Chapitre III

Quand Tom Lawson se réveilla sur le lit où Maurice Spenser l’avait déposé, dans cette étrange chambre d’hôtel, il ne savait pas où il était, il ne savait même pas très bien qui il était.

Le fait que son propre poids lui était quelque peu sensible l’amena à se rappeler qu’il n’était plus sur le satellite artificiel Lagrange II. Mais il n’était pas assez lourd pour se trouver sur la Terre. Donc ce n’était pas un rêve. Il était bien sur la Lune. Il se souvint alors de sa randonnée sur cette effroyable Mer de la Soif. Il se souvint qu’il était à Port Roris.

Il avait aidé à retrouver le Séléné. Vingt-deux hommes et femmes avaient maintenant des chances de survivre grâce à son habileté technique et à sa science.

Après toutes les déceptions et toutes les frustrations qu’il avait connues, les rêves de gloire de son adolescence semblaient vouloir se réaliser. Il faudrait maintenant que le monde – qui jusque-là l’avait traité avec tant d’indifférence et de négligence – fasse amende honorable.

Le fait que la société l’ait pourvu de connaissances qui, un siècle plus tôt, n’étaient l’apanage que d’un petit nombre d’hommes, n’avait pas atténué les griefs de Tom Lawson contre elle. A cette époque, l’enseignement était prodigué automatiquement à tout enfant dont l’intelligence et les aptitudes le permettaient. La civilisation avait besoin – simplement pour se maintenir – d’utiliser au mieux toutes les aptitudes, et toute autre politique eût été un suicide. C’est pourquoi Tom Lawson estimait qu’il ne devait pas de remerciements à la société parce que celle-ci l’avait placé dans les conditions voulues pour qu’il obtienne son diplôme de Docteur ès Sciences. Elle n’avait fait qu’agir dans son propre intérêt.

Toutefois, ce matin-là, il ne se sentait pas aussi amer envers la vie ni aussi cynique envers les créatures humaines. La réussite, et le fait que cette réussite est reconnue, font beaucoup pour adoucir un homme ; et il était en passe d’en bénéficier. Mais il y avait plus encore. Il se rendait compte qu’il éprouvait une satisfaction plus profonde que celle que donne le succès.

Là-bas, sur la mer de poussière, tandis qu’il voguait sur un des deux sièges de Glisseur II, et alors que ses incertitudes et sa frayeur avaient été sur le point de l’abattre, il avait pris contact avec une autre créature humaine ; il avait travaillé dans un accord parfait et qui s’était révélé efficace avec un homme dont il pouvait respecter la compétence et le courage.

Ce n’avait été qu’un contact assez mince, et comme tant d’autres dans le passé, il pouvait ne mener nulle part. Mais au fond de lui-même il espérait qu’il n’en serait pas ainsi et qu’il pourrait désormais avoir l’assurance que tous les hommes ne sont pas d’égoïstes et perfides coquins.

Car Tom ne pouvait pas plus échapper aux empreintes qu’avait laissées sur lui son enfance, que Charles Dickens, malgré ses succès et sa célébrité, ne pouvait échapper aux ombres de la sinistre manufacture qui avaient tout à la fois métaphoriquement et littéralement enténébré sa jeunesse.

Mais le jeune astronome venait de prendre un nouveau départ. Il lui restait toutefois beaucoup de chemin à parcourir pour devenir un représentant normal, bien équilibré et satisfait, de l’espèce humaine.

C’est seulement après avoir pris une douche qu’il aperçut le message que Spenser avait laissé pour lui sur la table.

« Faites comme chez vous, lui disait ce message. J’ai dû partir en hâte, mais mon collègue Mike Graham me remplacera. Appelez-le au 3443 dès que vous serez réveillé. »

Il ne m’aurait guère été possible de l’appeler avant d’être réveillé, pensa Lawson, dont l’esprit excessivement logique se complaisait à relever les petites erreurs de langage. Mais, résistant au désir de se faire apporter d’abord son petit déjeuner, il fit ce que Spenser lui demandait.

Quand il eut Graham, il apprit qu’il avait dormi six bonnes heures dans cette chambre de Port Roris, que Spenser était parti à bord de l’Auriga pour la Mer de la Soif, et que la ville était pleine de reporters venus de tous les coins de la Lune. Ces reporters étaient surtout désireux de s’entretenir avec le docteur Lawson…

— Restez où vous êtes, lui dit Graham, dont le nom et la voix semblaient vaguement familiers à Tom (il avait dû avoir l’occasion de lui parler au cours d’un des rares entretiens qu’il avait eus par radio avec les gens de la Lune.) Je serai près de vous dans cinq minutes.

— Je meurs de faim, protesta l’astronome.

— Appelez le garçon de service et commandez-lui ce que vous voudrez. Ce sera à nos frais, naturellement. Mais ne sortez pas de la chambre.

Tom ne se formalisa pas d’être ainsi traité d’une façon quelque peu cavalière. Après tout, cela signifiait qu’il était devenu un personnage important. Il fut plus ennuyé de voir Mike Graham arriver avant les nourritures qu’il avait commandées.

Ce fut donc un astronome affamé qui eut à faire face à la petite caméra de Mike. Il essaya néanmoins d’expliquer, – et cela seulement pour deux cents millions de téléspectateurs – comment il avait pu repérer le Séléné.

Grâce à ses récentes expériences et aux transformations qu’elles avaient opérées en lui, il fit un exposé de premier ordre.

Si, quelques jours plus tôt, un reporter avait réussi à traîner Lawson devant une caméra pour qu’il explique la technique de la détection par l’infrarouge, les auditeurs auraient été promptement abasourdis par l’étalage un peu méprisant qu’il aurait fait de sa science. Tom aurait fait une conférence ardue où il aurait été question d’efficience quantique, de radiation du corps noir, de sensibilité spectrale. Cela aurait convaincu l’auditoire que le sujet était terriblement complexe (ce qui était assez vrai) et qu’un profane ne pouvait rien y comprendre (ce qui était totalement faux.)

Mais maintenant Tom, avec beaucoup de clarté et de patience – malgré les réclamations de son estomac – répondait aux questions de Mike Graham en des termes que la plupart des téléspectateurs pouvaient parfaitement saisir.

Dans le monde des astronomes, que Tom avait souvent effarouché par ses manières, ce fut une révélation.

Sur Lagrange II, le Professeur Kotelnikov résuma les sentiments de ses collègues quand, à la fin de l’émission, il fit cette déclaration sur un ton de quasi incrédulité :

— Franchement, je ne le reconnais plus… Mais dans sa bouche, c’était un beau compliment adressé à Lawson.


* * *

Ce n’avait pas été une opération très commode que de faire tenir six hommes dans la valve d’entrée du Séléné, mais Pat Harris avait démontré que c’était le seul endroit où ils puissent tenir une conférence privée.

Les autres passagers, sans nul doute, se demandaient ce qui se passait. Mais ils n’allaient pas tarder à l’apprendre.

Lorsque Hansteen eut fini de parler, ses auditeurs le regardèrent avec inquiétude – ce qui était bien compréhensible – mais ils ne semblaient pas particulièrement surpris. C’étaient des hommes intelligents, et plusieurs d’entre eux avaient déjà deviné la vérité.

— J’ai tenu à vous prévenir les premiers, leur expliqua le Commodore, parce que nous avons estimé, le capitaine Harris et moi, que vous étiez des gens à la tête solide, et suffisamment énergiques pour nous apporter votre aide si nous en avions besoin. Dieu sait combien je souhaite que ce ne soit pas le cas. Mais il est possible qu’il y ait quelques incidents pénibles quand je vais annoncer la chose à tout le monde…

— Et s’il y en a ?

— Si quelqu’un nous cause des ennuis, sautez dessus, répondit simplement le Commodore. Mais tâchez d’avoir un air aussi naturel que possible lorsque nous allons retourner dans la cabine. Ne donnez pas l’impression que vous vous attendez à quelque chose d’anormal. Ce sera la meilleure façon de commencer… Votre rôle est d’étouffer tout mouvement de panique avant qu’il ne se propage.

— Ne croyez-vous pas, dit le physicien McKenzie, qu’il serait peut-être opportun d’envoyer un dernier message à l’extérieur ?

— Nous y avons pensé, mais cela nous ferait perdre du temps et découragerait tout le monde. Il faut faire ce que je vous ai dit aussi rapidement que possible. Puis vite nous en aurons terminé, plus nous aurons de chance de nous en tirer.

— Croyez-vous, demanda Barrett, qu’il nous reste réellement une chance ?

— Oui, dit Hansteen, mais je préfère ne pas essayer d’en fixer le pourcentage. Pas d’autres questions ? Bryan ? Johanson ? Harding ? Bon… Alors, allons-y.

Tandis qu’ils retournaient dans la cabine et reprenaient leurs places respectives, les autres passagers les regardaient avec curiosité et avec une inquiétude grandissante. Hansteen ne les laissa pas en suspens.

— J’ai à vous faire part de graves nouvelles, dit-il d’une voix très lente. Vous avez dû tous remarquer la difficulté que vous avez maintenant à respirer. Plusieurs d’entre vous se plaignent déjà de migraines…

« Eh bien, je le crains, cela provient de l’air. Nous avons encore une réserve assez abondante d’oxygène, mais là n’est pas le problème. La vérité est que le gaz carbonique que nous exhalons n’est pas évacué ; il s’accumule à l’intérieur de la cabine. Nous n’en savons pas exactement la cause, mais je pense que la forte chaleur qui règne dans le bateau a détérioré les absorbants chimiques. Quelle que soit d’ailleurs l’explication, elle ne nous serait d’aucune utilité car nous n’avons aucun moyen de remédier à cela.

Hansteen fit une pause. Il dut respirer profondément deux ou trois fois avant de continuer.

— Ainsi donc, il nous faut faire face à cette situation. Nos difficultés respiratoires vont aller en s’aggravant, de même que les maux de tête. Je ne veux pas essayer de vous tromper. L’équipe de sauvetage ne pourra pas achever ses travaux avant six heures, et nous ne pourrons pas tenir aussi longtemps.

Quelqu’un poussa un soupir angoissé. Le Commodore s’abstint de regarder qui c’était. Un moment plus tard, Mrs Schuster poussa un ronflement volumineux. En d’autres circonstances, cela eût fait rire, mais pas maintenant. Mrs Schuster avait de la chance de dormir, d’être plongée dans une paisible inconscience.

Hansteen remplit ses poumons. Il était devenu fatigant pour lui de parler un peu longuement.

— Si je ne pouvais pas vous apporter quelque espoir, poursuivit-il, je ne vous aurais rien dit. Mais il nous reste une chance, et il nous faut la saisir. Ce que je vais vous demander n’est pas très drôle, mais tout autre choix serait pire. Miss Wilkins, voulez-vous, s’il vous plaît, me passer les somnifères.

Il y eut un silence de mort – qui ne fut même pas troublé par Mrs Schuster – tandis que l’hôtesse tendait au vieil astronaute une boîte métallique. Hansteen l’ouvrit et y prit un petit cylindre blanc de la taille d’une cigarette.

— Vous savez probablement, dit-il, que tous les vaisseaux de l’espace sont tenus d’avoir ce produit dans leur armoire à pharmacie. La piqûre est tout à fait indolore et cela vous plongera dans le sommeil pour dix heures. Cela fera une grosse différence quant à notre sort ultérieur, et sans doute même, je l’espère, la différence qu’il y a entre la vie et la mort. Car le volume de la respiration humaine est réduit de cinquante pour cent pendant le sommeil. Ce qui signifie que l’air dont nous disposons durera deux fois plus longtemps… Suffisamment, je le pense, pour que les sauveteurs puissent nous envoyer de l’oxygène.

«Il est toutefois indispensable qu’au moins une personne reste éveillée pour garder le contact avec ceux-ci. Il serait même préférable qu’il y en eût deux. L’une d’elles sera, naturellement, le capitaine.

— Et je pense que l’autre devrait être vous, dit une voix déjà trop familière.

— Je suis désolé pour vous, Miss Morley, fit le Commodore sans le moindre signe de colère, mais il me paraît inutile de discuter d’une chose qui a déjà été réglée. Et afin d’éviter tout malentendu…

Avant que quiconque ait pu comprendre ce qui se passait, Hansteen avait enfoncé dans son avant-bras l’aiguille du petit cylindre.

— J’espère vous revoir tous dans dix heures, dit-il très lentement, mais d’une voix très ferme.

Déjà il se dirigeait vers le fauteuil le plus proche. Il s’y laissa tomber et presque aussitôt sombra paisiblement dans l’inconscience.

Et voilà, songea Pat. Le Commodore a fini de jouer son rôle pour le moment.

Il eut envie d’adresser quelques paroles bien senties à Miss Morley, mais il pensa que ce serait au détriment de la dignité avec laquelle Hansteen avait agi.

— Je suis le capitaine de ce bateau, dit-il d’une voix basse mais ferme. Et à partir de maintenant, vous ferez ce que je vous dis.

— Pas moi, s’écria l’indomptable Miss Morley. J’ai payé ma place, et j’ai des droits. Je n’ai pas la moindre intention de prendre cette chose.

Cette terrible femme était insupportable, mais Pat se sentit obligé d’admettre qu’elle avait de l’estomac. En un clin d’œil il vit le cauchemar que serait pour lui la présence de cette femme pendant les dix heures à venir, et sans qu’il y eût personne d’autre avec qui il pût parler.

Il jeta un regard à l’un des hommes qui avaient pour mission d’assurer la discipline : Robert Bryan, l’ingénieur civil de la Jamaïque, qui se trouvait le plus près de Miss Morley. Bryan semblait décidé à entrer en action, mais Pat espérait encore que cet incident déplaisant pourrait être évité.

— Je ne veux pas discuter vos droits, dit-il. Mais si vous aviez lu ce qui est imprimé sur votre billet vous auriez vu qu’en cas d’alarme, j’ai la responsabilité absolue de ce qui se passe sur le bateau. En outre, ce que l’on vous demande est pour votre propre bien. Pour ma part, j’aimerais mieux être endormi que rester éveillé tandis que l’équipe de secours essaiera de nous atteindre.

— Je suis bien de votre avis, dit le professeur Jayawardene d’une façon assez inattendue. Comme le Commodore l’a dit, nous ménagerons ainsi l’air que nous respirons. C’est notre seule chance de salut. Miss Wilkins, voulez-vous me donner une de ces ampoules…

Ces calmes paroles eurent pour effet d’abaisser la température émotionnelle, tandis que le professeur glissait doucement, paisiblement dans l’inconscience.

En voilà deux, pensa Pat. Il en reste encore dix-huit…

— Ne perdons pas de temps, dit-il. Comme vous le voyez, la chose est absolument indolore. Il y a une minuscule aiguille hypodermique dans chaque cylindre, et l’effet est moindre que celui d’une piqûre d’aiguille.

Sue Wilkins déjà distribuait autour d’elle les petits tubes à l’aspect inoffensif, et plusieurs passagers s’en servirent aussitôt. L’avocat Irving Schuster, avec une tendresse pleine de pudeur, fit lui-même l’injection à sa femme déjà endormie. Puis ce fut le tour de l’énigmatique Mr Radley. Il en restait encore une douzaine. Qui serait le suivant ?

Sue Wilkins s’approcha de Miss Morley. Celle-ci était-elle encore décidée à créer un incident ?

Elle l’était, immanquablement.

— Je pense, dit-elle, que je me suis fait clairement comprendre. Je ne veux pas de cette chose… Eloignez ça de moi s’il vous plaît.

Robert Bryan commençait déjà à se mettre en mouvement. Mais la voix ironique de l’Anglais David Barrett se fit entendre :

— Ce qui tracasse visiblement cette aimable dame, Capitaine, fit-il sarcastiquement, c’est qu’elle craint que vous ne preniez avantage de la situation quand elle sera endormie.

Pendant quelques secondes, Miss Morley, furieuse, fut hors d’état de parler. Ses joues étaient devenues écarlates.

— Je n’ai jamais été insultée de pareille façon… commença-t-elle.

— Moi non plus, madame, l’interrompit Pat, achevant de la désorienter.

Elle regarda autour d’elle, et parmi des visages graves elle put en voir d’autres qui souriaient ironiquement malgré la situation dramatique. Elle comprit enfin qu’elle n’avait qu’une façon de s’en sortir et se montra aussitôt très docile.

Quand elle fut endormie dans son fauteuil, Pat poussa un profond soupir de soulagement. Après ce petit épisode, le reste serait aisé.

Il se tourna vers Mrs Williams, dont l’anniversaire avait été célébré d’une façon assez Spartiate seulement quelques heures plus tôt. Elle contemplait avec une sorte d’effroi glacé le petit cylindre qui était dans sa main. La pauvre femme était visiblement terrifiée, et nul n’aurait pu la blâmer. Dans le siège voisin, son mari avait déjà perdu connaissance. Pat se dit qu’il n’avait pas été très galant d’opérer sur lui-même d’abord et de laisser sa femme affronter seule cette épreuve.

Mais avant qu’il ait pu intervenir, Sue avait déjà fait le nécessaire.

— Je m’excuse, Mrs William, dit-elle. Mais j’ai commis une erreur. Je vous ai donné une ampoule vide. Voulez-vous me la rendre…

Elle fut si prompte que l’autre n’eut pas même le temps de s’apercevoir de ce qui lui arrivait. Cela ressembla à un tour de passe-passe. A peine Sue avait-elle pris le tube des mains de celle qui n’osait pas s’en servir qu’elle avait effectué la petite injection. Mrs Williams s’endormit instantanément à côté de son mari.

Plus de la moitié des passagers étaient maintenant plongés dans le sommeil. Tout compte fait, pensa Pat, les choses se passent fort bien. Le Commodore Hansteen avait été trop pessimiste. L’équipe chargée d’éviter la panique n’avait pas à intervenir.

Mais brusquement, et avec un sentiment de malaise, il remarqua quelque chose qui venait contredire ses bonnes impressions. Le Commodore, au fond, et comme toujours, avait eu parfaitement raison de prendre ses précautions. Car il apparaissait maintenant que Miss Morley n’aurait pas été la seule à leur donner des ennuis…


* * *

Depuis au moins deux ans Lawrence n’avait pas habité dans un igloo.

Il y avait eu une époque, alors qu’il n’était qu’un jeune ingénieur, où on ne logeait – quand on travaillait hors des bases – que dans de petites constructions faites de murs rigides. Mais depuis lors, naturellement, tout avait été amélioré et perfectionné. Il était courant, maintenant, que l’on vécût dans une demeure qui, quand elle était pliée, pouvait tenir dans une petite malle.

Le modèle qu’il utilisait maintenant était un des plus récents. Il pouvait abriter six hommes pendant une période indéfinie, à condition, bien entendu, qu’ils fussent ravitaillés en énergie électrique, en eau, en vivres et en oxygène. L’igloo fournissait tout le reste, et même les distractions car il possédait une micro-bibliothèque de livres, de disques et de films. Ce n’était pas un luxe extravagant, et les occupants en faisaient le plus grand usage. Car, dans l’espace, l’ennui est mortel ; il mettait plus longtemps pour vous tuer que – par exemple – une fuite d’air, mais il pouvait avoir des effets tout aussi déplorables, et sous une forme pire.

Lawrence se pencha pour pénétrer dans la valve d’entrée. Il se rappelait qu’avec les vieux modèles il fallait pratiquement se mettre à quatre pattes. Il attendit le signal indiquant que la pression était égalisée, puis il entra dans la pièce principale, de forme hémisphérique.

On avait l’impression d’être à l’intérieur d’un ballon. Et en fait c’était bien cela. De la pièce dans laquelle il était entré, Lawrence ne pouvait voir qu’une partie de l’intérieur, car celui-ci était divisé en plusieurs compartiments par des écrans mobiles. (Et c’était encore un raffinement : autrefois, la seule intimité dont on pouvait jouir était celle que donnait un rideau à l’entrée du cabinet de toilette.)

A trois mètres au-dessus du sol il y avait la lumière et le dispositif de conditionnement d’air, suspendu au plafond par un réseau élastique. Le long du mur courbe, on voyait des râteliers mobiles, qui n’avaient été installés qu’en partie. Derrière l’écran le plus proche une voix se faisait entendre. Elle donnait lecture d’un inventaire. Une autre voix, à intervalles réguliers, disait :

— Vérifié…

Lawrence passa derrière l’écran et se trouva dans le dortoir de l’igloo. De même que les râteliers aux murs, les couchettes superposées n’avaient pas encore été installées. Il suffisait pour le moment de s’assurer que tout était bien là. Dès que l’inventaire serait terminé, tout serait emballé et expédié sur le lieu du sinistre.

Lawrence n’interrompit pas les deux hommes dans leur travail. Il s’agissait d’une besogne routinière, mais d’une importance vitale, car ultérieurement la vie ou la mort pouvaient en dépendre. Les besognes de ce genre étaient fréquentes sur la Lune, et toujours accomplies avec soin, car chacun savait qu’une erreur pouvait être fatale pour quelqu’un.

Quand le vérificateur qui tenait en main les feuilles d’inventaire fut arrivé au bas de celle qu’il lisait, Lawrence lui demanda :

— Est-ce le modèle d’igloo le plus grand que vous ayez dans vos stocks ?

— Le plus grand qui soit en bon état de marche. Nous en avons un pour douze hommes, mais il y a une petite fuite dans l’enveloppe extérieure qui n’a pas été réparée.

— Combien de temps cela demanderait-il ?

— Cela ne prendrait que quelques minutes. Mais il faudrait ensuite soumettre l’igloo au test du gonflage avant de pouvoir le déclarer utilisable, et il faudrait attendre ensuite douze heures pour s’assurer que tout va bien.

Le moment était venu où l’homme même qui avait établi certains règlements devait se résoudre à les enfreindre.

— Nous ne pouvons pas attendre que le test soit effectué d’une façon complète, dit l’Ingénieur en Chef. Mettez une double pièce et faites un simple examen de la fuite. Si celle-ci est inférieure à la tolérance réglementaire, considérez l’igloo comme utilisable. J’en prends moi-même la responsabilité.

Le risque était assez minime, et il pouvait avoir besoin d’une façon urgente de ce grand abri. Car il lui faudrait accueillir, le moment venu – en leur assurant l’oxygène et un minimum de confort – les vingt-deux personnes qui attendaient là-bas dans la Mer de la Soif. Elles ne pourraient pas toutes ensemble mettre des scaphandres entre le moment où elles quitteraient le Séléné et celui où elles seraient débarquées à Port Roris.

Tout en réfléchissant à ces choses, il entendit un petit « bip-bip » émanant de l’écouteur qui se trouvait derrière son oreille gauche. Il brancha une fiche accrochée à sa ceinture et prit aussitôt la communication.

— Ici l’Ingénieur en Chef, dit-il.

— Nous avons un message du Séléné, dit une voix menue mais très nette. C’est tout à fait urgent… Ils ont des ennuis…

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