Arthur C. Clarke Naufragés de la Lune (S. O. S. Lune - tome II)

Chapitre premier

Ils se croyaient sauvés. Ils ne savaient pas que leurs chances de survivre étaient encore très minces…

Ils étaient enfermés depuis plus de trois jours dans l’unique bateau de la Lune, le Séléné, qui promenait les touristes sur la Mer de la Soif – cette mer faite non pas d’eau, mais de poussière plus fine que du talc. Ils avaient été engloutis, à la suite d’un séisme lunaire, et leur bateau – qui n’était guère plus grand qu’un autobus, mais qui était construit comme un astronef – reposait sous une couche de quinze mètres de poussière…

Vingt-deux hommes et femmes étaient là, peu vêtus, car la température était élevée dans la cabine. Et ils se félicitaient d’avoir su garder un bon moral jusqu’au moment où, après trois jours, on les avait enfin repérés et rétabli le contact par radio avec eux. Vingt-deux personnes qui dans le péril s’étaient soudées en un groupe solidaire : le capitaine du bateau, Pat Harris, et l’hôtesse, Susan Wilkins, qui formaient à eux deux l’équipage, et leur vingt passagers, parmi lesquels le Commodore Hansteen, le fameux astronaute, qui était à la retraite depuis peu et voyageait maintenant pour son agrément.

Tandis que les touristes se réjouissaient d’avoir enfin repris contact avec le monde extérieur et d’avoir pu envoyer des nouvelles rassurantes à leurs parents et à leurs amis angoissés, Pat Harris examinait les appareils du bord qui, à l’exception de la radio (la couche de poussière sous laquelle ils étaient ensevelis empêchant les ondes de passer) avaient continué de fonctionner correctement. En somme, ils n’avaient souffert que d’une élévation de la température, mais celle-ci avait été supportable. Et ils avaient encore de l’oxygène pour plus de trois jours. D’ici-là, maintenant qu’on travaillait fébrilement à leur sauvetage, ils seraient tirés de ce mauvais pas…

Le capitaine Pat Harris revivait par la pensée les journées difficiles qu’il venait de vivre. Tout avait bien commencé, pourtant. Le Séléné avait quitté Port Roris comme d’habitude, pour une excursion sur la Mer de la Soif qui devait durer quatre heures. Ils s’étaient dirigés, dans la nuit lunaire, vers l’île que formaient les Montagnes Inaccessibles. Par une étroite vallée, ils avaient gagné l’extraordinaire Lac du Cratère, qu’ils avaient visité. Ils avaient repris le chemin du retour et étaient déjà de nouveau dans la Mer de la Soif, lorsque la catastrophe s’était produite.

Pour Pat, ç’avait été le moment le plus affreux. Un tourbillon s’était formé dans la mer de poussière, et le bateau avait été pris dans ce tourbillon. Pat avait vainement lutté pour essayer de l’en sortir. Ils avaient sombré. Ils étaient enfouis sous quinze mètres de cette substance pulvérulente.

Ensuite… Eh bien ensuite, après le premier moment d’émotion, ils avaient attendu, avec la certitude qu’on les découvrirait vite et qu’on les délivrerait vite.

Le Commodore Hansteen n’avait pas tardé à prendre les choses en main et Pat s’était incliné de bonne grâce, devant cet homme qui avait infiniment plus d’expérience que lui.

Le premier souci de Hansteen avait été de maintenir le moral du petit groupe en organisant diverses distractions. Il n’y avait pas trop mal réussi. Tout le monde s’était bien comporté : la grosse Mrs Schuster et son mari l’avocat, le professeur Jayawardene, le physicien McKenzie, Robert Bryant, Miss Morley, une vieille fille un peu aigrie, et tous les autres. Et les heures avaient passé…

Pour Pat Harris, deux événements avaient marqué ces trois interminables journées d’attente : le premier dramatique, le second infiniment plus agréable…

D’abord il avait eu très peur quand le physicien McKenzie lui avait fait remarquer que la température augmentait régulièrement dans la cabine. Et le Commodore lui-même avait jugé la situation tragique. Visiblement ils ne disposaient plus de sept jours, mais tout au plus de vingt-quatre heures. Toutefois la température, contrairement à leur attente, s’était stabilisée, un courant de poussière s’était formé hors de la coque, entraînant le surplus de chaleur. Les passagers n’avaient rien su de cela, et leur moral n’en avait donc pas été affecté…

Quant au second événement, il avait pour le jeune capitaine du Séléné un caractère beaucoup plus personnel. Depuis longtemps, il se sentait attiré par Susan Wilkins, la charmante hôtesse du bateau de tourisme. Mais il ne lui avait jamais rien dit. Les circonstances, la peur de la mort, l’amitié mutuelle qui existait déjà entre eux, devait les jeter dans les bras l’un de l’autre alors qu’ils étaient seuls dans la valve d’entrée du bateau… Et cette soudaine et brûlante minute de passion les avaient menés très loin…

Pat y pensait maintenant avec joie et avec émotion, se demandant si l’instant d’intimité qu’ils avaient connue aurait des lendemains…

Ensuite, ç’avait été la reprise de contact tant attendue avec le reste de l’humanité. Tom Lawson, un astronome – ils le savaient tous maintenant – qui se trouvait sur le satellite artificiel Lagrange II, avait fini par repérer leur emplacement exact au moyen des rayons infrarouges. Et l’Ingénieur en Chef Lawrence, aidé de ce même Lawson venu tout exprès sur la Lune, s’était rendu sur place avec deux de ces petits esquifs appelés des «glisseurs », mais sur lesquels on ne pouvait naviguer que revêtu d’un scaphandre. Les sauveteurs avaient dû tâtonner un long moment avant de découvrir l’emplacement exact du bateau, car celui-ci n’avait laissé aucune trace visible à la surface. Mais quand une sonde métallique avait enfin touché le toit du Séléné ; quand, grâce à cette sonde servant d’antenne, il avait été possible de rétablir la communication par radio quand Pat enfin avait entendu la voix de l’Ingénieur Lawrence, la joie avait éclaté à bord du bateau. Peu après, ils étaient en communication avec Clavius City, la capitale de la Lune et pouvaient entendre les propos rassurants de l’Administrateur en Chef Olsen et du directeur du Comité Touristique Davis. Ils pouvaient lancer des messages. Ils se considéraient tous comme sauvés.

Mais Pat se demandait : « Sauvés ? Le sommes-nous réellement ? Nous aurons sans doute encore des heures difficiles à vivre. »

Toutefois il avait bon espoir.


* * *

L’Ingénieur en Chef Lawrence, qui avait le contrôle technique d’une moitié de la Lune et à qui incombait la tâche de les sortir de l’espèce de tombeau dans lequel ils étaient ensevelis, était beaucoup plus soucieux, lui, que les passagers du Séléné.

Son premier soin, dès qu’il était revenu à Port Roris sur un « glisseur », après avoir rétabli le contact avec le bateau enfoui sous quinze mètres de poussière, avait été de convoquer les membres du Comité d’Etudes Lunaire dont il était le président. Ce comité était une sorte de « brain trust » chargé d’apporter des suggestions d’ordre scientifique et technique. Il comptait douze membres, mais six seulement d’entre eux étaient présents en chair et en os à la réunion ; les autres étaient dispersés – sur la Lune, sur la Terre ou dans l’espace. Mais un réseau radiophonique leur permettait d’assister de loin à la réunion, d’entendre ce qui se disait et de pouvoir se faire entendre – avec trois secondes de retard quand ils parlaient de la Terre : le temps que les ondes mettaient pour faire l’aller et le retour entre la planète et le satellite.

Quand tout le dispositif permettant à ces hommes de conférer entre eux fut en place, l’ingénieur Lawrence ouvrit la séance.

— Je vais, dit-il, vous mettre rapidement au courant de la situation. Le Séléné se trouve par quinze mètres de fond, dans une position horizontale. Il n’a pas eu d’avaries. Tout son équipement fonctionne et les vingt-deux personnes qui sont à bord ont toujours bon moral. Elles ont encore de l’oxygène pour quatre-vingt-six heures – et c’est là le facteur essentiel que nous devons avoir sans cesse présent à l’esprit.

« Pour ceux d’entre vous qui ne savent pas à quoi ressemble le Séléné, voici un modèle réduit, à l’échelle d’un vingtième.

Il prit le modèle sur la table et le fit tourner lentement devant la caméra.

— Ce bateau ressemble à la fois à un autobus et à un petit astronef. Sa seule particularité est son système de propulsion, qui se fait par le moyen d’éventails à lames et à inclinaison variable.

« Notre grand problème, naturellement, est la poussière. Si vous n’avez jamais vu celle-ci, vous ne pouvez pas vous imaginer à quoi elle ressemble. Les idées que vous vous faites sur le sable ou sur d’autres substances terrestres du même genre ne vous serviraient à rien. La poussière lunaire se rapproche beaucoup plus d’un liquide. En voici un spécimen.

Lawrence prit un long cylindre vertical dont un tiers environ était rempli d’une substance grise et amorphe. Il le pencha, et la substance se mit à couler – moins vite que de l’eau, mais plus vite qu’un sirop. Il ne fallut que quelques secondes pour que cette substance reprenne sa place lorsque l’ingénieur eut remis le cylindre d’aplomb. Personne n’aurait pu deviner, en voyant cette expérience, qu’il ne s’agissait pas d’un liquide.

— Ce cylindre est clos, expliqua Lawrence, et nous avons fait le vide à l’intérieur, afin que la poussière se comporte comme elle le fait normalement sur la Lune. Dans l’air, les choses se passeraient en effet d’une façon différente. Cette poudre serait moins fluide ; elle réagirait plutôt comme du sable très fin ou comme du talc. Je vous préviens qu’il vous serait impossible de reconstituer une substance synthétique ayant les propriétés de celle-ci. Il a fallu des milliards d’années de dessication pour produire la poussière lunaire. Si vous voulez faire quelques expériences, nous vous en enverrons autant que vous pourrez le désirer : c’est une matière première qui ne nous fait pas défaut.

— Permettez-moi encore quelques remarques. Le Séléné se trouve à trois kilomètres de la terre ferme la plus proche, les Montagnes Inaccessibles. Il y a peut-être encore plusieurs centaines de mètres de poussière sous le bateau, encore que nous n’en sachions positivement rien. De même nous ignorons s’il n’y aura pas de nouveaux éboulements, bien que les géologues nous affirment que ce soit peu probable.

« Le seul moyen dont nous disposions pour atteindre le lieu du sinistre sont les « glisseurs ». Nous en avons deux à pied d’œuvre. Un troisième affecté à l’autre face de la Lune est en route pour nous rejoindre. Ces engins peuvent porter ou remorquer jusqu’à cinq tonnes de matériel, mais on ne peut pas mettre plus de deux tonnes par remorque. Ainsi donc il nous est impossible d’amener sur place un équipement réellement lourd.

« Telle est donc la situation. Nous disposons de quatre-vingt-dix heures. Avez-vous des suggestions à formuler ? J’ai pour ma part quelques idées, mais je préfère entendre d’abord les vôtres.

Il y eut un long silence, tandis que les membres du Comité, épars dans un espace de plus de quatre cent mille kilomètres de largeur, employaient leurs compétences diverses à méditer sur ce problème.

L’Ingénieur en Chef affecté à l’autre face de la Lune, et qui devait se trouver dans le voisinage de la station Joliot-Curie, rompit le premier le silence.

— J’ai le sentiment, dit-il, que nous ne pourrons rien faire de réellement décisif en quatre-vingt-dix heures. Il nous faudra construire un équipement spécial, et cela demande toujours beaucoup de temps. Donc il nous faudra d’abord établir une canalisation pour envoyer de l’oxygène au Séléné. Où se trouve, sur le bateau, le joint permettant cette opération ?

— Derrière l’entrée, à l’arrière, répondit Lawrence, mais je ne vois pas comment vous pourrez amener une canalisation jusque-là et la brancher, à quinze mètres de profondeur. En outre, tout sera obstrué par la poussière.

— J’ai une idée meilleure, dit quelqu’un. Faites passer un tuyau à travers le toit.

— Il en faudra deux, fit remarquer un autre membre du Comité. Un pour envoyer de l’oxygène, un autre pour évacuer l’air vicié.

— Cela veut dire qu’il faudrait recourir à l’installation complète d’un appareil purificateur d’air. Nous nous éviterions cette peine si nous pouvions sortir les gens du bateau avant que les quatre-vingt-dix heures soient écoulées.

— Ce serait jouer trop gros jeu. Une fois que le ravitaillement en air des naufragés sera assuré, nous pourrons prendre notre temps. Nous n’aurons plus à nous soucier de ce délai limite.

— J’accepte ce point de vue, dit Lawrence. En fait, j’ai déjà plusieurs hommes qui travaillent dans ce sens-là. La question qui se posera ensuite est la suivante : devrons-nous essayer de ramener le bateau à la surface avec tous ceux qui sont dedans, ou devrons-nous chercher une méthode pour les extraire du bateau individuellement ? Rappelez-vous qu’ils n’ont qu’un unique scaphandre à bord.

— Serait-il possible de descendre une sorte de couloir vertical, de très gros tube, jusqu’à la valve d’entrée, et de l’ajuster sur celle-ci ? demanda un des savants.

— C’est le même problème que pour atteindre le joint par où insuffler de l’oxygène. En fait, ce serait pire, car le point de connexion serait beaucoup plus vaste.

— Et que pensez-vous d’un coffrage qui entourerait tout le bateau ? Nous n’aurions qu’à le laisser descendre. Ensuite il ne nous resterait qu’à évacuer la poussière se trouvant à l’intérieur du coffrage.

— Il faudrait des tonnes et des tonnes de matériel. Et n’oubliez pas que la digue ainsi établie devrait être scellée au fond – à supposer que le bateau repose directement sur le sol. Sinon la poussière reviendrait par le bas aussi vite que nous l’évacuerions par le haut.

— Est-ce qu’on peut pomper cette substance ? demanda quelqu’un d’autre.

— Oui, mais avec un matériel approprié. On ne peut pas la pomper par aspiration, naturellement. Il faut la soulever. Une pompe normale ne servirait à rien.

— Cette poussière, grommela l’ingénieur adjoint de Port Roris, a les pires propriétés des liquides et des solides, sans en avoir les avantages. Elle ne bouge pas quand on le désire, elle ne reste pas immobile quand ce serait nécessaire.

— Puis-je faire une remarque, dit le Père Ferraro, le géophysicien qui avait été le premier à signaler le séisme lunaire et qui parlait de l’observatoire Platon. Ce mot de « poussière » risque d’engendrer des malentendus. Ce que nous appelons la poussière lunaire est une substance qui n’existe pas sur la Terre, qui donc n’a aucun nom dans nos langages. Mon collègue du Comité qui vient de parler avant moi a parfaitement raison : parfois on a l’impression qu’il s’agit d’un liquide non mouillant, comme le mercure, par exemple, mais beaucoup plus léger, et parfois c’est un solide qui coule, un peu comme l’asphalte minéral – avec cette différence, naturellement, qu’il coule beaucoup plus vite.

— Existe-t-il un moyen de stabiliser cette substance ? demanda quelqu’un.

— Je pense que c’est une question pour les savants de la Terre, dit Lawrence. Docteur Evans, voudriez-vous nous donner votre opinion sur ce point ?

Il fallut attendre les quelques secondes nécessaires pour que la question aille à destination et que la réponse revienne. Ces secondes-là semblaient toujours longues. Puis la voix du physicien se fit entendre, presque aussi nette que s’il avait été dans la salle.

— Je m’étais déjà interrogé sur ce point. Il y a peut-être des liants organiques – comme la glu par exemple – qui pourraient coaguler cette substance et la rendre plus aisément maniable. L’eau ordinaire pourrait peut-être aussi remplir cet office. Avez-vous essayé ?

— Non, mais nous allons le faire, répondit Lawrence en notant la chose.

— La substance est-elle magnétique ? demanda le représentant du Contrôle du Trafic.

— Voilà une bonne question, dit Lawrence. Qu’en pensez-vous, Père Ferraro ? La poussière est-elle magnétique ?

— Légèrement. Elle contient une certaine quantité de fer météorique. Mais je ne crois pas que cela puisse nous servir beaucoup. Un champ magnétique aurait pour effet d’attirer les éléments ferreux, mais n’affecterait pas l’ensemble de la poussière.

— En tout, cas, nous pouvons essayer, dit Lawrence en prenant une autre note.

Il avait l’espoir – bien qu’assez faible – que de cette confrontation entre des esprits distingués pourrait jaillir une de ces idées brillantes, peut-être absurdes en apparence, mais fondamentalement justes, qui résoudrait le problème. Ce problème était avant tout le sien, que cela lui plaise ou non. Car il était responsable – au-dessus de ses collaborateurs et de ses services – de tout l’équipement technique sur cette face de la Lune, et plus particulièrement quand quelque chose n’allait pas…

— Je crains bien, reprit le représentant du Contrôle du Trafic, que les plus gros soucis que vous ayez à affronter concernent le transport. Chaque pièce du matériel que vous aurez à utiliser devra être transportée sur des «glisseurs ». Or il faut deux heures pour faire le trajet aller et retour – et même plus puisque vous serez lourdement chargés. Avant même que vous commenciez les opérations, il vous faudra construire une sorte de plate-forme de travail, quelque chose comme un radeau, que vous pourrez laisser sur place. Il faudra sans doute une journée pour le mettre en position, et plus encore pour y amener votre matériel.

— Et ce matériel, ajouta quelqu’un, doit comporter une habitation, pour que les travailleurs puissent rester sur place.

— Cela va de soi. Dès que nous aurons amené là-bas un radeau, nous pourrons y gonfler un igloo.

— Mieux encore… Pour cela le radeau n’est pas nécessaire. Un igloo flottera sur la poussière.

— Pour en revenir au radeau, dit Lawrence, nous avons besoin pour le construire d’éléments qui soient simples et solides et qui puissent, sur place, s’ajuster facilement les uns aux autres. Avez-vous quelque idée ?

— Des bidons d’essence vides.

— Trop gros et trop fragiles. Peut-être trouverons-nous quelque chose dans les réserves du matériel technique…

Et le débat continua ainsi… Le «brain trust » siégeait.

Lawrence décida que cette discussion devrait durer encore une demi-heure, mais pas plus. Ensuite il arrêterait son plan d’action.

On ne pouvait pas parler indéfiniment, alors que les minutes s’écoulaient et que de ces minutes dépendaient des vies humaines. Toutefois se hâter et partir sur des idées mal conçues serait pire, car on gâcherait ensuite inutilement du temps, du matériel et de l’habileté technique. De toutes façons la marge entre l’échec et le succès serait très mince.

A première vue, le travail semblait assez simple. Le Séléné se trouvait à une centaine de kilomètres d’une base bien équipée. Sa position était exactement connue, et il ne reposait qu’à quinze mètres de profondeur sous la poussière. Mais ces quinze mètres allaient obliger Lawrence à affronter le problème le plus déroutant, le plus difficile de toute sa carrière.

Et c’était une carrière qui, il le savait bien, pourrait se terminer d’une façon abrupte. Car il lui serait très difficile d’expliquer son échec si les vingt deux personnes qui étaient à bord du Séléné devaient mourir.

Sa carrière pouvait même se terminer plus brusquement encore, car il allait prendre lui-même, physiquement, de sérieux risques.


* * *

Le reporter Maurice Spenser, des Informations Interplanétaires, vivait une minute inoubliable. Et il était grand dommage que personne ne puisse voir l’Auriga effectuer son atterrissage, car c’était un spectacle tout à fait remarquable.

Un astronef se posant ou prenant son vol est une des choses les plus impressionnantes parmi celles qui sont le produit de l’intelligence humaine – ne parlons pas naturellement des explosions nucléaires, plus impressionnantes encore. Et quand cet atterrissage se fait sur la Lune, lentement et dans un étrange silence, il a on ne sait quoi de fantastique (comme dans les rêves) que nul ne peut oublier.

Le capitaine Anson n’avait vu aucune raison d’économiser sur le carburant – d’autant plus que celui-ci était largement payé. En fait, son objectif n’était qu’à cent kilomètres de Port Roris, le point de départ, mais jamais les manuels d’astronautique n’avaient prévu un trajet aussi court pour un vaisseau de l’espace. Il eût pourtant été passionnant pour un mathématicien de déterminer une trajectoire aussi directe que possible, basée sur le calcul des variations, et comportant une dépense d’énergie aussi minime que possible.

Mais Anson avait préféré un parcours de mille kilomètres. Il se posa à la verticale, en se guidant au radar. Le computeur du vaisseau et l’appareil radar travaillaient en concordance, et Anson les surveillait l’un et l’autre. Mais chacun de ces éléments aurait pu faire à lui seul le travail – car il était simple et sans danger contrairement aux apparences.

Ce n’était toutefois pas l’avis de Maurice Spenser qui, lorsqu’il vit se rapprocher les pics désolés des Montagnes Inaccessibles, aurait de beaucoup préféré se trouver sur les vertes collines de la Terre, pour lesquelles il éprouva soudain une vive nostalgie. Il se demanda pourquoi il s’était embarqué dans cette aventure ? Il y avait sûrement des moyens plus économiques de se suicider…

Mais Spenser l’avait voulu. N’allait-il pas réaliser le reportage le plus sensationnel de l’année ? N’était-il pas le premier – et le seul, – sur les lieux ?

Le moment le plus pénible fut celui où l’astronef se mit en chute libre, entre des freinages successifs. La fureur des réacteurs freinant la descente était quasi insupportable… Et si, brusquement, ils n’obéissaient pas ? Si l’astronef continuait à plonger vers la Lune, lentement, mais avec une accélération inexorable jusqu’au moment de la catastrophe ? Ce n’était pas là une peur stupide et enfantine, car des accidents de cette sorte s’étaient déjà produits souvent.

Mais cela ne devait pas arriver à l’Auriga. Déjà le souffle terrible des réacteurs léchait les rochers, projetant vers le ciel de la poussière et des débris cosmiques qui n’avaient pas été troublés depuis des milliards d’années.

Pendant un moment le vaisseau, en parfait équilibre, plana à quelques centimètres seulement au-dessus du sol. Puis, comme à regret, les lances de flammes qui le maintenaient encore dans le vide se rétractèrent. Les tiges largement écartées du train d’atterrissage prirent contact avec la terre ferme, s’adaptant instantanément aux irrégularités de celle-ci, tandis que le bateau se balançait légèrement pendant une seconde et que les dispositifs anti-choc neutralisaient l’énergie résiduelle de cette prise de contact.

Pour la deuxième fois en vingt-quatre heures, Maurice Spenser s’était posé sur la Lune. Bien peu d’hommes auraient pu se vanter d’une chose pareille.

— Eh bien, lui dit le capitaine Anson en quittant son tableau de bord, j’espère que vous êtes satisfait de la vue que nous avons d’ici. Cela vous a coûté cher, et il y a encore cette petite question des heures supplémentaires à régler. D’après le Syndicat des Travailleurs de l’Espace, il faut…

— N’avez-vous donc pas d’âme, Capitaine ? Pourquoi me tourmenter avec des histoires aussi banales ? Mais – et si cela ne doit pas me coûter encore un supplément – permettez-moi de vous dire que vous avez fait un magnifique atterrissage.

— Oh ! Ça fait partie du travail quotidien, répondit l’astronaute, sans cacher toutefois que le compliment lui faisait plaisir. Au fait, voudriez-vous signer le livre de bord que voici, en mentionnant l’heure de l’atterrissage.

— Pourquoi cela ? demanda Spenser d’un air méfiant.

— Pour faire foi que je vous ai bien amené ici. Ce registre constitue un document légal.

— Il me semble bien démodé de tenir encore un livre de bord. Je croyais que dans les astronefs tout se faisait aujourd’hui par des moyens électroniques.

— C’est une tradition dans le service, répliqua Anson. Naturellement, les appareils qui enregistrent tous les mouvements du bateau ne cessent jamais de fonctionner, et d’après eux il est toujours possible de reconstituer le trajet suivi. Mais seul le registre du capitaine donne les petits détails qui font qu’un voyage est toujours différent d’un autre. Des détails comme ceux-ci, par exemple : « Ce matin une passagère a mis au monde deux jumeaux » ou bien « Sur le coup de six heures nous avons vu une baleine blanche à tribord. »

— Capitaine, fit Spenser, je retire ce que j’ai dit. Vous avez une âme.

Il posa sa signature sur le livre de bord puis s’approcha de la fenêtre d’observation pour examiner le paysage.

La cabine de contrôle, qui se trouvait à cent cinquante mètres au-dessus du sol, possédait l’unique fenêtre de tout le vaisseau permettant une vision directe. La vue était superbe. Vers le nord on apercevait les plus hauts remparts des Montagnes Inaccessibles, qui de ce côté-là cachaient la moitié du ciel. Leur nom, pensa Spenser, était maintenant inadéquat, car il avait pu les atteindre.

Pendant que le vaisseau était là, il pourrait même être employé à quelque utile recherche scientifique, ne serait-ce qu’en réunissant quelques spécimens de roches. En dehors de l’intérêt que présentait en matière d’information le fait qu’un astronef s’était posé en un endroit aussi insolite, Spenser attachait très sincèrement du prix à ce qui pourrait être découvert dans ces montagnes. Aucun homme n’était blasé au point de ne pas être ému par la perspective de visiter un endroit totalement inconnu.

Dans une autre direction, ses regards se posèrent sur la Mer de la Soif, dont l’horizon, vu d’aussi haut, était à une quarantaine de kilomètres. Cet horizon formait un arc de cercle qui embrassait presque la moitié du champ de vision. La mer était parfaitement unie, comme toujours. Mais ce qui l’intéressait se trouvait à moins de cinq kilomètres, et à deux kilomètres en contrebas.

La sonde métallique que Lawrence avait laissée comme repère et comme moyen de correspondre par radio avec le Séléné était parfaitement visible même avec des jumelles de faible puissance. Cela n’avait absolument rien d’impressionnant ; tout juste un piquet au milieu de cette immense plaine. Pourtant ce piquet, dans sa simplicité, signifiait pour Spenser beaucoup de choses. Il constituerait pour la télévision une bonne entrée en matière. Il symboliserait la solitude de l’homme dans cet univers hostile qu’il tentait de conquérir.

Dans quelques heures, cette mer de poussière serait beaucoup moins solitaire. Mais jusqu’à ce moment-là, ce tube métallique servirait à situer le lieu du drame, tandis que des commentaires parleraient des plans de sauvetage et qu’on meublerait le temps avec des interviews.

Mais ces questions secondaires ne le concernaient pas : le bureau des Informations Interplanétaires à Clavius City et les studios terrestres s’en occuperaient. Pour lui, il n’avait maintenant qu’une chose à faire : attendre dans ce nid d’aigle et veiller ensuite à la prise sans discontinuer, par Jules Braques, son cameraman, d’images intéressantes.

Grâce à leurs puissants téléobjectifs et à la pureté lumineuse parfaite de ce monde sans air, ils pourraient presque, quand les opérations commenceraient, prendre de gros plans de l’endroit où il était.

Il regarda en direction du sud-ouest, où le soleil montait paresseusement dans le ciel. La lumière du jour subsisterait pendant presque deux semaines – en calculant le temps comme sur la Terre. Il n’était donc pas nécessaire de se préoccuper de l’éclairage. Et maintenant, tout était en place…

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