13. PASSERELLE

La passerelle gémissait et se balançait. La civière était trop large pour passer entre les rambardes, ce qui les obligeait à la soulever à hauteur de poitrine en marchant à petits pas, Gentry en tête, ses mains gantées enserrant la litière, de part et d’autre des pieds du dormeur. La Ruse avait hérité de l’extrémité la plus lourde, la tête, avec les batteries et tout le matériel ; il sentait Cherry le talonner. Il avait envie de lui dire de faire demi-tour, qu’ils n’avaient pas besoin qu’elle alourdisse la passerelle, mais quelque chose l’en empêchait.

Donner à Gentry le sachet de drogues de Kid Afrika avait été une erreur. Il ignorait la composition du timbre que s’était appliqué Gentry ; il ignorait ce que Gentry avait déjà dans le sang pour commencer. Toujours est-il que celui-ci avait complètement disjoncté et qu’ils se retrouvaient maintenant sur cette putain de passerelle, à vingt mètres au-dessus du sol bétonné de la Fabrique, et la Ruse était à deux doigts de pleurer de frustration, de hurler ; il avait envie de casser quelque chose, n’importe quoi, mais il ne pouvait pas lâcher le brancard.

Et ce sourire de Gentry, éclairé par la lueur des biomoniteurs scotchés au pied de la civière, tandis qu’ils continuaient de progresser à reculons sur la passerelle…

— Ô mon Dieu ! dit Cherry, d’une voix de petite fille, c’est vraiment complètement tordu…

Gentry donna une brusque secousse impatiente et la Ruse faillit lâcher prise.


— Gentry, dit la Ruse, je crois que tu ferais mieux d’y réfléchir à deux fois.

Gentry avait ôté ses gants. Il tenait dans chaque main une paire de barrettes de connexion optique et la Ruse voyait trembler les pointes de touche.

— Je veux dire, Kid Afrika est un gros morceau, Gentry. Tu sais pas à qui tu t’attaques.

Ce n’était pas à proprement parler exact, la Ruse savait que le Kid était trop malin pour goûter un acte de vengeance. Mais à qui diable Gentry risquait-il malgré tout de s’attaquer ?

— Je ne m’attaque à rien du tout, dit Gentry en s’approchant de la civière avec ses instruments.

— Écoute, mec, dit Cherry, si tu interromps ses entrées, tu risques de le tuer ; ça va faire sauter son système nerveux autonome. (Elle s’adressa à la Ruse.) Pourquoi que tu l’arrêtes pas, toi ? Pourquoi que tu lui bottes pas le cul ?

L’interpellé se frotta les yeux.

— Parce que… je sais pas. Parce qu’il est… Écoute, Gentry, elle dit que ça risque de le tuer, ce pauvre bougre, si t’essaies de te brancher dessus. T’as entendu ?

— LF, répondit Gentry. Moi, c’est tout ce que j’ai entendu.

Il coinça les barrettes entre ses dents et se mit, d’une main, à faire jouer l’une des connexions de la plaque anonyme au-dessus de la tête du dormeur. Ses mains ne tremblaient plus.

— Merde, dit Cherry et elle se mordilla une phalange.

La connexion céda. De l’autre main, Gentry inséra le cavalier et se mit à fixer le câble. Son sourire s’élargit autour de l’autre barrette.

— Oh et puis merde, reprit Cherry. Moi, j’me tire, mais elle ne bougea pas d’un pouce.

L’homme étendu sur la civière grogna, une fois, doucement. Le bruit donna la chair de poule à la Ruse.

La seconde connexion céda. Gentry inséra l’autre cavalier et refit le raccord.

Cherry s’approcha rapidement du pied de la civière, s’agenouilla pour lire les cadrans.

— Il l’a senti, dit-elle en levant les yeux vers Gentry, mais les graphes ont l’air normaux…

Gentry se retourna vers ses consoles. La Ruse le regarda brancher ses barrettes de connexion. Il se dit que peut-être ça allait marcher ; Gentry craquerait sous peu et il faudrait qu’ils laissent la civière ici, jusqu’à ce qu’il puisse mettre la main sur Petit Oiseau pour les aider à la redescendre par la passerelle. Seulement Gentry était tellement cinglé qu’il essaierait sans doute de récupérer les drogues, une partie du moins.

— Je suis bien obligé de croire que tout cela était prédéterminé, disait Gentry. Préfiguré par la forme même de mon travail antérieur. Je n’irais pas jusqu’à prétendre comprendre comment c’est possible, mais notre rôle n’est pas de nous interroger là-dessus, n’est-ce pas, Henry la Ruse ? (Il tapa une séquence sur l’un de ses claviers.) As-tu déjà envisagé le rapport entre la paranoïa clinique et les phénomènes de conversion religieuse ?

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Cherry.

La Ruse hocha tristement la tête. S’il disait quoi que ce soit, ça ne ferait qu’encourager Gentry dans sa folie. Ce dernier se dirigeait maintenant vers le grand moniteur, la table de projection.

— Il existe des mondes à l’intérieur des mondes, dit-il. Le macrocosme, le microcosme. Nous avons franchi ce soir un pont en emportant un univers entier, et ce qui est au-dessus est identique à ce qui est en dessous… C’était évident, bien sûr, de telles choses devaient exister, mais je n’aurais jamais osé espérer… (Il leur jeta un regard timide, par-dessus son épaule couverte de perles noires.) Et maintenant, nous allons voir la forme de l’univers en réduction dans lequel voyage notre hôte. Et dans cette forme, Henry l’Astuce, je vais voir…

Il pressa l’interrupteur au bord de la table holographique. Et poussa un hurlement.

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