La femme les conduisit à un glisseur garé à l’intérieur de la Fabrique, si l’on pouvait appeler ça se garer quand tout l’avant était enroulé autour d’un socle de machine-outil en béton. C’était un cargo blanc avec CATHODE CATHAY inscrit en travers des portes arrière et la Ruse se demanda quand elle était arrivée à le faire entrer ici sans qu’il l’entende. Peut-être au moment où Bobby le Comte lançait sa diversion avec le dirigeable.
L’aleph était lourd, aussi dur à traîner qu’un bloc-moteur compact.
Il n’avait pas envie de regarder la Sorcière parce qu’elle avait du sang sur les lames et qu’il ne l’avait pas conçue dans ce but. Deux corps gisaient à proximité, ou du moins, des fragments de corps ; ça aussi, il évita de regarder.
Il baissa les yeux sur le boîtier de biogiciel avec son bloc d’accus et se demanda si tout s’y trouvait encore, la maison grise, le Mexique, et les yeux de 3Jane.
— Attendez, dit la femme.
Ils venaient de passer la rampe d’accès à la salle où il rangeait ses machines ; le Juge était encore là, et le Hache-corps…
Elle tenait toujours son arme. La Ruse posa la main sur l’épaule de Cherry.
— Elle a dit d’attendre.
— Ce truc que j’ai vu, l’autre nuit, demanda la femme. Un robot manchot. Ça marche ?
— Ouais.
— Va le chercher.
— Hein ?
— Monte-le à l’arrière du glisseur. Allez. Grouille.
Cherry s’accrochait à lui, les genoux flageolants après ce que lui avait refilé la fille.
— Toi, dit Molly en agitant le pistolet sous son nez, monte.
— Vas-y, conseilla la Ruse.
Il déposa l’aleph et gravit la rampe pour entrer dans la pièce où le Juge attendait dans l’ombre, le bras posé à côté, sur la bâche, là où la Ruse l’avait laissé. Maintenant, il n’aurait plus jamais l’occasion de le remettre en état, de faire marcher la scie comme elle était censée marcher normalement. Il y avait également un boîtier de radiocommande, posé sur l’un des rayonnages métalliques poussiéreux. Il le prit et mit en route le Juge, dont la carapace brune commença à vibrer légèrement.
Il le fit avancer, descendre la rampe, avec ses grands pieds qui s’abaissaient, une-deux, une-deux, et les gyros pour rectifier son équilibre, compenser l’absence du bras. La femme avait fait ouvrir les portes arrière du glisseur et la Ruse orienta le Juge dans leur direction. Quand le robot arriva sur la femme, elle recula légèrement ; ses lunettes argent reflétaient la rouille patinée. La Ruse arriva derrière le Juge et se mit à calculer les angles, à chercher le meilleur moyen de le faire entrer. Ça paraissait absurde mais cette fille semblait malgré tout avoir une vague idée de ce qu’ils faisaient et de toute façon, c’était toujours mieux que de rester à traîner là dans la Fabrique, au milieu de tous ces cadavres. Il y avait deux filles là-haut, et toutes deux ressemblaient à Angela Mitchell. À présent, l’une d’elles était morte, il ne savait comment ou pourquoi, et la femme armée avait dit à l’autre d’attendre…
— Allez, allez, monte-moi ce putain de truc, faut qu’on y aille…
Quand il eut réussi à caser le Juge à l’arrière de la cabine, sur le flanc, les jambes repliées, il ferma les portes, courut à l’avant et grimpa du côté du passager. L’aleph était posé entre les sièges avant. Cherry était lovée sur la banquette arrière, sous une grosse parka orange décorée sur la manche du sigle de Senso/Rézo, et elle frissonnait.
La femme lança la turbine et gonfla la jupe de sustentation. La Ruse craignait qu’ils ne restent coincés sur le socle en béton mais lorsqu’elle enclencha la marche arrière, le véhicule se libéra en perdant simplement une baguette chromée. Elle leur fit contourner l’obstacle et prit la direction des portes.
En sortant, ils croisèrent un type en costume-cravate et manteau de tweed qui ne parut pas les voir.
— Qui c’est, celui-là ?
Elle haussa les épaules.
— Tu veux ce glisseur ? demanda-t-elle.
Ils étaient peut-être à dix bornes de la Fabrique, et il ne s’était pas retourné.
— Vous l’avez piqué ?
— Évidemment.
— Non, sans façon.
— Ah bon ?
— J’ai fait de la taule. Pour vol de voiture.
— Et comment va ta petite amie ?
— Elle dort. C’est pas ma petite amie.
— Non ?
— Je peux vous demander qui vous êtes ?
— Une femme d’affaires.
— Quel genre d’affaires ?
— Difficile à dire.
Le ciel au-dessus de la Solitude était d’un blanc éclatant.
— Z’êtes venue pour ça ? (Il tapota l’aleph.)
— Si l’on veut.
— Et maintenant ?
— J’ai passé un accord. Je devais embarquer Mitchell avec la boîte.
— C’était elle, celle qui est tombée ?
— Ouais, c’était elle.
— Mais elle est morte…
— Il y a mourir et mourir.
— Comme 3Jane ?
Elle bougea la tête, comme si elle s’était tournée pour le regarder.
— Tu connais 3Jane ?
— Je l’ai vue une fois. Là-dedans.
— Eh bien, elle y est toujours, mais Angie aussi.
— Et Bobby ?
— Newmark ? Ouais.
— Alors, qu’est-ce que vous comptez en faire ?
— C’est toi qu’as fabriqué ces trucs, hein ? Celui qui est derrière et tous les autres ?
La Ruse se tourna vers le Juge, replié sur lui-même comme une grosse poupée rouillée et décapitée.
— Ouais.
— Tu sais donc te débrouiller avec des outils.
— J’suppose, oui.
— Parfait. J’ai un boulot pour toi.
Elle fit ralentir le glisseur près d’une crête déchiquetée formée d’un amoncellement de détritus couverts de neige, et s’y arrêta en douceur.
— Il doit y avoir une trousse de secours, quelque part là-dessous. Prends-la, monte sur le toit, récupère-moi les panneaux solaires et des câbles. Je voudrais les raccorder pour recharger les accus de ce machin. Tu peux faire ça ?
— Sûrement. Pourquoi ?
Elle se laissa glisser dans son siège et la Ruse constata qu’elle était plus âgée qu’il ne l’avait cru, et bien lasse.
— Mitchell est là-dedans, maintenant. Tout ce qu’ils veulent, c’est qu’elle ait un peu de temps…
— Ils ?
— J’ignore qui. Ou quoi. L’entité avec qui j’ai passé mon marché. À ton avis, combien de temps peuvent tenir les accus, si les cellules fonctionnent ?
— Deux mois. Un an, peut-être.
— Parfait. J’vais le planquer quelque part, où les cellules pourront capter le soleil.
— Que se passera-t-il si vous coupez purement et simplement l’alimentation ?
Elle se pencha et fit courir l’extrémité de l’index le long du mince câble connectant l’aleph à la batterie. Dans la lumière matinale, la Ruse avisa ses ongles : ils avaient l’air artificiels.
— Eh, 3Jane, dit-elle, le doigt en suspens au-dessus du câble, j’t’ai eue.
Puis son poing se referma, avant de s’ouvrir à nouveau, comme pour laisser échapper quelque chose.
Cherry voulait raconter à la Ruse tout ce qu’ils allaient faire, une fois parvenus à Cleveland. Il était en train de fixer deux des panneaux solaires sur le large torse du Juge à l’aide de ruban argent. Il lui avait déjà accroché dans le dos l’aleph gris en confectionnant une sorte de harnais. Cherry lui disait qu’elle savait où lui trouver un boulot de réparateur de jeux vidéo. Il n’écoutait pas vraiment.
Quand il eut tout assemblé, il tendit à la femme le boîtier de commande.
— J’suppose qu’on vous attend, à présent.
— Non, dit-elle. Vous allez tous les deux à Cleveland. Cherry vient de te le dire.
— Et vous ?
— Je vais faire un tour à pied.
— Vous voulez vous geler ? Ou mourir de faim ?
— J’veux me retrouver seule, merde, pour changer un peu.
Elle testa la radiocommande et le Juge frémit, fit un pas, puis un autre.
— Bonne chance à Cleveland.
Ils la regardèrent s’éloigner sur la Solitude, avec le Juge qui la suivait d’un pas lourd. Puis elle se retourna pour leur crier :
— Eh, Cherry ! Force-moi ce mec à prendre un bain !
Cherry agita le bras, faisant tinter les zips de ses blousons de cuir.