38. LA GUERRE DE LA FABRIQUE

Ils regardèrent flamber le glisseur depuis la grande baie à l’extrémité du loft de Gentry. Il entendait à présent la même voix amplifiée :

Vous croyez que c’est vachement drôle, hein ? Ahahahahahahahahahah, eh bien, nous aussi ! Les mecs, on vous trouve franchement impayables, alors, à présent, on va s’éclater tous ensemble !

Impossible d’apercevoir qui que ce soit, il n’y avait que les flammes du glisseur.

— On va y aller à pied, dit Cherry, tout près de lui, prends juste de l’eau et quelques vivres si t’en as.

Elle avait les yeux rougis, le visage mouillé de larmes, mais sa voix était calme. Trop calme, jugea la Ruse.

— Allez, viens, la Ruse, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?

Il se retourna vers Gentry, affalé dans son fauteuil devant la table holographique, la tête entre les mains et les yeux fixés sur la colonne blanche qui jaillissait du fouillis arc-en-ciel caractéristique du cyberspace de la Conurb. Gentry n’avait pas bougé, pas prononcé un mot, depuis qu’ils étaient remontés dans le loft. Les bottes de la Ruse avait laissé des empreintes sombres sur le sol derrière lui : le sang de Petit Oiseau ; il avait marché dedans en retraversant le hall de la Fabrique.

Puis Gentry parla :

— Je suis arrivé à faire fonctionner les autres. (Il regardait le boîtier de radiocommande posé sur ses genoux.)

— Chaque élément a son boîtier propre, expliqua la Ruse.

— C’est le moment de prendre conseil auprès du Comte, dit Gentry en lançant le boîtier à la Ruse.

— Moi, j’y retourne pas, dit ce dernier. T’y vas tout seul.

— Pas besoin, dit Gentry en effleurant une console sur son établi.

Bobby le Comte apparut sur un moniteur.

Les yeux de Cherry s’agrandirent :

— Dites-lui qu’il ne va pas tarder à être mort. Sauf si vous le débranchez de la matrice et que vous prévoyez une admission en urgence dans un service de réanimation. Dites-lui qu’il est en train de mourir.

Sur l’écran du moniteur, le visage de Bobby se figea. L’arrière-plan apparut soudain avec netteté : l’encolure d’un cerf en métal moulé, de longues herbes piquetées de fleurs blanches, les troncs épais de très vieux arbres.

— T’entends ça, connard ? hurla Cherry. T’es en train de crever ! T’as les poumons engorgés de lymphe, les reins qui ne fonctionnent plus, le cœur qui déconne… Tu me donnes envie de gerber !

— Gentry, dit Bobby d’une toute petite voix, rendue métallique par le minuscule haut-parleur latéral du moniteur, je ne sais pas de quel matériel vous disposez, mais j’ai mis au point une petite diversion.

— On n’a jamais vérifié l’état de la moto, dit Cherry, qui tenait la Ruse dans ses bras, on n’a jamais regardé. Il se pourrait qu’elle marche.

— Ça veut dire quoi, au juste, « mis au point une petite diversion » ?

La Ruse s’était libéré de son étreinte et regardait Bobby sur l’écran.

— Je travaille encore dessus. J’ai détourné un cargo-robot Borg-Ward qui venait de décoller de Newark.

La Ruse s’écarta de Cherry.

— Reste donc pas planté comme ça, cria-t-il à Gentry qui le regarda en hochant doucement la tête.

La Ruse sentit les premiers tressaillements d’une Korsakov, les infimes parcelles de mémoire qui se brouillaient par saccades.

— Il ne veut plus s’en aller nulle part, dit Bobby. Il a trouvé la Forme. Il veut juste voir comment tout ça s’organise, comment tout cela va finir. Des gens s’apprêtent à débarquer ici. Des amis, plus ou moins, pour vous soulager de l’aleph. En attendant, je vais voir ce que je peux faire avec ces connards.

— Je n’ai pas l’intention de rester ici à te regarder mourir, dit Cherry.

— Personne ne te le demande. Si tu veux mon conseil, barre-toi. Donnez-moi vingt minutes, le temps que je monte ma diversion.


Jamais la Fabrique n’avait paru vide à ce point.

Petit Oiseau était quelque part sur cette dalle. La Ruse ne cessait de songer à cet entrelacs de tongs et d’ossements pendus à sa poitrine, de plumes et de montres mécaniques rouillées, avec leurs aiguilles immobiles arrêtées chacune à une heure différente… Stupide pacotille de bidonville. Mais l’Oiseau ne serait plus jamais là. J’parie que je n’y serai pas non plus, à l’avenir, songea-t-il en précédant Cherry dans l’escalier branlant. Plus comme avant, en tout cas. Ils n’avaient pas le temps de déménager les machines, pas sans un plateau et de l’aide ; il s’imagina qu’une fois parti, il ne reviendrait plus. La Fabrique ne serait plus jamais comme avant.

Cherry avait quatre litres d’eau filtrée dans un bidon en plastique, un sac en toile rempli d’arachides de Birmanie, et cinq portions individuelles scellées de soupe lyophilisée Big Ginza – c’était tout ce qu’elle avait pu trouver dans la cuisine. La Ruse portait deux sacs de couchage, la torche électrique et un marteau à panne ronde.

Le silence était revenu, uniquement rompu par le bruit du vent entre les tôles ondulées et le raclement de leurs bottes sur le béton.

Il n’était pas sûr lui-même de sa destination. Il voulait emmener Cherry au moins jusque chez Marvie, puis la laisser là-bas. Ensuite, peut-être qu’il reviendrait voir ce qui se passait avec Gentry. Elle, elle pourrait toujours gagner en stop une ville de la ceinture de rouille, il suffisait d’un jour ou deux. Elle n’en savait encore rien, toutefois ; elle n’avait qu’une idée, pour l’instant, c’était de partir. Elle semblait tout aussi terrifiée à la perspective de voir Bobby claquer sur sa civière que d’affronter les autres, dehors. Mais la Ruse n’avait pas de mal à voir que la mort était pour Bobby le cadet de ses soucis. Peut-être s’imaginait-il qu’il resterait éternellement là-dedans, comme cette 3Jane. Ou peut-être qu’il s’en foutait royalement ; parfois, les gens devenaient comme ça.

S’il devait partir pour de bon, songea-t-il, tout en guidant Cherry dans le noir, de sa main libre, il fallait qu’il entre jeter un dernier coup d’œil sur le Juge, la Sorcière, le Hache-corps et les deux Enquêteurs. De cette manière, il réussirait à faire sortir Cherry, avant de revenir lui-même… Il se rendait compte pourtant, à l’instant même où il y pensait, que son idée ne tenait pas debout : il n’aurait pas le temps ; malgré tout, il la ferait sortir quand même…

— Il y a un trou, de ce côté, au ras du sol, lui indiqua-t-il. On va s’y faufiler, en espérant que personne ne remarquera…

Elle serra sa main qui la guidait dans le noir.

Il trouva l’ouverture à tâtons, y glissa de force les sacs de couchage, coinça le marteau dans sa ceinture, puis s’allongea sur le dos et se coula à l’extérieur jusqu’à ce qu’il ait passé la tête et le torse. Le ciel était bas et à peine plus lumineux que les ténèbres de la Fabrique.

Il crut déceler un vague grondement de moteurs qui disparut bientôt.

Il finit de s’extraire en jouant des talons, des hanches et des épaules puis roula sur lui-même dans la neige.

Quelque chose lui heurta le pied : Cherry poussait dehors le bidon d’eau. Il se pencha pour le saisir et c’est alors que la phalène rouge lui illumina le dos de la main. Il recula d’un bond, roula de nouveau, au moment où la balle percutait le mur de la Fabrique comme un marteau-pilon.

Un éclair blanc, à la dérive. Au-dessus de la Solitude. À peine visible à travers les nuages bas. Il descendait avec lenteur des flancs gris gonflés d’un cargo-robot : la diversion de Bobby. Illuminant le second aéroglisseur, trente mètres plus loin, et la silhouette en capuche avec son fusil…

Le premier conteneur s’écrasa par terre avec bruit, juste devant le glisseur, puis il explosa, en projetant un nuage de billes d’emballage en polystyrène expansé. Le second, qui contenait deux réfrigérateurs, fit mouche, aplatissant la cabine. Le Borg-Ward détourné continuait à dégorger ses conteneurs tandis que la bombe éclairante tournoyait en finissant de s’éteindre.

La Ruse se hâta de rebrousser chemin par la faille dans le mur, abandonnant dehors l’eau et les sacs de couchage.


À toute vitesse, dans le noir.

Il avait perdu Cherry. Il avait perdu le marteau. Elle avait dû se glisser à nouveau dans la Fabrique lorsque l’homme avait tiré la première balle. Sa dernière, s’il s’était trouvé sous la caisse lors de son atterrissage…

Ses pieds trouvèrent la rampe d’accès à la salle où attendaient ses machines.

— Cherry ?

Il alluma la torche.

Le Juge manchot s’encadra dans son faisceau. Devant lui se tenait une silhouette, avec à la place des yeux des miroirs qui renvoyaient la lumière.

— Tu veux mourir ? (Une voix de femme.)

— Non…

— Alors éteins.

Le noir. Courir…

— Je peux voir dans le noir. Fourre-moi simplement cette lampe dans ta poche de blouson. M’est avis que t’as encore envie de détaler. Essaie pas, j’ai une arme braquée sur toi.

Détaler ?

— N’y songe même pas. T’as déjà vu une fléchette Fujiware HE ? Contre une cible dure, elle explose. Dans une cible molle, comme la plus grande partie de ton corps, mec, elle pénètre, avant d’exploser. Dix secondes plus tard.

— Pourquoi ?

— Pour que tu te mettes à y réfléchir.

— Z’êtes avec ces types, dehors ?

— Non. C’est toi qui leur as balancé ces cuisinières et tout ce bordel sur la tronche ?

— Non.

— Newmark. Bobby Newmark. On s’est mis d’accord cette nuit. Je retrouve quelqu’un avec Bobby Newmark, on m’efface mon ardoise. Faut me montrer où il est.

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