32. VOYAGE D’HIVER (suite)

La nuit tomba alors que la foule se pressait dans le métro. Même à cette heure de pointe, les wagons étaient moins bondés qu’à Tokyo : il n’y avait pas de shiroshi-san pour s’échiner à serrer les uns contre les autres les derniers voyageurs au moment de la fermeture des portes. Sur un quai de la ligne centrale balayé par le vent, Kumiko contemplait la brume couleur saumon du crépuscule ; Colin était adossé contre un distributeur automatique détraqué, avec sa rangée de vitrines fissurées et poussiéreuses.

— Bon, il est l’heure, à présent, lui dit-il, et gardez bien sagement la tête baissée pour traverser Bond Street et Oxford Circus.

— Mais il faudra que je paie, en sortant du réseau ?

— Tout le monde ne paie pas, en fait, remarqua-t-il en repoussant sa mèche.

Elle se dirigea vers les escaliers – elle n’avait plus besoin de ses indications pour gagner le quai opposé. Elle avait de nouveau très froid aux pieds et elle songea aux bottes allemandes fourrées qui étaient restées dans le placard de sa chambre chez Swain. Elle avait préféré prendre ses chaussons à semelles en caoutchouc qu’elle pouvait dissimuler sous ses souliers français à talons hauts, mais à chaque morsure du froid à travers les semelles de ses chaussures, elle regrettait amèrement son idée, même si elle avait ainsi réussi à tromper Dick, à le faire douter qu’elle pourrait fuir.

Dans la galerie qui menait à l’autre quai, elle relâcha son étreinte sur le boîtier ; Colin vacilla, puis disparut. Les parois étaient en carreaux usés de céramique blanche avec un bandeau décoratif vert. Elle retira la main de sa poche et fit courir ses doigts sur le carrelage, tout en songeant à Sally et au Finnois, à l’odeur différente de l’hiver dans la Conurb, jusqu’à ce que le premier Dracula lui coupe subitement le passage et qu’elle se retrouve aussitôt serrée de fort près par quatre impers noirs, quatre visages livides et squelettiques.

— Tiens donc, dit le premier, c’est-y pas mignon ?

Ils étaient les yeux dans les yeux, Kumiko et le Dracula ; son haleine sentait le tabac ; la foule du soir poursuivait son chemin autour d’eux, la plupart des voyageurs engoncés dans des manteaux de laine sombre.

— Oh-oh, dit un autre Dracula, à côté d’elle. Mate un peu. Kèksékça ? (Il brandit la platine Maas-Neotek dans sa main gantée de cuir noir craquelé.) Un briquéclair, pas vrai ? Voyons voir ça.

Kumiko porta la main à sa poche mais, interceptée par le jaillissement d’un bras armé d’un rasoir, elle se referma sur le vide. Le garçon ricana.

— L’a un accroc à son sac, remarqua un autre. Aide-la, Reg.

Une main jaillit, tranchant la bandoulière en cuir.

Le premier Dracula récupéra le sac, enroula autour la courroie avec un geste assuré et fourra le tout sous son imper.

— M’rci.

— Eh, elle les planque dans son futal !

Rires, tandis qu’elle fouillait sous ses chandails. Le sparadrap lui tira la peau du ventre quand elle décolla l’arme à deux mains et la pressa contre la joue du gars qui tenait sa platine.

Rien ne se produisit.

Et voilà que les trois autres détalaient déjà, paniqués, vers l’escalier au bout de la galerie, dérapant dans la neige fondue avec leurs bottes noires montantes, leurs longs manteaux battant comme des ailes. Une femme hurla.

Kumiko et le Dracula demeuraient face à face, le canon du pistolet plaqué contre la pommette gauche du loubard. Les bras de Kumiko se mirent à trembler.

Elle le regardait dans les yeux, des yeux noisette agrandis par une pure terreur ancestrale ; le Dracula était en train de contempler le masque de la mère de Kumiko. Quelque chose heurta le béton à ses pieds : la platine de Colin.

— File, dit-elle.

Le Dracula se convulsa, ouvrit la bouche, émit un sanglot étranglé et fit demi-tour en vitesse pour se mettre hors de portée de l’arme.

Kumiko baissa les yeux et découvrit la platine Maas-Neotek au beau milieu d’une flaque de gadoue grisâtre. À côté, le rectangle argent, immaculé, d’un tranchet à lame large. En ramassant la platine, elle constata que le boîtier était fendu. Elle le secoua, pour vider l’eau infiltrée, et le serra dans sa paume de toutes ses forces. La galerie était déserte, à présent. Colin n’apparaissait toujours pas. Le pistolet à air comprimé de Swain était encombrant et lourd dans son autre main.

Elle se dirigea vers une poubelle rectangulaire fixée contre la paroi carrelée et y jeta l’arme, entre une barquette de nourriture tachée de graisse et une feuille de jourlex soigneusement pliée. Elle allait repartir quand elle se retourna pour récupérer le jourlex.

Elle gravit l’escalier.

Sur le quai, quelqu’un la montra du doigt mais la rame entra, rugissante, avec son grondement antique, et bientôt les portes se refermèrent en coulissant derrière elle.


Elle suivit les instructions de Colin : White City, Shepherd’s Bush, Holland Park, levant son journal quand le train ralentit pour entrer à Notting Hill – le roi, qui était très âgé, se mourait – et le gardant ainsi jusqu’après Bond Street. La station d’Oxford Circus était bondée et elle apprécia l’abri de la foule.


Colin avait dit qu’il était possible de quitter la station sans payer. Après quelques instants de réflexion, elle jugea que c’était exact, mais il fallait faire vite et bien calculer son coup. À vrai dire, elle n’avait plus le choix : son sac, avec sa carte à puce MitsuBank et ses quelques pièces anglaises, était parti avec les Jack Draculas. Elle passa dix minutes à regarder les voyageurs rendre leur ticket de plastique jaune au tourniquet automatique. Elle inspira un grand coup, se lança au pas de course, sauta le tourniquet, entendit un cri derrière elle, puis un rire gras, et de nouveau se mit à courir.

Quand elle arriva aux portes en haut des marches, elle vit Brixton Road qui l’attendait, équivalent délabré de Shinjuku, encombré de stands à casse-croûte fumants.

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