Chapitre VIII

Tout était encore très calme à bord du Séléné, mais c’était maintenant le calme du sommeil, et non plus celui de la mort imminente. Avant longtemps, tous les gens se réveilleraient, pour saluer un jour nouveau qu’ils avaient eu très peur de ne jamais voir.

Pat Harris était perché en équilibre très instable sur le dossier d’un fauteuil, pour réparer au plafond le câble électrique qui donnait la lumière. Il était heureux que la foreuse n’ait pas passé à cinq millimètres plus à gauche, car le câble de la radio aurait été coupé lui aussi et la réparation aurait été beaucoup plus compliquée.

— Docteur, fit Pat, tout en enroulant son ruban isolant, voulez-vous actionner l’interrupteur du circuit 3.

Les ampoules du réseau principal s’allumèrent aussitôt, dispensant dans la cabine une clarté qui sembla aveuglante par comparaison avec la petite lueur rouge qu’ils avaient avant. Au même instant, un bruit volumineux, explosif, inattendu et alarmant faillit faire perdre l’équilibre à Pat Harris. Mais avant d’avoir atteint le plancher, il avait compris de quoi il s’agissait. C’était un éternuement !

Les passagers commençaient à remuer. Peut-être avait-on poussé un peu trop la réfrigération de la cabine, car il y faisait maintenant très froid.

Il se demanda quel serait le premier de ses compagnons à se réveiller. Il espérait que ce serait Suzan. Ils pourraient ainsi parler en toute tranquillité, pendant un moment tout au moins. Après les épreuves qu’ils avaient vécues ensemble, Pat ne considérait pas en effet que le docteur McKenzie fût un témoin gênant – mais Sue, peut-être, ne verrait pas les choses sous le même angle.

Le capitaine se précipita vers la première personne qui se mit à bouger sous ses couvertures, afin de lui prêter assistance. Mais il s’arrêta une seconde en voyant qui c’était, et poussa un petit grognement de déception.

On ne peut pas gagner à tous les coups ! Et un capitaine doit faire son devoir, quel qu’il soit. Il se pencha vers le corps recroquevillé qui essayait de se redresser et il demanda avec beaucoup de sollicitude :

— Comment vous sentez-vous, Miss Morley ?


* * *

Avoir été accaparé par la télévision était à la fois la meilleure et la pire des choses qui ait pu arriver au docteur Lawson. Cela avait fortifié sa confiance en lui-même, en le convainquant que le monde qu’il avait toujours affecté de mépriser était réellement intéressé par ses capacités scientifiques. (Il ne se rendait pas compte que cet intérêt était éphémère et qu’on le laisserait tomber dès que l’affaire du Séléné serait terminée.) Cela lui avait donné la possibilité d’exprimer son amour et son dévouement très sincères pour l’astronomie – une passion qui avait d’ailleurs été quelque peu refroidie par le fait de vivre exclusivement dans un milieu d’astronomes. En outre cette affaire – et c’était aussi une chose agréable – lui avait rapporté pas mal d’argent.

Mais l’émission à laquelle il participait maintenant était presque de nature à le confirmer dans sa vieille opinion que les représentants de l’espèce humaine, quand ils ne sont pas des brutes, sont des fous. Cela, toutefois, n’était guère la faute des Informations Interplanétaires, qui n’avaient pas pu résister au désir de combler le vide pendant les heures où rien de spectaculaire ne se passait sur le radeau.

Le fait que Lawson se trouvait sur la Lune et que ceux qu’il allait étriller étaient sur la Terre n’avait présenté qu’un problème mineur que les techniciens de la T.V. avalent déjà résolu à maintes reprises dans le passé. Toutefois l’émission n’était pas donnée en direct ; elle avait été enregistrée, afin que l’on pût couper les silences dans le dialogue dus au fait que les ondes devaient parcourir le chemin de la Terre à la Lune ou vice-versa. Ces silences, bien que brefs, auraient été agaçants pour le téléspectateur. Celui-ci, non prévenu, aurait été incapable de se rendre compte qu’il suivait une discussion se déroulant sur presque quatre cent mille kilomètres.

L’Ingénieur en Chef Lawrence, couché sur le dos dans la mer de poussière, et contemplant le ciel vide, écoutait cette émission. C’était la première fois qu’il pouvait prendre quelque repos depuis il ne savait plus combien d’heures. Mais son esprit était encore trop actif pour qu’il lui fût possible de dormir. En outre, il n’avait jamais su comment faire pour se livrer au sommeil dans un scaphandre, et il n’éprouvait pas le besoin de l’apprendre maintenant car le premier des igloos qui devaient être amenés sur les lieux avait déjà quitté Port Roris et serait bientôt là. Alors il pourrait confortablement prendre un repos bien gagné et dont il avait le plus grand besoin.

Malgré toutes les affirmations des fabricants, personne ne pouvait se comporter efficacement dans un scaphandre pendant plus de vingt-quatre heures – et cela pour toutes sortes de raisons évidentes et pour d’autres qui l’étaient moins. Il y a, par exemple, cette irritante incommodité – connue sous le nom de « démangeaison des astronautes » – qui affecte le bas du dos ou des endroits moins accessibles encore, et qui se manifeste lorsqu’on a été emprisonné toute une journée dans un scaphandre. Les médecins déclarent que ce mal est purement psychologique, et plusieurs d’entre eux, spécialistes de l’espace, sont héroïquement restés enfermés pendant une semaine et plus dans cette étroite prison pour prouver qu’ils avaient raison. Mais cette démonstration n’eut aucun effet général.

La mythologie des scaphandres est un sujet immense et complexe. On n’a jamais su exactement pourquoi le fameux modèle de 1970 était appelé « La Fille d’Acier », ni pourquoi celui de 2010 était nommé « La Chambre des Horreurs. » Mais pour ce dernier toutefois, d’aucuns prétendent qu’il avait été dessiné par une femme-ingénieur assez sadique, et résolue à se venger diaboliquement sur le sexe opposé.

Mais Lawrence se sentait relativement à l’aise dans le modèle qu’il portait, tandis qu’il écoutait d’enthousiastes amateurs exposer leurs idées. Peut-être, se disait-il – bien qu’il jugeât la chose improbable – y aurait-il, parmi les élucubrations de ces penseurs déchaînés, une vue pratique et utilisable ? Pareille chose était déjà arrivée. C’est pourquoi il écoutait les suggestions présentées beaucoup plus patiemment que ne le faisait le docteur Lawson lui-même. Celui-ci, c’était visible, ne pouvait pas souffrir les inventions des fous.

Il était en train de bousculer un ingénieur amateur de Sicile, qui proposait d’évacuer la poussière autour du bateau aux moyens de jets d’air dirigés de façon convenable. Ce projet était typique, et donnait une idée de ce qu’étaient les autres. Même quand ceux-ci ne contenaient pas une erreur scientifique fondamentale, ils ne résistaient pas à un examen sur le plan pratique. On pouvait évidemment « souffler » la poussière, mais à condition d’avoir une provision d’air illimitée ! Tandis que le Sicilien parlait avec volubilité dans un mélange d’italien et d’anglais, Lawson s’était livré à quelques rapides calculs.

— J’estime, Signor Gustalli, dit-il, qu’il vous faudrait au moins cinq tonnes d’air par minute pour faire dans la poussière un trou assez grand pour qu’il soit utilisable. Or il est absolument impossible d’en amener en telle quantité sur les lieux.

— Mais vous pourriez récupérer l’air et vous en servir indéfiniment.

— Je vous remercie, Signor Gustalli, trancha le directeur du débat. Voici maintenant Mr. Robertson de London, Ontario. Quel est votre plan, Mr. Robertson ?

— Je suggère une congélation.

— Une minute, protesta Lawson. Comment pensez-vous congeler de la poussière ?

— D’abord, je la saturerais d’eau. Ensuite j’y plongerais des tubes réfrigérateurs et transformerais toute la masse en glace. Cela maintiendrait la poussière en place et ensuite il serait facile de creuser jusqu’au bateau.

— C’est une idée intéressante, admit Tom comme à regret. En tout cas elle n’est pas aussi folle que celles qu’on nous a proposées jusqu’ici. Mais la quantité d’eau qui serait nécessaire dépasse les possibilités. Rappelez-vous que le bateau est sous une couche de quinze mètres de poussière.

— Qu’est-ce que cela représente en pieds ? demanda le Canadien sur un ton qui indiquait qu’il était encore un adversaire résolu du système métrique.

— Cinquante pieds – comme vous le savez certainement. Tout compte fait – d’après les calculs auxquels je viens de me livrer rapidement – il faudrait, pour que l’opération fût efficace, au moins cent tonnes d’eau. Et avez-vous songé au poids que représenterait le matériel de réfrigération ?

Lawrence était très impressionné par les démonstrations de l’astronome. A l’inverse de beaucoup d’hommes de science qu’il avait connus, Lawson possédait un sens très poussé des réalités pratiques. Il était aussi un calculateur rapide. Habituellement, quand un astronome ou un physicien se livrait mentalement à une prompte estimation, il commettait des erreurs parfois considérables, des écarts presque incroyables. Pour autant que Lawrence pouvait en juger, Tom voyait juste du premier coup.

Mais il fut coupé court au thème réfrigérateur du Canadien qui fut remplacé par un gentleman africain. Celui-ci proposait une méthode opposée : la chaleur. Il désirait voir utiliser un énorme miroir concave concentrant les rayons du soleil sur la poussière afin de la porter à l’état de fusion et de la transformer ainsi en une masse immobile.

Il était visible que Tom avait les plus grandes difficultés à garder son sang-froid. L’avocat du fourneau solaire était un de ces autodidactes entêtés qui refusent d’admettre qu’ils ont pu faire une erreur de calcul. La discussion commençait à devenir violente quand l’Ingénieur en Chef entendit une voix beaucoup plus proche.

— Les « glisseurs » arrivent, Mr. Lawrence.

Lawrence roula sur lui-même afin de s’asseoir dans la poussière et grimpa sur le radeau. Il vit aussitôt les esquifs qui se profilaient à l’horizon. C’étaient Glisseur I, et aussi Glisseur III. Ce dernier avait fait un voyage long et coûteux. Il venait du Lac de la Sécheresse, l’équivalent, en plus petit, sur l’autre face de la Lune, de la Mer de la Soif. Son voyage avait été une sorte d’épopée dont personne d’ailleurs ne saurait jamais rien, sauf la poignée d’hommes qui l’avaient accompli.

Chaque « glisseur » remorquait deux traîneaux, sur lesquels était entassé du matériel. Lorsqu’ils se furent rangés le long du radeau, la première chose que l’on déchargea fut une grande caisse d’emballage contenant l’igloo. Le gonflement de celui-ci était un spectacle impressionnant. Lawrence n’avait jamais autant désiré que cela se fit vite. (Le doute n’était plus possible : il souffrait de la « démangeaison des astronautes ».) L’installation de l’igloo était complètement automatique. On brisait un sceau et on abaissait deux leviers séparés – c’était une sauvegarde contre la désastreuse possibilité d’un déclenchement accidentel. Ensuite, il n’y avait plus qu’à attendre.

Lawrence n’eut pas à attendre bien longtemps. Les parois de la caisse tombèrent, révélant une masse compliquée mais pliée très serré et de couleur argentée. Cette masse se mit en mouvement et sembla se débattre comme une créature vivante. Lawrence avait vu une fois un insecte sortir de sa chrysalide, avec ses ailes encore toutes froissées. Il y avait entre les deux choses une étrange analogie. L’insecte toutefois avait mis une heure pour atteindre sa grosseur et sa splendeur définitive. L’igloo, lui, ne mettait que trois minutes.

Tandis que le générateur d’air envoyait une atmosphère dans cette masse flexible, celle-ci grossissait et se raidissait par à-coups. Elle avait maintenant un mètre de haut et s’élargissait plus encore qu’elle ne s’élevait. Quand elle eut atteint les limites de son expansion au sol, elle se remit à prendre de la hauteur, et l’on vit surgir la valve d’entrée du dôme principal. Toute cette opération donnait l’impression qu’elle était accompagnée de sifflements et de sortes de gémissements laborieux. Il semblait étonnant qu’elle se déroulât dans un silence total.

En très peu de temps ce mouvant édifice eut presque atteint ses dimensions définitives. On comprenait alors pourquoi on lui avait donné le nom d’igloo. Bien qu’elle ait été conçue pour offrir un abri contre un milieu naturel tout différent – mais hostile d’une façon analogue – la maison de neige des Esquimaux avait eu autrefois exactement la même forme. Le problème technique avait été le même. La solution aussi.

Il fallait plus de temps pour installer les accessoires que pour gonfler l’igloo. Les couchettes, les chaises, les tables, les placards, l’appareillage électronique, devaient être introduits par la valve d’entrée. Les objets les plus gros passaient tout juste, mais passaient, car leurs dimensions avaient été calculées en conséquence – à quelques centimètres près. Finalement il y eut un appel par radio venu de l’intérieur du dôme :

— Tout est prêt. Vous pouvez entrer.

Lawrence ne perdit pas de temps pour répondre à cette invitation. Il commença à enlever les accessoires de son scaphandre avant même de pénétrer dans la valve. Dès qu’il eut franchi les deux portes et fut à l’intérieur du dôme, il quitta son casque et entendit aussitôt les voix de ses assistants qui lui parvenaient directement.

C’était une chose merveilleuse que de se sentir à nouveau libre de ses mouvements, de pouvoir se gratter, remuer sans gêne, parler à ses compagnons sans le recours de la radio. Dans la cabine de douche grande comme un cercueil il fit disparaître de son corps la puanteur du scaphandre. Il se sentit ensuite apte à reprendre sa place dans la société humaine. Il se vêtit d’un short – on ne portait jamais rien d’autre à l’intérieur d’un igloo – et il s’assit pour conférer avec ses assistants.

La plus grande partie du matériel dont il avait ordonné l’envoi était arrivé. Le reste serait apporté par Glisseur II au cours des prochaines heures. Tandis qu’il examinait les inventaires, le sentiment lui vint qu’il était de plus en plus maître de la situation. L’oxygène, sauf catastrophe imprévue, était désormais assuré aux naufragés. Ceux-ci commençaient à être à court d’eau. Eh bien, il pourrait y être remédié aisément. Pour la nourriture, ce serait un peu plus difficile, mais ce serait une question d’emballage approprié. Les services du ravitaillement avaient déjà mis au point des spécimens de chocolat, de viande comprimée, de fromage et même de galettes emballés dans des cylindres de trois centimètres de diamètre. Bientôt il serait possible d’en expédier, par les tubes à air, dans la cabine du Séléné. Cela remonterait le moral des passagers.

Mais tout cela était moins important que les recommandations faites par le « brain trust » de Lawrence. Celles-ci se présentaient sous la forme d’une douzaine d’épures et de six pages dactylographiées. Lawrence lut celles-ci avec le plus grand soin, donnant de loin en loin des signes d’approbation. Il était déjà arrivé aux mêmes conclusions générales, et ne voyait pas la possibilité d’autres solutions.

Quel que doive être le sort des passagers, le Séléné avait en tout cas fait son dernier voyage.

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