30. LE RAPT

C’est une Danielle Stark hébétée que l’aéroport aspira dans une coursive pastel bordée de reporters, de caméras, d’yeux amplifiés, pendant que Porphyre et trois hommes de la Sécurité du Réseau fendaient devant Angie la meute serrée des journalistes, une chorégraphie rituelle plus destinée à créer un effet dramatique qu’à assurer une véritable protection. Tous les gens présents avaient déjà reçu la bénédiction de la Sécurité et du service de presse.

Puis elle se retrouva seule avec Porphyre dans un ascenseur express qui les emporta vers l’héliport de Senso/Rézo, sur le toit du terminal.

Tandis que les portes s’ouvraient sur des bourrasques de vent humide qui balayaient le béton brillamment illuminé sur lequel les attendait un nouveau trio de gardes en parka orange fluo, Angie se rappela sa première vision de la Conurb : elle venait de Washington, en train, avec Turner.

L’une des parkas orange les précéda sur l’étendue de béton immaculé pour les conduire à l’hélicoptère qui les attendait, un gros Fokker birotor à la carlingue chromée noir. Porphyre escalada le premier l’escalier d’accès arachnéen en métal noir mat. Angie le suivit sans se retourner.

Un nouveau sentiment l’animait à présent : la détermination. Elle avait décidé de contacter Hans Becker par l’entremise de son agent à Paris. Le Script avait son numéro. Il était temps, enfin, de provoquer quelque chose. De même qu’elle provoquerait quelque chose avec Robin ; il devait l’attendre à présent, à l’hôtel, elle le savait.

L’hélicoptère leur dit d’attacher leur ceinture.

Le décollage s’effectua quasiment sans bruit, la cabine étant insonorisée : seule demeurait perceptible une vibration dans les os et, durant une étrange seconde, elle se crut en mesure d’appréhender la totalité de sa vie, capable de la connaître, de l’évaluer à sa juste valeur. C’était donc cela que la poudre avait recouvert et dissimulé, la libérant ainsi de la souffrance.

En même temps que le site du départ de l’âme, dit une voix de fer, derrière la rangée de cierges et le vrombissement de la ruche…

— Mam’zelle ? (Porphyre dans le siège voisin se penchait vers elle…)

— Je rêvais…

Quelque chose l’avait attendue, bien des années plus tôt, sur le Réseau. Rien de semblable aux loa, comme Legba ou les autres, même si, elle le savait, Legba était le Maître des Carrefours, la synthèse, le point cardinal de la magie, de la communication…

— Porphyre, demanda-t-elle, pourquoi Bobby est-il parti ?

Elle contemplait, dehors, l’entrelacs lumineux de la Conurb, les dômes piquetés de balises rouges, et voyait à la place le paysage de données qui avait toujours attiré Bobby, l’avait toujours ramené vers ce qu’il estimait être le seul jeu qui valait la peine d’être joué.

— Si je savais, mam’zelle, dit Porphyre. Qui le sait ?

— Mais t’as entendu des choses. Tout. Toutes les rumeurs. T’as toujours été au courant…

— Pourquoi me le demander aujourd’hui ?

— Le moment est venu…

— Je me souviens surtout de bavardages, n’est-ce pas… Ce que les gens qui ne sont pas célèbres peuvent raconter sur ceux qui le sont. Peut-être quelqu’un qui prétendait connaître Bobby aura-t-il parlé à quelqu’un d’autre, et puis ça s’est ébruité… Bobby était jugé digne d’alimenter la conversation parce qu’il était avec vous, vous comprenez ? C’est déjà un bon point de départ, mam’zelle, parce qu’il n’aurait pas trouvé ça trop flatteur, non ? On disait qu’il avait décidé de se lancer dans la piraterie en solo mais qu’il était tombé sur vous et que vous montiez plus vite et plus haut que tout ce qu’il aurait pu rêver. Alors, vous l’avez emporté tout là-haut, vous comprenez ? Là où des sommes d’argent qui lui paraissaient énormes au fin fond de Barrytown n’étaient que de la petite monnaie…

Angie acquiesça, toujours abîmée dans sa contemplation de la Conurb.

— On disait qu’il avait ses ambitions personnelles, mam’zelle ; une force qui le poussait. L’a poussé un peu trop loin, en fin de compte…

— Je ne croyais pas qu’il m’abandonnerait, dit-elle. La première fois que je suis arrivée dans la Conurb, ce fut comme une renaissance. Une nouvelle vie. Et lui, il était là, juste là, dès le tout premier soir. Plus tard, quand Legba… Quand j’ai été avec le Réseau…

— Quand vous étiez en train de devenir Angie.

— Oui. Et si accaparant que cela fût, je savais que Bobby resterait à mes côtés, qu’il ne serait jamais tout à fait dupe, et ça j’en avais besoin, de savoir qu’en fin de compte toute cette histoire n’était qu’un gigantesque coup monté…

— Le Réseau ?

— Angie Mitchell. Il faisait la différence entre le personnage et moi.

— Est-ce si sûr ?

— Peut-être était-ce lui, en personne, qui faisait la différence…

Si loin au-dessus des traits de lumière…


Le vieux New Suzuki Envoy était l’hôtel préféré d’Angie depuis ses débuts sur le Réseau.

Sa façade s’élevait verticalement sur dix étages puis s’étrécissait irrégulièrement, sur les neuf derniers gradins, pour composer un flanc de montagne. Il avait été construit à l’aide de roches récupérées lors du creusement de ses fondations sur le site de Madison Square. Selon les plans originaux, le paysage escarpé aurait dû être planté d’une flore typique de la vallée de l’Hudson mais la construction ultérieure du premier dôme qui coiffait Manhattan avait contraint les promoteurs à louer les services d’une équipe parisienne d’éco-concepteurs. Les écologistes français, habitués aux purs problèmes d’école soulevés par les systèmes en orbite, s’étaient arraché les cheveux devant l’atmosphère chargée de particules de la Conurb, et avaient opté pour des souches végétales considérablement retravaillées et assorties d’une faune robotique, du genre que l’on voyait dans les parcs thématiques destinés aux enfants ; mais c’était la clientèle attitrée d’Angie qui avait en fin de compte procuré à l’établissement le cachet dont il aurait été dépourvu sans elle. Senso/Rézo louait à l’année les cinq derniers étages où une suite permanente lui avait été installée, et l’Envoy avait fini par jouir, à retardement, d’une certaine réputation auprès des médias et des gens du spectacle.

Elle sourit lorsque l’hélicoptère survola un placide bélier-robot qui faisait semblant de brouter du lichen près de la cascade illuminée. L’absurdité de l’édifice l’avait toujours ravie ; même Bobby l’avait appréciée.

Elle distingua l’héliport de l’hôtel où le sigle de Senso/Rézo venait d’être repeint sur la dalle de béton chauffée qu’éclairaient les projecteurs. Une silhouette solitaire, engoncée dans une parka orange fluo, attendait près d’une saillie rocheuse sculptée.

— Robin sera bien ici, n’est-ce pas, Porphyre ?

— Môssieur Lanier, fit-il, aigrement.

Elle soupira.

Le Fokker les posa en douceur, faisant légèrement tinter les verres dans le bar quand le train d’atterrissage entra en contact avec le toit de l’hôtel. Le vrombissement assourdi des moteurs se tut.

— En ce qui concerne Robin, Porphyre, c’est moi qui vais devoir faire le premier geste. Je compte lui parler dès ce soir. Seule à seul. Dans l’intervalle, j’aimerais mieux que tu l’évites.

— Porphyre fera comme il vous plaira, mam’zelle, dit le coiffeur alors que la porte de la cabine s’ouvrait derrière eux.

Puis soudain il se tordit, agrippant la boucle de sa ceinture, et Angie se retourna juste à temps pour voir la parka orange fluo devant l’écoutille, le bras levé, les verres-miroirs. Le pistolet n’émit pas plus de bruit qu’un briquet à gaz mais Porphyre se convulsa, une longue main noire plaquée contre la gorge en même temps que l’homme de la sécurité refermait l’écoutille derrière lui et bondissait sur Angie.

Quelque chose la frappa rudement à l’estomac tandis que Porphyre s’affalait, inerte, dans son siège, langue dardée, rose et pointue. Elle baissa les yeux, par pur réflexe, et vit la boucle anodisée noire de sa ceinture à travers une résille apparemment gluante de plastique verdâtre.

Elle leva la tête et rencontra un visage ovale, blanc, serré sous une capuche en nylon orange. Vit le reflet de son propre visage, rendu livide par le choc, dédoublé dans les lentilles argent.

— L’avait bu, ce soir ?

— Hein ?

— Lui. (Pouce brandi en direction de Porphyre.) Il a bu de l’alcool ?

— Oui… un peu plus tôt.

— Merde. (Une voix de femme, tandis qu’elle se tournait vers le coiffeur, inconscient.) Maintenant, je l’ai anesthésié. Pas envie de lui inhiber les réflexes respiratoires, n’est-ce pas ? (Angie regarda la femme vérifier le pouls de sa victime.) J’suppose qu’ça ira…

Avait-elle haussé les épaules, sous la parka orange ?

— Sécurité ?

— Quoi ? (Éclair des lunettes.)

— Êtes-vous de la Sécurité du Réseau ?

— Merde ! Ceci est un enlèvement.

— Non ?

— Un peu, tiens.

— Pourquoi ?

— Pour aucune des raisons habituelles. Quelqu’un y a été contraint. M’y a contrainte aussi. J’étais censée organiser ça pour la semaine prochaine. Qu’ils aillent se faire foutre. De toute façon, fallait que je vous parle.

— Ah bon ? Me parler ?

— Connaissez une certaine 3Jane ?

— Non. Je veux dire si, mais…

— Te fatigue pas. Faut qu’on s’tire, fissa.

— Porphyre…

— Y va pas tarder à se réveiller. Vu sa tête, j’aime mieux pas être dans les parages quand ça se produira…

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