Chapitre XVI

— Je ne pense pas que ces drapeaux soient une bonne idée, dit Pat, tandis que le bateau s’éloignait de Port Roris. Quand on sait qu’ils flottent dans le vide, ils semblent faux.

Il devait pourtant admettre que l’illusion était parfaite, car les oriflammes alignés autour de l’embarcadère s’agitaient et flottaient dans une brise… qui n’existait pas. Le mouvement était donné par des ressorts et des moteurs électriques, et ce petit stratagème mettrait sans doute quelque confusion dans les idées des touristes venus de la Terre.

C’était une grande journée pour Port Roris, et même pour la Lune tout entière. Pat regrettait que Susan n’ait pas pu venir. Mais elle n’était guère en état de faire cette promenade. Le matin même, tandis qu’elle l’embrassait avant qu’il ne partît, elle lui avait dit :

— Je n’arrive pas à comprendre comment les femmes sur la Terre peuvent avoir des bébés. Je ne m’imagine pas portant ce poids avec une pesanteur six fois plus élevée.

Mais Pat détourna ses pensées de sa prochaine paternité et se consacra au pilotage du Séléné II, qu’il poussa au maximum de sa vitesse. Dans la cabine, derrière lui, les trente-deux passagers poussaient des « oh ! » et des « ah ! » tandis que les grises paraboles de poussière s’élevaient vers le soleil comme des arcs-en-ciel monochromes. Ce premier voyage du bateau, ce voyage d’inauguration, avait lieu en plein jour. Les voyageurs seraient privés de la magique phosphorescence de la mer, de la randonnée nocturne jusqu’au Lac du Cratère par la gorge étroite, du glorieux spectacle de la Terre verte et immobile. Mais la nouveauté et l’excitation du voyage constituaient la principale attraction : grâce au triste destin de son prédécesseur, le Séléné II était un des vaisseaux les plus connus dans le système solaire.

Cela confirmait le vieux dicton d’après lequel il n’y a rien de tel qu’une mauvaise publicité. Maintenant que de nombreuses places étaient retenues d’avance, le directeur du Comité Touristique était très heureux d’avoir pris son courage à deux mains et insisté pour qu’on fît un bateau plus grand. Au début, il avait même dû lutter pour obtenir qu’on acceptât simplement l’idée d’un nouveau bateau. « Chat échaudé craint l’eau froide, » disait l’Administrateur en Chef, et pour qu’il cédât il avait fallu que le Père Ferraro et le service géophysique apportent des preuves formelles qu’il n’y aurait pas de nouveau séisme dans la Mer de la Soif avant un million d’années.

— Maintenez le bateau dans cette direction, dit Pat à son copilote. Je vais aller voir nos clients.

Pat était encore assez jeune – avec une petite pointe de vanité – pour être sensible aux regards admiratifs qu’on lui jetait tandis qu’il traversait la cabine des passagers. Tout le monde, à bord, avait lu son histoire ou l’avait vu à la télévision. En fait, la seule présence de ces gens était l’équivalent d’un vote de confiance.

Pat savait fort bien que d’autres partageaient son mérite, mais il n’avait aucune fausse modestie quant au rôle qu’il avait joué durant les dernières heures du Séléné I.

L’objet le plus précieux qu’il possédait était un petit modèle du bateau défunt en or massif, cadeau de noces qui avait été adressé à Mr. et Mrs Harris, « de la part de tous ceux qui ont été du dernier voyage, et avec leurs sincères félicitations. » Pour lui, c’était le seul témoignage qui comptait, et il n’en désirait pas d’autre.

Il était arrivé au milieu de la cabine, après avoir échangé quelques mots de-ci de-là avec plusieurs passagers, lorsqu’il s’arrêta net.

— Hello ! Capitaine, lui disait une voix inoubliable, vous semblez surpris de me voir.

Pat se ressaisit et arbora son plus beau sourire officiel.

— C’est certainement pour moi un plaisir inattendu, Miss Morley. J’ignorais que vous étiez sur la Lune.

— Pour moi aussi c’est presque une surprise, car je ne pensais pas y revenir. Je dois cela au récit que j’ai écrit sur le Séléné I. Je fais ce voyage pour «La Vie Interplanétaire ».

— J’espère, dit Pat, que cette fois-ci ce sera un peu moins mouvementé que la dernière fois. Au fait, êtes-vous restée en contact avec les autres ? Le docteur McKenzie et les Schuster nous ont écrit il y a quelques semaines, mais je me suis souvent demandé ce qui était arrivé à ce pauvre petit Radley que Harding avait démasqué.

— Oh ! Il ne lui est rien arrivé, si ce n’est qu’il a perdu son emploi. L’agence de voyages pour qui il travaillait a estimé que si elle le faisait poursuivre, il aurait la sympathie du public, et qu’en outre son exemple pourrait donner à d’autres l’idée de l’imiter. Il vit, je crois, en faisant des conférences devant les amateurs de soucoupes volantes. Il explique à ces croyants ce qu’il a découvert sur la Lune. Et je vais vous faire une prédiction, Capitaine Harris.

— Laquelle ?

— Il reviendra ici un jour ou l’autre.

— Je l’espère bien. Je n’ai jamais compris ce qu’il espérait découvrir dans la Mare Crisium.

Ils se mirent à rire tous les deux. Puis Miss Morley reprit :

— J’ai entendu dire que vous vouliez quitter votre emploi.

Pat la regarda, l’air un peu gêné.

— C’est exact, admit-il. Je vais entrer dans les services de l’espace. Si toutefois je peux passer les tests.

Il n’était pas sûr qu’il le pourrait, mais il savait qu’il devait faire pour cela l’effort nécessaire. Conduire une sorte d’autocar lunaire avait été un métier intéressant et agréable. Mais c’était aussi une impasse – ainsi que Susan et le Commodore l’en avaient convaincu. Il avait aussi une autre raison…

Souvent il s’était demandé combien d’autres vies, en dehors de la sienne, avaient été transformées ou au moins modifiées du fait qu’ils avaient été engloutis par un bâillement de la Mer de la Soif sous les étoiles. Personne, parmi ceux qui étaient à bord du Séléné I, n’avait pu ne pas être marqué par cette expérience – et le changement, dans la plupart des cas, avait dû être heureux. Le fait qu’en ce moment il avait une conversation amicale avec Miss Morley en était une preuve.

L’événement devait avoir eu aussi un profond effet sur les hommes qui avaient joué un rôle actif dans les opérations de sauvetage – en particulier le docteur Lawson et l’Ingénieur en Chef Lawrence. Pat avait vu maintes fois Lawson participer à la télévision, sur un ton irascible, à des conférences sur des sujets scientifiques. Il éprouvait de la reconnaissance pour l’astronome, mais il jugeait impossible de l’aimer. Il semblait toutefois que des millions de gens avaient pour lui de l’affection.

Quant à Lawrence, il travaillait d’arrache-pied à ses mémoires intitulés « Un Homme parle de la Lune. » Il était d’ailleurs furieux d’avoir signé le contrat. Pat l’avait déjà aidé à rédiger les chapitres concernant le Séléné, et Sue relisait les pages dactylographiées tout en attendant son bébé.

— Excusez-moi, dit Pat en se rappelant ses devoirs de capitaine. Il faut que je m’occupe des autres passagers. Mais, je vous en prie, venez nous voir quand vous irez à Clavius City.

— Je n’y manquerai pas, dit Miss Morley, un peu surprise par cette invitation, mais visiblement contente qu’elle lui eût été faite.

Pat poursuivit sa marche vers l’arrière de la cabine, échangeant des salutations, répondant à des questions. Puis il pénétra dans la valve d’entrée et ferma la porte derrière lui, se trouvant brusquement seul.

La valve d’entrée du Séléné II était plus grande que celle du bateau disparu, mais sa disposition et son aspect étaient les mêmes. Il n’était donc pas surprenant que Pat fût envahi par une foule de souvenirs. Ce scaphandre aurait pu être celui dont il avait partagé l’oxygène avec McKenzie et avec les passagers endormis. Cette paroi ressemblait à celle contre laquelle il avait appuyé son oreille pour entendre dans la nuit le murmure de la poussière en mouvement. Et cet endroit clos, en vérité, était tout pareil à celui où il avait connu Susan pour la première fois, au sens littéral et biblique du mot.

Il y avait une innovation dans ce nouveau modèle : la petite fenêtre dans la porte donnant sur l’extérieur. Il y appuya son visage et regarda la surface de la mer.

C’était du côté du bateau qui n’était pas tourné vers le soleil, du côté où l’on voyait la sombre nuit de l’espace. Bientôt, tandis que ses yeux s’adaptaient aux ténèbres du ciel, il put voir les étoiles. Mais seulement les plus brillantes, car sa rétine était encore trop sensibilisée par la lumière qui se glissait sur les côtés. Mais les reines du ciel étaient là – et aussi Jupiter, la plus éclatante des planètes après Vénus.

Bientôt il s’envolerait dans ces espaces, loin de son monde natal. Cette pensée l’exaltait et le terrifiait, mais il savait qu’il devait partir.

Il aimait la Lune. Mais celle-ci avait tenté de le tuer. Plus jamais il ne se sentirait tout à fait à l’aise à sa surface. Bien que les libres espaces fussent encore plus hostiles et menaçants, ceux-ci, jusqu’à maintenant, ne lui avaient pas déclaré la guerre. Tandis qu’avec son propre monde il n’aurait pu vivre désormais que dans un état de neutralité armée.

La porte de la cabine s’ouvrit et l’hôtesse entra avec un plateau chargé de tasses vides. Pat quitta la fenêtre, abandonna les étoiles. La prochaine fois où il les verrait, elles seraient un million de fois plus brillantes.

Il sourit à la jeune femme vêtue d’un uniforme impeccable et lui montra de la main l’endroit où ils étaient et la petite cuisine voisine.

— Tout cela est votre domaine, dit-il. Prenez-en soin.

Puis il regagna le poste de contrôle pour faire faire au Séléné II son premier voyage sur la Mer de la Soif, et pour y faire lui-même son dernier voyage.


Fin du tome II
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