Chapitre II

L’Administrateur en Chef de la Lune, Olsen, ne faisait que très rarement des déclarations publiques. Il préférait administrer la Lune calmement et efficacement, en restant dans la coulisse. Il laissait à des gens plus expansifs – comme Davis, le directeur du Comité Touristique – le soin d’entretenir des relations avec les représentants des agences d’information.

Ses rares apparitions n’en étaient que plus impressionnantes – ainsi, d’ailleurs, qu’il l’escomptait.

Bien que des millions de gens fussent devant leurs écrans de télévision tandis qu’il parlait en présence des reporters, les vingt-deux hommes et femmes à qui il s’adressait réellement, s’ils pouvaient l’entendre, ne pouvaient pas le voir, car on n’avait pas jugé nécessaire d’installer la télévision à bord du Séléné. Mais la voix d’Olsen était suffisamment rassurante. Il leur disait tout ce qu’ils désiraient savoir :

— Allô, Séléné, avait-il commencé. Je tiens à vous informer que toutes les ressources de la Lune sont actuellement mobilisées pour vous venir en aide. Les états-majors scientifiques et techniques de mon administration travaillent jour et nuit pour cela.

« Mr Lawrence, notre Ingénieur en Chef pour l’a partie de la Lune qui fait face à la Terre, a la responsabilité de ce travail, et j’ai une confiance absolue en lui. Il est en ce moment à Port Roris, où le matériel spécial nécessaire pour effectuer votre sauvetage est rassemblé. Il a été décidé – et je suis sûr que vous serez d’accord avec nous – que la tâche la plus urgente était de faire en sorte que vous ne manquiez point d’oxygène. Pour cette raison, nous projetons d’enfoncer d’abord des tuyaux jusqu’à vous, ce qui peut être fait assez rapidement. Nous pourrons alors vous envoyer de l’oxygène, et même des vivres et de l’eau si c’était nécessaire. Ainsi donc, dès que ces tuyaux seront installés, vous n’aurez plus à vous faire aucun souci. Ensuite, il faudra peut-être un peu plus de temps pour vous atteindre vous-même et pour vous sortir du bateau. Mais il vous suffira d’attendre patiemment.

« Maintenant, je vous laisse, pour vous rendre le circuit, afin que vous puissiez de nouveau correspondre avec vos amis. Je suis navré des ennuis et des craintes que vous a causés ce malheureux accident, mais tout cela est fini, et vous n’avez plus rien à redouter. D’ici un jour ou deux nous vous tirerons de là. Bonne chance. »

Dès qu’Olsen eut terminé, il y eut une explosion d’exclamations joyeuses et de conversations animées à bord du Séléné.

C’était précisément ce que l’Administrateur avait voulu provoquer. Déjà les passagers ne pensaient plus à ce qui leur était arrivé que comme à un épisode mouvementé qui serait pour eux un sujet de conversation jusqu’à la fin de leur vie.

Seul Pat Harris ne semblait pas très heureux.

— J’aurais préféré, dit-il au Commodore Hansteen, que l’Administrateur en Chef ne se montre pas aussi confiant. Sur la Lune, quand on fait trop de promesses, on a toujours un peu l’air de défier le destin.

— Je comprends parfaitement vos sentiments, lui répondit le Commodore. Mais il est difficile de le blâmer. Il a surtout pensé à notre moral…

— Oh ! Le moral est bon, c’est certain, surtout maintenant que nous pouvons correspondre avec nos parents et nos amis.

— A propos de correspondances avec l’extérieur, n’avez-vous pas remarqué qu’il y a un passager qui n’a ni envoyé ni reçu aucun message ? Il n’a même pas l’air de s’en soucier le moins du monde…

— Qui est-ce ?

Hansteen baissa la voix.

— C’est le Néo-Zélandais, Radley. Il est assis tranquillement dans son coin, là-bas. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me tracasse.

— Le pauvre garçon n’a peut-être personne sur la Terre à qui il désire télégraphier.

— Un homme qui est assez riche pour venir en touriste sur la Lune a certainement quelques amis, dit Hansteen.

Le Commodore eut un sourire presque enfantin qui adoucit ses rides et ses pattes d’oie.

— Ce que je dis est peut-être un peu cynique, reprit-il. Et au fond je ne le pensais pas tout à fait. Mais je crois que nous ferions bien d’avoir un œil sur ce Radley.

— Avez-vous signalé la chose à Susan… Je veux dire à Miss Wilkins ?

— C’est elle qui me l’a fait remarquer…

« J’aurais dû le deviner, se dit Pat avec admiration. Il y a bien peu de choses dont elle ne s’aperçoive pas. »

Maintenant qu’il aurait sans doute un avenir, Pat Harris s’était mis à penser sérieusement à Susan, et à ce qu’elle lui avait dit. Au cours de sa vie, il avait été amoureux de cinq ou six filles – ou du moins, chaque fois, il en aurait juré – mais il s’agissait cette fois-ci de quelque chose de différent.

Il connaissait Sue depuis un an, et dès le début il s’était senti attiré par elle. Mais jusqu’à maintenant, – jusqu’au moment où ils avaient été enfermés tous deux dans la valve d’entrée – il n’avait rien entrepris de positif.

Il se demandait quels sentiments elle éprouvait pour lui. Regrettait-elle l’instant de passion partagée qu’ils avaient récemment vécu ? Ou bien n’y attachait-elle aucune importance ?

Elle pouvait prétendre – et il le pouvait lui aussi de son côté – que ce qui s’était passé entre eux dans la valve d’entrée ne comptait plus, que cela n’avait été qu’une prompte aventure entre un homme et une femme qui pensaient n’avoir plus que quelques heures à vivre. Ils n’avaient pas été eux-mêmes en cet instant-là…

Mais peut-être au contraire l’avaient-ils été ? Peut-être étaient-ce le véritable Pat Harris et la véritable Susan Wilkins qui avaient finalement quitté leur masque conventionnel et qui s’étaient révélés l’un à l’autre sous l’effet de l’angoisse et de la tension nerveuse ?

Pat se demanda s’il pouvait être sûr qu’il en avait bien été ainsi. Mais il savait que seul le temps pourrait lui donner une réponse. Ah ! S’il y avait un test scientifique capable de vous dire si vous éprouvez réellement ou non de l’amour ! Mais ce test n’existait pas. Pat pourtant aurait bien aimé savoir où il en était à l’égard de Susan.


* * *

La poussière qui léchait le quai – s’il est permis de s’exprimer ainsi – d’où le Séléné était parti quatre jours plus tôt n’avait guère que deux mètres de profondeur. Mais pour l’expérience que l’on allait faire, il n’était pas nécessaire que la poussière fût plus profonde. Si l’équipement construit en hâte se comportait bien ici-même, au large ce serait la même chose.

Lawrence, installé dans les bâtiments du port, observait par la fenêtre ses assistants qui, revêtus de scaphandres, assemblaient entre elles diverses pièces métalliques. Elles étaient faites, comme quatre-vingt-dix pour cent des matériaux de construction employés sur la Lune, de plaques et de barres d’aluminium comportant des rainures.

A certains égards, pensait Lawrence, la Lune est le paradis des ingénieurs. La faible pesanteur, l’absence presque totale de rouille et de corrosion, l’absence même de saisons, avec leurs vents, leurs pluies et leurs gelées imprévus, avaient pour effet d’écarter un certain nombre de problèmes qui sur la Terre étaient une plaie pour de nombreux travaux.

Mais pour compenser ces avantages, naturellement, la Lune possédait quelques spécialités qui lui étaient propres, à commencer par ses nuits durant lesquelles la température descendait à un degré effroyablement bas au-dessous de zéro. Sans parler de cette poussière contre laquelle ils allaient maintenant se mesurer.

Le léger cadre du radeau qu’ils construisaient reposait sur une douzaine de très grosses bonbonnes au flanc desquelles on pouvait lire : « Alcool éthylique. Prière de retourner les emballages vides au Centre Numéro 3, à Copernic. »

Ces bonbonnes maintenant ne contenaient que du vide, au sens presque absolu du mot. Chacune d’elles pouvait supporter sans s’enfoncer un poids de deux tonnes lunaires.

Le radeau prenait rapidement forme.

Il faudra que je m’assure, pensa Lawrence, que l’on emporte suffisamment d’écrous et de charnières de réserve.

Il avait vu les travailleurs en laisser tomber cinq ou six dans la poussière qui les avait aussitôt engloutis. Il lui faudrait aussi donner l’ordre que tous les outils soient attachés au radeau, même pendant que l’on s’en servirait, et si gênant que cela puisse être…

Le travail de montage dura quinze minutes – ce qui était bien, si l’on considère que les hommes qui l’accomplissaient opéraient dans le vide et qu’avec leurs scaphandres ils étaient loin d’avoir toute l’aisance de leurs mouvements.

Le radeau pouvait être agrandi dans toutes les directions si c’était nécessaire. Mais tel qu’il était il suffisait pour commencer les opérations. Il pouvait en effet supporter plus de vingt tonnes, et il leur faudrait quelque temps pour décharger le matériel sur place.

Satisfait de la façon dont les choses marchaient pour le moment, Lawrence quitta le bâtiment du port tandis que ses assistants démontaient le radeau.

Cinq minutes plus tard (c’était un des avantages de Port Roris, car en cinq minutes on pouvait aller à pied de n’importe quel point de la ville à n’importe quel autre) il était dans le dépôt du matériel technique. Ce qu’il y vit ne lui parut pas aussi satisfaisant.

Sur deux tréteaux reposait une maquette de deux mètres carrés du toit du Séléné. C’était une copie exacte, et faite des mêmes matériaux. Seul le revêtement externe fait d’un produit à base d’aluminium, et qui formait un écran protecteur contre le soleil, était absent. Mais sans doute était-il si mince qu’il n’affecterait pas le test en cours.

L’expérience était d’une simplicité presque enfantine. Elle ne comportait que trois éléments : un ciseau, un marteau, et un ingénieur – qui pour le moment était déçu, car en dépit de violents efforts, il n’était pas encore parvenu à faire pénétrer son ciseau à travers le toit.

Quiconque avait seulement un peu d’expérience des conditions lunaires aurait cru comprendre immédiatement pourquoi l’ingénieur avait échoué. Le marteau, naturellement, n’avait que le sixième de son poids terrestre. Donc, non moins naturellement, ses effets étaient six fois moindres.

Mais ce raisonnement aurait été complètement faux. Une des choses les plus difficiles à comprendre pour un profane était la différence qui existe entre le poids et la masse. Et parce que bon nombre de gens n’avaient pas pu saisir cette notion, il y avait de nombreux accidents. Car le poids n’était qu’une caractéristique arbitraire ; on pouvait le changer en passant d’un monde à un autre. Sur Terre, ce même marteau aurait pesé six fois plus que sur la Lune. Sur le soleil, il aurait été plus de deux cents fois plus lourd. Et dans l’espace, il n’aurait absolument rien pesé.

Mais dans ces trois endroits, et en fait dans tout l’univers, sa masse – ou son inertie – restaient exactement les mêmes. L’effort nécessaire pour le mettre en mouvement à une certaine vitesse et le choc qu’il produirait en frappant un autre objet, seraient constants dans tout l’espace et à tout moment. Sur un astéroïde presque sans pesanteur, où ce marteau serait aussi léger qu’une plume, il pourrait pulvériser un caillou tout aussi bien que sur la Terre.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Lawrence.

— Ce toit est trop élastique, expliqua l’ingénieur en essuyant la sueur de son front. Le ciseau rebondit chaque fois que je frappe dessus.

— Je vois. Mais cela se produira-t-il quand nous nous servirons d’un tuyau de quinze mètres de long, avec la poussière faisant pression tout autour ? La poussière absorbera peut-être le contrecoup.

— Peut-être. Mais regardez ceci…

Ils s’agenouillèrent devant la maquette pour examiner le dessous du toit. Des lignes à la craie y avaient été tracées pour indiquer la position des fils électriques, qu’il fallait à tout prix éviter de rencontrer.

— Cette fibre de verre est si dure qu’il est impossible d’y faire un trou propre. Quand elle cédera, elle éclatera, se déchirera. Voyez, elle a déjà commencé à s’étoiler à l’endroit où je frappais. Je crains que si nous utilisons ce procédé brutal nous ne fassions craquer le toit.

— Et c’est une chose que nous ne pouvons pas risquer, dit Lawrence. Vous avez raison. Laissons cela de côté. Si nous ne pouvons pas utiliser ce procédé, il nous faudra nous servir d’une foreuse rotative, que nous visserons à l’extrémité de notre tuyau, afin que quelqu’un puisse l’enlever aisément à l’intérieur du bateau. Où en êtes-vous pour le reste de la tuyauterie ?

— Tout est presque prêt… Nous nous servons d’un équipement standard. Nous devrions avoir terminé dans deux ou trois heures.

— Je reviendrai dans deux heures, dit Lawrence.

Il n’ajouta pas, comme certains hommes l’auraient fait : « Et je désire que ce soit fini à ce moment-là. »

Il savait que son personnel faisait tout ce qu’il pouvait sans qu’il soit nécessaire de le bousculer ou de le cajoler. Ces gens étaient habitués à travailler, bien souvent, au-delà des exigences normales. Ils savaient en outre que pour faire correctement – et vite – une besogne comme celle qui était en cours, il ne fallait ni s’impatienter, ni se précipiter. Le Séléné avait encore pour trois jours d’oxygène, et dans quelques heures, si tout marchait bien, on pourrait le ravitailler, ce qui lui permettrait d’attendre quasi indéfiniment.

Malheureusement, tout était loin de très bien marcher.


* * *

Le Commodore Hansteen fut le premier à s’apercevoir du danger lent et insidieux qui maintenant les menaçait.

Ce danger, il l’avait déjà rencontré une fois, alors qu’il était revêtu d’un scaphandre défectueux, sur Ganymède : un incident qu’il avait toujours préféré ne pas se rappeler, mais qu’il n’était jamais tout à fait parvenu à oublier.

Pat, dit-il d’une voix tranquille, mais en s’assurant que personne ne pouvait les entendre, n’éprouvez-vous pas une petite difficulté à respirer ?

Pat Hardi ; eut un sursaut. Puis il répondit :

— Oui, maintenant que vous me le dites, je m’en aperçois. J’attribuais cela à la chaleur.

— C’est ce que j’avais fait d’abord moi aussi.

Mais je connais ce symptôme – en particulier lorsqu’on se met à respirer plus vite. Nous commençons à être empoisonnés par l’oxyde de carbone.

— Pourtant c’est absurde… Tout devrait bien marcher puisque nous avons encore pour trois jours d’oxygène. A moins que quelque chose n’aille pas dans les purificateurs d’air.

— Je crains bien que ce ne soit cela. Quel est le système utilisé pour l’élimination de l’oxyde de carbone ?

— Un système par absorption chimique. C’est une installation très simple, et qui fonctionne bien. Nous n’avons jamais eu avec elle le moindre ennui auparavant.

— Oui, mais vos appareils n’ont jamais eu à travailler dans des conditions comme celles où nous sommes maintenant. Je présume que la chaleur a dû détériorer les produits chimiques du purificateur. Existe-t-il un moyen pour que nous puissions vérifier cela ?

Pat secoua la tête.

— Non. La voie d’accès à ces appareils se trouve en dehors de la coque.

— Sue, ma chère, dit alors une voix qu’ils reconnurent comme étant celle de Mrs Schuster, n’auriez-vous pas un comprimé à me donner ? J’ai une terrible migraine.

— J’en prendrais un volontiers moi aussi, dit un autre passager.

Pat et le Commodore se regardèrent. Les symptômes classiques de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone étaient en train de se développer.

— Combien de temps cela peut-il durer ? demanda Pat d’une voix calme.

— Deux ou trois heures au plus. Et il faudra bien six heures avant que Lawrence et ses hommes soient ici.

Ce fut à ce moment-là que Pat comprit, sans l’ombre d’un doute, qu’il éprouvait réellement de l’amour pour Susan Wilkins. Car sa première réaction ne fut pas une réaction de frayeur quant à sa propre sécurité, mais de colère et de chagrin à l’idée que la jeune femme, après avoir déjà enduré tant de choses, devrait mourir avant que les secours arrivent.

Загрузка...