmodié les quatre noms pour s’assurer que le coup porterait) à agir comme ils l’ont fait, je veillerai personnellement à lui faire regretter de n’avoir pas trouvé une mort honorable avec les matelots de ces vaisseaux. » Geary avait terminé sa phrase en laissant son regard s’attarder sur Numos, qui n’en devint que plus écarlate, au point de donner l’impression d’avoir souffert d’une exposition aux radiations. Mais il garda le silence, manifestement conscient que Geary n’était pas d’humeur à tolérer d’autres contradictions.

« Bon, poursuivit ce dernier d’une voix plus sereine, à notre vitesse présente, nous ne sommes plus qu’à quarante heures environ de la cinquième planète. Assurez-vous que vos navettes sont parées. J’ai là un plan destiné à la répartition du personnel de l’Alliance que nous récupérerons sur tous les vaisseaux de la flotte. » La tâche avait été d’une grotesque simplicité ; il lui avait suffi d’activer l’agent intelligent de son système informatique et de lui demander comment on pourrait affecter cinq mille autres personnes à l’effectif de la flotte. Dans la mesure où il s’agissait d’un simple mais fastidieux calcul d’arithmétique (collationner les postes à pourvoir, comparer ce chiffre à ceux du personnel manquant et des capacités de tous les vaisseaux disponibles à accueillir de nouveaux occupants), l’ordinateur avait rendu le résultat au bout de quelques instants. C’était précisément pour accomplir ce genre de besogne que les amiraux avaient autrefois besoin d’un état-major, mais l’aptitude des systèmes automatisés à traiter les tâches administratives et logistiques avait taillé de larges croupières dans ce travail pénible. De surcroît, Geary avait appris qu’après les pertes épouvantables subies par la flotte au fil des ans, dans cette guerre interminable, le besoin d’un nombre croissant d’officiers susceptibles de les combler avait conduit à phagocyter les vestiges de ces anciens états-majors.

Techniquement parlant, en sa qualité de commandant de la flotte, Geary avait toujours droit à un chef d’état-major, mais cet officier avait trouvé la mort en même temps que son prédécesseur, l’amiral Bloch, à la suite d’une traîtrise des Syndics lors de négociations. Il avait également droit à un aide de camp, mais il aurait préféré se pendre plutôt que de détourner un jeune aspirant de son poste de combat pour en faire son grouillot.

« Étudiez ce plan, poursuivit-il. Voyez ce qu’il dit des capacités de votre vaisseau à tolérer d’autres passagers et, si un problème se présente, faites-le-moi savoir. Je tiens à en être informé, alors ne vous contentez pas de digérer l’information en vous persuadant qu’il pourra absorber plus d’hommes qu’il n’est capable d’en contenir sans risque. Selon nos premières estimations, nous devrions récupérer entre trois et cinq mille prisonniers, ce qui reste supportable. Nous nous occuperons ultérieurement de découvrir leurs compétences personnelles pour les affecter aux vaisseaux qui en auront l’usage.

» Colonel Carabali. »

Le colonel des fusiliers hocha la tête.

« Préparez vos hommes. J’aimerais voir votre plan d’opération moins de cinq heures avant que nous n’atteignions cette planète. Des questions ? demanda-t-il ensuite à la cantonade.

— Comment allons-nous neutraliser la base militaire du Syndic sur la cinquième planète ? s’enquit quelqu’un.

— Ça reste à déterminer », déclara Geary. Il vit le dépit agiter toute la tablée. Pour un trop grand nombre de ses officiers, le seul bon Syndic était un Syndic mort et il ne fallait laisser passer aucune occasion de les éliminer. « Je vous rappelle que les installations de ce système sont obsolètes. Les entretenir et les maintenir en activité coûte de l’argent aux Syndics. Les laisser intactes, c’est les contraindre tout à la fois à y investir des fonds et à y conserver une garnison d’hommes entraînés. Si cette base se révèle une réelle menace, nous la détruirons. Sinon, je vois mal pourquoi je ferais une fleur aux Syndics en la rayant de la liste de leurs soucis. »

Il s’interrompit en cherchant à se souvenir de ce qu’il devait dire ensuite. « Tant que les fusiliers n’auront pas vu les prisonniers de guerre dans ce camp, nous ignorerons si leur présence est effective. Nous devrons donc rester tous sur le qui-vive. » Il concevait difficilement que les Syndics eux-mêmes pussent risquer la vie de toute la population d’une planète habitée pour détruire quelques vaisseaux supplémentaires de l’Alliance ; mais il devait aussi reconnaître que, depuis son sauvetage, il avait souvent été témoin d’attitudes inconcevables. « Nous avons là une occasion de rendre un fier service à des gens qui ne s’attendaient pas à être jamais libérés. Remercions-en les vivantes étoiles et faisons honneur à nos ancêtres. »

L’assistance s’amenuisait à la stupéfiante rapidité habituelle, à mesure que les images virtuelles des commandants de vaisseau éclataient comme des bulles de savon ; Numos et Faresa s’étaient éclipsés tous les deux dès que Geary avait donné congé à tout le monde. Le capitaine Desjani jeta un regard entendu en direction des places qu’ils avaient donné l’impression d’occuper, secoua la tête puis s’excusa avant de quitter à son tour le compartiment, à l’ancienne mode. À pied.

Comme l’avait espéré Geary, l’hologramme de Duellos s’attarda le dernier. Duellos montra à son tour les places où étaient assis Numos et Faresa. « Je ne l’aurais pas dit avant, mais ces deux-là représentent un danger pour la flotte. »

Geary se rejeta en arrière en se massant le front ; il se sentait las. « Vous ne l’auriez pas dit avant quoi ?

— Avant que quatre vaisseaux de cette flotte ne se lancent dans une poursuite inepte. » L’image de Duellos parut se rapprocher de Geary pour s’asseoir dans le siège voisin. « Vaillance ! Gloire ! Irréflexion ! Je n’en ai pas la preuve, mais je suis sûr que Numos était derrière tout cela.

— Je m’en doute aussi. Mais cette absence de preuve pose problème, poursuivit Geary. Mon autorité sur cette flotte reste branlante. Si je commence à saquer mes officiers supérieurs, surtout s’ils ont l’ancienneté d’un Numos, sans pouvoir administrer la preuve de leur inconduite, je risque de découvrir que d’innombrables vaisseaux de ma flotte meurent d’envie de foncer tête baissée, aussi vaillamment que stupidement, dans un champ de mines. »

Le capitaine Duellos baissa les yeux et fit la grimace. « C’est une leçon très forte que nous ont donnée ces quatre vaisseaux. Quels que soient les mensonges que soutient Numos, chacun se souviendra que vous aviez raison de vouloir rappeler ces vaisseaux pour éviter une traque incohérente de quelques avisos du Syndic. »

Geary ne put retenir un grognement de dérision. « On aurait pu croire que le fait d’avoir eu raison me vaudrait davantage de crédit. Qu’en pensez-vous ? Tous suivront-ils mes ordres quand nous approcherons de la cinquième planète ?

— Jusque-là, oui.

— Avez-vous la moindre idée de l’origine de cette ineptie concernant la coprésidente Rione ? »

Duellos eut l’air légèrement surpris. « Je vous croyais en excellents termes tous les deux, mais, même si vous êtes très intimes, ce n’est pas mon affaire. La coprésidente Rione n’est ni un officier ni un matelot sous vos ordres, et vos relations personnelles n’ont aucune influence sur votre prestation en matière de commandement. »

Geary le fixa un instant puis éclata de rire. « Des relations personnelles ? Avec la coprésidente Rione ? »

Cette fois, Duellos haussa les épaules. « Les bruits de couloir affirment que vous passez beaucoup de temps ensemble. Seuls.

— En conférence ! Son avis m’est précieux. » Il s’esclaffa de nouveau. « Au nom de vos ancêtres ! Rione ne m’apprécie pas du tout ! Elle n’en fait pas mystère ! Je l’effraie, car elle craint de me voir à tout instant devenir Black Jack Geary et ramener cette flotte au bercail dans le seul but de déposer les élus de l’Alliance afin de me déclarer empereur de droit divin ou autre chose du même tonneau.

— La coprésidente Rione est aussi rusée qu’intelligente, fit observer Duellos avec le plus grand sérieux. Elle vous a dit qu’elle ne vous aimait pas ?

— Oui ! Elle… »

Tout bien réfléchi, Rione lui avait déclaré à plusieurs reprises qu’elle se méfiait de lui, mais il ne se rappelait pas lui avoir jamais entendu dire qu’elle ne l’aimait pas.

« Oui, je crois. »

Duellos haussa encore les épaules. « Qu’elle vous aime ou pas ne fait aucune différence. Je le répète, elle n’est pas votre subalterne, n’appartient même pas à l’armée, et toute relation que vous pourriez entretenir avec elle serait parfaitement convenable. »

Geary ne put retenir un troisième éclat de rire en prenant congé du capitaine Duellos, mais, alors qu’il s’apprêtait à quitter la salle, il pila net, pensif. Les espions de Rione lui avaient très certainement rapporté les rumeurs portant sur cette liaison imaginaire qui couraient dans la flotte. Pourquoi n’avait-elle pas fait allusion à ces bruits, alors qu’elle lui avait parlé des autres ?

Se pouvait-il qu’elles embarrassent la femme politique à la poigne de fer à qui il avait eu affaire ? Mais, en ce cas, pourquoi continuait-elle de lui rendre visite ?

Il s’appuya brièvement d’un bras à la cloison, tout en fixant le pont et se rappelant les premiers jours qui avaient suivi sa résurrection, au terme de cette hibernation qui l’avait gardé en vie pendant un siècle, laps de temps durant lequel tous ceux qu’il avait connus étaient morts au combat ou de vieillesse. Le choc que lui avait causé cette prise de conscience, cette révélation que tous les gens, hommes et femmes, qu’il avait côtoyés et aimés étaient décédés depuis longtemps, l’avait incité à éliminer toute perspective de nouvelles relations. La glace qui naguère l’habitait semblait désormais pratiquement fondue, mais, de peur de reculer encore et de laisser la chaleur l’investir à nouveau, elle continuait d’occuper cette seule région de lui-même.

Il avait déjà perdu tous les siens. Ça pouvait se reproduire. Il ne tenait pas à ce que ce fût aussi douloureux la prochaine fois.

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