11. AU RAS DU TROTTOIR

Mona s’éveilla au moment de l’atterrissage.

Prior était en train d’écouter Eddy, hochant la tête et lui servant son éclatant sourire rectangulaire. C’était comme si le sourire était là en permanence, derrière sa barbe. Il s’était changé, donc il devait avoir à bord d’autres vêtements. Il portait à présent un complet d’homme d’affaires gris uni, avec une cravate rayée en diagonale. Un peu le genre des clients sur qui l’avait branchée Eddy, à Cleveland, mais le costume lui allait autrement mieux.

Elle avait vu un micheton sapé comme un complet-gris, un jour, un type qui l’avait emmenée dans un Holiday Inn. Le coin réservé aux complets-gris était à côté du hall de l’hôtel et il était resté planté là en sous-vêtements, zébré de traits de lumière bleue, à se contempler sur trois écrans géants. Les traits bleus étaient devenus invisibles parce que sur chaque image il portait un costume différent. Et Mona avait dû se mordre la langue pour se retenir de rire, parce que le système avait un programme de modification plastique qui lui offrait sur chaque écran une allure différente, allongeait un peu son visage et lui renforçait le menton, mais il ne paraissait pas le remarquer. Puis il avait choisi un costume, remis celui qu’il portait au début, et voilà, c’était terminé.

Eddy était en train d’expliquer quelque chose à Prior, un point crucial dans la mise en place de l’une de ses embrouilles. Mona savait faire abstraction du contenu de ce qu’elle entendait pour n’écouter que le ton. Eddy avait celui du mec persuadé que les autres seront incapables de saisir l’astuce dont il est si fier, d’où ce débit lent et bien articulé, comme s’il s’adressait à un môme, en gardant la voix basse pour paraître patient. Ça ne semblait pas préoccuper Prior mais enfin, elle avait l’impression que ce dernier se foutait à peu près complètement de ce qu’Eddy racontait.

Elle bâilla, s’étira, et l’avion rebondit deux fois sur la piste en béton, rugit, se mit à ralentir. Eddy ne s’était même pas interrompu.

— Une voiture nous attend, coupa Prior.

— Alors, où va-t-on ? demanda Mona en ignorant le froncement de sourcils d’Eddy.

Prior lui offrit son sourire.

— À notre hôtel. (Il déboucla sa ceinture.) Nous y resterons quelques jours. J’ai peur qu’il ne vous faille en passer la majeure partie bouclée dans votre chambre.

— C’était compris dans notre accord, dit Eddy, comme si l’idée de la confiner dans sa chambre émanait de lui.

— Vous aimez les stims, Mona ? demanda Prior, souriant toujours.

— Bien sûr, fit-elle. Qui ne les aime pas ?

— Vous avez une préférence, Mona, une vedette favorite ?

— Angie, répondit-elle, un rien irritée. C’est évident, non ?

Le sourire s’agrandit encore.

— Bien. Nous allons vous trouver toutes ses dernières cassettes.


L’univers de Mona consistait pour l’essentiel en objets et en lieux qu’elle connaissait mais n’avait jamais réellement vus ou visités. Le cœur de la Conurb septentrionale ne sentait pas, dans les stims. Ils devaient couper ça au montage, de même qu’Angie n’avait jamais de migraines ou de règles douloureuses. En tout cas, ici ça sentait bel et bien. Comme Cleveland mais en pire. Elle avait cru au début, en quittant l’avion, que c’était juste l’odeur de l’aéroport mais depuis qu’ils étaient descendus de leur voiture pour entrer dans l’hôtel, ça avait augmenté. Et en plus, il faisait un froid de canard dans cette rue, et le vent mordait ses chevilles nues.

L’hôtel était plus grand que le Holiday Inn, mais plus vieux, aussi, estima-t-elle. Le hall était plus encombré que ceux des stims, mais il y avait une moquette bleue impeccable partout. Prior la fit attendre près d’une pub pour une station de détente en orbite tandis qu’Eddy et lui se rendaient à un long comptoir noir où siégeait une femme qui portait un badge en cuivre à son nom. Mona se sentait l’air cruche à poireauter ainsi, avec l’imper de plastique blanc que Prior l’avait obligée à mettre, comme s’il ne trouvait pas sa tenue à la hauteur. À peu près le tiers de la foule, dans le hall, était composé de Japonais, des touristes, se dit-elle. Tous semblaient équipés de matériel enregistreur vidéo ou holo, et quelques-uns avaient des unités de simstim à la ceinture. Ils n’avaient pourtant pas l’air d’avoir tant d’argent que ça. Elle croyait qu’ils étaient tous censés en avoir des masses. Peut-être qu’ils veulent pas le montrer. Malin, approuva-t-elle.

Elle vit Prior glisser sur le comptoir une carte à puce ; la femme au badge la prit et la fit coulisser le long d’une fente métallique.


Prior déposa son sac sur le lit (une large plaque de mousse expansée beige), puis il effleura un panneau, faisant s’ouvrir un mur de tentures.

— Ce n’est pas le Ritz, s’excusa-t-il, mais nous allons tâcher de vous installer confortablement.

Sans se compromettre, Mona répondit d’un vague borborygme. Elle connaissait le Ritz. C’était un fast-food de Cleveland et elle ne voyait vraiment pas le rapport.

— Tenez, dit-il, votre préférée.

Il se trouvait près de ta tête de lit capitonnée. Une platine à stims y était encastrée, avec une petite étagère sur laquelle étaient posés un jeu de trodes dans leur sachet en plastique et quatre ou cinq cassettes.

— Ce sont les dernières stims d’Angie.

Elle se demanda qui avait déposé les cassettes là, et s’ils avaient fait ça après que Prior lui eut demandé lesquelles elle préférait. Elle le gratifia d’un sourire de son cru et s’approcha de la fenêtre. La Conurb ressemblait à son image dans les stims ; la fenêtre était comme une carte postale holographique, avec ces tours dont elle ignorait les noms mais qu’elle savait être fameuses.

Le gris des dômes, géodes mouchetées de blanc par la neige, et derrière, le gris du ciel.

— Heureuse, bébé ? demanda Eddy, arrivant derrière elle et lui posant les mains sur les épaules.

— Ils ont des douches, ici ?

Prior rit. D’un haussement d’épaules, elle se libéra d’Eddy, prit son sac et entra dans la salle de bains. Ferma et verrouilla la porte. Elle entendit Prior rire à nouveau et Eddy repartir dans ses explications. Elle s’assit sur le siège des toilettes, ouvrit le sac, et sortit la trousse de maquillage où elle planquait son wiz. Il lui en restait quatre cristaux. Apparemment, ça suffirait ; avec trois, déjà, c’était bon, mais quand elle descendait à deux, elle cherchait en général à compenser. Elle ne touchait pas trop aux jumpers, pas tous les jours en tout cas, sauf ces derniers temps, mais c’était parce que la Floride commençait à lui prendre la tête.

À présent, elle décida qu’elle pouvait se mettre à réduire la dose, tout en faisant tomber, d’une chiquenaude, un cristal du flacon. On aurait dit un bonbon acidulé jaune ; vous deviez l’écraser puis le moudre entre deux voiles de nylon. Il s’en dégageait alors comme une odeur d’hôpital.


Tous deux étaient partis quand elle sortit de la douche. Elle y était restée jusqu’à ce qu’elle en ait marre, ce qui avait pris un bout de temps. En Floride, elle se servait généralement des douches dans les piscines publiques ou les gares routières, celles qui fonctionnaient avec des jetons. Elle supposa que celle-ci devait être équipée d’une espèce de dispositif qui mesurait les litres dépensés et les reportait sur votre note ; c’est ainsi en tout cas que ça marchait à l’Holiday Inn. Il y avait un gros filtre blanc au-dessus de la pomme en plastique et, sur le carrelage, un autocollant avec un œil et une larme, genre : d’accord pour la douche mais gaffe à ne pas s’en mettre dans les yeux, comme pour l’eau des piscines. Il y avait une rangée de buses chromées encastrées dans le carrelage et quand on pressait le bouton situé en dessous, on avait du shampooing, du gel moussant, du savon liquide, de l’huile de bain. Chaque fois, un petit voyant rouge s’allumait près du bouton, parce que là aussi, ça allait sur la note. Elle était contente qu’ils soient partis parce qu’elle aimait bien se retrouver seule, propre et dans les vapes. Ça ne lui arrivait pas souvent d’être seule, sauf dans la rue, et ce n’était pas la même chose. Elle laissa des empreintes humides sur la moquette beige en se rendant à la fenêtre. Elle s’était drapée dans une grande serviette de bain assortie au lit avec une inscription rasée dans l’épaisseur du tissu-éponge, sans doute le nom de l’hôtel.

Il y avait une tour démodée deux rues plus loin et les angles de son clocheton pointu avaient été creusés pour en faire une espèce de montagne, avec herbe et rochers, et même une chute d’eau qui cascadait sur la rocaille. Ça la fit sourire, d’imaginer que quelqu’un avait pris toute cette peine. Des panaches de vapeur s’élevaient de l’eau quand celle-ci frappait la roche. Elle ne pouvait toutefois dégringoler comme ça jusque dans la rue, ça aurait coûté trop cher. Elle supposa qu’ils devaient la pomper pour la réutiliser, en circuit fermé.

Une forme grise bougea la tête, là-bas, agitant ses grosses cornes enroulées comme si elle la regardait. Mona recula d’un pas sur la moquette et plissa les yeux. Une espèce de bélier, mais ça devait être un automate, un hologramme ou un truc dans le genre. Il remua la tête et se mit à brouter l’herbe. Mona rit.

Elle sentait le wiz derrière ses chevilles et en travers de ses omoplates, un picotement froid, et cette odeur d’hôpital au fond de sa gorge.

Elle avait déjà eu la trouille, mais pas cette fois-ci.

Prior avait un méchant sourire mais ce n’était qu’un joueur, un complet-gris tordu. S’il avait du fric, c’était celui d’un autre. Quant à Eddy, il ne lui faisait plus peur ; au contraire, elle aurait presque eu peur pour lui maintenant qu’elle voyait pour quoi les gens le prenaient.

Enfin, se dit-elle, tout ça n’a plus d’importance ; terminé, l’élevage de poissons-chats à Cleveland, et plus question qu’on la fasse retourner en Floride.

Elle se souvint du réchaud à alcool, des petits matins froids en hiver, du vieil homme voûté dans son grand manteau gris. L’hiver, il rajoutait une seconde couche de plastique sur les fenêtres. Le réchaud suffisait pour chauffer la semi-remorque, parce que les parois étaient recouvertes de plaques de mousse rigide cachées sous des feuilles d’isorel. Aux endroits où la mousse était visible, on pouvait la retirer avec le doigt, y creuser des trous ; s’il vous surprenait à faire ça, il poussait les hauts cris. Garder les poissons au chaud par temps froid exigeait un surcroît de travail ; il fallait pomper l’eau jusqu’au toit où étaient installés les réflecteurs solaires, pour qu’elle passe dans les tubes de plastique transparent. Mais les matières végétales qui fermentaient sur le bord des cuves aidaient également ; de la vapeur s’en élevait quand on allait prendre un poisson au filet. Le vieux échangeait son poisson contre toutes sortes de produits cultivés par les autres, de l’alcool à brûler ou à boire, des graines de café, des détritus pour nourrir le poisson.

Il n’était pas son père, il l’avait assez souvent répété quand il daignait ouvrir la bouche. Parfois, elle se demandait encore s’il ne l’avait pas été. La première fois qu’elle lui avait demandé son âge, il avait répondu soixante ans, alors elle comptait en partant de là.

Elle entendit la porte s’ouvrir dans son dos et se retourna ; Prior était là, le trousseau de clés en plastique doré dans la main, avec son éternel sourire.

— Mona, dit-il en entrant, je vous présente Gerald.

Grand, chinois, complet gris, cheveu grisonnant, Gerald sourit aimablement, se faufila devant Prior pour aller droit vers la commode au pied du lit. Il y déposa une mallette noire qu’il déverrouilla avec un déclic.

— Gerald est un ami. Il est dans le milieu médical. Il aimerait vous examiner.

— Mona, dit Gerald en retirant un objet de sa mallette, quel âge avez-vous ?

— Seize ans, répondit Prior. C’est cela, Mona ?

— Seize ? dit Gerald. (L’objet entre ses mains ressemblait à une paire de grosses lunettes noires, des lunettes de soleil hérissées de fils et d’excroissances.) C’est tirer un peu sur la corde, non ?

Coup d’œil à Prior.

Ce dernier sourit.

— Vous rabotez quoi ? dix ans ?

— Pas tout à fait, dit Prior. Nous ne faisons pas dans la précision.

Gerald le regarda.

— Vous ne risquez pas de l’avoir. (Il s’accrocha les lunettes au-dessus des oreilles et tapa quelque chose ; une lampe s’alluma sous la lentille droite.) Mais il y a plusieurs degrés d’approximation. (La lumière pivota vers elle.)

— Nous parlons d’une intervention de chirurgie plastique, Gerald.

— Où est Eddy ? demanda-t-elle tandis que Gerald s’approchait.

— Au bar. Dois-je l’appeler ? (Prior décrocha le téléphone mais le reposa sans l’avoir utilisé.)

— Qu’est-ce que c’est ? (Mona recula devant Gerald.)

— Un simple examen médical, dit Gerald. Rien de douloureux. (Il l’avait coincée contre la fenêtre ; au-dessus de la serviette-éponge, ses omoplates nues s’appuyaient contre la vitre froide.)

— Quelqu’un s’apprête à vous engager et vous serez très bien payée ; mais ils veulent avoir l’assurance que vous êtes en bonne santé, (La lumière lui vrilla l’œil gauche.) Elle est sous l’effet d’un stimulant quelconque, dit-il à Prior, sur un ton différent. Essayez de ne pas cligner, Mona. (La lumière passa à son œil droit.) Qu’est-ce que c’était, Mona ? Quelle quantité en avez-vous pris ?

— Du wiz. (Se détournant de la lumière avec une grimace.)

Il lui prit le menton entre ses doigts frais pour lui réaligner la tête.

— Combien ?

— Un cristal…

La lumière avait disparu. Son visage lisse et placide était tout près, avec ses lunettes hérissées de lentilles, de fentes, de petites coupelles en grillage métallique noir.

— Pas moyen de juger de la pureté.

— C’était de l’extra-pur, dit-elle et elle gloussa.

Il lui lâcha le menton et sourit.

— Ça ne devrait pas être un problème, dit-il. Pouvez-vous ouvrir la bouche, je vous prie ?

— La bouche ?

— Je veux examiner vos dents.

Elle regarda Prior.

— De ce côté, vous avez de la veine, confia Gerald à Prior après avoir utilisé sa petite torche pour regarder dans la bouche de Mona. L’état est assez bon et proche de la configuration cible. Couronnes, plombages.

— Nous savions que nous pouvions compter sur vous, Gerald.

Gerald retira ses lunettes et regarda Prior. Il retourna vers la mallette noire pour les y déposer.

— Z’avez de la veine également, pour les yeux. Très voisins. Faudra juste changer la couleur. (Il retira de la mallette une enveloppe en alu et la déchira, en sortit un pâle gant chirurgical qu’il roula sur sa main droite.) Retirez votre serviette, Mona. Mettez-vous à l’aise.

Elle regarda Prior, Gerald.

— Vous voulez voir mes papiers, mes analyses sanguines, ce genre de trucs ?

— Non, dit Gerald, c’est très bien comme ça.

Elle regarda dehors, espérant apercevoir le bélier, mais il avait disparu et le ciel paraissait bien plus noir.

Elle défit la serviette, la laissa tomber, puis s’allongea sur le dos, sur la plaque de mousse beige.

Ce n’était pas si différent de ce pour quoi on la payait ; ça prit même moins longtemps.


Assise dans la salle de bains, la trousse à maquillage ouverte sur les genoux, tout en écrasant un autre cristal, elle décida qu’elle était en droit d’en avoir ras le bol.

Primo, Eddy se barre sans elle, ensuite Prior se pointe avec cet horrible docteur, et lui annonce qu’Eddy va dormir dans une autre chambre. Là-bas, en Floride, elle aurait volontiers admis qu’il lui lâche un peu la grappe, mais ici c’était différent. Elle n’avait pas envie de se retrouver toute seule et elle aurait eu peur de réclamer à Prior une clé. Il en avait pourtant bien une, qui lui permettait d’aller et venir à sa guise avec son terrifiant copain. Quel genre de plan était-ce là ?

Et le coup de l’imper en plastique, qui la gonflait pas mal également. Un putain d’imper jetable en plastique.

Elle saupoudra le wiz en poudre sur le crible en nylon, le versa soigneusement dans le pulvérisateur, se vida les poumons, porta l’embout à ses lèvres et pressa. Le nuage de poudre jaune tapissa les muqueuses de sa gorge ; une partie avait sans doute atteint les poumons. Elle avait entendu dire que c’était mauvais pour la santé.

Elle n’avait aucun plan précis en s’enfermant dans la salle de bains pour prendre sa dose mais, quand elle sentit le picotement lui gagner la nuque, elle se surprit à penser aux rues entourant l’hôtel et à ce qu’elle en avait vu à leur arrivée. Des boîtes, des bars, des vitrines aux rideaux tirés. De la musique. De la musique, ça serait impec, en ce moment, et la foule aussi. Pour pouvoir s’y perdre, s’y oublier, être là, simplement. La porte n’était pas verrouillée, elle le savait ; elle l’avait déjà essayée. Elle se refermerait toutefois derrière elle, et elle n’avait pas de clé. Mais elle était installée ici et Prior devait l’avoir inscrite à la réception. Elle envisagea de descendre demander une clé à la réceptionniste mais cette perspective la mettait mal à l’aise. Elle connaissait les complets-gris derrière les comptoirs, et leur façon de vous dévisager. Non, décida-t-elle, le mieux encore était de rester et de stimer ces nouvelles cassettes d’Angie.

Dix minutes plus tard, elle sortait par une porte latérale, à l’écart du hall principal, la tête bourdonnante de wiz.

Dehors, il tombait un petit crachin, peut-être dû à la condensation du dôme. Elle avait passé l’imper blanc pour traverser le hall – après tout, Prior devait savoir ce qu’il faisait et elle n’était pas mécontente de l’avoir. Elle sortit d’une poubelle archipleine une feuille de jourlex et se la mit sur la tête pour garder les cheveux secs. Il ne faisait pas aussi froid qu’avant, ce qui était encore un bon point. Aucun de ses nouveaux vêtements ne pouvait être qualifié de chaud.

Parcourant du regard les deux côtés de l’avenue, pour décider de la direction à prendre, elle avisa une demi-douzaine de façades d’hôtel quasiment identiques, une file de vélo-taxis, l’éclat mouillé de pluie d’une rangée de boutiques. Et des gens, pleins de gens, comme au centre de Cleveland, mais ici tous sapés chic, l’air de dominer la situation, d’avoir un but précis. T’as qu’à faire avec, songea-t-elle alors que le wiz lui envoyait gentiment une seconde poussée qui la fit plonger dans ce flot de gens superbes sans même qu’elle ait à y penser ; elle trottinait dans ses souliers neufs, le jourlex toujours au-dessus de sa tête, quand elle s’aperçut – nouveau coup de bol – que la pluie avait cessé.

Elle n’aurait pas craché sur une occasion de lorgner les vitrines, tandis que la foule la balayait, mais le flot était pur plaisir et personne ne s’arrêtait. Elle se contenta de jeter de brefs regards obliques aux étalages. Les vêtements étaient semblables à ceux de la stim, certains d’un style qu’elle n’avait jamais vu nulle part.

J’aurais dû venir ici, songea-t-elle, être ici depuis le début. Pas dans un élevage de poissons-chats, pas à Cleveland, pas en Floride. Ici, c’est du concret, du réel, tout le monde peut y venir, on n’est pas obligé d’y accéder par la stim. Le fait est qu’elle n’avait jamais vu ce coin-là dans une stim, celui des gens ordinaires. Une star comme Angie, ce genre de quartier n’était pas pour elle. Angie était plutôt là-haut, dans les grands châteaux en compagnie d’autres stars de la stim, pas ici, au ras du trottoir. Mais Dieu que c’était joli, cette nuit si claire, cette foule qui grouillait autour d’elle, cet étalage de bonnes choses qu’on pouvait obtenir, à condition d’avoir un peu de chance !

Eddy, il n’aimait pas. En tout cas, il avait toujours dit que c’était merdique ici, trop de monde, des loyers trop élevés, trop de flics, trop de compétition. Même s’il n’avait pas hésité une seconde quand Prior lui avait fait son offre, se souvint-elle. Et de toute manière, elle avait sa petite idée sur les raisons des critiques émises par Eddy. Elle supposa qu’il avait dû se planter ici, jouer plus ou moins le wilson. Soit il n’avait pas envie qu’on lui rappelle sa bourde, soit des gens ne manqueraient pas de la lui rappeler s’il remettait les pieds dans le secteur. C’était là, sous-jacent, dans sa façon dédaigneuse de parler d’ici, avec le même ton qu’il utilisait pour critiquer ceux qui jugeaient ses plans foireux. Le nouveau pote si foutrement intelligent la veille n’était plus qu’un crétin de wilson le lendemain, complètement nul, aucune vision, ce mec.

Elle passa devant un imposant magasin avec du super-matos de stim en vitrine, minces boîtiers noir mat, le tout présidé par le voluptueux hologramme d’Angie qui les regardait tous glisser devant elle avec son léger sourire triste. La reine de la nuit, ouais.

Le flot de la foule se déversait vers une sorte de place, un carrefour autour d’une fontaine. Les gens divergeaient dans plusieurs directions sans s’arrêter et, parce que Mona n’avait pas réellement de but, elle atterrit ici. Certaines personnes étaient assises sur la margelle en béton fissurée de la fontaine. Au centre de celle-ci se dressait une statue de marbre, toute polie par l’usure. Cela représentait une espèce de bébé chevauchant un gros poisson, un dauphin. Sa bouche devait cracher de l’eau, mais la fontaine ne marchait pas. Derrière la tête des gens assis, Mona voyait flotter des feuilles de jourlex chiffonnées, gorgées d’eau, et des gobelets blancs en plastique.

Puis il lui sembla que la foule derrière elle s’était fondue en un mur de corps, incurvé, ondulant, tandis que les trois personnages assis devant elle sur la margelle se détachaient comme sur une photo. Une grosse fille aux cheveux teints en noir, la bouche à demi ouverte, les lolos débordant d’un bustier en caoutchouc rouge ; une blonde au visage allongé barré d’un mince trait de rouge à lèvres bleu, qui d’une main crochue tenait sa cigarette ; un type aux bras nus huilés qui bravait le froid, muscles greffés et noueux comme des rocs sous le bronzage synthétique et méchants tatouages de taulard…

— Hé ! frangine, lança la grosse avec une espèce d’allégresse, j’espère qu’tu t’imagines pas faire tes affaires ici !

La blonde regarda Mona avec des yeux las, en lui adressant un sourire désabusé, un sourire « j’y-peux-rien », avant de détourner la tête pour regarder ailleurs.

Le mac se leva brusquement de la fontaine comme s’il était monté sur ressorts mais Mona avait compris le signal de la blonde et repartait déjà. Il la saisit par le bras mais la couture de son imper en plastique céda et, jouant des coudes, elle réintégra la foule. Le wiz prit le dessus et, sans transition, elle se retrouva au moins un pâté de maisons plus loin, affalée contre un lampadaire, haletante et prise d’une quinte de toux.

À présent, le wiz faisait l’effet inverse, comme cela se produisait parfois. Tout devenait affreux. Les visages dans la foule avaient un air dément, avide, comme si chaque passant avait sa propre mission désespérée à accomplir. Les lumières des magasins étaient devenues froides, mauvaises, et les articles derrière les vitrines semblaient posés là exprès pour lui dire qu’elle ne pourrait jamais les posséder. Elle entendit une voix au loin, une voix d’enfant en colère qui débitait une interminable litanie d’obscénités ; quand elle se rendit compte d’où elle provenait, elle ferma la bouche.

Son bras gauche était froid. Elle baissa la tête et vit que la manche de l’imper était partie, et la couture latérale déchirée jusqu’à la taille. Elle le retira pour le draper sur ses épaules comme une cape ; peut-être que ça le rendrait moins facile à remarquer.

Elle s’appuya le dos contre le mur tandis que le wiz déferlait sur elle comme une vague d’adrénaline-retard ; elle sentit ses genoux commencer à se dérober et crut qu’elle allait s’évanouir mais c’est le moment que choisit la drogue pour lui jouer un de ses tours et elle se retrouva dans la lumière d’un crépuscule d’été, accroupie dans la cour du vieux, terre grise cotonneuse griffée des traces de la partie qu’elle était en train de jouer, sauf que cette fois-ci, elle restait plantée là, stupide, le regard perdu derrière la masse des cuves, vers les lucioles qui puisaient dans l’entrelacs de ronces, au-dessus des vieux châssis tordus. Dans son dos, de la lumière provenait de la maison et elle pouvait sentir l’odeur du pain de maïs et du café que le vieux faisait bouillir et rebouillir, jusqu’à ce qu’une cuiller tienne debout dedans, disait-il, et il devait être là-bas en ce moment, en train de lire un de ses livres aux feuilles brunies et cassantes sans un coin de page intact ; il les récupérait dans de vieux sacs en plastique et parfois, ils tombaient simplement en poussière entre ses doigts. S’il trouvait quelque chose qu’il souhaitait garder, il sortait d’un tiroir un petit copieur de poche, glissait des piles dedans et le faisait courir sur la page. Elle aimait bien regarder les copies se dévider, toutes fraîches, avec leur odeur si particulière, mais il ne la laissait jamais manipuler l’appareil. Parfois, il lisait tout haut, une espèce d’hésitation dans la voix, comme un homme qui essaie de rejouer d’un instrument qu’il n’a plus touché depuis longtemps. Ce n’étaient pas des histoires qu’il lisait, pas de celles qui ont une fin ou qui racontent une blague. C’étaient plutôt comme des fenêtres ouvertes sur quelque chose de totalement étrange ; il n’essayait jamais de lui expliquer quoi que ce soit, sans doute n’y comprenait-il rien lui-même. Peut-être que personne non plus…

La rue revint d’un coup, éblouissante de netteté.

Elle se frotta les yeux et toussa.

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