3. MALIBU

Il y avait une odeur dans la maison ; elle avait toujours été là.

Elle était liée au temps, à l’air salin et à la nature entropique des coûteuses demeures édifiées trop près de l’océan. Cela tenait peut-être aussi aux lieux laissés inhabités par périodes brèves mais fréquentes, à ces maisons que n’arrêtaient pas d’ouvrir et de fermer leurs propriétaires trop remuants. Elle imaginait les pièces vides, les pétales de corrosion qui s’épanouissaient en silence sur le chrome, les moisissures pâles qui accaparaient les recoins sombres. Comme pour admettre cet éternel processus, les architectes avaient encouragé un certain degré de rouille : les parapets d’acier massif qui longeaient la terrasse avaient été dévorés par des années d’embruns.

Comme ses voisines, la maison était bâtie sur des fondations en ruine. Les promenades qu’elle effectuait le long de la plage incluaient parfois des essais d’archéologie imaginaire : elle tentait de reconstituer un passé à ces lieux, avec d’autres maisons, d’autres voix. Elle était accompagnée, durant ces balades, par un appareil radioguidé et armé, un minuscule hélicoptère Dornier qui quittait son invisible nid sur le toit sitôt qu’elle descendait de la terrasse. Capable de voler presque en silence, il était programmé pour demeurer hors de son champ visuel. Il y avait quelque chose de nostalgique dans sa façon de la suivre, comme s’il avait été un cadeau de Noël coûteux mais qui n’aurait pas plu.

Elle savait que Hilton Swift la surveillait via les caméras du Dornier. Bien peu de ce qui se passait sur la maison de la plage échappait à Senso/Rézo ; sa solitude, cette semaine de solitude qu’elle avait exigée, tout cela restait sous constante surveillance.

Ses années de métier lui avaient procuré une singulière immunité contre l’observation.


La nuit, elle allumait parfois les projecteurs montés sous la terrasse, illuminant les cabrioles hiéroglyphiques des grosses puces de mer grises. Quant à la terrasse proprement dite, elle la laissait dans l’obscurité, de même que le séjour derrière elle. Elle s’asseyait sur une chaise de plastique blanc uni, pour contempler la danse brownienne des insectes. Illuminés par les lampes, ils projetaient des ombres infimes, à peine visibles, vacillantes virgules sur le sable.

Le bruit de l’océan l’enveloppait dans son mouvement. Tard le soir, quand elle sommeillait dans la plus petite des deux chambres d’ami, il se frayait un passage dans ses rêves. Mais jamais jusque dans les souvenirs envahissants de l’étranger.

Le choix des chambres était instinctif. La chambre principale était minée par les détonateurs de douleurs anciennes.

À la clinique, les médecins avaient dû recourir à des tenailles chimiques pour extraire l’accoutumance à la drogue des sites récepteurs de son cerveau.


Elle se préparait à manger dans la cuisine blanche, décongelant le pain dans le four à micro-ondes, versant des sachets de soupe lyophilisée suisse dans d’impeccables casseroles en inox, se glissant avec lassitude dans cet espace anonyme et pourtant de plus en plus familier, dont elle avait été si subtilement isolée par le rideau de poudre chimique.

— Et on appelle ça la vie, dit-elle à la paillasse blanche.

Que pourraient bien en tirer les psychologues maison de Senso/Rézo, se demanda-t-elle, si quelque micro caché leur transmettait ce message ? Elle remua la soupe avec un mince fouet en inox en regardant monter la vapeur. Elle trouvait que ça aidait, de faire des choses, de les faire elle-même, tout bêtement ; à la clinique, ils avaient tenu à ce qu’elle fasse seule son lit. Elle se mit à manger son bol de soupe à la cuillère, les sourcils froncés, envahie par les souvenirs de son hospitalisation.


Elle avait décidé de sortir au bout d’une semaine de traitement. Les toubibs avaient protesté. La cure de désintoxication s’était déroulée à merveille, disaient-ils, mais la thérapie n’avait pas encore commencé. Ils soulignèrent le taux de rechutes parmi les clients qui renonçaient à mener le programme à son terme. Ils lui expliquèrent que son assurance ne serait plus valable si elle interrompait le traitement. Senso/Rézo paierait, leur dit-elle, à moins qu’ils ne préfèrent qu’elle les paie elle-même. Elle avait brandi sa carte à puce MitsuBank.

Son Lear-jet arriva une heure plus tard ; elle lui dit de l’emmener à LAX, l’aéroport de Los Angeles, de lui réserver une voiture à l’arrivée et d’annuler tous les appels qui lui seraient adressés.

— Je suis désolé, Angela, dit le jet, en s’inclinant au-dessus de Montego Bay quelques secondes après le décollage, mais j’ai Hilton Swift en appel prioritaire.

— Angie, disait Swift, vous savez que je suis avec vous en permanence. Vous le savez, Angie.

Elle se tourna pour fixer l’ovale noir du haut-parleur, au centre de son cadre de plastique gris et lisse : elle s’imaginait l’homme tapi là-derrière, ses longues jambes de coureur douloureusement repliées, grotesques, derrière la cloison de l’habitacle.

— Je le sais bien, Hilton. C’est gentil à vous d’appeler.

— Vous allez à Los Angeles, Angie ?

— Oui. C’est ce que j’ai dit à l’avion.

— À Malibu ?

— C’est exact.

— Piper Hill est en route pour l’aéroport.

— Merci, Hilton, mais je n’ai pas envie de voir Piper. Je ne veux personne. Je veux une voiture.

— Il n’y a personne à la maison, Angie.

— Parfait. C’est ce que je désire, Hilton. Personne à la maison. Une maison vide.

— Êtes-vous sûre que ce soit une bonne idée ?

— La meilleure que j’aie eue depuis longtemps, Hilton.

Il y eut un silence.

— Ils ont dit que tout s’était bien passé, Angie, le traitement. Mais ils voulaient que vous restiez.

— J’ai besoin d’une semaine, répondit-elle. Une semaine. Sept jours. Seule.


Après la troisième nuit à la maison, elle s’éveilla à l’aube, fit du café, s’habilla. La condensation voilait la baie vitrée donnant sur la terrasse. Elle avait dormi, c’est tout. Elle n’avait pas gardé le souvenir de ses rêves, ne restait qu’une impression de fébrilité, presque de vertige. Elle était debout dans la cuisine, le froid du carrelage traversant ses grosses chaussettes blanches, les mains serrées autour de la tasse bien chaude.

Quelque chose, là. Elle étendit les bras, leva le café comme un calice, en un geste immédiatement instinctif et ironique.

Cela faisait trois ans que les loa l’avaient chevauchée, trois ans maintenant qu’ils ne l’avaient plus touchée. Mais maintenant ?

Legba ? Ou l’un des autres ?

L’impression d’une présence se dissipa brusquement. Elle reposa trop vite la tasse sur la paillasse, répandant du café sur sa main, et courut chercher des chaussures et passer un manteau. Dans le placard des affaires de plage, elle trouva des bottes en caoutchouc vertes et une pesante doudoune bleue dont elle ne se souvenait pas, trop large pour avoir appartenu à Bobby. Elle sortit de la maison à la hâte, dévala l’escalier, ignorant le bourdonnement du Dornier miniature lorsqu’il décolla derrière elle, telle une patiente libellule. Elle regarda vers le nord, le fouillis de maisons le long de la plage, l’enchevêtrement confus des toits qui lui rappelait le barrio de Rio, puis elle se tourna vers le sud, vers la Colonie.


Celle qui venait s’appelait Maman Brigitte ou Grande Brigitte, et tandis que certains pensent qu’elle est l’épouse du Baron Samedi, d’autres la baptisent « l’aînée d’entre les morts ».

L’architecture de rêve de la Colonie s’élevait sur la gauche d’Angie, délire de formes et de mégalomanie. Frêles d’aspect, les répliques, incrustées de néon, des tours de Watts s’élevaient à proximité de casemates néo-brutalistes qui arboraient des bas-reliefs en bronze.

Sur son passage, des murs de glace reflétaient les bancs de nuages matinaux qui filaient sur le Pacifique.

Elle avait connu une période, ces trois dernières années, où elle avait eu l’impression d’être sur le point de traverser ou de retraverser une ligne, la subtile barrière de la foi, pour découvrir que son existence avec les loa avait été un rêve ou, tout au plus, un ensemble contagieux de nœuds de résonance culturelle, survivance des semaines qu’elle avait passées dans l’oumphor de Beauvoir, dans le New Jersey. Voir enfin avec d’autres yeux : ni dieux, ni Cavaliers.

Elle poursuivit sa promenade, réconfortée par le ressac, par l’unique et perpétuel mouvement temporel de la mer, son immanence et son éternité.

Son père était mort sept ans plus tôt, et les archives de sa vie, qu’elle avait retrouvées, lui en avaient appris bien peu : qu’il avait servi quelqu’un ou quelque chose, que sa récompense avait été le savoir, et qu’elle avait été son sacrifice.

Parfois, elle avait l’impression d’avoir vécu trois vies, chacune isolée des autres par une chose qu’elle ne pouvait nommer, et sans le moindre espoir de jamais recouvrer son intégrité.

Il y avait ses souvenirs d’enfance dans l’arcologie de la Maas, creusée au sommet d’une mesa de l’Arizona : elle empoignait une balustrade de grès, le visage au vent, avec l’impression que l’immense plateau creusé était son navire, qu’elle pouvait le piloter et le mener jusqu’au cœur des couleurs du couchant, au-delà des montagnes. Plus tard, elle avait fui par la voie des airs, avec la peur comme une boule dure au fond de la gorge, à jamais incapable de se rappeler sa dernière et fugitive vision du visage paternel, qui avait pourtant dû s’afficher sur la console de l’ULM. Les autres appareils étaient ancrés pour résister au vent, alignement de phalènes arc-en-ciel. Sa première vie avait pris fin cette nuit-là ; celle de son père aussi.

Sa seconde vie avait été brève, rapide et fort étrange. Un homme du nom de Turner l’avait emmenée loin de l’Arizona, pour la laisser en compagnie de Bobby, de Beauvoir et des autres. De Turner, elle n’avait gardé qu’un vague souvenir, il était grand, avec des muscles fermes et un regard traqué. Il l’avait emmenée à New York. Puis Beauvoir l’avait conduite, avec Bobby, dans le New Jersey. Là, au cinquante-deuxième étage d’une structure de mincome, Beauvoir lui avait appris ce qu’étaient ses rêves. Les rêves sont réels, avait-il dit, son visage noir luisant de sueur. Il lui avait appris les noms de ceux qu’elle avait vus en songe. Il lui avait enseigné que tous les rêves plongent dans un océan commun, et lui avait montré en quoi les siens étaient différents ou semblables. Toi seule vogues à la fois sur l’ancien et le nouvel océan, avait-il ajouté.

Dans le New Jersey, les dieux l’avaient chevauchée.

Elle apprit à s’abandonner aux Cavaliers. Elle vit le loa Linglessou pénétrer Beauvoir dans l’oumphor, vit ses pieds effacer les diagrammes dessinés dans la farine blanche. Elle connut les dieux, dans le New Jersey, et l’amour.

Le loa l’avait guidée, quand elle s’était installée avec Bobby pour édifier sa troisième vie, sa vie actuelle. Ils allaient bien ensemble, Angie et Bobby, l’un et l’autre nés du vide, Angie du royaume aseptisé de Maas Biolabs et Bobby de l’ennui de Barrytown…


Grande Brigitte la toucha, sans crier gare ; elle trébucha, faillit tomber à genoux dans les vagues, tandis que le bruit de l’océan était absorbé dans le paysage crépusculaire qui s’ouvrait devant elle. Les murs chaulés du cimetière, les tombes, les saules. Les cierges.

Sous le plus vieux des saules, une multitude de cierges, posés sur leurs racines, torses de cire pâle.

Enfant, connais-moi.

Et Angie était tombée, là, d’un seul coup, et l’avait connue pour ce qu’elle était, Maman Brigitte, Mlle Brigitte, « l’aînée d’entre les morts ».

Je n’ai pas de culte, enfant, pas d’autel particulier.

Elle se retrouva en train de marcher, à la lueur des cierges, les oreilles bourdonnantes, comme si le saule abritait un vaste essaim d’abeilles.

Mon sang est vengeance.

Angie se rappela les Bermudes, la nuit, un ouragan ; elle et Bobby avaient risqué un œil à l’extérieur. Grande Brigitte était ainsi. Le silence, l’impression de contrainte, de forces impensables momentanément tenues à l’écart. Il n’y avait rien à voir sous le saule. Rien que les cierges.

— Les loa… Je ne peux pas les appeler. J’ai senti quelque chose… je suis venue voir…

— Tu es convoquée à mon reposoir. Écoute-moi. Ton père a dessiné des vévés dans ta tête : il les a tracés dans une chair qui n’était pas la chair. Tu as été consacrée à Ezili Freda. Legba t’a guidée dans le monde pour servir ses propres fins. Mais on t’a envoyé du poison, mon enfant, un coup-poudre…

Son nez se mit à saigner.

— Du poison ?

— Les vévés de ton père sont altérés, en partie effacés, redessinés. Bien que tu aies cessé de t’empoisonner, et que les Cavaliers ne puissent toujours pas t’atteindre, je suis d’un ordre différent.

Il y eut une douleur terrible dans sa tête, le sang lui battait aux tempes…

— Je t’en prie…

— Écoute-moi. Tu as des ennemis. Ils complotent contre nous. Les enjeux sont énormes. Enfant, méfie-toi du poison !

Elle baissa les yeux, contempla ses mains. Le sang était brillant, bien réel. Le bourdonnement s’amplifia. Peut-être était-ce dans sa tête.

— Je t’en prie ! Aide-moi ! Explique…

— Tu ne peux pas rester ici. C’est la mort.

Et Angie tomba à genoux dans le sable, assourdie par le bruit du ressac, éblouie par le soleil. Le Dornier planait nerveusement devant elle, à deux mètres de distance. La douleur disparut instantanément. Elle essuya ses mains ensanglantées sur les manches de son blouson bleu. La tourelle de caméras de l’engin-robot pivota en bourdonnant.

— Tout va bien, parvint-elle à dire. Un saignement de nez. Ce n’est qu’un saignement de nez…

Le Dornier fila comme une flèche, puis revint.

— Je vais retourner à la maison. Ça va mieux.

L’appareil prit doucement de l’altitude et disparut.

Angie serra ses bras autour d’elle, prise de frissons. Non, ne leur montre pas. Ils se douteront que quelque chose s’est passé, mais sans savoir quoi. À bout de forces, elle se remit debout, se tourna, entreprit de remonter la plage, à pas lourds, reprenant le chemin de l’aller. Tout en marchant, elle fouilla dans les poches de la doudoune, en quête d’un mouchoir pour essuyer le sang de ses mains.

Quand ses doigts rencontrèrent les angles du petit paquet aplati, elle le reconnut aussitôt. Elle s’immobilisa, tremblante. La drogue. Ce n’était pas possible. Si, ça l’était. Mais qui ? Elle se retourna et regarda le Dornier jusqu’à ce qu’il s’éclipse.

Le paquet. De quoi tenir un mois.

Coup-poudre.

Enfant, méfie-toi du poison.

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