Chapitre VI

Lawrence aperçut l’Auriga alors qu’il était encore à quinze kilomètres des Montagnes Inaccessibles. Il eût d’ailleurs été difficile de ne pas le voir, car c’était un objet remarquable, dont la coque de métal et de matière plastique brillait au soleil.

— Que diable est-ce là ? se demanda-t-il.

Mais il ne tarda pas à se donner la réponse. Il était évident que c’était un astronef. Et il se rappela avoir entendu à Port Roris de vagues rumeurs concernant un vaisseau de l’espace qui avait été loué par une entreprise d’informations pour aller dans ces montagnes. Ce n’était pas son affaire, bien qu’à un moment donné il ait lui-même examiné la possibilité de transporter jusque-là par astronef le matériel qui lui serait nécessaire, afin d’éviter la fastidieuse traversée de la Mer de la Soif. Malheureusement l’idée était irréalisable. Il n’y avait aucun point d’atterrissage assez sûr à moins de cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer. La terrasse qui avait si bien convenu à l’Auriga était beaucoup trop haute pour pouvoir être utilisée.

L’Ingénieur en Chef se demanda si cela lui plairait beaucoup de savoir que tous ses mouvements seraient observés par les téléobjectifs installés sur ces montagnes ? Mais il n’y pouvait rien. Il avait déjà repoussé une tentative faite par un reporter d’installer une caméra sur un de ses « glisseurs », au grand soulagement (mais cela, Lawrence ne le savait pas) des Informations Interplanétaires, tandis qu’au contraire les autres agences s’étaient considérées comme terriblement frustrées.

A la réflexion, il se dit que ce serait peut-être une bonne chose d’avoir un astronef à quelques kilomètres de lui. Il serait utile d’avoir un canal d’informations supplémentaire, et peut-être même l’astronef pourrait-il rendre encore d’autres services. Peut-être pourrait-il offrir un abri en attendant que les igloos soient installés sur place ?

Où était la sonde servant de repère ? Certainement on devait déjà pouvoir la remarquer… Pendant quelques instants, qui lui furent très pénibles, Lawrence se demanda si elle n’avait pas chaviré et disparu dans la poussière. Cela naturellement ne les empêcherait pas de retrouver le Séléné mais il leur faudrait perdre cinq ou dix minutes, alors que chaque seconde avait une importance vitale.

Il poussa un soupir de soulagement. S’il avait eu du mal à voir le tube métallique, c’est parce que celui-ci ne se détachait pas très nettement sur le fond de montagnes.

Le pilote du « glisseur » avait déjà repéré leur objectif et avait modifié légèrement sa course pour se diriger droit sur lui.

Les deux « glisseurs » firent halte, encadrant la sonde, et dans l’instant même l’endroit devint le centre d’une activité fébrile. Huit hommes en scaphandres se mirent à décharger à toute allure des paquets ficelés et les gros réservoirs cylindriques. Ils travaillaient en observant très exactement les consignes qui leur avaient été données.

Rapidement le radeau commença à prendre forme tandis que les armatures métalliques étaient mises en position autour des bonbonnes. Le plancher, fait de fibre de verre légère, fut fixé aussitôt.

Jamais, dans toute l’histoire de la Lune, aucune installation n’avait été montée avec un tel luxe de publicité – grâce aux yeux attentifs qui, dans la montagne, observaient l’opération. Mais dès qu’ils furent en plein travail, les huit hommes oublièrent totalement que des millions de regards pesaient sur leurs épaules. Tout ce qui comptait pour eux maintenant était d’achever le radeau et de fixer les tuyaux devant apporter la vie aux sinistrés.

Toutes les cinq minutes au moins, Lawrence se mettait en contact avec le Séléné, informant Pat Harris et McKenzie des progrès de leur travail. Le fait qu’en même temps il informait des millions de téléspectateurs qui attendaient anxieusement effleurait à peine son esprit.

Finalement, au bout de vingt minutes incroyablement longues, la foreuse fut en place : sa première section de cinq mètres de long était suspendue comme un harpon prêt à plonger dans la mer. Mais ce harpon était destiné à apporter la vie, et non pas la mort.

— Nous descendons, dit Lawrence. La première section est en mouvement.

— Vous ferez bien de vous dépêcher, murmura Pat. Je ne pourrai pas tenir beaucoup plus longtemps maintenant.

Pat Harris avait la sensation de se mouvoir dans un brouillard. Il ne pouvait même pas se rappeler si ce brouillard avait toujours été là. En dehors de la souffrance diffuse qu’il éprouvait dans ses poumons, il ne se sentait pas réellement malade – mais il était incroyablement fatigué. Il se comportait un peu comme un robot, accomplissant une tâche dont il avait depuis longtemps oublié le sens, si toutefois il l’avait jamais connu. Il tenait dans sa main une clé anglaise. Il l’avait prise dans la caisse à outils quelques heures plus tôt, sachant à ce moment-là qu’il en aurait besoin. Peut-être cette clef, le moment venu, lui rappellerait-elle ce qu’il devait faire.

Il entendait – mais venant de très loin, lui semblait-il, – des bribes de conversation qui de toute évidence ne lui étaient pas destinées. Quelqu’un avait dû oublier de fermer le circuit.

— Nous aurions dû arranger cela de façon à pouvoir dévisser d’ici la tête foreuse qui est au bout du tuyau. Car que se passerait-il si elle était trop faible ?

— Nous devions prendre ce risque. Un ajustement plus compliqué nous aurait demandé au moins une heure. Donnez-moi cela…

Les voix se turent. On avait fermé le circuit. Mais Pat en avait entendu assez pour se mettre en colère – tout au moins dans la mesure où pouvait le faire un homme se trouvant dans l’état de semi-hébétude où il était. Ah ! Il leur montrerait comment travailler… Lui et son bon copain le docteur Mac… Mac quoi ? Il ne pouvait même plus se rappeler le nom.

Il fit tourner son siège mobile et regarda la cabine, qui lui parut ressembler à une scène de carnage. Pendant un moment, il ne put pas retrouver le physicien parmi les autres corps affalés. Mais finalement il l’aperçut. McKenzie était agenouillé auprès de Mrs Williams, et il semblait bien que l’anniversaire du jour de la mort de cette pauvre femme se situerait tout près de son anniversaire de naissance. Le physicien maintenait sur le visage de la mourante le masque à oxygène, sans même se rendre compte qu’il n’entendait plus le petit sifflement caractéristique du gaz sortant du cylindre et que la jauge avait depuis un moment déjà atteint le point zéro.

— Nous approchons de la coque, disait la radio. Vous allez nous entendre d’un instant à l’autre.

Déjà ? se dit Pat. Mais, naturellement, un tube lourd devait descendre à travers la poussière presque aussi rapidement qu’on l’y laissait glisser. Et Pat eut le sentiment qu’il était encore quelque peu lucide pour faire de telles déductions.

Bang ! Quelque chose venait de frapper le toit. Mais où ?

— Je vous entends, murmura-t-il. Vous nous avez atteints.

— Nous le savons, reprit la voix. Nous pouvons sentir le contact. Mais c’est à vous de faire le reste. Pouvez-vous nous dire où la foreuse a touché le toit ? Est-ce dans un espace libre ou au-dessus de canalisations électriques ? Nous allons la soulever et l’abaisser plusieurs fois pour vous aider à la localiser.

Pat se sentit terriblement peiné… Ce n’était pas bien qu’on lui demandât de décider d’une chose aussi compliquée.

Bang ! Bang ! Bang ! La foreuse cognait contre le toit. Mais en quel point ? Il n’aurait pas pu, même si sa vie avait été en jeu (et la formule en l’occurrence était particulièrement appropriée) indiquer la position exacte du son. Mais de toute façon ils n’avaient plus rien à perdre.

— Allez-y, murmura-t-il. Vous êtes dans un espace libre.

Sa voix était si faible qu’il dut répéter cela deux fois pour qu’on le comprenne.

Instantanément – ils étaient rapides, là-haut – la pointe foreuse se mit à tourner et à bourdonner sur la face externe de la coque. Il entendait ce bruit très distinctement. C’était un bruit plus beau que n’importe quelle musique.

La pointe foreuse traversa le premier obstacle en moins d’une minute. Il l’entendait travailler, puis elle s’arrêta net quand le moteur fut coupé. La coque externe était percée. L’opérateur fit descendre alors la pointe de quelques centimètres, jusqu’à la coque interne et se remit à forer.

Le son était maintenant beaucoup plus fort, et il était devenu facile de le localiser exactement. Pat se sentit quelque peu déconcerté en s’apercevant que la foreuse opérait presque au-dessus du câble électrique principal, qui passait au milieu du toit. Si l’outil le coupait…

Lentement, les jambes vacillantes, il se leva et se rapprocha de la source du bruit. Il allait l’atteindre quand il y eut une averse de poussière tombant du plafond. Les lumières vacillèrent. Les ampoules s’éteignirent.

Par bonheur, les lampes de secours étaient restées allumées. Il fallut aux yeux de Pat quelques secondes pour s’adapter à la faible lueur rougeâtre. Puis il vit qu’un tube de métal pendait du plafond. Ce tube descendit lentement, jusqu’à ce qu’il se fût avancé d’un mètre dans la cabine, et il s’immobilisa.

La radio parlait. Quelqu’un devait dire, Pat le savait, quelque chose de très important. Il essaya de donner un sens à ce qu’il entendait. Mais déjà, machinalement, il avait mis sa clef anglaise sur la tête foreuse et il l’ajustait pour pouvoir dévisser.

— Ne dévissez pas la pointe tant que nous ne vous l’aurons pas demandé, disait une voix lointaine. Nous n’avons pas encore eu le temps de fixer un joint au tuyau, à l’autre bout. Il est ouvert sur le vide. Nous vous dirons quand nous serons prêts. Je vous répète : ne touchez pas à la tête foreuse…

Pat aurait bien voulu que cet homme cessât de l’embêter. Il savait parfaitement ce qu’il avait à faire. S’il tournait de toutes ses forces avec sa clef… eh bien… la tête foreuse tomberait… et de nouveau… il pourrait respirer.

Il essaya de faire tourner la clef. Pourquoi n’y parvenait-il pas ? Il essaya encore.

— Oh ! Mon Dieu ! cria la radio. Arrêtez ! Nous ne sommes pas prêts… Vous allez perdre tout l’air qui est dans la cabine !

Une minute ! pensa Pat, sans avoir pris garde à ce qu’on lui disait. Il y a quelque chose qui ne va pas… Un écrou peut tourner dans un sens… Ou dans l’autre… Supposons que je l’aie serré au lieu de l’ouvrir ?

Tout cela était horriblement compliqué. Il regarda sa main droite, puis sa main gauche, ce qui ne l’aida pas à comprendre. Pas plus que ne l’aidait cet homme stupide qui hurlait à la radio. Eh bien, il pourrait essayer dans l’autre sens et voir si cela allait mieux.

Avec une sorte de dignité bizarre, il fit complètement le tour du tube, un bras passé autour de celui-ci. Il prit la clef à deux mains, s’appuyant sur elle pour ne pas tomber. Pendant un moment il resta ainsi, la tête penchée.

— C’est un périscope… grommela-t-il. Mais par le diable, qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

Il n’en avait aucune idée. Mais il avait entendu un jour parler de périscopes, et sa remarque lui semblait justifiée.

Il était encore en train de réfléchir à ces choses difficiles quand la tête foreuse, aisément et doucement, se mit à se dévisser sous le seul effet de la traction que Pat, sans s’en rendre compte, exerçait sur elle.

A quinze mètres au-dessus du bateau, l’Ingénieur en Chef Lawrence et ses assistants restèrent un instant paralysés par l’horreur. Ce qui se passait, ils ne l’avaient jamais imaginé. Ils avaient pensé à une foule d’autres incidents possibles, mais pas à celui-là.

— Coleman, Matsui ! hurla Lawrence. Vite, vite, pour l’amour de Dieu, ajustez le tube d’oxygène…

Mais tandis qu’il criait il savait que ce serait trop tard. Il y avait encore deux joints à poser avant que le circuit d’oxygène ne fût clos. Et, naturellement, il s’agissait de joints vissés et non de joints rapidement ajustables. Encore une de ces petites choses qui pendant mille ans n’auraient aucune importance mais qui, dans l’instant présent, pouvaient faire toute la différence entre la vie et la mort.

Comme Samson dans son moulin, Pat tournait autour du tuyau. Il tenait à deux mains le manche de la clef anglaise et le poussait devant lui. Il le faisait sans effort, malgré son état d’extrême faiblesse. La tête foreuse s’était déjà dévissée de plus de deux centimètres. Dans quelques secondes, sans nul doute elle allait se détacher…

Ah ! Ça y était presque… Il put entendre un léger sifflement, qui se fit plus net tandis qu’il continuait à dévisser. Naturellement, c’était l’oxygène qui arrivait dans la cabine. Dans quelques secondes, il pourrait respirer de nouveau, et tous ses tourments disparaîtraient.

Le léger sifflement était devenu un bruit terrible et menaçant. Pour la première fois, Pat, commença à se demander si ce qu’il faisait était bien ce qu’il fallait faire. Il regarda pensivement la clef anglaise et se gratta la tête. Le raisonnement très lent qu’il fit alors l’amena à conclure qu’il n’avait pas commis d’erreur. Si toutefois la radio lui avait à ce moment-là donné des ordres, il aurait probablement obéi. Mais la radio se taisait.

Eh bien, il fallait se remettre au travail… Jamais au cours de sa vie, il n’avait eu une migraine aussi violente. Il recommença à pousser la clef anglaise. Et il tomba de tout son long, le visage en avant, quand la tête foreuse se détacha.

Au même instant la cabine s’emplit d’un grondement de tempête. Un tourbillon d’air souleva tous les papiers qui étaient là, comme le vent d’automne emporte les feuilles mortes. Un brouillard de condensation se forma dans l’air soudain refroidi un brouillard humide et qui s’épaississait. Quand Pat se redressa, prenant enfin conscience de ce qui était arrivé, cette vapeur était si épaisse qu’il ne voyait presque plus rien.

Cet écran vaporeux ne pouvait signifier qu’une chose pour un homme entraîné à la vie dans l’espace, et déjà se formaient de nouveau en lui des réactions automatiques et saines. Il fallait qu’il trouve quelque objet plat pour boucher ce trou. N’importe quoi, pourvu que ce soit assez solide.

Il regarda désespérément autour de lui, à travers le brouillard rougeâtre qui commençait d’ailleurs à se dissiper comme s’il était aspiré par le vide. Le bruit était assourdissant. Il semblait incroyable qu’un aussi petit orifice pût faire autant de vacarme.

Titubant entre ses compagnons inconscients, s’accrochant de fauteuil en fauteuil, il avait déjà presque abandonné tout espoir lorsqu’il vit ce qu’il cherchait. C’était un livre épais, qui gisait tout ouvert sur le plancher où il était tombé. Il pensa que ce n’était pas une bonne façon de traiter les livres, mais il était heureux que quelqu’un se fût montré aussi peu soigneux. Sinon il n’aurait peut-être pas vu aussi vite ce dont il avait besoin.

Quand il fut de nouveau auprès de l’orifice hurleur par où s’échappait la vie du bateau, et qu’il en approcha le livre, celui-ci lui fut littéralement arraché des mains par le souffle et plaqué contre l’extrémité du tuyau. Le vacarme s’arrêta instantanément ; l’air cessa d’être agité.

Pendant un moment, Pat tituba comme un homme ivre. Puis ses genoux fléchirent et il tomba sur le plancher.

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