22. FANTÔMES ET BOÎTES VIDES

Tout en regardant à travers les vitres maculées du taxi, elle se prit à regretter l’absence de Colin avec ses commentaires désabusés, puis elle se souvint que ce secteur était entièrement en dehors de sa sphère de connaissance. Elle se demanda si Maas-Neotek avait fabriqué une unité similaire pour la Conurb et, si oui, quelle forme prenait son fantôme…

— Sally, dit-elle, au bout peut-être d’une demi-heure de trajet dans New York, pourquoi Pétale m’a-t-il laissée partir avec toi ?

— Parce qu’il est malin.

— Et mon père ?

— Ton père sera furax.

— Pardon ?

— Sera fâché. S’il le découvre. Mais ce n’est pas sûr. On n’est pas ici pour longtemps.

— Pourquoi sommes-nous ici ?

— Faut que je cause à quelqu’un.

— Mais pourquoi suis-je ici ?

— Ça te plaît pas ?

Kumiko hésita.

— Si.

— Bien. (Sally changea de position sur la banquette défoncée.) Pétale était bien obligé de nous laisser partir. Parce qu’il n’aurait pas pu nous stopper sans blesser l’une de nous deux. Enfin, peut-être pas blesser, plutôt insulter. Swain pourrait peut-être te boucler, te présenter ensuite ses excuses, expliquer à ton père que c’était pour ton propre bien, mais s’il s’avise de me boucler, il en prend plein la gueule, tu piges ? Quand j’ai vu Pétale en bas de l’escalier avec son arme, j’ai compris qu’il allait nous laisser sortir. Ta chambre est truffée de micros, comme toute la maison d’ailleurs. J’ai coupé les détecteurs de mouvements pendant que je remballais tes affaires. Y s’en doutait. Pétale savait bien que c’était moi. C’est pour cela qu’il a fait sonner le téléphone, pour m’avertir qu’il était au courant.

— Je ne comprends pas.

— Une forme de politesse : il voulait que je sache qu’il attendait. Pour me donner une chance de réfléchir. Mais il n’avait pas vraiment le choix et il le savait. On a forcé Swain à faire quelque chose, tu vois, et Pétale était au courant. Du moins, c’est ce que soutient Swain, qu’on l’a forcé. Moi, on me force, pas de doute là-dessus. Alors, je commence à me demander jusqu’à quel point Swain a besoin de moi. Vraiment besoin. Pour me laisser me tirer avec la fille de l’Oyabun, qu’on avait fait venir à grands frais jusqu’à Notting Hill afin de la mettre a l’abri, c’est que quelque chose lui flanque la trouille pire que ton père. À moins que ce ne soit un truc qui le rende bien plus riche que ton père. Toujours est-il que t’emmener me permet d’égaliser plus ou moins les chances ; de faire pression, en quelque sorte. Ça te dérange ?

— Mais tu es menacée ?

— Quelqu’un connaît beaucoup de choses sur mes activités passées.

— Et Tic-Tac a découvert l’identité de cette personne ?

— Ouais. J’l’avais déjà devinée, de toute façon. Putain ! j’aurais préféré me tromper.


L’hôtel que choisit Sally avait une façade plaquée de panneaux d’acier tachés de rouille et fixés par des boulons chromés, un style que Kumiko avait déjà vu à Tokyo et qu’elle trouvait passablement démodé.

Leur chambre était vaste et grise, une douzaine de teintes de gris. Après avoir verrouillé la porte, Sally se dirigea droit vers le lit, retira son blouson et s’allongea.

— Tu n’as pas de sac, remarqua Kumiko.

Sally se redressa pour ôter ses bottes.

— J’ai de quoi en acheter un quand j’en aurai besoin. T’es fatiguée ?

— Non.

— Moi, si.

Elle fit passer son chandail noir par-dessus sa tête. Elle avait des petits seins, avec des aréoles roses tirant sur le brun ; une cicatrice partait de sous le mamelon gauche pour disparaître sous la taille de son jean.

Kumiko regarda la balafre.

— T’as été blessée.

Sally baissa les yeux.

— Oui.

— Pourquoi ne te l’es-tu pas fait retirer ?

— Parfois, c’est utile de se rappeler.

— Qu’on a été blessée ?

— Qu’on a été stupide.


Gris sur gris. Incapable de dormir, Kumiko arpentait la moquette grise. Il y avait dans cette chambre quelque chose de vampirique, un trait sans doute partagé avec des millions de chambres similaires, comme si cet anonymat incroyablement lisse absorbait sa personnalité ; seuls quelques fragments émergeaient, la voix de ses parents en pleine dispute, les visages des secrétaires de son père vêtus de noir…

Sally dormait, visage au masque lisse. La vue par la fenêtre n’évoquait rien à Kumiko. Elle contemplait seulement une cité qui n’était pas Tokyo ni Londres, vaste amoncellement générique qui était pour son siècle le paradigme de la réalité urbaine.

Peut-être qu’elle dormit aussi, Kumiko, même si ensuite elle n’en fut plus certaine. Elle regarda Sally commander articles de toilette et sous-vêtements en tapant sa commande sur la vidéo du chevet. On la livra alors que Kumiko était sous la douche.

— Dépêche-toi de t’habiller, dit Sally, derrière la porte, on va voir le patron.

— Quel patron ? demanda Kumiko, mais Sally ne l’avait pas entendue.


Du gomi.

Trente-cinq pour cent de l’agglomération de Tokyo était édifiée sur du gomi, des plates-formes prises sur la baie après un siècle d’accumulation systématique des détritus. Là-bas, le gomi était une ressource à gérer, ramasser, trier, puis soigneusement enterrer.

La relation qu’entretenait Londres avec le gomi était plus subtile, plus oblique. Aux yeux de Kumiko, la ville même était composée de gomi, des structures que l’économie japonaise aurait depuis longtemps dévorées dans son insatiable appétit d’espaces à construire. Pourtant, même pour Kumiko, ces structures révélaient la trame du temps, chacun des murs portait la trace de générations de mains affairées à poursuivre une perpétuelle restauration. Les Anglais appréciaient leur gomi en soi, d’une manière qu’elle commençait tout juste à comprendre ; ils l’habitaient.

Dans la Conurb, le gomi était autre chose : un humus riche, une pourriture où s’épanouissaient des prodiges d’acier et de polymères. Le manque apparent de planification suffisait à l’étourdir, tant il allait à l’encontre de la valeur qu’attribuait sa propre culture à l’utilisation rationnelle de l’espace.

Leur course en taxi depuis l’aéroport lui avait déjà montré l’état de décrépitude de l’agglomération, avec ses pâtés d’immeubles entiers en ruine, leurs ouvertures béant au-dessus des trottoirs jonchés de détritus. Et ces visages ébahis tandis que leur aéroglisseur blindé se frayait un passage dans les rues.

Et maintenant, Sally la plongeait brutalement dans la totale étrangeté de cet endroit, avec sa pourriture et ses tours rouillées semées au hasard, plus hautes que toutes celles de Tokyo, obélisques des sociétés qui transperçaient le lacis fuligineux des dômes superposés.

Après deux taxis successifs, elles continuèrent à pied, au milieu de la foule du début de soirée et dans les ombres biaises. L’air était froid mais pas du froid de Londres et Kumiko songea aux arbres en fleurs du Parc Ueno.

Leur première étape était un vaste bar, un rien passé, appelé le Gentleman Loser, où Sally échangea tranquillement quelques mots rapides avec le garçon.

Elles ressortirent sans avoir rien consommé.


— Des fantômes, dit Sally en tournant au coin d’une rue, Kumiko à ses côtés.

À mesure qu’elles s’enfonçaient dans ce quartier aux bâtisses de plus en plus sombres et décrépites, les passants se faisaient rares.

— Pardon ?

— Je retrouve des tas de fantômes ici, du moins, je devrais…

— Tu connais cet endroit ?

— Bien sûr. Toujours pareil mais quand même différent, tu vois ?

— Non.

— Un jour, tu saisiras. Voici ce qu’on va faire : on retrouve la personne que je cherche, toi tu joues simplement les gentilles petites filles ; tu causes que si on t’adresse la parole, sinon, motus.

— Qui est-ce qu’on cherche ?

— Le patron. Ce qu’il en reste, tout du moins…

Un demi-pâté de maisons plus loin, dans une rue sordide et vide – Kumiko n’avait encore jamais vu de rue réellement vide, sauf l’allée devant chez Swain à minuit, sous son manteau de neige –, Sally s’arrêta près d’une devanture antique et parfaitement anodine, avec ses deux vitrines argentées d’une épaisse couche de poussière. À l’intérieur, Kumiko réussit à entrevoir les lettres en tubes de verre d’une enseigne fluorescente éteinte : MÉTRO, puis un autre mot plus long. La porte entre les vitrines avait été renforcée avec une feuille de tôle ondulée ; sur les goujons rouillés qui en saillaient à intervalles réguliers s’accrochaient des tronçons détendus de fil de rasoir galvanisé.

Devant la porte, Sally redressa les épaules puis enchaîna en souplesse une série de petits gestes brefs.

Kumiko la regarda répéter cette séquence.

— Sally…

— Bavarde ! la coupa Sally. J’t’ai dit de la boucler, vu ?

— Oui.

Une voix, qui semblait venir de nulle part, se fit entendre.

— Je veux lui parler, dit Sally sur un ton ferme et circonspect.

— Il est mort, murmura la voix.

— Je sais.

Un silence suivit, puis Kumiko entendit un bruit qui aurait aussi bien pu être causé par le vent, un vent froid et chargé de scories raclant la courbe des géodes loin au-dessus de leur tête.

— Il n’est pas ici, reprit la voix (elle parut s’éloigner). Tournez à droite, après le coin puis à gauche dans le passage.


Kumiko se rappellerait toujours cette ruelle : des briques sombres luisantes d’humidité, des gaines de ventilation d’où pendaient de noirs filaments de crasse figée, une ampoule jaune sous sa grille d’alliage corrodé, les excroissances de bouteilles vides qui fleurissaient au pied de chaque mur, les enchevêtrements de jourlex froissés et de bouts d’emballages en styropor blanc qui montaient à hauteur d’homme, et le bruit des talons de Sally.

Au-delà de la mince lueur de l’ampoule régnait l’obscurité, même si le reflet sur les briques humides révélait un mur au fond d’un cul-de-sac. Kumiko hésita, effrayée par l’écho soudain d’une cavalcade discrète, sur fond de goutte-à-goutte régulier…

Sally leva la main. Sa torche s’arrêta sur des briques maculées de peinture, puis descendit en douceur.

Descendit jusqu’à ce qu’elle rencontre la chose à la base du mur, métal terni, cylindre dressé que Kumiko prit tout d’abord pour une autre gaine de ventilation. Près de sa base on voyait des bouts de cierges blancs, une fiole en plastique aplatie remplie d’un liquide transparent, plusieurs paquets de cigarettes, quelques mégots épars et enfin l’image complexe d’un personnage à plusieurs bras apparemment dessiné à la craie blanche en poudre.

Sally avança d’un pas, sans bouger sa lampe, et Kumiko vit que l’objet métallique était scellé dans la brique par d’énormes rivets.

— Le Finnois ? appela Sally.

Un bref éclair de lumière rose jaillit d’une fente horizontale.

— Eh, le Finnois ! Eh, mec… (Une hésitation inhabituelle dans sa voix…)

— Moll. (Son grésillant, comme issu d’un haut-parleur cassé.) Quelle idée, c’te lampe ! T’as encore tes amplis, non ? Tu te fais vieille, tu vois plus aussi bien dans le noir ?

— C’est pour mon amie.

Quelque chose bougea derrière la fente, le rose d’une braise de cigarette au soleil de midi, et le visage de Kumiko fut baigné de lumière.

— Mouais, grésilla la voix. Et qui c’est, celle-là ?

— La fille de Yanaka.

— Sans déc’ ?

Sally baissa sa torche ; elle tomba sur les cierges, le flacon, les cigarettes grises d’humidité, le symbole blanc avec ses bras duveteux.

— Tape dans les offrandes, proposa la voix. Il y a là un demi-litre de Moskovskaïa. La marque du diable est dessinée à la farine. Pas de pot ; les vrais défonceurs, eux, la tracent avec de la cocaïne.

— Seigneur ! dit Sally en s’accroupissant. (La voix était étrangement lointaine.) J’arrive pas à le croire.

Kumiko la regarda ramasser la fiole et humer son contenu.

— Bois-en. C’est de la bonne. L’a intérêt… Aucun ne s’amuserait à rouler l’oracle, surtout quand ils savent ce qui est bon pour eux.

— Finnois, dit Sally, puis elle inclina la fiole et but, s’essuyant la bouche du revers de la main, tu dois être cinglé…

— Ça serait bien ma veine. Pour monter un bidule pareil, faut avoir en plus un minimum d’imagination…

Kumiko se rapprocha puis s’accroupit près de Sally.

— C’est un construct, une personnalité artificielle ?

Sally reposa la bouteille de vodka puis touilla la farine mouillée du bout d’un ongle blanc.

— Bien sûr. T’en as déjà vu. Mémoire en temps réel si j’veux, connexion avec le c-space si j’veux. J’ai monté ce plan d’oracle histoire de garder la main, tu vois ? (La chose émit un drôle de bruit : un rire ?) T’as des problèmes amoureux ? T’es tombé sur une sale bonne femme qui te comprend pas ? (À nouveau ce bruit de rire, comme un crépitement de parasites.) À vrai dire, je ferais plutôt dans le conseil financier. C’est les gosses du coin qui laissent les friandises. Ça ajoute au côté mystique, plus ou moins. Et une fois de temps en temps, je tombe sur un vrai mystique, justement, un connard qui s’imagine pouvoir se servir. (Fin comme un cheveu, un pinceau écarlate jaillit de la fente et une bouteille explosa, quelque part sur la droite de Kumiko. Grésillement de rire.) Alors, qu’est-ce qui t’amène par ici, Moll ? Toi et (à nouveau, la lumière rose caressa le visage de Kumiko) la fille de Yanaka…

— La passe sur Lumierrante, dit Sally.

— Ça fait un bail, Moll…

— Je l’ai après moi, Finnois. Quatorze ans, et cette salope d’allumée me colle au cul…

— Alors, c’est peut-être qu’elle a rien de mieux à faire. Tu sais comment sont les richards…

— Tu sais où est Case, Finnois ? Peut-être que c’est à lui qu’elle en veut…

— Case a décroché. L’a fait quelques beaux coups après votre séparation, puis il a tout envoyé valser et s’est rangé des voitures. T’aurais fait pareil, peut-être que tu serais pas en train de te geler les miches au fond d’une impasse, pas vrai ? Aux dernières nouvelles, il avait quatre gosses…


Kumiko observait à loisir l’endroit où elles se trouvaient et commençait à se faire une idée de l’interlocuteur de Sally. Il possédait quatre objets identiques à ceux qui se trouvaient dans le bureau de son père : quatre cubes de laque noire disposés sur une étagère basse en bois de pin. Au-dessus de chaque cube était accroché un portrait officiel. Les portraits étaient les photos monochromes d’hommes en costumes sombres et cravates, quatre messieurs très sobres aux revers décorés de petits emblèmes métalliques comme ceux que portait parfois son père. Sa mère lui avait dit que les cubes contenaient des fantômes, les fantômes des méchants ancêtres de son père, mais Kumiko les trouvait plus fascinants qu’effrayants. S’ils abritaient effectivement des fantômes, raisonnait-elle, ils devaient être tout petits, puisque les cubes étaient à peine assez grands pour contenir une tête d’enfant.

Son père méditait parfois devant les cubes, agenouillé sur le tatami nu dans une attitude de profond respect. Elle l’avait vu bien des fois dans cette position mais ce n’est pas avant l’âge de dix ans qu’elle l’avait entendu leur adresser la parole. Et l’un des cubes avait répondu. Elle n’avait rien pu comprendre à la question, et la réponse avait été plus hermétique encore, mais le calme avec lequel le fantôme l’avait énoncée avait paralysé Kumiko, tapie derrière son paravent de papier. Son père avait ri en la découvrant là ; au lieu de la gronder, il lui avait expliqué que les cubes abritaient l’enregistrement de la personnalité d’anciens cadres dirigeants de l’entreprise. « Leur âme ? avait-elle demandé. – Non », lui avait-il répondu dans un sourire, avant d’ajouter que la distinction était subtile.

— Ils ne sont pas conscients, avait-il expliqué. Ils répondent, quand on les questionne, d’une manière qui correspond approximativement à la réponse qu’aurait donnée le sujet réel. Si ce sont des fantômes, alors les hologrammes sont des fantômes aussi.

Après le cours sur l’histoire et la hiérarchie du Yakuza que lui avait donné Sally dans le bar à robata d’Earl’s Court, Kumiko avait conclu que tous les hommes des portraits photographiques, ceux qui avaient servi de sujets aux enregistrements de personnalité, avaient été des oyabuns.

L’objet caché dans son capotage blindé, raisonna-t-elle, était d’une nature identique, quoique peut-être plus complexe, tout comme Colin était une version plus complexe du guide Michelin que les secrétaires de son père emportaient lors de ses expéditions dans les magasins de Shinjuku. Le Finnois, c’est ainsi que l’avait appelé Sally, et, manifestement, ce Finnois avait été dans le temps son ami ou son associé.

Mais, se demanda Kumiko, s’animait-il lorsque la ruelle était vide ? Son regard laser balayait-il la chute silencieuse de la neige à minuit ?


— L’Europe, commença Sally. Après avoir quitté Case, je l’ai parcourue entièrement. La passe nous avait rapporté un tas d’argent, enfin, ça donnait l’impression à l’époque. L’I.A. Tessier-Ashpool l’avait payée par l’intermédiaire d’une banque suisse. Elle avait effacé toute trace de notre visite en orbite ; je veux dire, absolument tout : par exemple, les noms sous lesquels on avait voyagé à bord de la navette de la JAL avaient disparu. Dès notre retour à Tokyo, Case avait tout vérifié en se glissant dans toutes sortes de banques de données ; c’était comme si rien ne s’était produit. I.A. ou pas, je ne sais pas comment ils avaient pu faire ça, toujours est-il que personne ne comprit vraiment ce qui s’était passe là-haut, après que Case eut traversé la glace de leurs mémoires centrales avec son brise-glace chinois.

— Est-ce qu’il a essayé de garder le contact, par la suite ?

— Pas que je sache. Dans son idée, le truc s’était évanoui, si l’on veut ; pas évanoui-désintégré, plutôt fondu au sein de tout, de l’ensemble de la matrice. Comme s’il n’était plus à l’intérieur mais était simplement devenu le cyberspace. Et s’il ne voulait pas se faire voir, s’il ne voulait pas qu’on remarque sa présence, eh bien, il resterait parfaitement indécelable et il serait à jamais impossible de prouver à quiconque son existence, même si l’on était au courant… Et moi, je ne voulais surtout pas l’être. Pour moi c’était un truc réglé, terminé. Armitage était mort, Riviera était mort, le Rasta qui pilotait le remorqueur qui nous avait conduits là-haut était retourné dans l’amas de Zion et pour lui, tout cela n’était sans doute qu’un autre rêve dû à la ganja… J’ai laissé Case à l’hôtel Hyatt de Tokyo, je ne l’ai jamais revu…

— Pourquoi ?

— Qui sait ? Il n’y a pas grand-chose à en dire. J’étais jeune, ça me paraissait simplement une affaire classée.

— Mais tu l’as quand même laissée là-haut, en orbite. À Lumierrante.

— Voilà, t’as tout pigé, Finnois. Et j’y repensais effectivement, de temps en temps. Quand nous l’avons laissée, c’était comme si elle s’en fichait complètement. Comme si j’avais tué pour elle son cinglé de père, ce malade, pendant que Case craquait leurs mémoires centrales et lâchait leurs I.A. dans la matrice… Alors, je l’ai ajoutée à ma liste, tu vois ? Le jour où tu te retrouves dans un gros pépin, le jour où tu tombes sur un os, eh bien, tu n’as plus qu’à consulter cette liste.

— Et t’avais déduit ça tout de suite ?

— Non. J’avais une putain de longue liste.

Kumiko avait l’impression que Case avait été plus qu’un partenaire pour Sally mais elle ne prononça plus jamais son nom.

Tandis qu’elle l’écoutait résumer au Finnois quatorze ans d’histoire personnelle, Kumiko se surprit à imaginer cette Sally plus jeune sous les traits de l’héroïne bishonen d’une vidéo romantique traditionnelle : visionnaire, élégante, et meurtrière. Alors qu’elle avait du mal à suivre le compte rendu trivial de sa vie, truffé de références à des lieux et des situations qu’elle ignorait, il lui était facile de l’imaginer remportant les victoires éclairs, magiques, d’une bishonen. Mais non, songea-t-elle, tandis que Sally évacuait une « sale année à Hambourg », avec une brusque colère dans la voix – une colère ancienne, pour une année vieille d’une décennie –, c’était une erreur de couler cette femme dans un moule japonais. Il n’y avait pas de ronin, pas de samouraï errant ; Sally et le Finnois causaient affaires.

Elle était arrivée à l’épisode de cette sale année à Hambourg. D’après ce que put comprendre Kumiko, elle avait gagné puis perdu une fortune. Elle en avait gagné sa part « là-haut », dans un lieu que le Finnois avait baptisé Lumierrante, en association avec ce fameux Case. Et dans le même temps, elle s’était fait une ennemie.

Le Finnois l’interrompit :

— Hambourg… j’ai entendu des histoires sur Hambourg…

— L’argent était parti… Ça part vite, la grosse galette, quand on est jeune… Sans argent, c’était plus ou moins un retour à la normale, seulement j’étais embringuée avec ces mecs de Francfort, j’avais des dettes, et pour effacer l’ardoise, ils m’avaient proposé un marché.

— Quel genre ?

— Descendre des types.

— Alors ?

— Alors, je me suis barrée. Dès que j’ai pu. Pour Londres…

Kumiko jugea qu’en fin de compte Sally avait peut-être bien été plus ou moins dans la lignée des ronins, sorte de samouraïs. À Londres, toutefois, elle était devenue une femme d’affaires. Tout en subvenant à ses besoins d’une manière qui restait floue, elle était progressivement devenue une commanditaire, qui se chargeait de procurer des fonds à diverses opérations financières. (Ça voulait dire quoi : « couler un crédit » ? Ça voulait dire quoi : « blanchir des données » ?)

— Ouais, dit le Finnois, tu t’es bien démerdée. Tu t’es pris une participation dans un casino en Allemagne.

— Celui d’Aix-la-Chapelle. Je suis entrée au conseil d’administration. J’y suis toujours d’ailleurs.

— Tu t’es rangée ? (À nouveau, ce rire.)

— Certainement.

— On n’en a pas beaucoup entendu parler, par ici.

— Je dirigeais un casino. C’est tout. Je me débrouillais pas mal.

— Tu faisais de la boxe professionnelle. « Miss l’Arme-à-l’œil », catégorie superplume. Huit combats, j’ai pris les paris sur cinq d’entre eux. Des combats au sang, ma poulette. Illégaux…

— Un passe-temps…

— Tu parles d’un passe-temps ! J’ai vu les vidéos. Le Kid de Birmanie t’a quand même ouverte de bas en haut, en direct et en couleurs…

Kumiko se rappela la longue cicatrice.

— Alors, j’ai décroché. Il y a cinq ans, et ça faisait déjà cinq ans de trop.

— T’étais pas si mal. Mais quand même, « Miss l’Arme-à-l’œil »… Seigneur !

— Me gonfle pas. C’est pas moi qui l’avais trouvée, celle-là.

— Bien sûr, bien sûr. Alors, parle-moi plutôt de notre copine, là-haut, comment elle arrive dans cette histoire.

— Par Swain. Roger Swain. Nous expédie un de ses garçons au casino, un soi-disant dur, un nommé Prior. Il y a peut-être un mois.

— Swain le fourgue ? À Londres ?

— Eh, oui ! Donc, ce Prior arrive avec un cadeau pour moi, près d’un mètre de liasse d’imprimante. Une liste. Des noms, des dates, des lieux.

— Sérieux ?

— La totale. Des trucs que j’avais presque oubliés.

— La passe sur Lumierrante ?

— Tout, j’te dis. Alors, je fais ma valise, je retourne à Londres, et je tombe sur Swain. Il était désolé, c’était pas de sa faute, mais il fallait qu’il me coince. Parce que quelqu’un le coinçait également. Lui aussi avait son mètre de liasse d’imprimante accroché aux basques.

Kumiko entendit les talons de Sally racler le pavé.

— Qu’est-ce qu’il veut au juste ?

— Enlever un corps mûr et chaud, une célébrité.

— Pourquoi toi, spécialement ?

— Allons, Finnois. C’est justement ce que je suis venue te demander.

— Swain t’a affirmé que c’était 3Jane ?

— Non, mais mon consoliste de Londres l’a confirmé.

Kumiko avait mal aux genoux.

— La gosse. Comment t’es tombée dessus ?

— Elle a débarqué chez Swain. Yanaka voulait qu’elle quitte Tokyo. Swain lui doit un giri.

— De toute façon, elle est propre, pas d’implants. Aux dernières nouvelles que j’ai eues de Tokyo, Yanaka aurait les deux mains occupées…

Kumiko frissonna dans le noir.

— Et l’enlèvement, ta célébrité ? poursuivit le Finnois.

Kumiko décela chez Sally une hésitation.

— Angela Mitchell, finit-elle par répondre.

Lente oscillation du métronome rose : de gauche à droite, de droite à gauche.

— Fait froid, ici, le Finnois.

— Ouais. J’aimerais bien pouvoir le sentir. Je viens juste de faire un petit tour grâce à toi. Dans les Allées de la Mémoire. Tu sais au moins d’où sort Angie ?

— Non.

— Je fais dans les oracles, chou, je suis pas un fichier de recherche… Son père était Christopher Mitchell. C’était le grand ponte en recherche biogicielle chez Maas Biolabs. Elle a grandi dans un de leurs complexes isolés de l’Arizona, prise en charge par l’entreprise. Et puis, il y a sept ans à peu près, quelque chose est arrivé là-bas. On raconte qu’Hosaka aurait engagé une équipe de pros pour aider Mitchell à s’offrir de l’avancement. Les jourlex ont dit qu’il s’était produit une explosion de l’ordre de la mégatonne sur le terrain de la Maas mais personne n’a jamais décelé la moindre radiation. Personne n’a retrouvé non plus les mercenaires d’Hosaka. Maas annonça que Mitchell était mort, un suicide.

— Ça, c’est le fichier officiel. Que sait l’oracle ?

— Des rumeurs, rien qui tienne debout. Les gens racontent qu’elle est apparue un jour ou deux après l’explosion en Arizona, qu’elle aurait contacté quelques zigues plutôt particuliers qui bossaient avant dans le New Jersey.

— Dans quelle branche ?

— Ils trafiquaient. Dans l’informatique, essentiellement. Acheter, revendre. Parfois, ils achetaient pour moi…

— Qu’est-ce qu’ils avaient de si particulier ?

— Des adeptes du vaudou. Persuadés que la matrice était pleine de mambos, ce genre de conneries… Et t’veux savoir un truc, Moll ?

— Quoi ?

— Ils ont pas tort.

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