Geary scrutait son hologramme et regardait les torons s’épanouir puis se fragmenter sous les tirs des Syndics. « Combien de temps le portail supportera-t-il cela avant de commencer à s’effondrer ?
— Aucune certitude, capitaine. Nous pourrons le dire quand il se mettra à céder, mais nous n’en saurons rien avant. »
Il réussit tout juste à s’interdire d’incendier le quart de la passerelle. La prochaine fois que vous déciderez de construire quelque chose d’aussi dangereux, prenez d’abord le temps de comprendre comment ça fonctionne ! Mais c’était injuste et il le savait. Sous la pression de la guerre et conscient que l’ennemi détenait lui aussi la technologie de l’hypernet, aucun des deux camps n’avait eu le loisir d’approfondir la théorie qui sous-tendait cette technologie.
La vitesse à laquelle cédaient les torons était proprement incroyable. Les vaisseaux du Syndic, sans nul doute totalement sous l’emprise de programmes automatisés, ignoraient royalement l’attaque imminente de Tulev et se consacraient exclusivement à leur tentative de destruction du portail, quoi qu’il leur en coûtât.
Le dernier croiseur de combat blessé posté au centre du portail en paya d’abord le prix : un premier bouclier de proue affaibli flancha, laissant sa coque offerte au bombardement des lances de l’enfer des quatre croiseurs lourds. Il frémit et hoqueta sous ce déluge de feu, tous ses systèmes manifestement H.S.
Quelques minutes plus tard, les croiseurs de combat de Tulev dépassaient et survolaient deux cuirassés du Syndic en une passe dangereusement proche. Le premier essuya de plein fouet une salve de spectres que ses boucliers eux-mêmes ne parvinrent pas à absorber, puis il vola en éclats, déchiqueté par la mitraille. Le second réussit brièvement à tenir le coup sous le feu concentré des lances de l’enfer des quatre croiseurs de l’Alliance, puis il explosa, éventré par les javelots de particules quand ses boucliers cédèrent. Les bâtiments de Tulev s’éloignèrent de nouveau du portail en une trajectoire parabolique, tandis que Geary conduisait la formation Delta à l’assaut des deux derniers vaisseaux syndics.
Le Terrible et le Victorieux atteignirent les premiers leur cible légèrement plus proche. Les croiseurs légers et les destroyers qui les escortaient, conscients que les armes du Syndic se consacraient entièrement à la tâche de trancher les torons du portail, frôlèrent le croiseur de combat ennemi à une distance follement proche et, au passage, l’arrosèrent de tout ce qu’ils avaient dans le ventre. Les boucliers d’un croiseur de combat ne valent pas ceux d’un cuirassé et, à si courte portée, même les vaisseaux légers de l’Alliance les affaiblissaient dangereusement.
Le Terrible et le Victorieux arrivaient derrière. Leurs salves de mitraille eurent finalement raison des défenses du croiseur, puis les lances de l’enfer firent leur mortelle besogne, ne laissant dans leur sillage qu’une épave brisée.
Les yeux de Geary ne cessaient d’osciller du relevé de l’état du portail à la silhouette du cuirassé du Syndic en amont. « Condition du portail. Donnez-moi une estimation. » La vigie n’hésita qu’une seconde. « Il est en train de céder, capitaine, déclara-t-il d’une voix que la tension faisait grimper dans les aigus. Nous arrivons trop tard, je crois. »
De la main, Geary activa la touche des communications. « À toutes les unités de l’Alliance, à l’exception de l’Indomptable, de l’Audacieux et de la quatrième division de croiseurs, ici le capitaine Geary. Dépassez le portail de l’hypernet en accélérant au maximum. Renforcez vos boucliers de proue. Nous croyons que le portail va s’effondrer et libérer une très puissante décharge d’énergie. L’Indomptable et les unités qui l’accompagnent vont détruire le dernier vaisseau du Syndic puis tenter de stabiliser le portail et, en cas d’échec, s’efforcer de réduire l’intensité de cette décharge en procédant au sectionnement sélectif d’autres torons. Je répète, toutes les unités à l’exception de l’Indomptable, de l’Audacieux et des croiseurs lourds de la quatrième division doivent accélérer au maximum de leur capacité. »
Il n’avait pas fini sa phrase que ses croiseurs lourds arrivaient à portée du cuirassé syndic et entreprenaient de le pilonner de toutes leurs armes disponibles. Ses boucliers tenaient, bien sûr, mais il n’en frémissait pas moins sous les coups.
« Audacieux, ici l’Indomptable, déclara calmement Desjani. Approchez-vous à portée de tir de vos lances de l’enfer, conjointement avec autant de rafales de mitraille que possible.
— Indomptable, ici l’Audacieux. Bien reçu. À vos côtés. » Geary ne savait pas trop si le cuirassé du Syndic était libéré de l’emprise de son programme automatisé maintenant que le portail semblait sur le point de s’effondrer ou si son équipage avait réussi à outrepasser la directive qui contrôlait certaines de ses armes, mais son feu venait brusquement de flageller les croiseurs lourds. Deux d’entre eux, suffisamment endommagés pour être hors de combat, essuyèrent en tanguant le marteau-pilon de ses puissantes batteries de lances de l’enfer. Un troisième se cabra et esquiva d’un tonneau. Le quatrième, le Diamant, pivota latéralement puis reprit sa position pour tenter, sans cesser de tirer, de tromper les contrôles de visée du Syndic.
La mitraille de l’Indomptable et de l’Audacieux frappa à la volée les boucliers du cuirassé, la conversion de l’énergie du tir en lumière et en chaleur déclenchant un concert d’éclair aveuglants. Ses boucliers s’affaiblirent assez par endroits pour laisser passer la mitraille qui venait fuser sur sa coque. Un instant plus tard, avant qu’ils n’eussent eu le temps de se renforcer, les lances de l’enfer de l’Indomptable et de l’Audacieux venaient les marteler sur deux flancs. Le cuirassé trembla quand les particules chargées lacérèrent sa cuirasse puis s’y engouffrèrent, dévastant son équipage et ses systèmes vitaux. « Spectres ! ordonna Desjani. Une pleine salve ! »
Six missiles s’évadèrent de l’Indomptable, s’accordèrent une brève pause, le temps de se verrouiller sur le cuirassé, puis accélérèrent droit sur le vaisseau blessé. Quand de monstrueuses explosions eurent éclos, ce qui n’était plus guère qu’une carcasse éventrée s’écarta en titubant de la position qu’elle occupait près du portail.
« Ils n’avaient aucune chance, déclara Desjani en secouant la tête. Ils étaient quasiment au point mort.
— Le portail s’effondre indubitablement », annonça la vigie qui le surveillait d’une voix où perçait à présent une touche d’effroi.
Geary entra un code et appuya sur « Activation », enclenchant ce faisant le programme conçu par le capitaine Cresida.
Faites que ça marche, ô mes ancêtres. Le système exige que j’asservisse des vaisseaux disponibles à ce programme. Très bien. Fais-le. J’aimerais autant en avoir plus que trois sous la main, mais de combien ai-je réellement besoin ? Les deux dernières formations ont déjà tourné, en concordance avec mes instructions, et elles s’éloignent. « Indomptable, Audacieux et Diamant, ici le capitaine Geary. Vos systèmes de combat sont désormais sous le contrôle d’un programme destiné à tenter de maîtriser l’effondrement du portail. Exécution immédiate. » Il entra l’autorisation en songeant à l’ironie de la chose : il allait faire subir à ses propres bâtiments ce que les commandants du Syndic avaient infligé à leur flottille de la force Bravo ; mais pour tenter d’empêcher une destruction massive et non pour la provoquer ; et, si ses officiers le souhaitaient, ils pouvaient outrepasser le programme à tout moment.
Presque aussitôt, il sentit l’Indomptable pivoter et entreprendre de décélérer à impulsion maximale pour ralentir son passage devant le portail. Il voyait l’Audacieux et le Diamant s’efforcer eux aussi de réduire à néant leur vélocité pour se placer près de lui.
Il releva les yeux vers son écran, d’où le portail de l’hypernet le toisait à présent. Il n’en avait vu jusque-là qu’un seul autre, et très fugacement. L’amiral Bloch avait insisté pour le lui montrer, mais il était encore à moitié mort, se relevait à peine de sa longue hibernation et du choc psychologique que lui avait causé son réveil dans ce lointain avenir, un siècle après sa propre époque ; il n’y avait donc prêté que bien peu d’attention. Il se rappelait vaguement une sorte de miroitement dans l’espace, comme si quelque chose n’était pas tout à fait normal à l’intérieur.
Ce qu’il voyait à présent était différent. Les pertes des Syndics avaient sans doute limité les destructions provoquées par leurs vaisseaux, mais elles étaient manifestement trop lourdes pour la matrice de particules suspendue entre les torons. Le miroitement avait disparu, remplacé par une ondulation qui agitait l’espace lui-même comme les convulsions de la fourrure d’un animal d’une taille invraisemblable.
« Capitaine Geary, l’interpella Desjani sur le ton qu’elle aurait employé pour débattre de manœuvres de routine, le programme de neutralisation du portail assigne des positions aux trois vaisseaux.
— Aucun problème ? »
Elle secoua la tête. « Nous procédons déjà aux manœuvres, capitaine. »
Il regarda l’image du portail défiler devant l’Indomptable, nanifiant de sa masse jusqu’au croiseur de combat de l’Alliance. Sur son écran, il vit l’Audacieux et le Diamant assumer eux aussi la position exigée.
« Le programme annonce qu’il a achevé l’analyse de l’effondrement du portail, annonça la vigie de l’armement sur un ton un tantinet éberlué. Stabilisation impossible. Séquence de neutralisation par destruction amorcée. »
De toute évidence, ça signifiait qu’il ouvrait le feu. Les lances de l’enfer des trois vaisseaux vomirent leurs charges sur les torons disséminés autour du portail et entreprirent de les sectionner en fonction d’un schéma qui restait incompréhensible à Geary. Il se surprit à fixer de nouveau le portail, révulsé par le spectacle de l’agonie douloureuse de sa matrice de particules, mais incapable d’en détourner les yeux.
L’image de l’espace, à travers, se tordait et se convulsait à présent comme si la réalité elle-même se courbait. Quelque chose se recroquevilla dans son esprit, comme s’il trouvait répugnante cette vision qui dessillait ses yeux et réduisait à néant le mirage habituel de la solidité de l’univers. À l’intérieur de la matrice, la nature essentielle de la matière était comme retournée et des quantités inimaginables d’énergie se créaient dans ce processus.
Les lances de l’enfer de l’Indomptable continuaient de vomir leur feu selon des séquences apparemment aléatoires, vaporisant des torons un par un ou par petits groupes. L’Audacieux était posté au-dessus et à bâbord du vaisseau amiral, le Diamant au-dessous, également à bâbord, et leurs armes se pliaient à la coordination du même programme. L’écran de Geary ne lui permettait pas de dire s’il était ou non en activité. « Que disent les relevés d’énergie à l’intérieur du portail ? » demanda-t-il. Il avait quasiment murmuré, mais, dans le silence qui régnait sur la passerelle, sa voix avait porté très distinctement.
« Ils n’arrêtent pas de fluctuer, répondit la vigie des senseurs d’une voix empreinte d’incrédulité. Dépassant tantôt le pic de la courbe de très loin, puis retombant à zéro avant de remonter incroyablement haut. Ces fluctuations sont instantanées. Nos instruments semblent incapables de quantifier de façon fiable les événements qui se produisent à l’intérieur.
— Capitaine Geary, ici le Diamant. Que se passe-t-il, capitaine ? » Le message était entrecoupé de sortes de parasites, mais il restait intelligible.
Geary tendit la main vers les touches sans quitter son écran des yeux. « Diamant, ici le capitaine Geary. Nous nous efforçons de maîtriser un monstre avant qu’il n’anéantisse ce système stellaire. Veillez à renforcer vos boucliers de proue au maximum. Ça vaut aussi pour vous, Audacieux. N’intervenez pas, je répète, n’intervenez pas dans la séquence de tir de vos armes. »
L’air vibrait d’un étrange bourdonnement, d’une résonance qui traversait tout ce qui se trouvait à proximité du portail. Geary la sentait frémir en lui. Il entendit quelqu’un marmonner une prière et n’imposa pas le silence. La vue, à travers le portail, s’était encore distordue ; ce qu’elle montrait était quasiment impossible à regarder tant son cerveau répugnait à l’admettre. La gueule du monstre. De la bête mythique qui dévore les vaisseaux et n’en laisse plus aucune trace dans le vide sidéral. Je l’ai enfin entrevue. Par les vivantes étoiles, j’espère bien ne plus jamais la revoir !
Une voix résonna à ses côtés, très basse. Celle de la coprésidente Rione, trahissant le même effroi, la même terreur qu’il ressentait lui-même, comme sans doute tous les autres. « Merci d’avoir essayé, capitaine Geary.
— Nous n’avons pas encore échoué, réussit-il à articuler.
— Capitaine Desjani », appela la vigie de l’armement. Sa voix légèrement paniquée résonnait trop fort. « Les batteries de lances de l’enfer deux alpha, quatre alpha et cinq bêta signalent qu’elles surchauffent.
— Procédez à un refroidissement d’urgence, répondit-elle d’une voix ferme. Le capitaine Geary est à bord, mesdames et messieurs. Nous ne lui ferons pas faux bond, ni à lui ni au reste de la flotte qui compte sur nous. »
À ces mots et en dépit de sa peur, Geary éprouva un élan de gratitude, en même temps qu’une certaine admiration pour l’aptitude de Desjani à irradier l’assurance, même confrontée à ce qui se passait à l’intérieur du portail.
Le curieux bourdonnement avait viré au gémissement, à une plainte déchirante qui parcourait toutes choses. Geary ressentait cette étrange instabilité associée d’ordinaire à une forte ébriété et il comprit que ce qui se produisait à l’intérieur du portail martyrisait son système nerveux. Il espérait les installations électriques de l’Indomptable mieux protégées que son propre organisme.
« Capitaine Geary, ici le Diamant. Nos systèmes secondaires sont défaillants. Les systèmes primaires restent opérationnels grâce aux circuits d’appoint. Nous avons perdu une batterie de lances de l’enfer par surchauffe. Nous maintenons la position.
— Ici l’Audacieux. Nous connaissons les mêmes problèmes. Nous restons à notre poste et nous continuons de tirer.
— Capitaine Desjani, défaillances des systèmes secondaires à travers le fuselage. Batterie deux alpha de lances de l’enfer inopérante suite à la surchauffe.
— Très bien, répondit-elle de la même voix assurée. Restez en position. Poursuivez le tir. »
Geary, quand il n’était pas débordé par ses responsabilités, avait toujours été fier de commander cette flotte. Mais à présent, à l’idée d’avoir sous ses ordres des vaisseaux et des spatiaux de ce calibre, il se sentait si honoré qu’il devait refouler ses larmes.
« Bon sang, vous êtes tous magnifiques ! déclara-t-il rudement. Puissent les vivantes étoiles récompenser une telle vaillance !
— Ici le Diamant. Mes armes ont définitivement cessé de tirer. Tous les systèmes de combat sont H.S. Demande instructions. »
Geary abattit la main sur les touches. « Retirez-vous, Diamant. Accélération maximale. Tâchez de renforcer le plus possible ceux de vos boucliers qui font face au portail.
— Diamant, bien reçu. Exécution impossible. Les coussins d’inertie fonctionnent encore, mais les principales commandes de manœuvre viennent de flancher. À ce qu’il semble, nous allons devoir rester avec vous devant la bouche de l’enfer.
— Je ne pouvais souhaiter meilleure compagnie, Diamant et Audacieux, répondit-il. Capitaine Duellos, si jamais l’Indomptable est détruit, vous assumerez sur mon ordre le commandement de la flotte. »
Duellos n’entendrait pas cet ordre avant un bon moment, du moins si les étranges parasites émis par le portail ne l’occultaient pas entièrement à distance. Geary inspira profondément. « Combien de temps encore pourrons-nous tenir, capitaine Desjani ?
— Pas moyen de le déterminer, capitaine », répondit-elle à voix basse, mais toujours aussi fermement. Geary s’émerveilla encore de sa maîtrise de soi. « Le vaisseau subit une succession de stress inédits. »
Le rythme du tir des lances de l’enfer s’était enfin ralenti, entrecoupé de pauses de longueur variable intervenant juste avant que le programme n’ordonne de lâcher de nouvelles rafales pour sectionner d’autres torons à divers emplacements autour du portail. La bouche de l’enfer palpitait démentiellement à l’intérieur, tantôt donnant l’impression qu’elle allait faire sauter les chambranles du portail, tantôt se réduisant à un point quasiment invisible.
Geary sentait son propre corps vibrer à l’unisson et se demandait combien de temps un organisme humain pouvait résister à l’altération de la structure de la réalité qui affectait cette zone de l’espace.
En un clin d’œil, la bouche de l’enfer disparut, comme réduite à néant. « Que… ? »
Une onde de choc voyageant si vite que rien, si près du portail, ne l’avait annoncée frappa le vaisseau et lui coupa la voix. Il avait déjà vu les images décalées dans le temps de l’onde de choc d’une nova, et celle-là lui ressemblait beaucoup, encore que, se produisant en temps réel, le phénomène eût été trop rapide pour que ses sens l’eussent réellement perçu. L’Indomptable vibra sous l’impact et ses coussins d’inertie gémirent dans leur tentative pour compenser ses effets.
« Boucliers de proue renforcés. » Les lumières du plafond pâlirent. « Toute l’énergie superflue est basculée sur les boucliers de proue. »
Ça s’arrêta aussi vite que ç’avait commencé. Geary scruta son écran en clignant des paupières ; il ne montrait que l’espace ordinaire. Les torons restants du portail avaient été vaporisés par la décharge d’énergie consécutive à son effondrement. « Diamant ! Audacieux ! Signalez votre condition.
— Les communications sont coupées, capitaine. On est en train de restaurer les systèmes. Vous pouvez y aller, maintenant. »
Il appuya de nouveau sur la touche. « Diamant et Audacieux, rapport sur votre état exigé. »
L’attente fut une torture, mais la réponse lui parvint enfin. « Ici l’Audacieux. Une grande partie de l’équipement est déconnecté, mais nous n’avons pas souffert de dommages sérieux. Estimons que nous pourrons avec le temps recouvrer notre pleine capacité. Vous transmettrons dès que possible une estimation du délai requis pour les réparations.
— Ici le Diamant. Devrions pouvoir repartir, mais pas avant quelques heures, voire beaucoup plus. Nombre de nos systèmes vitaux sont H.S. Le Diamant est non opérationnel pour une période indéterminée. »
Geary laissa échapper une goulée d’air qu’il n’était pas conscient d’avoir retenue. « Audacieux, tenez compagnie au Diamant. Capitaine Tyrosian, désignez un de vos auxiliaires pour qu’il s’approche du Diamant et lui porte secours. » Il contrôla sur l’écran et constata avec surprise que l’onde de choc ne touchait que maintenant les plus proches vaisseaux de l’Alliance. « De quelle amplitude était-ce ? Pas celle d’une nova, en tout cas.
— Nous ne serions plus de ce monde, reconnut, encore secouée, la vigie des senseurs. Plutôt une sorte de mininova fractionnaire. Mais, s’il n’y avait pas eu que cette unique onde de choc, nous n’aurions pas non plus survécu très longtemps à un tel bombardement d’énergie. »
Geary s’effondra dans son fauteuil, incapable de réagir. Il n’existait aucun moyen d’envoyer un message aux vaisseaux de l’Alliance avant que l’onde de choc ne les atteignît, mais son énergie devait s’affaiblir partout rapidement, à mesure qu’elle s’éloignait du portail, et ils devaient déjà lui présenter leurs boucliers de proue. Le programme de Cresida n’avait pas réussi à supprimer entièrement la décharge, mais il l’avait maintenue à un niveau assez bas pour permettre au système stellaire de Sancerre de l’affronter. « Très beau travail, capitaine Desjani. Tant de votre part que de celle de votre équipage. L’Indomptable est un vaisseau magnifique.
— Merci, capitaine. » Desjani, même après coup, semblait moins ébranlée que les autres. Sans doute avait-elle réellement cru que la présence de Geary à bord leur éviterait la pire.
Il entendit inspirer longuement derrière lui, se retourna et vit la coprésidente Rione. Elle fixait le pont, les poings crispés, mais releva lentement la tête et se retourna vers lui, comme consciente de son regard posé sur elle. Ses yeux étaient hagards. Il crut en comprendre la raison. Ils venaient à l’instant d’être témoins des forces incommensurables qu’on pouvait sciemment déchaîner en recourant au programme qu’il avait confié à sa garde. Jusque-là, lui-même n’avait pas eu conscience de l’effroyable fardeau qu’il pouvait représenter. « Je suis désolé. »
Elle hocha la tête, sachant parfaitement à quoi il faisait allusion. « Tout comme moi, capitaine Geary. Nous en reparlerons plus tard. » Elle inspira très lentement et se redressa, reprenant contenance par un pur effort de volonté. Bien qu’il fût encore sous le choc de la destruction du portail, Geary la trouva impressionnante.
Desjani aussi avait l’air épatée malgré elle. Elle regarda Rione quitter la passerelle puis se tourna vers lui. « Vos ordres, capitaine Geary ?
— Retour à la flotte, capitaine Desjani. » Il étudia l’hologramme qui la représentait en luttant contre une vague de fatigue comme il n’en avait pas ressenti depuis que s’étaient estompés les effets (durables) de sa longue hibernation. « À toutes les unités à l’exception du détachement Furieux, ici le capitaine Geary. Assumez la formation Sigma standard après le passage de l’onde de choc. Détachement Furieux, continuez de vous interposer entre la force syndic Alpha et le reste de la flotte. Bravo à tous. Bien joué. Sancerre est à nous. »
La flotte de l’Alliance ne rentrerait pas au bercail par l’hypernet du Syndic. Pas depuis Sancerre, à tout le moins. Mais elle avait survécu et porté un coup majeur à l’ennemi. Pas trop mal pour une flotte qui, naguère encore, semblait vouée à l’anéantissement.
Après le passage de l’onde de choc due à l’effondrement du portail, rassembler la flotte en une formation serrée exigea une douzaine d’heures. Les formations plus petites établies par Geary avaient suivi son ordre de décamper d’une manière dont il devait reconnaître qu’elle était gratifiante.
Décélérer, se retourner et rebrousser chemin leur demanda un bon moment, d’autant qu’il ne tenait pas à trop s’éloigner de l’Audacieux, qui halait à présent le Diamant vers le corps principal.
Les trente vaisseaux sous les ordres du Furieux se trouvaient encore à près de deux heures-lumière, beaucoup trop loin, donc, pour que leurs commandants assistent à la réunion stratégique, de sorte que le nombre des présents donnait l’impression d’avoir encore dramatiquement diminué. Néanmoins, ces absents-là, en l’occurrence, reviendraient assurément. Geary accueillit ses officiers d’un signe de tête. « Excellent travail, tout le monde. Il nous reste deux tâches importantes à accomplir dans le système de Sancerre. Tout d’abord, récupérer dans la mesure du possible tout ce dont nous aurons besoin. Les systèmes logistiques de la flotte ont apparié, quand ils le pouvaient, les réserves des Syndics à nos besoins. Je leur ai adressé un nouveau message les exhortant à se plier à nos exigences.
— Ils ne le recevront sans doute pas, fit remarquer le capitaine Tulev. Cette vague d’énergie donne l’impression d’avoir grillé la plupart de leurs systèmes que nous avions laissés intacts. »
Desjani haussa les épaules. « En ce cas, ils ne pourront coordonner aucune action contre nous. »
Geary opina. « Notre seconde tâche sera de détruire les cibles que le premier bombardement a épargnées dès que nous les aurons pillées notre content. Malheureusement, la force syndic Alpha continue de rôder à la lisière extérieure du système. Tant qu’elle y sera, nous ne pourrons pas nous permettre d’éparpiller la flotte pour procéder plus vite et efficacement à ce pillage, même si elle est beaucoup trop loin pour représenter une menace immédiate. J’envisageais de la scinder de nouveau en six formations plus petites. Le détachement Furieux restera un moment en position pour surveiller la flottille du Syndic, mais nous le relèverons le temps que ses vaisseaux se réapprovisionnent eux aussi et reconstituent leurs réserves. » Saluée par force hochements de tête, sa proposition ne souleva aucune objection. « Capitaine Tyrosian, j’aimerais savoir si je dois répartir vos auxiliaires dans quatre de ces formations ou si leur division doit rester unie.
— Le mieux serait de les regrouper par paires, capitaine Geary », répondit Tyrosian aussi vite que le lui permettait le délai de transmission de cinq secondes-lumière entre son vaisseau et l’Indomptable. « Titan et Djinn, Gobelin et Sorcière.
— Parfait. Dites-moi où ils devront se rendre dans ce système pour récupérer ce dont nous aurons besoin. Dès que je le saurai, nous pourrons établir un emploi du temps pour d’autres vaisseaux, qui les accompagneront et se chargeront de transborder les nouvelles armes et cellules d’énergie.
— Nous produisons aussi vite que nous le pouvons, lui affirma Tyrosian. Il nous manque surtout des matériaux pour la fabrication de nouvelles cellules énergétiques, mais les Syndics y pourvoiront.
— Colonel Carabali, vos troupes escorteront les équipes des auxiliaires et des autres bâtiments chargés de l’exploitation », ordonna Geary.
Carabali opina, la mine soucieuse. « Capitaine, même en limitant à six le nombre de ces formations, mes fusiliers spatiaux, compte tenu de leurs effectifs limités, se retrouveront confrontés à de grosses responsabilités. Nous devons partir du principe que tout personnel de l’Alliance quittant son vaisseau ou sa navette sera en butte aux attaques de forces du Syndic au sol, régulières ou irrégulières.
— Armer ces matelots nous avancerait-il ? »
Le colonel hésita. « Capitaine, avec tout le respect que je vous dois, je ne suis pas certaine que leur fournir des armes améliorerait leur sécurité. » Carabali se détendit en voyant sourire Geary et les autres officiers. « Sans vouloir vous offenser, affronter ce genre de situation exige une grande expérience et un entraînement spécialisé.
— Je comprends. Ça risque donc de nous ralentir davantage. Nous devrons veiller à n’atterrir que sur les sites que nous pourrons sécuriser. Je ne tiens pas à ce que les Syndics prennent des otages.
— Nous en avons bien plus qu’eux, s’esclaffa le capitaine du Terrible. Près d’un milliard.
— C’est vrai. Mais, même si nous exercions des représailles sur tous, ça ne ramènerait pas nécessairement les nôtres en vie. » Tous opinèrent derechef. Au moins cette logique leur était-elle accessible. « Des questions ? »
S’ensuivit un long silence. Geary les laissa réfléchir. Il tenait à ce que tout, dans la mesure du possible, fût abordé ici même.
« Capitaine Geary, j’aimerais que vous réagissiez à une horrible rumeur qui court dans la flotte et qui est parvenue à mes oreilles, avança avec réticence le capitaine du Vambrace. Anonymement, bien entendu, puisque ceux qui la répandent n’ont pas le courage de se montrer. » Une onde parcourut l’assemblée, due aux réactions diverses des autres commandants. « Ce sont ceux qui prétendent que le portail de l’hypernet aurait été délibérément détruit. »
Geary écarquilla les yeux, cherchant à comprendre le sens de la question. « Bien sûr qu’il l’a été délibérément. Tous vos vaisseaux ont vu les Syndics ouvrir le feu sur lui.
— Non, capitaine. Cette rumeur prétend qu’il fonctionnait encore mais que vous l’auriez détruit vous-même. » Le capitaine du Vambrace fit la grimace. « Il fallait que vous sachiez que ça se dit.
— Pourquoi aurais-je voulu le détruire s’il fonctionnait encore ? s’étonna Geary, trop stupéfait pour se mettre en colère.
— Toujours selon cette rumeur, capitaine… parce que vous vouliez garder le commandement et que vous craigniez qu’on ne vous le confisque après le retour de la flotte. »
Partagé entre explosion de fureur et rire incrédule, Geary abattit sa paume sur la table. « Insensé ! Permettez-moi de vous affirmer, à vous comme à tous les autres, que nul ne désire plus que moi le retour de cette flotte dans l’espace de l’Alliance ! »
À peine avait-il terminé sa phrase qu’un autre officier prenait la parole, la voix blanche d’émotion. « Qui diable pourrait croire à une chose pareille ? »
Sidéré, Geary détourna les yeux et aperçut le commandant du Diamant, puis se rendit compte que ce vaisseau se trouvait encore à vingt secondes-lumière et que cette réflexion ne concernait donc pas sa dernière déclaration mais celle qui l’avait précédée.
« Cette rumeur est pis que méprisable, continua le commandant du Diamant. Mon vaisseau se trouvait sur place et tous ceux qui voudraient consulter son journal de bord y sont aimablement invités. Ce portail était déjà en train de s’effondrer quand nous l’avons atteint. » Il tourna le regard vers Geary. « Je vais vous faire un aveu. Je faisais partie de ceux qu’inquiétait le capitaine Geary, ce qu’il entreprenait et sa manière d’agir. Nombre d’entre vous le savent. Je ne le trouvais pas assez agressif. Mais nous avons chargé vers ce portail ! Nous l’avons chargé à tombeau ouvert et nous avons descendu ces Syndics aussi vite que nous le pouvions, mais ils avaient déjà commis trop de dégâts. Vérifiez sur le journal de bord du Diamant si vous ne me croyez pas. Et, pendant que vous y serez, examinez les relevés de l’intérieur du portail à l’instant de son effondrement. Incroyable, c’est tout ce que je peux en dire. Le capitaine Geary a fait tout ce qu’il fallait. Je me tenais avec lui devant cette porte de l’enfer et j’y retournerai si besoin. »
Un grand silence accueillit la fin de cet exposé. Conscient qu’il lui restait quelque chose à ajouter, Geary prit une longue et lente inspiration. « Mesdames et messieurs, je vous ai déjà dit que j’admirais la vaillance du personnel de cette flotte. Je reconnais volontiers avoir eu des difficultés à appréhender certains des changements, engendrés par un siècle de guerre, qui se sont produits dans la flotte depuis mon époque. Mais je peux à présent vous certifier qu’il y a une chose au moins que je n’ai comprise qu’aujourd’hui. »
Il s’interrompit pour chercher les mots justes. « La flotte que j’ai connue était plus réduite, plus professionnelle et mieux entraînée. Mais elle n’avait pas connu l’épreuve du feu. Pas comme vous, en tout cas. Et, quand l’Indomptable, l’Audacieux et le Diamant se sont plantés devant ce portail et ont campé sur leurs positions sans une seconde d’hésitation alors qu’ils affrontaient une menace si terrifiante que je n’aurais jamais imaginé son existence, j’ai enfin réellement compris à quel point votre courage était grand. Chacun des matelots et des officiers de cette flotte a amplement mérité le droit de se tenir aux côtés des meilleurs hommes et femmes qu’elle a connus. Vous ne pourriez honorer davantage vos ancêtres que vous ne l’avez déjà fait par votre abnégation, votre sens du devoir et votre persévérance devant une guerre apparemment interminable, votre résolution à vous charger du fardeau de la défense de vos foyers. Moi-même, je m’estime infiniment flatté de m’être vu confier le droit de vous commander. Je ramènerai cette flotte chez elle, ne serait-ce que parce les hommes et les femmes que vous êtes méritent amplement que leurs exploits soient rapportés à leurs familles, tout comme vous méritez de rentrer chez vous sains et saufs. Je vous ramènerai à la maison. Vous avez ma parole. »
Il s’interrompit de nouveau, craignant d’avoir trahi trop d’émotion dans ce speech impromptu et spontané, et d’avoir pu leur paraître stupide ou paternaliste. Mais tous le fixaient sans mot dire, le visage solennel. Le commandant du Vambrace reprit finalement la parole. « Merci, capitaine. Tout l’honneur est pour nous. » Nul ne le contredit. Pas à voix haute, tout du moins.
Geary resta assis après la fin de la réunion, quand la présence virtuelle des autres officiers se fut évanouie ; ne restait plus que le capitaine Desjani. Elle sourit, salua et prit congé à son tour, laissant à ses seuls geste et expression le soin de parler pour elle.
Geary s’était souvent demandé pourquoi le destin l’avait fourré dans cette situation, pourquoi il avait perdu tout ce qu’il connaissait et s’était brusquement retrouvé avec un commandement qui dépassait de très loin ses anciennes responsabilités. L’idée qu’il dût s’estimer reconnaissant d’avoir connu tout cela ne lui avait jamais traversé l’esprit. Mais, au souvenir de la solide présence de l’Indomptable, de l’Audacieux et du Diamant devant ce portail, il marmonna une brève prière de remerciements, soulagé d’avoir des vaisseaux et des spatiaux d’un tel calibre à ses côtés.
La nuit avait commencé à bord. Assis dans sa cabine, Geary regardait dans le vague, la tête pleine de souvenirs de la bouche de l’enfer qui béait dans le portail de l’hypernet, quand l’alarme de son écoutille carillonna. S’attendant à voir apparaître le capitaine Desjani, il sursauta à l’entrée de Victoria Rione, dont le visage trahissait une intense émotion. Je devrais sans doute lui en vouloir mortellement de m’avoir sans cesse compliqué la vie depuis Sutrah, mais, comparé à ce que m’a fait Falco, ce n’est pas grand-chose. Rione ne causera pas la perte de nombreux vaisseaux. Il se leva donc et s’exprima courtoisement.
« Madame la coprésidente. Je reconnais volontiers que votre visite me surprend. Vous n’étiez pas passée ici depuis un bon moment.
— Sauf quand vous y avez insisté, répondit-elle calmement.
— Certes. J’espère que vous n’avez pas l’intention de me soumettre le même genre de problèmes que celui dont je vous ai entretenu lors de notre dernière rencontre ici.
— Non. » Elle s’interrompit une seconde, manifestement pour se donner du courage. « J’aimerais vous présenter des excuses, capitaine Geary. »
C’était une surprise. « Des excuses ?
— Oui. » Elle désigna l’hologramme des étoiles qui flottait au-dessus de la table. « Depuis notre dispute de Sutrah, j’ai fait ce que je vous avais promis. J’ai effectué des simulations. J’ai fait prendre à cette flotte tous les itinéraires possibles depuis Sutrah, à partir des points de saut que nous avions envisagé d’emprunter. » Elle hésita encore, les mâchoires crispées. « Tous connaissaient le même dénouement : des pertes, certes mineures, mais s’additionnant de système en système, tandis que nos choix se réduisaient de plus en plus suite aux manœuvres défensives des Syndics, jusqu’à ce que la flotte se retrouve prise en étau entre deux forces supérieures en nombre.
— J’avais donc raison, ne put-il s’empêcher de pavoiser.
— Vous aviez raison, reconnut-elle, la voix coupante. Je l’admets.
— Les conclusions auxquelles j’étais parvenu mentalement, comme je vous l’avais spécifié, étaient donc assez exactes pour correspondre aux prévisions des simulations. »
Elle hocha brièvement la tête, le visage dur. « Vous aviez dit vrai. Ça aussi, je le reconnais. Pardonnez-moi d’avoir mis en doute vos mobiles. »
Il secoua la tête, laissant transparaître son dépit. « Mes mobiles ? Enfer, madame la coprésidente, vous m’avez carrément qualifié de traître à cette flotte et à l’Alliance. Vous vous êtes bel et bien servie du verbe “trahir”, n’est-ce pas ?
— En effet. Et je reconnais m’être fourvoyée. » Les yeux de Rione flamboyaient à présent de ressentiment. « Acceptez-vous mes excuses ?
— Oui. Et je vous en remercie. » Conscient d’en vouloir avant tout à Falco et à ses pareils, il se retenait difficilement de la fustiger de nouveau. « Les dernières semaines ont été épineuses.
— Je sais. » Elle secoua la tête. « La trahison du capitaine Falco a dû être dure à avaler.
— Elle l’aurait sans doute été moins si j’avais pu vous en parler. » Stupéfait d’avoir laissé échapper cet aveu, il regarda Rione et constata qu’elle avait recouvré son impavidité et dissimulait soigneusement ses sentiments. « Vos conseils m’ont manqué.
— Mes conseils. Ravie d’apprendre que vous les appréciez. » Sa voix était plate. « Mais vous n’en avez pas besoin, manifestement. S’agissant de décider de la destination de cette flotte, vous aviez vu plus juste que moi. »
Qu’est-ce qui la mettait en colère, maintenant ? « Madame la coprésidente… » Geary s’escrimait péniblement pour trouver les mots justes. « J’en ai besoin, au contraire. Je ne peux pas me confier à grand monde. Rares sont ceux à qui je peux me fier autant qu’à vous. »
L’expression de Rione était difficilement déchiffrable, mais son regard scrutait le visage de Geary. « Je ne suis sûrement pas la seule personne de cette flotte à qui vous pouvez faire confiance.
— Non. Ce n’est pas seulement ça. C’est… » Il détourna les yeux et se frotta la nuque de la main. « J’apprécie votre présence. »
Le silence s’éternisa puis il la regarda de nouveau et constata qu’elle l’observait encore. « Voyez-vous en moi une amie, capitaine Geary ? »
Il n’y avait pas réfléchi. N’en avait pas eu le courage. « Mon dernier ami est mort voilà bien longtemps.
— Alors acceptez de vous en faire de nouveaux, capitaine Geary ! » Sa colère renouvelée le stupéfia.
« Vous ne… Madame la coprésidente, si je… »
Il se rendit compte avec étonnement que les mots se coinçaient dans sa gorge, qu’il était difficile, ô combien, de parler de ses craintes, de ce qu’il avait éprouvé à son réveil de cette longue hibernation en apprenant que ses amis, ses relations, tous ceux qu’il avait connus étaient morts depuis longtemps.
« Est-ce bien là l’homme qui s’est montré assez intrépide pour conduire la flotte de l’Alliance à Sancerre ? s’enquit-elle d’une voix moqueuse. Le héros de la flotte ? L’homme qui a affronté sans ciller la bouche de l’enfer, mais qui n’ose pas prendre le risque d’accepter une amitié, de peur de la perdre ?
— Vous n’avez aucune idée de l’effet que ça m’a fait, rétorqua-t-il âprement. Quand on m’a ranimé, tous ceux que j’avais connus étaient morts. Tous sans exception.
— Seriez-vous le seul à avoir perdu tous ceux que vous aimiez ? Ou tous ceux qui vous aimaient ? Laissez-vous revivre, capitaine Geary !
— Vous ne pouvez pas… »
Le visage de Rione trahit brièvement sa fureur. « Un homme que j’aimais plus que la vie est mort, capitaine Geary, une victime de plus de cette horrible et interminable guerre ! C’est arrivé voilà plus d’une décennie, mais, en fermant les yeux, je le revois encore très nettement. Il m’a fallu choisir entre me laisser mourir et m’efforcer de revivre. Je savais ce qu’il aurait souhaité. Je ne nierai pas que ç’a été dur, mais j’ai recommencé à vivre. »
Il la fixa quelques secondes. « J’en suis navré. Sincèrement. »
Sa fureur s’évanouit, cédant la place à la lassitude. « Bon sang, John Geary, personne n’avait encore réussi à me faire perdre mon sang-froid. Pas depuis sa mort.
— Que vous importe ? demanda-t-il, un peu éberlué. Pourquoi vous souciez-vous de ce que je pense ? De ce qui m’arrive. »
Elle mit un moment à répondre. « Je m’en soucie. Vous êtes un homme remarquable, capitaine Geary. Même quand vous vous montrez formidablement exaspérant.
— Vous me détestez !
— Je ne vous ai jamais détesté ! riposta-t-elle du tac au tac avant de faire la grimace. Ce n’est pas entièrement vrai. Quand j’ai cru que vous trahissiez cette flotte, que vous m’aviez trompée et manipulée, j’ai effectivement détesté les intentions que je vous prêtais.
— Vous m’avez accusé de vous avoir trahie personnellement, en même temps que la flotte. »
Elle acquiesça. « Je vous l’ai dit, je croyais que vous m’aviez manipulée. Ce n’était pas seulement mon orgueil qui était froissé. Je me suis laissée aller à vous croire. À… À me prendre d’affection pour vous. »
Il secoua la tête, à nouveau mystifié. « De l’affection pour moi, madame la coprésidente ? »
Rione leva les yeux au ciel comme pour quêter son soutien. « Vous êtes tellement doué pour manœuvrer la flotte, mais aussi tellement nul quand il s’agit de comprendre ce que ressent autrui. Je vous aime bien depuis un certain temps, capitaine Geary. Si je ne m’étais pas entichée de vous, en dépit de mon instinct qui me soufflait de m’écarter de vous, qui me disait de me méfier de vous, que vous n’étiez pas sincère, cette trahison que je vous ai attribuée ne m’aurait pas mise dans une telle fureur. »
Geary se demanda brièvement si son ébahissement était perceptible. « Vous vous méfiez de moi, mais vous m’aimez bien ?
— Oui. Jamais je ne me fierai à Black Jack Geary, précisa-t-elle avec un sourire désabusé. Mais j’en suis venue à apprécier John Geary. Quand il ne me rend pas chèvre. Qui donc êtes-vous ?
— John Geary, madame la coprésidente. Du moins je l’espère.
— Madame la coprésidente ? C’est sa présence à elle que vous souhaitez ? Si vous voyez en moi une amie, si vous vous souciez quelque peu de moi, appelez-moi Victoria, John Geary ! »
Il la scruta encore. « Me soucier de vous ? C’est le cas. Je ne me suis rendu compte du plaisir que je prenais à votre compagnie que lorsque vous m’en avez privé.
— J’attends.
— Victoria.
— Ce n’était pas si dur, n’est-ce pas ? »
Il lâcha un petit rire puis se rassit. « Pourtant si.
— Réessayez. Ce sera peut-être plus facile. »
Il la dévisagea en se demandant où elle voulait en venir. « Très bien. Victoria. »
Elle s’assit à côté de lui, le visage soudain assombri. « Vous n’êtes pas la seule personne esseulée de cette flotte, John Geary. Ni la seule qui ne sache vers qui se tourner pour trouver du réconfort.
— Je le sais. Mais je savais seulement ce que j’éprouvais. Vous voir et vous parler me manquait.
— Pourquoi ne m’en avoir rien dit ? »
Il secoua piteusement la tête. « Vous le savez aussi bien que moi. Outre votre refus de m’adresser la parole, je suis le commandant de cette flotte. À moins d’être certain de son consentement, je ne peux rien entreprendre avec un civil qui n’entre pas dans le cadre de mes activités professionnelles. Je dispose d’un trop grand pouvoir pour en faire autrement, même si la fréquentation de tous ceux qui ne relèvent pas de mon autorité ne m’est pas déjà interdite pour d’autres motifs.
— Et tout le monde dans cette flotte est sous votre commandement, lâcha-t-elle. Sauf une seule personne. Ma fréquentation ne vous est pas interdite.
— Non, mais… vous non plus ne pouvez faire abstraction de cette autorité. Nul ne peut simplement voir en moi l’homme que je suis. Les gens voient quelqu’un qui pourrait abuser de son autorité, leur forcer la main ou les récompenser pour de mauvaises raisons. Je dois absolument m’abstenir d’en donner ne serait-ce que l’impression. C’est ainsi.
— Nombre d’entre eux, en vous regardant, ne voient que Black Jack Geary.
— Ouais. » Il haussa les épaules. « Étant la perfection incarnée, Black Jack n’envisagerait même pas d’agir de manière inique. J’en suis persuadé. Quelle que soit l’affection qu’il porte à une femme.
— Oh ! M’aimeriez-vous donc tant que ça, John Geary ? »
Il ne put réprimer un sourire. « Quand vous ne me faites pas tourner chèvre.
— Pourquoi, en ce cas, craignez-vous de me le montrer sur-le-champ ? Comptez-vous agir ou allez-vous vous contenter de parler ? »
Il croyait avoir eu son content de surprises pour la journée mais, visiblement, ce n’était pas fini. Il la fixa de nouveau. « Hein ? »
Elle sourit, le stupéfiant davantage. « Nous sommes déjà convenus que ma fréquentation ne vous est pas interdite. Que nous sommes deux solitaires en quête de réconfort, qui ont perdu tous ceux qu’ils aimaient. Et deux individus à qui sont échues de hautes responsabilités qu’ils ne peuvent pas partager. J’aimerais donc que vous me montriez jusqu’à quel point vous m’aimez. »
Geary s’était préparé à nombre d’éventualités durant le séjour de la flotte dans le système de Sancerre, mais celle-là n’en faisait pas partie. Il se borna à la dévisager, totalement pris de court.
Rione secoua la tête ; elle souriait toujours. « À croire que vous n’avez jamais embrassé une femme. »
Le doute n’était plus permis. Elle parlait sérieusement. Il s’était résigné à une chasteté au moins équivalente à son isolement affectif, mais il s’était manifestement trompé. « Si fait. Mais pas depuis un siècle.
— Je suis bien certaine que vous n’avez pas oublié comment on s’y prend.
— J’espère que non.
— Alors prouvez-le. Pour un héros intrépide, vous vous montrez parfois bien timoré. »
Curieusement, ce baiser lui donnait l’impression d’être réellement le premier depuis près d’un siècle. « Que se passe-t-il, madame la coprésidente ? »
Rione secoua la tête puis leva de nouveau les yeux au ciel, mimant cette fois le désespoir. « Madame la coprésidente ne répondra pas.
— Vous m’en voyez navré, répondit-il en feignant un ton officiel. Que se passe-t-il, Victoria ?
— J’essaie de vous séduire, John Geary. Vous ne vous en êtes pas encore aperçu ? Comment pouvez-vous vous montrer si évaporé avec moi, alors que vous êtes capable de prévoir ce que feront les Syndics dans les trois prochains systèmes stellaires ? »
Il la fixa longuement avant de répondre. « Les Syndics sont plus transparents. Pourquoi, Victoria ? »
Elle soupira. « Vous êtes probablement le seul spatial de l’univers à poser la question à sa partenaire avant l’amour plutôt qu’après. J’ignore pourquoi. Peut-être parce que, aujourd’hui, nous avons plongé tous les deux le regard dans l’infini et survécu à l’expérience. Quelle importance ? »
Geary laissa encore passer un moment. « Sans doute parce que vous avez beaucoup de valeur à mes yeux. » Elle eut un sourire sincère, qui la rendit encore plus jolie, et il embrassa ce sourire. Avant qu’il ait eu le temps de s’écarter, il sentit ses bras l’enlacer et décida de n’en rien faire.
Ainsi qu’il en donna la preuve, Geary ne se souvenait pas que de la manière d’embrasser une fille. Quand le corps de Victoria Rione s’arqua enfin sous le sien, plusieurs menues initiatives lui étaient revenues assez précisément pour satisfaire sa partenaire. Alors qu’ils s’effondraient tous les deux sur la couchette, épuisés, il se rendit compte que, pour la première fois depuis qu’on l’avait décongelé et sorti de son module de survie, il ne ressentait plus la présence d’aucune trace de glace dans son corps ni dans son âme. Cette révélation le réjouit autant qu’elle l’effraya.