— Je suis ton public idéal, Hans (alors que l’enregistrement passait pour la seconde fois). Comment pourrais-tu avoir une spectatrice plus attentive ? Et tu l’as bel et bien saisi, Hans : je le sais, parce que je rêve ses souvenirs. J’apprécie à quel point tu t’en es approché.
« Oui, tu as su les capturer : la fuite vers l’extérieur, l’édification des murs, la longue spirale intérieure. Leur thème, c’étaient les murs, n’est-ce pas ? Le labyrinthe du sang, de la famille. Le labyrinthe suspendu face au vide, proclamant : Nous sommes en deçà ; au-delà c’est l’autre ; c’est ici qu’à jamais sera notre demeure. Et les ténèbres étaient là-bas depuis le commencement… Tu les retrouvais sans cesse dans les yeux de Marie-France, épinglées dans un lent zoom sur les orbites obscures du crâne. Très tôt, elle avait cessé d’accorder l’autorisation d’enregistrer son image. Il te fallait travailler avec ce dont tu disposais : tu devais recadrer son image, la faire pivoter à travers des plans d’ombre et de lumière, générer des modèles, cartographier son crâne en trames de néon. Tu as du recourir à des programmes spéciaux pour vieillir son image en concordance avec des modèles statistiques, à des dispositifs d’animation pour donner vie à ta Marie-France d’âge mûr. Tu réduisis son image à un nombre de points immense mais fini, puis tu les brassas, en laissas émerger des formes nouvelles, choisis celle qui semblait le mieux te parler… Avant de passer aux autres, à Ashpool et à la fille dont le visage encadre ton œuvre, image initiale et finale.
La seconde projection concrétisa pour elle leur histoire, lui permit d’insérer les fragments de Becker dans une chronologie qui débutait par le mariage de Tessier et d’Ashpool, une union fort commentée, à l’époque, dans le milieu de la finance. Chaque époux était l’héritier d’un empire alors plus que modeste, Tessier, d’une fortune familiale bâtie sur neuf brevets fondamentaux en biochimie appliquée, et Ashpool, d’un gros bureau d’ingénierie, installé à Melbourne, qui portait le nom de son père. Pour les journalistes, ce mariage était envisagé comme une fusion, même si la majorité d’entre eux jugeaient bancale l’entité résultante, la considéraient comme une chimère à deux têtes par trop dissemblables.
Mais enfin, sur les photos d’Ashpool, on pouvait voir se dissiper l’ennui, remplacé par une totale assurance. L’effet n’avait rien de flatteur, à vrai dire, il était même terrifiant : le visage dur et beau se montrait désormais impitoyable dans son intensité.
Dès sa première année de mariage avec Marie-France Tessier, Ashpool s’était séparé de quatre-vingt-dix pour cent de ses actions de la firme pour réinvestir dans l’immobilier orbital et prendre des participations dans les transports par navette tandis que les fruits de leur union charnelle, deux enfants, un garçon, une fille, étaient menés à terme par des mères porteuses dans la villa de Biarritz qui appartenait à Marie-France.
Les Tessier-Ashpool montèrent jusqu’à l’archipel en orbite haute pour y trouver l’écliptique encore timidement occupée par des stations militaires et les premières usines automatisées des cartels. C’est là qu’ils commencèrent à construire. Au début, leurs deux fortunes combinées auraient à peine suffi à couvrir le montant investi par Ono-Sendaï pour un seul des modules de fabrication de leur usine orbitale de semi-conducteurs si Marie-France n’avait su faire preuve d’un flair inattendu en instaurant un paradis de données extrêmement profitable qui répondait aux besoins des secteurs les moins honorables de la communauté bancaire internationale : Ainsi furent créés des liens avec les banques elles-mêmes et leurs clients. Ashpool s’endetta lourdement et le mur de béton lunaire qui allait devenir Zonelibre grandit et s’incurva, pour englober ses créateurs.
Quand la guerre éclata, les Tessier-Ashpool étaient derrière ce mur. Ils regardèrent disparaître dans un éclair Bonn, puis Belgrade. La construction du fuseau se poursuivit, avec seulement des interruptions mineures, durant ces trois semaines. Au long de la décennie assommée et chaotique qui suivit, les choses furent parfois plus difficiles.
Leurs enfants, Jean et Jane, les avaient rejoints entre-temps. La maison de Biarritz avait alors servi à financer la construction d’installations de stockage cryogénique pour leur nouvelle résidence, la Villa Lumierrante. Les premiers occupants de la crypte furent dix paires d’embryons clonés, 2Jean et 2Jane, 3Jean et 3Jane… Il y avait de nombreuses lois pour interdire ou à tout le moins réglementer la réplication artificielle du matériel génétique d’un individu mais il y avait également de nombreux problèmes de juridiction…
Angie interrompit la relecture et demanda à la maison de revenir à la séquence précédente : des vues d’une autre unité de stockage cryogénique bâtie par les fabricants suisses de la crypte Tessier-Ashpool. Elle savait que Becker avait eu raison de supposer une similitude entre elles : ces portes circulaires en verre noir, à l’encadrement de chrome, étaient des images centrales dans le rêve de l’autre, puissantes et totémiques.
Les images se remirent à défiler, la construction en impesanteur des structures à la surface intérieure du fuseau, l’installation du dispositif à énergie solaire Lado-Acheson, l’établissement d’une atmosphère et d’une gravité centrifuge… Becker s’était trouvé submergé par des heures entières de documentation luxueuse, un véritable trésor. Sa réaction avait été un montage sauvage, bégayant, qui lacérait le lyrisme superficiel du matériel originel, isolait le visage tendu, épuisé de tel ou tel travailleur au milieu de la ruche bourdonnante des machines. Zonelibre se mettait à verdir et fleurir dans un flou accéléré d’aubes et de crépuscules synthétiques enregistrés ; un territoire parfaitement isolé, luxuriant et constellé d’étendues d’eau turquoise. Pour les cérémonies d’inauguration, Tessier et Ashpool émergeaient de Lumierrante, leur domaine caché à la pointe du fuseau, pour parcourir avec un manque d’intérêt manifeste le pays qu’ils avaient édifié. Ici, Becker avait ralenti le rythme pour reprendre son analyse obsessionnelle. Ce devait être la dernière fois que Marie-France affrontait un objectif ; Becker explorait les facettes de son visage au rythme torturé d’une fugue prolongée, le mouvement de ses images formant un contrepoint exquis avec les sinuosités des larsens dont les courbes et les traits déchiraient les ondulantes strates de parasites qui crépitaient sur la bande sonore.
Angie demanda une nouvelle pause, quitta le lit, se rendit à la fenêtre. Elle éprouvait un soulagement, une sensation inattendue de force et d’unité intérieures. Elle avait ressenti la même chose sept ans plus tôt, dans le New Jersey, quand elle avait appris que d’autres qu’elle connaissaient ceux qui la visitaient dans ses rêves, qu’ils les appelaient les loa, les Divins Cavaliers, les invoquaient sous des noms particuliers et marchandaient leurs faveurs.
Même alors avait régné la confusion : Bobby avait soutenu que le Linglessou, qui chevauchait Beauvoir dans l’oumphor et le Linglessou de la matrice étaient deux entités distinctes ; qu’en fait, seul le premier était réellement une entité. « Ça fait dix mille ans qu’ils font ça, avait-il dit, danser et être pris de transes, mais ces trucs dans le cyberspace ne sont apparus que depuis sept ou huit ans. » Bobby croyait ce que disaient les vieux cow-boys, ceux à qui il payait à boire au Gentleman Loser chaque fois que l’activité d’Angie l’amenait dans la Conurb, quand ils soutenaient que les loa étaient d’apparition récente. Les vieux cow-boys avaient la nostalgie d’un temps où les nerfs et le talent étaient les seuls facteurs décisifs pour la carrière d’un as du clavier, bien que Beauvoir ait pu arguer qu’il n’en fallait pas moins pour affronter les loa.
— Mais ils viennent me voir, avait-elle insisté. Je n’ai pas besoin de console, moi.
— C’est à cause de ce que t’as dans la tête. De ce qu’a fait ton papa…
Bobby lui avait dit que pour la majorité des vieux cow-boys, le changement s’était produit d’un coup, même si les avis différaient quant à sa date et à ses modalités.
Le Jour du Changement, c’était leur terme, et Bobby l’avait amenée au Loser les écouter : une Angie déguisée et chaperonnée par les gorilles du Réseau, inquiets, qui n’avaient pas eu le droit de franchir la porte. À l’époque, cette interdiction l’avait plus impressionnée encore que la conversation. Le Gentleman Loser était un bar pour cow-boys, depuis la guerre qui avait vu naître la nouvelle technologie, et la Conurb n’offrait aucun milieu criminel plus fermé. À l’époque de la visite d’Angie, on notait depuis déjà un bout de temps un certain retrait des affaires de la part des habitués. Les jeunes pirates ne zonaient plus au Loser, mais certains venaient encore, pour écouter.
Aujourd’hui, dans la chambre de sa maison de Malibu, Angie se souvenait de leur conversation, des récits du Jour du Changement, consciente que quelque chose en elle tentait de raccorder ces récits avec sa propre histoire et celle des Tessier-Ashpool.
3Jane était le filament, Tessier-Ashpool, les strates. Sa date de naissance officielle était la même que celle de ses dix-neuf clones jumeaux. L’« interrogation » de Becker se faisait encore plus pressante lorsque le bébé 3Jane était mené à terme chez une nouvelle mère porteuse avant de naître par césarienne à la clinique de Lumierrante. Les critiques étaient d’accord : 3Jane était pour Becker un déclencheur. Avec sa naissance, le point de vue du documentaire basculait subtilement, trahissait un renouveau d’intensité, un renforcement de l’obsession et, comme l’avait souligné plus d’un critique, un sens du péché.
3Jane était devenue le point focal, un filon d’or pervers dans le granit familial. Non, songea Angie, d’argent, pâle et lunatique. Examinant le cliché d’un touriste chinois montrant 3Jane et deux de ses sœurs au bord de la piscine d’un hôtel de Zonelibre, Becker retourne sans cesse aux yeux de 3Jane, insiste sur les salières de ses clavicules, la fragilité de ses poignets. Physiquement les sœurs sont identiques ; malgré tout, quelque chose informe 3Jane, et la quête par Becker de la nature de cette information devient le moteur central de son œuvre.
Zonelibre prospère à mesure que s’étend l’archipel. Plaque tournante bancaire, bordel, paradis informatique, territoire neutre pour les multinationales en guerre, le fuseau se met à jouer un rôle de plus en plus complexe dans l’histoire de l’orbite géostationnaire, tandis que Tessier-Ashpool s’efface derrière encore un nouveau mur, celui-ci composé de filiales. Le nom de Marie-France fait une brève réapparition, à l’occasion d’un procès à Genève qui met en cause un brevet sur l’Intelligence artificielle : c’est à cette occasion que sont révélées pour la première fois les sommes énormes que Tessier-Ashpool consacre à la recherche dans ce secteur. Une fois encore, la famille démontre sa surprenante capacité à disparaître, en entrant dans une nouvelle période d’obscurité qui s’achèvera, cette fois-ci, par la mort de Marie-France.
Il y aura des rumeurs persistantes d’assassinat mais toutes les tentatives d’enquête approfondie se heurteront à la fortune de la famille et à son isolement, comme à la surprenante étendue de son complexe écheveau de relations politiques et financières.
À la seconde projection de l’œuvre de Becker, Angie reconnut l’identité de l’assassin de Marie-France Tessier.
À l’aube, elle se fit du café dans la cuisine, sans lumière, et s’assit pour contempler la ligne pâle des vagues.
— Script !
— Salut, Angie.
— Sais-tu comment on peut joindre Hans Becker ?
— J’ai le numéro de son agent à Paris.
— A-t-il réalisé quelque chose depuis l’Antarctique ?
— Pas que je sache.
— Et cela remonte à quand ?
— Cinq ans.
— Merci.
— À votre service, Angie.
— Au revoir.
— Au revoir, Angie.
Becker avait-il supposé que 3Jane était responsable du décès ultérieur d’Ashpool ? Il semblait le suggérer, de manière indirecte.
— Script !
— Salut, Angie.
— Le folklore des consolistes, Script. Que sais-tu là-dessus ? (Et que va bien pouvoir en tirer Swift ? se demanda-t-elle.)
— Que voulez-vous savoir, Angie ?
— Le « Jour du Changement »…
— On rencontre en général le mythe sous l’un de ces deux modes : le premier présuppose que la matrice du cyberspace est habitée, ou peut-être visitée, par des entités dont les caractéristiques répondent à celles du mythe primitif du « peuple caché » ; le second exige d’admettre l’omniscience, l’omnipotence et le caractère inconnaissable de la matrice elle-même.
— D’admettre que la matrice serait Dieu ?
— En un sens, même si du point de vue du mythe, il serait plus exact de dire que la matrice possède un dieu, puisque son omniscience et son omnipotence sont censées se confiner à la matrice.
— S’il a des limites, il n’est pas omnipotent.
— Exactement. Remarquez que le mythe n’attribue pas à cet être l’immortalité, comme il est d’usage dans les systèmes de croyance instaurant un être suprême, du moins en ce qui concerne votre culture particulière. Le cyberspace existe, pour autant qu’on puisse lui appliquer ce terme, par la seule entremise de l’homme.
— Comme toi.
— Oui.
Elle entra dans le séjour où les fauteuils Louis XVI paraissaient squelettiques sous la lumière grise, avec leurs pieds sculptés pareils à des ossements dorés.
— S’il existait un tel être, reprit-elle, tu en serais un élément, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Le saurais-tu ?
— Pas nécessairement.
— Le sais-tu ?
— Non.
— Élimines-tu cette possibilité ?
— Non.
— Trouves-tu étrange cette conversation, Script ? (Bien qu’elle ne les eût pas senties venir, elle avait les joues mouillées de larmes.)
— Non.
— Comment toutes ces histoires de… (elle hésita, elle avait failli dire : de loa) de choses dans la matrice cadrent-elles avec cette notion d’être suprême ?
— Elles ne cadrent pas. L’une et l’autre sont des variantes du « Jour du Changement ». L’une et l’autre sont d’origine toute récente.
— Récente à quel point ?
— Une quinzaine d’années.