Les moments réellement inoubliables à la télévision sont ceux auxquels personne ne s’attend et pour lesquels ni les caméras ni les commentateurs n’ont été préparés. Au cours des trente minutes précédentes, le radeau avait été un lieu d’activité fébrile mais contrôlée. Puis, sans aucun avertissement, ç’avait été une éruption.
Si impossible que fût la chose, une sorte de geyser avait pourtant jailli de la Mer de la Soif.
Automatiquement, Jules Braques suivit avec sa caméra cette colonne ascendante de brouillard qui montait vers les étoiles (elles étaient visibles maintenant pour les téléspectateurs, car le directeur avait demandé qu’il en fût ainsi). Tandis qu’elle s’élevait, cette colonne s’étalait, prenant l’aspect de quelque plante étrange – ou aussi, dans une certaine mesure, de ce nuage en forme de champignon qui avait terrorisé l’espèce humaine pendant deux générations.
Cela ne dura que quelques secondes, mais pendant ces secondes-là, des millions de personnes furent comme pétrifiées devant leurs écrans, se demandant comment un jet d’eau pouvait jaillir d’une mer aride. Mais ce jet d’eau bientôt s’affaissa dans le même silence bizarre que lorsqu’il avait surgi.
Pour les hommes qui se trouvaient sur le radeau, ce geyser d’air chargé d’humidité avait été également silencieux, mais ils avaient senti ses vibrations tandis qu’ils bataillaient pour ajuster le dernier joint. Ils y seraient arrivés, tôt ou tard, même si Pat n’avait pas coupé ce flot, car les forces en jeu n’étaient pas considérables. Mais « plus tard » aurait peut-être signifié « trop tard » ! Peut-être même était-il déjà trop tard…
— J’appelle le Séléné ! J’appelle le Séléné ! criait Lawrence. M’entendez-vous ?
Il n’y avait pas de réponse. Le transmetteur du bateau semblait ne pas fonctionner. Il n’entendait aucun des bruits que le micro aurait dû capter dans la cabine.
— Le joint est posé, lui dit Coleman. Dois-je mettre en marche le générateur d’oxygène ?
Cela ne servira à rien, pensa Lawrence, si Harris a pu réussir à revisser cette maudite pointe foreuse. Le seul espoir était que le capitaine eût simplement fourré quelque chose dans l’extrémité du tube pour le boucher. Dans ce cas, l’oxygène chasserait ce tampon.
— D’accord, dit-il. Allez-y. Et mettez le maximum de pression.
Avec un « bang » soudain, l’exemplaire dépenaillé de L’Orange et la Pomme fut projeté loin du tuyau qu’il avait servi à obturer. Par l’orifice de nouveau ouvert, un courant se fit en sens inverse, si froid qu’il était visible parmi les tourbillons fantomatiques de la vapeur d’eau qui se condensait.
Pendant plusieurs minutes, le geyser d’oxygène gronda dans la cabine sans y produire aucun effet. Puis Pat Harris lentement remua. Il essaya de se lever mais fut rejeté au sol par le jet concentré. Non pas que ce jet fût particulièrement puissant, mais il l’était assez pour renverser un homme se trouvant dans l’état où était le capitaine.
Pat resta un moment couché, avec ce vent glacé qui jouait sur son visage. Cette sensation de fraîcheur était agréable, presque autant que le fait qu’il pouvait de nouveau respirer librement. En quelques instants – et bien qu’il eût toujours une terrible migraine – il se sentit de nouveau parfaitement lucide et il eut pleine conscience de ce qui s’était passé pendant la demi-heure précédente.
Il faillit s’évanouir de nouveau, horrifié lorsqu’il se souvint qu’il avait dévissé la pointe foreuse puis bataillé pour empêcher l’air de sortir de la cabine. Mais ce n’était pas le moment de se faire du souci pour les erreurs qu’il avait commises. L’important, maintenant, était qu’il soit encore vivant – et qu’il ait désormais quelque chance de le rester.
Il souleva McKenzie – qui était encore inconscient – comme il aurait soulevé une poupée brisée et il le porta sous le jet d’oxygène. Celui-ci était beaucoup moins puissant, maintenant que la pression à l’intérieur de la cabine revenait à la normale. Dans quelques minutes, ce ne serait plus qu’un faible zéphir.
Le physicien reprit connaissance presque immédiatement et regarda d’un œil vague autour de lui.
— Où suis-je ? demanda-t-il. Oh ! Ils ont fini par nous atteindre ! Dieu merci, je puis respirer de nouveau. Qu’est-il donc arrivé à la lumière ?
— Ne vous faites pas de souci pour cela. J’aurai vite fait la réparation. Mais ce qu’il faut maintenant c’est amener les autres aussi rapidement que possible sous le jet d’oxygène, et tâcher de le faire pénétrer dans leurs poumons. Savez-vous pratiquer la respiration artificielle ?
— Je n’ai jamais essayé.
— C’est très simple… Mais attendez un instant. Il faut que j’aille chercher quelque chose dans l’armoire à pharmacie.
Quand Pat eut trouvé le réanimateur, il fit aussitôt une démonstration sur celui de leurs compagnons qui était le plus près, et qui se trouva être Irving Schuster.
— Ecartez la langue et enfoncez le tuyau dans le gosier. Puis pressez sur cette poire, lentement. Tâchez de maintenir un rythme respiratoire naturel. Compris ?
— Oui. Mais pendant combien de temps faut-il opérer ?
— Cinq ou six aspirations profondes devraient suffire, je pense. Nous n’avons pas à leur faire reprendre connaissance. L’important pour le moment est de chasser l’air vicié qui est dans leurs poumons. Occupez-vous des gens qui sont à l’avant de la cabine. Je m’occuperai des autres.
— Mais il n’y a qu’un réanimateur.
Pat eut un pâle sourire.
— Pour moi il ne sera pas nécessaire, répondit-il en se penchant sur un autre patient.
— Oh ! dit McKenzie, j’avais oublié l’autre procédé…
Ce n’est pas tout à fait par hasard que Pat s’était dirigé tout droit vers Suzan. Maintenant il lui soufflait entre les lèvres – selon l’ancienne méthode « bouche à bouche » qui était d’ailleurs des plus efficaces. Mais il faut lui rendre cette justice, il ne s’attarda pas auprès de la jeune femme dès qu’il constata qu’elle respirait normalement.
Il venait de passer à un troisième patient lorsque la radio fit entendre un nouvel appel désespéré.
— Allô, Séléné… Y a-t-il quelqu’un ?
Il fallut à Pat quelques secondes pour atteindre le micro.
— Harris vous parle… Tout va bien. Nous sommes en train d’appliquer la respiration artificielle aux passagers. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Je vous rappellerai plus tard. Mais je continuerai à vous écouter. Dites-nous ce qui s’est passé.
— Dieu merci ! Vous êtes vivants… Nous vous avions crus perdus. Vous nous avez donné une sacrée frayeur quand vous avez dévissé la foreuse.
Pat Harris – tandis qu’il soufflait dans les poumons de Radley, lequel était paisiblement endormi – entendait les paroles de l’Ingénieur en Chef, mais il n’avait aucune envie de se rappeler l’incident évoqué par celui-ci. Pourtant il savait que, quoi qu’il advînt, il ne l’oublierait jamais.
Toutefois cette erreur avait probablement eu d’heureux effets. Une bonne partie de l’air vicié du Séléné avait été chassé à l’extérieur pendant cette dramatique minute de décompression. Peut-être même la chose aurait-elle pu durer plus longtemps.
— car il aurait fallu trois ou quatre minutes au moins pour qu’une cabine de cette taille ne vidât de son air par un tuyau qui n’avait que quatre centimètres de diamètre.
— Maintenant, écoutez, dit Lawrence. Comme vous avez été terriblement surchauffés, nous vous envoyons de l’oxygène aussi froid qu’il est possible de le faire pour votre sécurité. Prévenez-nous si l’air devient trop froid, ou trop sec.
« Dans cinq ou dix minutes, nous allons descendre un second tuyau, afin que vous ayez un circuit complet, et nous remplacerons ainsi totalement votre système de conditionnement d’air. Nous descendrons ce tuyau vers l’arrière de votre cabine, dès que nous aurons déplacé pour cela de quelques mètres le radeau sur lequel nous travaillons.
« L’opération commence. Je vous rappellerai dans une minute.
Pat et le physicien ne s’accordèrent aucun répit jusqu’au moment où ils eurent achevé de chasser l’air corrompu des poumons de leurs compagnons. Puis, très fatigués, mais éprouvant la calme joie que donne la perspective de voir finir au mieux une grande et cruelle épreuve, ils se laissèrent tomber sur le plancher pour se reposer et attendirent que la seconde foreuse se mît en action au-dessus du toit.
Dix minutes plus tard, ils entendirent un nouveau « bang » contre la coque externe, juste en avant de la valve d’entrée. Quand Lawrence appela pour vérifier la position, Pat put lui assurer avec certitude que cette fois il n’y avait pas d’obstacle.
— Et rassurez-vous, ajouta-t-il, je ne toucherai pas à la tête foreuse avant que vous me le disiez.
Il faisait maintenant si froid dans la cabine que lui et McKenzie durent remettre leurs vêtements. Ils étendirent des couvertures sur les passagers endormis. Mais Pat ne demanda pas que l’on augmentât la température de l’air. Le froid lui semblait préférable tant qu’il ne leur causerait pas une gêne réelle. Il pensait à la chaleur terrible qui avait presque failli les cuire. En outre, et ceci était important, leurs propres appareils de conditionnement devaient recommencer à fonctionner maintenant que la température était tombée si bas.
Quand le second tuyau aurait traversé le toit, ils auraient une double sauvegarde. Ceux qui étaient sur le radeau pourraient leur envoyer de l’air indéfiniment. Ils auraient en outre encore une réserve à eux qui pourrait, si besoin était, durer quelques heures, peut-être même une journée. Ils auraient sans doute à attendre encore assez longtemps sous la couche de poussière – mais sans nouvelles angoisses.
A moins que la Lune ne leur réservât quelque autre surprise…
— Eh bien, Mr Spenser, dit le capitaine Anson il me semble bien que vous le tenez, votre reportage.
Spenser se sentait aussi exténué, après les heures de tension nerveuse qu’il venait de vivre, que les hommes qui étaient au-dessous de lui sur le radeau. Il pouvait les voir – en plan moyen – sur l’écran de contrôle. Ils semblaient maintenant se détendre – pour autant que des gens revêtus de scaphandres puissent le faire.
Cinq d’entre eux, pourtant, semblaient essayer de vouloir dormir et avaient résolu le problème d’une façon qui pouvait sembler effrayante mais qui était sans doute la plus raisonnable. Ils s’étaient couchés à côté du radeau, à demi-submergés par la poussière, flottant comme des poupées de caoutchouc. Il n’était pas venu à l’idée de Spenser qu’un scaphandre était trop gonflé pour pouvoir s’enfoncer dans cette substance. En quittant le radeau, les cinq techniciens non seulement s’étaient offert un lit des plus mœlleux, mais ils laissaient davantage de place à ceux de leurs compagnons qui continuaient à travailler.
Ces trois membres de l’équipe se déplaçaient lentement sur la petite plate-forme, vérifiant et ajustant des pièces mécaniques – en particulier la masse rectangulaire du purificateur d’air et les deux grosses sphères qui y étaient accouplées.
La caméra, au maximum de sa puissance optique et électronique, pouvait capter cette scène de telle sorte qu’elle avait l’air de se dérouler à une dizaine de mètres. On aurait presque pu lire les indications qui donnaient les jauges et les cadrans. Même avec un grossissement moindre, on pouvait parfaitement voir l’endroit d’où partaient les deux tuyaux qui descendaient de chaque côté du radeau, jusqu’à l’invisible Séléné.
Cette scène détendue et paisible formait un saisissant contraste avec celle qui s’était déroulée une heure plus tôt. Mais il n’y aurait plus grand-chose à faire ici jusqu’au moment où le prochain chargement de matériel serait arrivé. Les deux « glisseurs » étaient en effet retournés à Port Roris. C’était là que maintenant devait régner la plus grande activité. Tous les techniciens y vérifiaient et y assemblaient l’appareillage grâce auquel, ils l’espéraient, on pourrait sortir du bateau les naufragés. Mais il faudrait encore une journée avant que tout cela fût prêt et installé sur place. Pendant ce temps-là, sauf incident, la Mer de la Soif continuerait à s’étaler, immobile, sous le soleil, et la caméra n’aurait pas de scènes nouvelles à diffuser dans l’espace.
Dans la cabine de l’Auriga, la voix du directeur des programmes sur la Terre se fit entendre – avec le petit décalage habituel d’une seconde et demie.
— Très beau travail, Maurice et Jules. Nous allons continuer à enregistrer pour le cas où il surviendrait quelque chose de nouveau. Mais nous ne diffuserons pas jusqu’à nouvel ordre ce que vous prendrez. En attendant, nous aurons autre chose à nous mettre sous la dent. Tous les inventeurs plus ou moins cinglés qui essaient d’obtenir des brevets pour un nouveau modèle de pince à linge ont des vues sur la façon de sauver les passagers du Séléné. Nous allons en rassembler un groupe à 6 heures 15. Ça devrait être amusant…
— Et qui sait ? Peut-être l’un d’eux apportera-t-il une idée utilisable ?
— Peut-être. Mais j’en doute. Les plus sensés ne participeront pas à notre émission, car ils savent à quoi ils s’exposeraient…
— A quoi donc ? Qu’est-ce que vous voulez leur faire ?
— Leurs idées seront analysées et critiquées par votre savant ami le docteur Lawson. Et il est prêt à les écorcher tout vifs au cours de ce débat.
— Ce n’est pas mon ami, protesta Spenser. Je ne l’ai vu que deux fois. La première, je n’ai pas pu lui arracher plus de dix paroles. Et la seconde, il s’est endormi littéralement entre mes bras.
— Eh bien, il a fait des progrès depuis, croyez-le ou non. Vous le verrez. Ça doit passer dans… dans quarante cinq minutes.
— J’attendrai. Mais pour le moment, ce qui m’intéresse le plus, c’est ce que projette Lawrence. A-t-il fait une déclaration ? Vous devriez pouvoir le joindre, maintenant qu’il n’est plus sous pression.
— Oh ! Il est toujours terriblement occupé et ne veut pas parler. Nous ne pensons pas que le Service Technique de la Lune ait déjà pris une décision. A Port Roris, on fait des essais avec du matériel de toute sorte venu de tous les points du satellite. Nous prendrons immédiatement contact avec vous si nous apprenons du nouveau.
C’était une chose paradoxale, mais que Spenser connaissait bien : lorsque vous vous occupez d’une affaire comme celle-là, même si vous êtes au centre des événements comme c’était le cas pour le reporter, vous n’avez aucune idée précise de l’ensemble du tableau. Il avait mis l’affaire en branle, mais maintenant il ne la contrôlait plus. Certes Jules Braques et lui captaient les images et fournissaient les commentaires les plus importants – mais le thème général était façonné dans les centres d’information de la Terre et de Clavius City. Il aurait presque souhaité pouvoir quitter Jules Braques et gagner le quartier général.
C’était évidemment impossible. Et même s’il l’avait pu, il l’aurait vite regretté. Car non seulement il s’agissait de la plus belle affaire de toute sa carrière, mais ce serait, il le suspectait, la dernière dont il eût à s’occuper d’une façon aussi directe, sur le terrain. Car, en raison même de cette grande réussite, il serait ensuite affecté – dans un rang plus élevé – à un poste sédentaire…