Neuf

« La force syndic Alpha manœuvre. » L’avertissement de la vigie de l’Indomptable coïncidait avec un message d’alerte de la formation Écho de l’Alliance, chargée d’endiguer toute attaque de la flottille syndic rescapée.

Geary étudia les données qu’il recevait en se massant le menton. La flottille ennemie maraudait depuis des jours à la lisière du système stellaire, en épiant de très loin son pillage systématique par la flotte de l’Alliance et la remise en état de ses vaisseaux endommagés. Elle avait enfin pivoté et commençait d’accélérer vers l’intérieur du système. « Trop tôt pour dire ce qu’ils visent.

— Oui, capitaine.

— Mais, même après les dégâts que leur a infligés le détachement Furieux, il leur reste huit cuirassés et quatre croiseurs de combat. » Geary consulta de nouveau l’hologramme. Les deux croiseurs de combat blessés par son détachement avaient quitté le système par des points de saut différents au cours des deux derniers jours, probablement pour aller prévenir les autorités du Syndic de l’irruption de l’Alliance à Sancerre et demander des renforts. Un des avisos avait aussi sauté vers une troisième destination. Tous mettraient une semaine à atteindre leur objectif, délai auquel il fallait ajouter le temps de réunir d’autres vaisseaux de guerre, plus une semaine pour le trajet de retour. D’autres Syndics viendraient, mais Geary comptait retirer la flotte du système bien avant leur arrivée. « Plus huit croiseurs lourds et cinq avisos. Ils surclassent en puissance de feu toutes nos formations séparées, même s’ils sont loin d’avoir un nombre suffisant d’escorteurs. »

Il réfléchit à la situation. Les Syndics se trouvaient encore à près de trois heures-lumière et demie de l’étoile quand ils avaient décidé de s’enfoncer dans le système, et la formation Écho à moins de trente minutes-lumière du soleil, au-delà de l’orbite de la cinquième planète. Les Syndics avaient accéléré pendant trois heures vers l’intérieur du système avant d’être repérés par le premier bâtiment de l’Alliance. Ce délai de trois heures laissait la place à de nombreux changements encore inaperçus.

D’un autre côté, même s’ils accéléraient tout du long jusqu’à 0,2 c, il leur faudrait encore au moins quinze heures pour atteindre la position de la formation Écho. Si leur objectif était une autre formation, ils mettraient entre vingt heures et plus d’une journée entière pour l’intercepter, même à 0,2 c. Il n’arriverait rien dans l’immédiat. Mais les événements s’accéléreraient ultérieurement.

N’agis pas trop vite. Mais n’écarte pas non plus une intervention. Dois-je envisager de cesser toute activité d’exploitation de ce système pour aller affronter la force syndic Alpha ? Mais, si je m’y résous, qu’est-ce qui interdira aux Syndics de traverser tout bonnement le système à 0,2 c ou plus ? Combien de temps pourront-ils tenir ce rythme et m’ôter toute chance d’engager le combat, en même temps qu’ils empêcheront mes bâtiments de continuer à embarquer les fournitures qui leur manquent ? Ce serait de leur part la manœuvre la plus intelligente. Une chance qu’ils n’y aient pas songé plus tôt.

« Capitaine Desjani. Considérez que les Syndics projettent d’attaquer une petite formation de l’Alliance, mais qu’ils éviteront indéfiniment tout accrochage avec une force plus importante. Que recommanderiez-vous ? »

Elle médita un instant la question en étudiant son écran. « Nous pourrions tenter de semer des mines sur leur passage ; mais, à la vélocité qu’il nous faudrait adopter pour croiser avec certitude leur trajectoire, nos chances d’implanter un champ de mines efficace restent assez minces.

— Et… s’agissant de combats à haute vélocité ? Pourrions-nous leur infliger beaucoup de dommages de cette façon ? »

Desjani fit la grimace. « S’ils filaient à 0,2 c tandis que nous piquerions à leur rencontre ? Alors la vitesse combinée serait environ de 0,25 à 0,3 c, voire plus haute, et la distorsion relativiste monstrueuse. Les plus légères erreurs de compensation se traduiraient par des coups d’épée dans l’eau.

— Il faudra donc les ralentir à la vitesse de combat et les affronter avec des forces supérieures, conclut Geary.

— M’étonnerait que ça se produise », avança Desjani, l’air dépitée.

La voix de la coprésidente Rione retentit dans leur dos. « Pourquoi la mentalité militaire s’arrête-t-elle toujours sur un seul choix ? » Geary se retourna. « Leur présenter une cible alléchante serait un bon moyen de les ralentir.

— Je ne tiens pas à sacrifier des unités par un tel stratagème », lâcha platement Geary, s’attirant un hochement de tête appuyé de la part de Desjani.

Rione se pencha. « Vous péchez par manque de duplicité, capitaine Geary. Et vous aussi, capitaine Desjani. Tendez-leur un piège. »

Geary échangea un regard avec Desjani avant de répondre. « Quel genre de piège ?

— Je ne suis pas une experte en stratégie militaire, capitaine Geary. Vous trouverez certainement quelque chose. »

Desjani étudiait l’hologramme en plissant les yeux. « Il y a peut-être un moyen.

— Même si les Syndics ne manquent pas de voir tout ce que nous faisons ? s’enquit-il.

— Oui, capitaine. Le truc, ce serait de faire mine de préparer quelque chose tout en projetant une autre, tout à fait différente. »

Rione opina. « Oui. Excellent. Présenter à l’ennemi un dispositif lisible, mais en lui dissimulant nos véritables intentions. »

Geary lui rendit son hochement de tête en s’efforçant de rester impassible. Entendre Rione recommander cette ligne d’action était un tantinet déconcertant, compte tenu des doutes qu’il nourrissait lui-même sur les véritables intentions de cette femme à son égard. « Nous ne pouvons pas leur offrir un appât trop costaud. Ils s’en apercevraient aussitôt.

— Je songe à une étoile du nom de Sutrah », déclara lentement Desjani.

Geary la regarda en fronçant les sourcils puis son visage s’éclaira. « Ce serait une manifestation de la justice immanente, non ? »

Échafauder le plan de manœuvres requis pour concrétiser l’idée de Desjani exigea finalement de complexes analyses de la part du système. Les six formations de la flotte devraient exécuter une sorte de ballet dans l’espace, parfois en échangeant de l’une à l’autre des vaisseaux qui suivraient pendant quelque temps leur trajectoire individuelle, tandis que d’autres bâtiments et formations traverseraient les zones plus restreintes de l’espace où l’on estimait que les Syndics passeraient vraisemblablement en fonction des mouvements de l’Alliance et, en particulier, de sa formation Gamma. Le tout sans que leur paraisse trop transparente la raison de ces manœuvres, et en leur offrant de la flotte l’image crédible d’une force s’apprêtant à engager le combat pendant qu’une autre partie de ses unités continueraient de piller leurs possessions. La formation Gamma devrait donc manœuvrer de manière à leur présenter une cible attirante, tout en feignant d’ignorer qu’elle s’exposait à une interception s’ils décidaient de changer de cap pour se soustraire à un accrochage avec la formation, plus importante, qui les guettait sur leur trajectoire présente.

Les croiseurs de combat du capitaine Tulev avaient été rejoints par le Gobelin et, bien que l’idée de risquer un des auxiliaires de la flotte répugnât à Geary, ils s’apprêtaient désormais à jouer le rôle de la chèvre. « Si nous n’en incluons pas un dans la formation qui servira d’appât, les Syndics ne mordront pas à l’hameçon », avait insisté Desjani, et il en était convenu à contrecœur.

À présent, il observait le réseau compliqué de trajectoires que ses vaisseaux devraient suivre un bon moment avant qu’il ne pût transmettre ses ordres. « À toutes les unités : instructions de manœuvres suivent. Chacune devra les exécuter à la lettre. »

C’était par trop complexe pour qu’on l’exprimât oralement. Les ordres détaillés furent adressés à tous les vaisseaux et ils commencèrent à se déplacer aux instants prévus par les instructions, mais en respectant les délais imposés par leur éparpillement. Geary eut tout le temps de s’inquiéter de la fidélité d’exécution de chaque vaisseau. Nul état-major ni stratège humain n’aurait pu établir ni exécuter ce plan. Et, sans sa supériorité numérique sur la force syndic Alpha, il n’aurait même pas pu y songer.

Il regardait maintenant ses bâtiments se déplacer, à des distances diverses et selon des temps de retard différents, tandis que les Syndics continuaient de piquer vers l’intérieur du système.

« Si vous restez assis là jusqu’à l’heure du combat, vous allez vous épuiser », murmura une voix.

Geary se secoua et se retourna vers Rione. « Je sais. Mais toute cette opération dépend de la façon dont chacun se pliera aux ordres.

— Et s’ils ne le font pas, vous ne vous en apercevrez pas avant un bon moment, répondit-elle. Rester à les surveiller ne sert à rien. Allez vous reposer. »

Il jeta un coup d’œil à Desjani. Le commandant de l’Indomptable somnolait dans son fauteuil. Geary lui envia ce talent. Il vérifia de nouveau son écran. Si les Syndics se maintenaient sur leur trajectoire actuelle, ils seraient à portée de combat dans huit heures. S’ils décéléraient ou changeaient de cap, dix heures au moins s’écouleraient avant qu’ils ne se trouvent à portée d’engagement d’une autre formation de l’Alliance. Dix heures et demie, s’ils avaient déjà viré, pour ce qui concernait la formation Gamma. Rione a raison. Je suis idiot de rester ici. « Je descends un moment, prévint-il les vigies de la passerelle. Veuillez m’informer tout de suite si un vaisseau dévie de sa trajectoire assignée ou si l’on repère une modification de celle des Syndics. »

Il se leva en regardant Rione. « Et vous ? »

Elle secoua la tête. « Je ne tiens pas à voir des rumeurs se répandre sur la manière dont vous tuez le temps pour vous préparer au combat, capitaine Geary, répondit-elle à voix très basse. Vous alliez dormir. Faites donc.

— Bien, madame la coprésidente, répondit-il. Vous ne comptez pas veiller jusqu’au bout, au moins ? »

Elle secoua la tête. « Je regagnerai ma cabine dans un moment. »

Ce qui ne manquerait pas d’être remarqué par les yeux, nombreux, auxquels ces détails n’échappaient pas. Il en était conscient, tout comme, d’ailleurs, du fait que Rione avait raison d’affirmer que la flotte verrait d’un très mauvais œil qu’il s’amusât alors que la bataille menaçait. « Très bien. Nous nous reverrons sous peu. »

Cette fois, elle hocha la tête. « J’avoue me sentir en partie responsable de la faillite éventuelle de ce plan. D’une certaine façon, c’est moi qui l’ai suggéré.

— En effet. Mais je l’ai approuvé. J’en suis donc responsable. Exclusivement. »

Elle le regarda droit dans les yeux. « John Geary, je me suis parfois demandé si, au lieu de céder aux sentiments que vous m’inspiriez, je n’aurais pas mieux fait de garder mes distances, tant pour le salut de la flotte que pour mon propre bonheur à long terme. De telles déclarations me rassurent. » Ce qui, de la part de Geary, ne suscitait aucune réponse simple et pertinente, aussi se contenta-t-il d’un hochement de tête et d’un sourire. Il quitta la passerelle, regagna sa cabine en adoptant un itinéraire méandreux pour observer l’équipage de l’Indomptable, faire halte fréquemment pour parler aux matelots et leur servir le laïus, désormais familier, selon lequel la flotte vaincrait les Syndics au cours de cette bataille et rentrerait à bon port, et lui-même était fier de les commander. Si fallacieuses que pussent parfois lui sembler les deux premières promesses, il restait encore persuadé de la véracité de la troisième assertion et conscient, en atteignant enfin sa cabine, qu’elle l’aiderait à trouver le sommeil, tout en constatant, non sans surprise, que l’absence de Victoria Rione dans son lit se faisait déjà sentir.

L’alarme de sa com le réveilla ; six heures s’étaient écoulées. « Ici Geary.

— La force syndic Alpha est en train de manœuvrer, capitaine. Elle se dirige vers la formation Gamma. »

Ils avaient mordu à l’hameçon. « J’arrive dans quelques minutes. »

En piquant vers l’intérieur du système, la flottille syndic aurait pu opter pour un grand nombre d’objectifs. Trop nombreux pour qu’on puisse prévoir de manière significative par où elle passerait. Le plan de l’Alliance visait à la leurrer pour lui faire adopter une ligne d’action bien spécifique : attaquer, en l’occurrence, une formation réduite donnant l’impression d’être laissée pour compte, hors de portée d’un appui du reste de la flotte. Alors qu’il s’installait dans son fauteuil pour consulter son écran sur la passerelle de l’Indomptable, Geary constata que le diamètre de la base du cône représentant la trajectoire probable de la flottille après son changement de cap était encore très important. Il n’empêche qu’il continuait de se réduire inexorablement pour dessiner un chenal étroit le long de celle de la formation Gamma qu’il lui faudrait croiser pour engager le combat avec ses bâtiments. Magnifique. S’ils s’y résolvent, nous les tenons. Et s’ils renoncent à frapper Gamma, ces vaisseaux sont saufs. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons gagné… à moins de grossières erreurs de visée.

Le reste de la flotte de l’Alliance continuait de se redessiner : une autre formation réduite escortée par le Sorcière, mais trop éloignée des Syndics pour qu’ils puissent fondre sur elle sans contourner tout le système, et deux autres plus importantes, la première regroupée autour de l’Indomptable et la deuxième autour du Courageux. Le détachement Furieux se trouvait encore à deux heures-lumière des Syndics, du côté opposé, d’où il revenait après avoir détruit quelques-unes de leurs installations sur les deux planètes intérieures. Geary constata avec soulagement qu’un bon nombre de vaisseaux de ces deux formations étaient encore en chemin. Le plan reposait en partie sur la conviction des Syndics que l’Alliance prenait tout son temps pour se préparer à affronter leur charge et réagirait donc forcément avec lenteur à leur changement de cap.

Pure comédie, destinée à les attirer là où l’on voulait les voir venir.

Cela dit, voir leur flottille piquer vers la formation Gamma, qui maintenait sa trajectoire mais avait désormais accéléré de 0,05 à 0,075 c, n’en ébranlait pas moins de plus en plus les nerfs de Geary. Sans doute les Syndics ne verraient-ils qu’une tentative de fuite dans cette manœuvre, destinée en réalité à déterminer avec précision la position où ils intercepteraient la formation Gamma. Désormais, toute l’affaire se réduisait aux lois physiques élémentaires. Pour arriver à portée de tir de cette formation, les Syndics devraient aller là où l’Alliance voulait les voir. La ruse, c’était de les empêcher de changer d’avis et de virer de bord. En conséquence, Gamma donnait délibérément l’impression de s’efforcer d’accélérer à plus de 0,075 c, de sorte qu’elle semait le Gobelin comme s’il était incapable de tenir le rythme. Ses autres bâtiments ralentissaient alors pour l’attendre, offrant ainsi aux Syndics un spectacle qu’il fallait espérer convaincant.

Sa propre formation enfin rassemblée, Geary la fit pivoter et se rabattre vers le bas pour intercepter la force syndic Alpha. Il avait gardé l’appellation de formation Delta, bien qu’elle disposât désormais de plus du double de bâtiments. La nouvelle formation Bravo, elle aussi deux fois renforcée, se trouvait de l’autre côté de Gamma, à une trentaine de minutes-lumière, mais se mettait dès à présent en branle, du moins fallait-il l’espérer. Une force plus réduite, composée de la formation Écho et du Sorcière, feignait de regagner la troisième planète pour continuer de la piller ou de détruire d’autres installations de surface. Enfin le détachement Furieux avait reçu l’ordre de se maintenir en position de l’autre côté du système, ultime disposition interdisant aux Syndics de s’en tirer indemnes. Si le stratagème échouait, il pourrait toujours abattre ceux qui tenteraient d’en sortir.

« Ils vont sûrement s’en rendre compte sous peu, fit remarquer Rione.

— J’espère bien que non, rétorqua Geary. Ça ne devrait pas leur sauter aux yeux. Ils auront l’impression que nous accélérons pour tenter de les rattraper mais que nous ne parviendrons pas à le faire à la vitesse d’engagement avant qu’ils n’aient atteint la formation Gamma. Pareil pour Bravo, puisque sa position d’interception est encore plus éloignée que la nôtre. Les Syndics s’imaginent avoir pris par surprise une formation plus faible que nous aurions trop laissée s’écarter des autres pour leur permettre de l’appuyer. Ils comptent fondre dessus à haute vélocité, freiner sec, marmiter Gamma avec tout ce qu’ils ont dans le ventre puis accélérer de nouveau et déguerpir, nous frustrant ainsi de leur interception par Delta et Bravo.

— Vous êtes plus tortueux que je ne l’aurais imaginé, capitaine Geary, fit-elle observer.

— Le capitaine Desjani m’a aidé à échafauder ce plan. »

Desjani sourit.

« Quoi qu’il en soit, s’il opère, celui des Syndics ne survivra pas même jusqu’au contact avec Gamma. Il commencera de s’effondrer bien avant. Le plus difficile, c’était d’obtenir d’un nombre assez important de vaisseaux qu’ils traversent la zone où devraient croiser les Syndics pour intercepter Gamma sans qu’ils se doutent qu’ils largueraient des chapelets de mines le long d’un seul chenal relativement étroit.

— Et, ajouta Desjani, puisque le plan des Syndics exige de leur part une assez haute et constante vélocité, proche de 0,2 c tant qu’ils ne commenceront pas à freiner sec pour engager le combat avec Gamma, la distorsion relativiste leur interdira de distinguer ces mines, d’autant qu’il ne s’agira pas d’un seul champ très dense, mais de successions sporadiques de chapelets. »

De nouveau, il ne s’agissait plus à présent que de regarder. Plusieurs heures s’écouleraient encore avant que quiconque n’entrât en contact avec l’ennemi, et les représentations des différentes formations donnaient l’impression de ramper à travers l’hologramme du système de Sancerre. Geary profita de ce délai pour disposer sa formation de la façon qu’il jugeait la plus efficace. Partant du principe que les Syndics éviteraient d’engager le combat avec ses vaisseaux, il leur fit adopter celle d’un bloc rectangulaire dont les divisions de cuirassés et croiseurs de combat occuperaient le bas, sous le centre, tandis que les escorteurs formeraient ses côtés. Même s’il n’avait droit qu’à une seule salve, il tenait à ce que toutes ses unités lourdes pussent tirer l’une après l’autre sur l’ennemi.

Il finit par se lever, de plus en plus fébrile. « Je vais faire un tour dans le vaisseau. » L’équipage prenait indubitablement ces promenades pour un témoignage d’intérêt à son endroit, et, si c’était assurément vrai, elles n’en restaient pas moins, à de pareils moments, un moyen de combattre sa nervosité et de tuer le temps durant cette interminable et lente « veillée d’armes ».

Les matelots qu’il croisa avaient tous l’air épuisés par les longues journées d’alerte maximale qu’ils connaissaient depuis leur arrivée à Sancerre, mais ils restaient enjoués et confiants. Les visages assurés et pleins d’espoir qu’ils lui présentaient lui inspiraient sans doute un certain abattement, car il se savait en réalité faillible, mais au moins savait-il aussi qu’il ne les avait pas laissés tomber. Tout en déambulant, il remarqua qu’on regardait derrière lui, comme si l’on s’attendait à le voir accompagné, et il se rendit subitement compte que les gens cherchaient des yeux la coprésidente Rione, bien qu’ils n’y fissent jamais allusion. Quelque peu exaspérant, là encore.

À un moment donné, il passa devant le secteur réservé au culte et entra dans la zone dévolue aux ancêtres ; il gagna un des petits isoloirs puis alluma un cierge avant de dire une brève prière. Les vivantes étoiles savaient qu’il aurait besoin de toute l’aide qu’on pourrait lui apporter. Mais, si tentant qu’il fût de s’y attarder pour s’entretenir avec le seul auditoire dont il était sûr (ses défunts ancêtres), il avait conscience de ne pouvoir s’y terrer pendant que la flotte fonçait droit au combat.

Tout cela fut bien loin de tuer suffisamment le temps. Geary se fit confirmer que la situation n’avait en rien changé, que tous se ruaient vers leur point respectif d’interception et que la trajectoire des Syndics se rapprochait encore des mines, puis il se contraignit à entrer au réfectoire pour feindre d’y déjeuner. Le plus clair de ce qu’on y mangeait à présent provenait de rations syndics pillées à Caliban et, désormais, à Sancerre. La plus grande vertu de ce rata (Geary et les matelots avec qui il en parla en convinrent) était de conférer une certaine succulence, par comparaison, à la cuisine de l’Alliance.

« Si on offrait des repas convenables aux Syndics, ils se rendraient probablement en masse », suggéra un matelot alors qu’elle s’efforçait d’avaler ce qui devait être du hachis Parmentier, mais confectionné avec une viande impossible à identifier et d’étranges patates dont la consistance et la saveur étaient celles du carton bouilli.

Geary regagna la passerelle. Rione était partie et Desjani encore assoupie dans son fauteuil. Un commandant de vaisseau qui passe autant de temps sur sa passerelle peut faire tourner son équipage en bourrique, mais Desjani n’était ni chicaneuse ni braillarde, de sorte que sa présence n’indisposait pas le personnel de quart.

Elle se réveilla à son entrée et lui fit un signe de tête. « Une heure encore avant qu’ils n’arrivent aux mines. Ds foncent toujours droit dessus.

— Quand commenceront-ils à décélérer, selon vous ?

— Dans une demi-heure environ. Leur marge d’erreur sera alors infinitésimale. » Elle désigna leur course prévue sur l’hologramme. « S’ils freinent trop tôt, ils s’écarteront légèrement de leur trajectoire vers les mines, mais nous aurons alors plus de chances de les rattraper avec cette formation. Mais, s’ils tiennent à frapper Gamma, ils devront commencer à freiner ici. »

Geary s’installa en s’efforçant de son mieux de se détendre. Afin de tuer le temps, il entreprit de collationner de nouveau les fournitures que la flotte avait récupérées à Sancerre puis de vérifier comment se débrouillaient les auxiliaires pour usiner des pièces de rechange. On avait procédé à de nombreuses manœuvres à Sancerre et brûlé un bon nombre de cellules d’énergie, aussi adressa-t-il un bref message au commandant Tyrosian du Sorcière pour s’assurer que la fabrication de nouvelles cellules arrivait en tête de ses priorités. Toutes les mitrailles, mines et missiles du monde ne seraient d’aucune utilité à des vaisseaux incapables de manœuvrer.

La coprésidente Rione revint et inspecta des yeux la passerelle, le capitaine Desjani et Geary en témoignant de son habituel détachement narquois. Tout en l’accueillant d’un hochement de tête, Geary se rendit compte qu’il ne risquait guère de l’appeler par son prénom sur la passerelle. Sans doute la coprésidente Rione actuellement assise dans le fauteuil de l’observateur ressemblait-elle à la Victoria qui partageait sa couche, mais son comportement était si différent qu’elle donnait l’impression d’une tout autre personne, qui se méfiait du capitaine Geary et gardait ses distances. Après tout, je lui ai demandé moi-même de continuer à me tenir tête. Mais je suis bien persuadé qu’elle le ferait malgré tout.

Desjani l’accueillit elle aussi d’un hochement de tête frisant l’amabilité. Sa liaison avec Geary avait visiblement rendu Rione plus fréquentable aux yeux de Desjani, mais il soupçonnait Victoria d’y réagir assez négativement. Il ne se risquerait certainement pas à lui en faire part, mais elle s’en était probablement déjà rendu compte, ce qui expliquait la froideur qu’elle lui témoignait sur la passerelle. Peut-être devait-il s’abstenir de lui apprendre que l’équipage s’attendait désormais à les voir ensemble. À moins qu’elle n’eût l’intention de se montrer avec lui, de se donner en spectacle afin de rendre leur liaison aussi publique que possible.

Il revint à la situation, infiniment moins complexe, qui se jouait entre la flottille syndic et ses cinq formations. Son écran lui signala que tous les vaisseaux de l’Alliance étaient parés au combat. Pendant un bon moment encore, des milliers de matelots, d’officiers et lui-même n’auraient strictement rien d’autre à faire que de regarder les minutes défiler jusqu’au moment où les Syndics croiseraient les mines semées sur leur passage.

Les vaisseaux ennemis pivotèrent vers le haut, pratiquement au point exact prévu, et se retournèrent pour présenter leurs propulseurs de poupe vers l’avant, freiner et réduire leur vélocité jusqu’à la vitesse d’engagement. Quelques minutes plus tard, Geary vit la formation Gamma augmenter la sienne de façon infime, de manière à ramener la flottille syndic sur une trajectoire d’interception la conduisant droit sur les mines. Les Syndics allaient certainement flairer le pot aux roses. Mais, sans doute parce qu’ils étaient verrouillés sur leurs cibles, ils firent exactement ce que l’Alliance attendait d’eux.

Quinze interminables minutes s’écoulèrent encore. « Les voilà », marmonna Desjani.

Les manœuvres élaborées présidant aux préparatifs du guet-apens avaient éparpillé vaisseaux et formations à travers toute la zone de l’espace où freinait à présent la flottille syndic. Plutôt qu’un champ de mines, le fruit de cette dispersion était davantage un maillage de multiples lignes et chapelets de mines, essaimés le long de sa trajectoire à quelques secondes-lumière d’intervalle. Ses vaisseaux se précipitaient maintenant, la poupe la première, dans cette zone piégée. Chaque impact frapperait leurs principaux propulseurs arrière, précisément ce que voulait l’Alliance.

La formation syndic continua de décélérer à travers les deux premières lignes sans en toucher une seule. C’était sans doute frustrant, mais les probabilités ne jouaient pas en faveur d’un nombre important de collisions. La troisième ligne gisait juste en travers de leur chemin.

Un aviso fut cueilli directement à la poupe. La mine désintégra ses boucliers arrière et fit exploser ses propulseurs, lui interdisant dorénavant toute manœuvre. Un croiseur de combat fut touché à deux reprises mais ne perdit qu’un seul propulseur. Les Syndics continuèrent de filer quelques instants sans encombre, avant de traverser les quatrième et cinquième lignes. Là, ils essuyèrent plusieurs explosions, qui envoyèrent dinguer, titubant, un croiseur lourd hors de la formation et eurent raison de deux unités de propulsion d’un second croiseur de combat.

Entre-temps, les Syndics s’étaient avisés qu’ils fonçaient dans un piège. La contre-mesure la plus efficace eut sans doute été de pivoter de nouveau pour présenter leur proue aux mines de manière à soustraire leur poupe aux explosions. Mais cette manœuvre leur interdirait de continuer à décélérer avec leurs principales unités de propulsion et, par voie de conséquence, de ralentir suffisamment pour intercepter la formation Gamma. Geary avait pressenti que leur commandant en chef préférerait risquer quelques collisions occasionnelles plutôt que renoncer à frapper les vaisseaux de Gamma. Si les Syndics avaient heurté toutes les mines ensemble et essuyé tous leurs dommages sous la forme d’une unique déflagration, leur chef aurait probablement rappelé ses chiens, mais les heurts continuaient de se produire sporadiquement, un ou deux à la fois, et de creuser ses rangs d’une manière qui, tant qu’il concentrerait son attention sur Gamma, risquait de lui échapper.

À mesure qu’ils traversaient l’une après l’autre d’autres rangées de mines, les vaisseaux syndics essuyaient de nouvelles explosions, qui chacune leur infligeait un peu plus de dégâts et affaiblissait jusqu’aux boucliers des cuirassés. Leur commandant en chef devait commencer à se faire du mouron. Les bâtiments blessés perdaient déjà leur place dans la flottille et, à mesure qu’elle accélérerait pour s’enfuir après avoir frappé Gamma, ils devraient sans doute être abandonnés sur place.

« Le capitaine Tulev a tiré cinq spectres, signala Desjani. Tout ce qu’il avait à sa disposition, dirait-on. Ils intercepteront la formation syndic au moment précis où elle dépassera le dernier chapelet de mines.

— Bien joué », fit Geary.

Un dernier éclair de trois autres coups portés marqua le dépassement du dernier chapelet de mines, puis les vaisseaux du Syndic fondirent sur Gamma sans qu’aucun autre obstacle ne s’interposât entre eux. Quelques instants plus tard, les spectres de Gamma piquaient vers leurs cibles. Certains les ratèrent en raison de la vitesse relative élevée, mais d’autres frappèrent des bâtiments dont les boucliers, dans certains cas, s’étaient déjà effondrés sous les impacts des mines et ne s’étaient pas encore ressaisis. Les propulseurs d’un autre croiseur de combat furent touchés, un aviso explosa en éclats, et deux des croiseurs lourds restants furent férocement flagellés. Mieux, deux des croiseurs de combat perdirent des unités de propulsion.

« Modifiez si besoin la trajectoire pour intercepter les Syndics », ordonna Geary à Desjani avant de transmettre la même instruction au capitaine Duellos de la formation Bravo. Les autres vaisseaux de Delta épouseraient la manœuvre de l’Indomptable, tandis que Desjani procédait déjà à d’infimes réglages de sa trajectoire et de sa célérité pour optimiser l’interception.

« Nous allons devoir nous aussi commencer bientôt à freiner », le prévint-elle.

Geary consulta l’hologramme et opina. « À toutes les unités de la formation Delta, pivotez immédiatement à cent quatre-vingts degrés. » Les vaisseaux de l’Alliance présenteraient ainsi leurs propulseurs principaux vers l’avant. « Commencez à décélérer jusqu’à 0,1 c à T trente et un. »

Tulev avait disposé ses croiseurs de combat face aux Syndics et tout autour du Gobelin, pour lui fournir un bouclier matériel aussi solide que possible. Bien qu’elle s’éparpillât de plus en plus à mesure que ses vaisseaux endommagés quittaient leur position, la formation syndic filait toujours vers l’interception et disposait encore d’une puissance de feu deux fois supérieure à la sienne.

Geary cligna des yeux, en essayant de comprendre ce qu’il venait de voir.

Desjani souriait d’une oreille à l’autre. « Brillant ! » Tulev avait fait pivoter et accélérer au maximum ses vaisseaux alors qu’il était trop tard pour que les Syndics pussent réagir mais que lui-même avait encore tout le temps de repousser leur attaque. La manœuvre avait exigé un minutage parfait, et il l’avait idéalement exécutée. Il avait aussi tiré un barrage de mitrailles sur les bâtiments de tête du Syndic, qui arrosaient encore la position qu’auraient occupée ses vaisseaux s’ils n’avaient pas modifié leur vélocité et rectifiaient à présent le tir pour viser, un peu tardivement, leur position réelle. Les deux premiers cuirassés donnèrent l’impression de passer à l’incandescence quand une salve concentrée de la mitraille de l’Alliance frappa leurs boucliers. « Il les a eus ! » exulta Desjani dès que les rapports d’avaries des senseurs de l’Indomptable lui apprirent que les deux bâtiments avaient été gravement touchés.

Mais il n’en restait pas moins aux Syndics de gros vaisseaux de guerre qui dépassaient en trombe la formation de Tulev. Les boucliers des croiseurs de combat de l’Alliance qui entouraient le Gobelin flamboyaient et crépitaient sous le feu des cuirassés ennemis. « Le Léviathan a été atteint plusieurs fois, annonça une vigie. Le Dragon a perdu deux unités de propulsion et ses commandes de manœuvre principales. L’Inébranlable signale que ses batteries de lances de l’enfer un et trois alpha sont H.S., et qu’il a subi de nombreux dommages. Le Vaillant a été très sérieusement touché par le milieu, mais il continue de tirer. »

Geary serra les poings en s’efforçant de ne pas penser aux matelots qui mouraient sur ces croiseurs de combat. S’il en perdait plusieurs, voire un seul, ce serait un très lourd prix à payer pour les dommages infligés aux Syndics.

« La plupart des grosses unités du Syndic sont désormais hors de portée de tir de la formation Gamma », rapporta une vigie.

En parcourant la mise à jour des dommages subis par ses croiseurs de combat, Geary se rendit subitement compte qu’ils ne devaient leur salut qu’aux dégâts que les mines, les spectres et la mitraille avaient infligés aux Syndics un peu plus tôt. Le cumul de ces frappes avait éparpillé la formation syndic, si bien qu’elle n’avait pu concentrer son tir de barrage sur les croiseurs de combat en une brève et puissante rafale et qu’il était suffisamment dispersé pour permettre à leurs boucliers de résister plus longuement. « Qu’en est-il du Gobelin ?

— Plusieurs fois touché, mais pas de manière critique. »

Geary laissa échapper une goulée d’air qu’il ne se rappelait pas avoir retenue. Les croiseurs de combat de Tulev avaient riposté aux vaisseaux du Syndic qui les frôlaient, leur infligeant davantage de dommages. Et, à la différence de ceux de l’Alliance, ils n’étaient pas appuyés par des renforts massifs, qui fondaient à présent sur le théâtre des événements. Il leur fallait fuir, mais beaucoup n’étaient plus en mesure de filer assez vite.

Pas tous, hélas !

Geary crispa le poing et l’abattit lentement sur le bras de son fauteuil. Il s’était souvent demandé pourquoi l’accoudoir n’était pas équipé de commandes, et comprenait enfin qu’on l’en avait dépouillé délibérément pour permettre aux commandants anxieux ou dépités de le marteler. « Il leur reste encore cinq cuirassés légèrement blessés et trois croiseurs lourds. » La formation syndic commençait de s’étirer, à mesure que ses vaisseaux encore dotés de leur pleine capacité de propulsion accéléraient et s’éloignaient des unités endommagées. « On ne peut pas les rattraper. Foutre !

— Ce n’est pas nécessaire, déclara Desjani d’une voix plate. Sauf si je me trompe complètement.

— Comment ça ? »

Elle montra la tête de la formation ennemie. « Nous avons là un commandant en chef qui vient de perdre la moitié de ses forces ou, du moins, la perdra quand nous aurons rattrapé ces bâtiments blessés. Ceux qui lui resteront ne représentent pas une menace suffisante pour nous empêcher de parachever notre besogne dans ce système. Ce commandant sait que ses hommes et lui peuvent au mieux espérer finir leurs jours dans un camp de travail. Plus vraisemblablement devant un peloton d’exécution, encore que nous ayons entendu parler de châtiments bien pires, comme torture à mort au motif que ces gens seraient “volontaires pour la recherche médicale”, entre autres doux euphémismes. »

Geary étudia l’hologramme. « Ce commandant préférera périr au combat, selon vous ?

— Ou, tout du moins, combattre jusqu’à la destruction de ses vaisseaux. Certes, ce n’est pas le meilleur choix, sauf quand on sait qu’on affrontera la mort de toute façon. » Elle indiqua de nouveau l’écran. « Tenez, les voilà ! » Les bâtiments indemnes ou légèrement endommagés commençaient de décélérer pour attendre leurs congénères blessés. « Désespoir ou pas, constata-t-elle, c’est un acte de bravoure de la part de tous ces vaisseaux. »

L’entendre parler de bravoure à propos des Syndics sidéra Geary. Desjani commençait à voir en l’ennemi des êtres humains. Il allait devoir la prévenir que ce nouveau sentiment pouvait sans doute l’aider à mieux comprendre ses propres réactions, mais aussi lui compliquer la tâche. En lui interdisant, par exemple, de tuer les braves matelots de ces vaillants vaisseaux.

Les nouveaux points d’interception s’affichaient rapidement sur son écran à mesure que les Syndics décéléraient. « Je vais mener cette formation sous leur ventre et ordonner à Bravo de les survoler. Elle devrait pouvoir les frapper quinze minutes après notre première passe. Nous ferons ensuite demi-tour pour une seconde. » Geary donna ses instructions, en faisant légèrement obliquer la formation Delta vers bâbord et le bas, tout en ordonnant à Bravo de virer elle aussi vers bâbord, mais en montant.

Tulev avait dépêché ses escorteurs aux trousses des fuyards, et un des croiseurs lourds blessés du Syndic, à la queue de sa formation, venait d’exploser sous les tirs des unités légères de l’Alliance qui lui mordaient les talons. Geary étudia les mouvements des cuirassés syndics en se renfrognant. « Détachement Gamma, ramenez vos escorteurs. S’ils ne rompent pas tout de suite le contact, ils vont bientôt se retrouver face à des cuirassés. Faites-leur prendre position hors de portée de tir de l’ennemi, prêts à frapper toute unité retardataire qui ne sera plus protégée par le reste de sa force. » Tels des loups traquant une horde en fuite et s’apprêtant à bondir sur le premier animal défaillant.

Mais il se passerait plusieurs minutes avant que les escorteurs ne captent ce message. Avec un peu de chance, la tentative des Syndics pour reconstituer leur formation exigerait davantage.

Ds commençaient d’adopter une formation grossièrement cubique quand Geary passa sous eux avec sa force Delta et déchaîna un déluge de feu sur les bâtiments qui formaient la face inférieure de ce dé. Deux croiseurs de combat endommagés furent littéralement criblés de projectiles et trois cuirassés subirent de lourds dommages, tandis que les croiseurs lourds et quelques avisos rescapés se désintégraient tout bonnement sous les tirs de l’Alliance.

Un quart d’heure plus tard, alors que Geary faisait négocier un large virage à Delta, Bravo survolait en trombe la formation syndic et détruisait deux cuirassés et un des croiseurs de combat rescapés.

Geary pressa la touche des communications au moment où Delta se préparait pour sa seconde passe. « Commandant de la flottille syndic, votre situation est désespérée. Ordonnez à vos vaisseaux de se rendre. Vos équipages et vous-même serez traités en concordance avec les lois de la guerre. »

Il n’y eut pas de réponse, mais Geary n’en attendait pas. Comme l’avait dit Desjani, le commandant syndic avait probablement décidé que mourir en combattant était un sort préférable à celui que lui réservaient à coup sûr ses supérieurs.

Quand la formation Delta effectua sa seconde passe et traversa le cube syndic pour n’en plus laisser que deux croiseurs de combat opérationnels, il commençait déjà de s’aplatir en un carré à la vélocité sans cesse réduite, à mesure que ses vaisseaux en meilleur état ralentissaient, chaque fois moins nombreux, pour attendre leurs congénères endommagés. La formation Bravo acheva le travail, réduisant en miettes le peu qu’il restait de la force syndic Alpha. Au moment où Bravo se repliait, un des cuirassés syndics blessés explosa suite à une surcharge de son réacteur.

Geary expira longuement en regardant la nuée des capsules de survie qui filaient s’abriter. « Quelles sont les chances pour que le commandant syndic soit mort avec son cuirassé, à votre avis ? » s’enquit-il à la cantonade.

Desjani se contenta d’un hochement de tête.

Rione désigna l’écran, qui montrait les vaisseaux de l’Alliance en train de s’approcher des épaves pour s’assurer qu’elles étaient complètement détruites et irrécupérables. « Félicitations pour votre victoire, capitaine Geary.

— L’idée était de vous », corrigea-t-il.

Desjani opina derechef. « Une leçon de choses sur ce qui arrive quand on fait précisément ce que l’ennemi attend de vous.

— Ouais. Le truc, c’est de le pressentir et de réagir différemment. » Geary contrôla l’état de sa flotte. « À toutes les unités. Rejoignez l’Indomptable en adoptant la formation générale Échelon. Capitaine Tulev, ramenez vos escorteurs et vos croiseurs de combat auprès de la division des auxiliaires pour qu’ils puissent les remettre en état. Fournissez-moi dès que possible une estimation du délai requis par les réparations. À tous les vaisseaux de la formation Gamma, très beau travail. »

Desjani lui jeta un coup d’œil. « Quittons-nous bientôt Sancerre ?

— En effet. » Le regard de Geary parcourut l’hologramme ; il se remémorait les innombrables installations et vaisseaux qui attendaient la flotte de l’Alliance à son arrivée. Il en restait bien peu. Voyons si les Syndics sauront travestir cette débâcle en victoire. « Nous avons fait ici autant de dégâts qu’il nous était possible. Et l’on aura besoin de nous à Ilion. Avec un peu de chance, quelques vaisseaux nous y rejoindront.

— Poursuivis par des forces des Mondes syndiqués, fit remarquer Rione.

— Ouais. Je ferais bien de m’assurer que les auxiliaires fabriquent de nouvelles armes et d’autres cellules d’énergie pendant le saut. Les deux nous seront bien utiles à Ilion, j’imagine. »


Avant le saut, Geary s’accorda un tête-à-tête avec le capitaine de frégate Cresida. « Sans vos hypothèses sur le moyen de contrôler l’effondrement du portail, nous ne serions sans doute plus là ni l’un ni l’autre. En ma qualité de commandant de la flotte, je suis habilité à vous accorder la Nébuleuse d’argent et je vous la remets à l’instant. Vous me pardonnerez, j’espère, la formulation imprécise qui accompagne la remise de cette décoration. »

Cresida rosit de plaisir. « Merci, capitaine. J’espère que nous n’aurons plus jamais l’usage de cet algorithme de tir.

— Espérons-le, convint-il. En tant que commandant d’une formation autonome, vous avez fait un travail superbe. » Il marqua une pause. « Je vous bombarde aussi capitaine de vaisseau pour services rendus sur le champ de bataille. Félicitations. Vous l’avez mérité. Si nous en avons le temps, nous organiserons à Ilion une cérémonie appropriée.

— Capitaine de vaisseau ? » Cresida souriait, un tantinet stupéfaite. « Merci encore, capitaine. Je ne sais pas quoi dire.

— Vous n’avez pas besoin de parler. Comme je viens de le déclarer, vous l’avez bien mérité. Le détachement Furieux a prouvé qu’il était pour cette flotte un atout inestimable. » Geary se radossa et se détendit pour lui faire comprendre que la partie officielle de l’entretien était terminée.

« Capitaine Cresida, je me posais une question. » Elle le fixait avec attention. « Quand ce portail a été détruit, qu’est-il advenu des bâtiments qui cherchaient à gagner Sancerre ?

— Il y a deux possibilités, capitaine, répondit-elle. La première, c’est que, une fois rompu le passage entre le portail de Sancerre et celui d’où provenaient ces vaisseaux, tout ce qu’il contenait était détruit, d’une manière ou d’une autre. »

Geary hocha la tête, tout en se dépeignant des vaisseaux périssant sans aucun avertissement. Ennemis, certes, mais… « Et la seconde ?

— De fait, on la regarde comme la plus plausible et de loin, affirma-t-elle. On pense que, quand le passage cesse d’exister, tous les vaisseaux concernés retombent dans l’espace conventionnel.

— C’est tout ? » Il n’avait pas fini de parler qu’il comprenait ce que ça signifiait. « Ils retombent dans l’espace conventionnel. Quelque part entre Sancerre et l’étoile dont ils étaient partis ?

— Oui, capitaine.

— Très loin de toute étoile, par exemple ? poursuivit-il.

— Oui, capitaine. » Cresida fit la grimace. « En jouant de bonheur, en rationnant les vivres et en convertissant intelligemment en serres certains compartiments pour recycler les déchets, faire pousser des plantes et reconstituer les réserves d’oxygène, leurs équipages pourraient fort bien atteindre une étoile et ses points de saut pour regagner un lieu sûr.

— Ça leur prendrait néanmoins des années, même en ne se trouvant qu’à une année-lumière de la plus proche.

— Oui, capitaine. D’autant qu’ils devraient se déplacer à une allure “économique”. Au moins dix ans, sinon davantage. »

Geary secoua la tête. « C’est déjà mieux que la mort. Oh, bon sang ! Ils pourraient se servir de quelques-unes de leurs capsules de survie. Y placer la majeure partie de l’équipage en hibernation sans pour autant les larguer. Ce qui permettrait de diminuer considérablement le rationnement. Mais je n’aimerais pas faire partie de ceux qui restent éveillés. Regarder grossir l’étoile, lentement, très lentement, pendant une éternité…

— Nous ne serons pas non plus chez nous demain, fit-elle prudemment remarquer.

— C’est vrai. Mais si nous avons réussi à coincer pendant une décennie de nombreux vaisseaux syndics entre deux étoiles, cela devrait profiter à l’Alliance. » Il sourit finement. « Peut-être découvriront-ils, en l’atteignant enfin, que la guerre est finie depuis des années. Je me demande comment ils le prendront. »

Cresida resta coite quelques secondes. « Certains d’entre nous se demandent si elle prendra fin un jour et si, quoi qu’il arrive, nous ne continuerons pas de nous battre indéfiniment contre les Syndics. »

Il la regarda, se souvint qu’elle avait connu la guerre toute sa vie durant et que ce conflit avait débuté bien avant sa naissance. « Elle donne parfois l’impression qu’elle ne finira jamais, j’imagine. Mais il doit bien exister un moyen d’y mettre fin, de préserver la sécurité de l’Alliance et d’empêcher les Syndics de l’attaquer encore. » Le recours aux portails de l’hypernet, ces moyens de destruction inégalés, lui traversa de nouveau l’esprit. Il mettrait inéluctablement fin à la guerre et éradiquerait la menace syndic. Se persuaderait-il un jour que c’était la seule méthode ? Ou, pire encore, la bonne solution ? « On se reverra à Ilion, capitaine. »

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