Chapitre XIII

« J’ai l’impression d’avoir passé ici la moitié de ma vie, pensait Maurice Spenser. Et pourtant le soleil est encore très bas à l’ouest, du côté où il se lève sur ce monde bizarre, et il faudra encore trois jours avant qu’il ait atteint son apogée. Combien de temps vais-je encore être retenu dans ces montagnes, à observer ce lointain radeau et à écouter les histoires d’astronautes que raconte le capitaine Anson ? »

C’était une question à laquelle personne ne pouvait répondre. Quand les caissons avaient commencé à descendre, il semblait que tout serait fini au plus tard dans les vingt-quatre heures.

Mais maintenant on en était au même point que lorsqu’on avait commencé – et, ce qui aggravait les choses pour la télévision, tout le côté visuel de l’affaire était épuisé. Ce qui se passerait maintenant serait caché dans la mer de poussière ou prendrait place à l’intérieur d’un igloo.

Lawrence continuait à refuser avec entêtement qu’une caméra s’installe sur le radeau, et Spenser ne pouvait guère le blâmer. L’Ingénieur en Chef n’avait pas eu de chance lorsque ses déclarations avaient été brusquement démenties par les faits. Il ne voulait pas courir un tel risque une deuxième fois.

Mais il n’était pas question pour l’Auriga d’abandonner l’endroit où il était venu à grands frais. Si tout marchait bien, il y aurait encore une scène émouvante à prendre. Et si tout tournait mal, ce serait une scène tragique. Tôt ou tard des « glisseurs » rentreraient à Port Roris, avec ou sans les hommes et les femmes qu’ils étaient venus pour sauver.

Spenser ne voulait pas rater le départ de cette caravane, qu’elle ait lieu dans le soleil levant ou dans le soleil couchant, ou même au clair de Terre.

A peine Lawrence eut-il repéré le Séléné qu’il se remit au travail de forage.

Sur le petit écran de contrôle, Spenser put voir les minces tubes à oxygène effectuer une seconde descente dans la poussière.

Le reporter se demanda pourquoi l’ingénieur se livrait à un tel travail s’il n’était même pas sûr qu’il y eût encore quelqu’un de vivant à bord du Séléné. Et comment pourrait-il vérifier cela, maintenant qu’il n’avait plus aucune communication par radio avec le bateau ?

Cette même question, des millions de gens se la posaient aussi, tout en regardant le tuyau descendre dans la Mer de la Soif, et beaucoup d’entre eux se donnaient peut-être la bonne réponse. Chose curieuse, toutefois, personne n’y pensa à bord du Séléné, pas même le Commodore.

Dès qu’ils entendirent le « bang » sourd au plafond, ils surent immédiatement qu’il ne s’agissait plus du tube métallique léger sondant délicatement la mer. Quand, une minute plus tard ils entendirent le bruit bourdonnant – sur lequel on ne pouvait pas se tromper – de la foreuse se frayant un chemin à travers la fibre de verre, ils se sentirent comme des condamnés à mort à qui on a accordé un sursis à la dernière minute.

Cette fois la foreuse ne toucha pas les câbles électriques – bien que maintenant la chose eût été sans importance.

Les passagers regardaient en l’air, presque hypnotisés, tandis que le son grinçant devenait de plus en plus fort et que déjà quelques petits débris tombaient du plafond.

Quand la tête foreuse apparut et descendit de vingt centimètres dans la cabine, il y eut un concert d’exclamations joyeuses.

Et maintenant ? se demandait Pat. Nous ne pouvons pas communiquer avec eux… Quand saurons-nous qu’il faut dévisser ce foret ? Je ne veux pas commettre la même erreur une seconde fois…

Aucun de ceux qui étaient à bord du Séléné, même s’il avait dû vivre très longtemps, n’aurait pu oublier ce qu’il entendit alors dans le silence de la cabine, un silence tendu et plein d’attente : le tube métallique se mit à résonner, d’une façon claire et nette, formant le signal morse.

Ti ti ti, taaa.

Comment avaient-ils fait pour ne pas penser à cela ?

Pat répondit immédiatement, formant lui aussi la lettre V en frappant sur le tube avec des pinces.

Maintenant, pensa-t-il, ils savent là-haut que nous sommes toujours vivants.

Il avait d’ailleurs toujours été convaincu que Lawrence ne les croyait pas morts et ne les abandonnerait pas. Et pourtant ils avaient tous vécu dans un doute terrible.

Le tube résonna de nouveau, mais cette fois plus lentement. Il était difficile d’avoir à se rappeler le morse… Celui-ci semblait, à cette époque, un tel anachronisme que les élèves pilotes et les futurs ingénieurs de l’espace protestaient amèrement quand on les obligeait à l’apprendre. Ils estimaient que c’était un gaspillage de temps. Ils pensaient qu’ils n’auraient jamais à s’en servir au cours de leur vie. Et pourtant…

En ce moment, sur le radeau et dans le Séléné, la connaissance de l’alphabet morse était réellement vitale.

Taaa ti ti, résonnait le tube, ti… ti ti ti taaa… ti ti… ti ti ti… ti ti ti… ti… taa taa ti ti.

Après une brève pause et pour qu’il n’y ait pas d’erreur, le mot fut répété. Mais déjà Pat et le Commodore, bien que leur connaissance du morse fût un peu rouillée, avaient compris le message.

— Ils nous disent de dévisser la foreuse, s’écria Pat. Eh bien, faisons-le immédiatement.

La brusque fuite de l’air provoqua dans la cabine un instant d’inutile panique, tandis que la pression s’égalisait. Puis le tuyau fut relié au monde extérieur. Les passagers attendaient anxieusement qu’arrivent les premières bouffées d’oxygène…

Au lieu de cela, le tube se mit à parler.

Par le petit orifice, une voix se fit entendre, creuse et sépulcrale, mais parfaitement claire. Elle était si forte, si nette et si inattendue que tout le monde pendant un instant resta béant de surprise.

Il est probable qu’ils n’étaient même pas une demi-douzaine, parmi ces hommes et ces femmes, à connaître l’existence du tube acoustique. Ils avaient vécu dans cette idée que seuls des procédés électroniques pouvaient permettre de transporter la voix à travers l’espace. Cette rénovation d’un moyen ancien était pour la plupart d’entre eux une nouveauté du même ordre que l’eût été le téléphone pour les Grecs de l’antiquité.

— C’est l’Ingénieur en Chef Lawrence qui vous parle. M’entendez-vous ?

Pat mit ses mains en cornet devant l’ouverture et répondit lentement :

— Je vous entends parfaitement bien. Et vous ?

— Je vous entends clairement. Comment êtes-vous ?

— Très bien… Mais que s’est-il passé ?

— Vous vous êtes enfoncés d’un mètre ou deux… Pas plus. C’est à peine si nous nous sommes aperçu de quoi que ce soit jusqu’au moment où les tuyaux ont été arrachés. Où en êtes-vous pour l’oxygène ?

— Ça va pour le moment. Mais plus vite vous pourrez nous alimenter, mieux cela vaudra.

— Ne vous inquiétez pas… Nous allons vous envoyer de l’oxygène dès que nous aurons nettoyé nos filtres qui sont pleins de poussière et dès que nous aurons reçu de Port Roris une nouvelle tète foreuse. Celle que vous venez de dévisser était la seule que nous ayons en réserve, et c’était une chance.

Ainsi donc, se dit Pat, il va falloir attendre une heure avant que nous soyons approvisionnés en air. Toutefois ce n’était pas ce problème qui le préoccupait le plus. Il savait par quel moyen Lawrence avait espéré pouvoir les sortir du bateau. Et il se rendait compte que ce plan n’était plus valable maintenant que le Séléné ne se trouvait plus dans une position horizontale.

— Comment allez-vous nous tirer de là ? demanda-t-il brusquement.

Lawrence n’eut qu’une très légère hésitation avant de répondre.

— Je n’ai pas encore examiné les détails de l’opération. Mais nous ajouterons une autre section au caisson et continuerons à descendre le tout jusqu’à ce que nous soyons à bout de course. Cela nous mettra à quelques centimètres seulement de vous.

Et nous comblerons cet espace d’une façon ou d’une autre. Mais il est une chose que je voudrais que vous fassiez dès maintenant.

— Laquelle ?

— Je suis sûr, à quatre-vingt-dix pour cent, que votre bateau ne bougera plus désormais. Mais s’il devait le faire, j’aimerais mieux que ce soit tout de suite. Ce que je vous demande, c’est de sauter tous, en cadence, dans la cabine, pendant une minute ou deux.

— Est-ce bien prudent ? demanda Pat. Supposez que ce tuyau soit arraché de nouveau…

— Alors, nous le remettrons. Un autre petit trou n’aura pas d’importance. Mais un autre affaissement en aurait beaucoup, surtout s’il venait à se produire au moment où nous percerons dans le toit un orifice assez grand pour permettre le passage d’un homme…

Il y avait déjà eu dans le Séléné des scènes bien étranges, mais celle qui eut lieu alors fut bien la plus étrange de toutes. Vingt-deux hommes et femmes sautaient gravement à l’unisson, montant jusqu’au plafond et se laissant retomber le plus vigoureusement possible sur le plancher.

Pendant que les passagers se livraient à cet étonnant exercice, Pat observait attentivement le tube qui les reliait au monde extérieur.

Après une minute d’efforts exténuants, le Séléné s’était à peine enfoncé de deux centimètres.

Pat fit part de ce résultat à Lawrence qui l’accueillit avec satisfaction. Maintenant que l’ingénieur était raisonnablement sûr que le Séléné ne bougerait plus, il envisageait de nouveau avec confiance la possibilité de sortir ces gens du bateau. Il ne savait toutefois pas encore exactement de quelle façon il s’y prendrait, mais un plan commençait à se former dans son esprit.

Ce plan prit forme dans les douze heures qui suivirent, au cours de conférences qu’il eut avec son « brain trust » et d’expériences qui furent faites dans la Mer de la Soif.

Les services techniques en avaient appris beaucoup plus sur la poussière lunaire au cours de la semaine écoulée que depuis que les hommes étaient sur la Lune. On ne se battait plus dans le noir contre un ennemi inconnu. On savait maintenant quelles libertés on pouvait prendre avec la poussière, et on savait aussi ce qu’il n’était pas permis de faire avec elle.

Malgré la rapidité avec laquelle le nouveau plan fut établi, et construit le matériel nécessaire, rien ne fut fait avec une hâte inconsidérée, ni avec un manque de soin. Car il s’agissait encore d’une opération qu’il fallait réussir du premier coup. Si elle échouait, en mettant les choses au mieux il faudrait abandonner le caisson et en descendre un autre dans la Mer de la Soif. Et si tout tournait mal, ceux qui étaient à bord du Séléné périraient étouffés dans la poussière.


* * *

— Ce fut un très intéressant problème, déclara Tom Lawson, qui aimait les problèmes intéressants – et n’aimait pas grand-chose d’autre.

Il parlait de nouveau pour la télévision, dans le studio qui avait été improvisé à Port Roris.

— L’extrémité inférieure du caisson, poursuivit-il, reste ouverte sur la poussière, car elle ne repose qu’en un point sur le toit du Séléné. Celui-ci étant en pente, un contact hermétique est en effet impossible. Avant que l’on puisse pomper la poussière, il faut donc clore le bas du caisson.

« J’ai dit pomper… C’était une erreur. On ne peut pas pomper cette substance. Il faut la soulever, l’écoper. Mais si nous tentions de le faire en l’état actuel des choses, elle remonterait par le fond du puits aussi vite que nous l’évacuerions par en haut.

Tom Lawson fit une pause et eut un sourire sardonique à l’adresse des millions de téléspectateurs qui le regardaient et qui l’écoutaient, comme s’il les mettait au défi de résoudre le problème qu’il venait de poser. Il laissa pendant un instant ses auditeurs méditer sur ce problème, puis il prit une maquette qui se trouvait sur la table du studio. Bien que cette maquette fût extrêmement simple, il en était passablement fier car il l’avait faite lui-même. Personne n’aurait pu deviner, en la voyant sur l’écran, qu’elle n’était qu’en carton, et peinte à l’aluminium.

— Ce tube, dit-il, ne représente qu’une courte section du caisson qui maintenant mène jusqu’au Séléné – et qui, comme je vous l’ai dit, est plein de poussière. Maintenant, regardez ceci…

Avec son autre main, il prit un cylindre fermé à une de ses extrémités.

— Ceci, reprit-il, peut entrer dans le caisson, exactement mais aisément, comme le ferait un piston. Ce cylindre est très lourd et devrait descendre dans la poussière sous son propre poids. Mais il ne le pourra pas, naturellement, puisqu’il est fermé à cette extrémité et que la poussière serait emprisonnée sous lui.

Tom fit tourner le piston de façon à montrer son extrémité close à la caméra. Il pressa avec son doigt au centre de la surface circulaire, et une petite trappe s’ouvrit.

— Ceci fonctionne comme une valve, dit-il. Quand elle est ouverte, la poussière peut entrer et le piston peut s’enfoncer dans le puits. Dès qu’il atteindra le fond, la valve sera refermée par une commande actionnée d’en haut. Le caisson sera alors clos hermétiquement et on pourra commencer à retirer la poussière.

« Tout cela paraît simple, n’est-ce pas ? Mais ça ne l’est pas. Il y a au moins cinquante problèmes que je n’ai pas mentionnés. Par exemple, quand le caisson sera vide, il aura tendance à remonter à la surface, sous une pression de plusieurs tonnes. L’Ingénieur en Chef Lawrence a conçu un ingénieux système d’ancrage pour le maintenir.

« Vous comprendrez, naturellement, que même quand la poussière aura été vidée de ce gros tube, il y aura toujours ce même espace en forme de coin entre sa partie inférieure et le toit du Séléné. Je ne sais pas encore comment Mr Lawrence se propose de résoudre ce problème. Mais, je vous en supplie, ne m’envoyez plus de suggestions. Nous avons déjà reçu assez d’idées boiteuses pour meubler un programme pendant des années…

« Ce piston, ce cylindre, n’est pas une simple théorie. Ici, les ingénieurs en ont construit un et l’ont expérimenté au cours des douze dernières heures. Il est maintenant en action. Et si je comprends bien le signe qu’on me fait, je vais disparaître de l’écran, et vous allez retourner dans la Mer de la Soif pour voir ce qui se passe sur le radeau.

Le studio temporaire aménagé dans l’Hôtel Roris disparut pour des millions de téléspectateurs et fut remplacé par un décor qui maintenant était devenu familier pour toute l’espèce humaine.

Il y avait maintenant trois igloos de diverses dimensions sur le radeau ou à côté. Le soleil brillait sur leurs surfaces et ils ressemblaient à des gouttes de mercure géantes. Un des « glisseurs » était rangé près du dôme principal. Les deux autres faisaient la navette pour amener du ravitaillement et du matériel de Port Roris.

Pareil à l’ouverture d’un puits, le caisson était visible au-dessus de la surface de la mer. Son rebord n’était qu’à une vingtaine de centimètres de la poussière. L’entrée semblait si étroite qu’il semblait difficile qu’un homme pût y pénétrer. C’eût été en effet une opération difficile pour quelqu’un portant un scaphandre. Mais la partie cruciale du travail serait faite sans scaphandre protecteur…

A intervalles réguliers, un grappin de forme cylindrique disparaissait dans le puits et était remonté à la surface quelques secondes plus tard par une grue petite mais puissante. Chaque fois le cylindre était éloigné de l’ouverture et dégorgeait dans la mer son contenu de poussière. Un petit monticule gris se formait alors à la surface de la mer, et y restait un bref instant en équilibre, mais il commençait à se tasser lentement, et il avait complètement disparu avant qu’une nouvelle charge remontât du puits. Le phénomène était étrange à observer, et beaucoup mieux que n’auraient pu le faire de longues explications, il montrait aux téléspectateurs tout ce qu’ils souhaitaient savoir sur la Mer de la Soif.

Le grappin devait plonger de plus en plus profond dans le puits, et un moment arriva où il ne ramena plus qu’un demi-chargement.

La voie vers le Séléné était ouverte. Ouverte sous réserve qu’il restait encore un terrible obstacle à franchir.

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