Sam régla mon cadran, et je remontai mon pantalon. Il toucha doucement le côté gauche de son abdomen et disparut. Je dessinai un arc de cercle de ma hanche vers mon pubis avec deux doigts. Je ne disparus pas. C’est Samuel Hershkowitz qui s’éclipsa.
Il partit là où vont les flammes des bougies lorsqu’on les souffle et, au même instant, Sam réapparut à côté de moi, et nous restâmes là, tous les deux, à nous regarder dans le bureau vide de Hershkowitz.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je. Où est-il ?
— Il est onze heures et demie du soir, répondit Sam. Il ne fait pas d’heures supplémentaires, tu sais. Nous l’avons laissé deux semaines plus loin sur la ligne quand nous avons sauté. Maintenant, mon gars, nous naviguons sur le fleuve du temps.
— Nous sommes revenus de deux semaines dans le passé ?
— Nous avons remonté deux semaines sur la ligne temporelle, corrigea Sam. Plus une demi-journée, ce qui explique pourquoi il fait nuit. Allons nous balader dans la ville.
Nous avons quitté le bâtiment du Service Temporel et remonté jusqu’au troisième niveau de New Orleans Inférieur. Sam ne paraissait pas avoir la moindre direction précise à l’esprit. Nous nous sommes arrêtés dans un bar et avons commandé une douzaine d’huîtres chacun ; nous avons également descendu quelques bières et lancé des œillades aux touristes.
Nous sommes arrivés ensuite dans la rue Bourbon Inférieure et j’ai soudain compris pourquoi Sam avait choisi de revenir à cette nuit particulière ; je sentis le picotement de la peur sur mon scrotum et je me mis soudain à suer à grosses gouttes.
Sam me dit en riant :
— Les nouveaux sont toujours saisis quand nous arrivons à cet instant, mon petit Jud. C’est là que la plupart des froussards abandonnent.
— Je vais me rencontrer moi-même ! m’exclamai-je.
— Tu vas te voir toi-même, corrigea-t-il. Et tu ferais mieux de faire bien attention à ne jamais te rencontrer toi-même, ou tu pourrais le regretter. La Patrouille du Temps te démolirait si tu essayais de faire un coup pareil.
— Et si mon précédent moi-même m’apercevait quand même ?
— Alors, terminé ! Ce test concerne ton système nerveux, mon gars, et je te conseille de bien faire attention. Nous y voilà ! Tu reconnais ce mec à l’air minable qui arrive au bout de la rue ?
— C’est Judson Daniel Elliott III.
— Ouais ! As-tu déjà vu quoi que ce soit d’aussi stupide ? Recule dans l’ombre, mon gars. Recule dans l’ombre. Il y a un petit Blanc, là, et il n’est pas aveugle.
Nous nous sommes recroquevillés dans un coin obscur et j’eus mal au ventre en regardant Judson Daniel Elliott III, arrivant tout droit de Newer York, qui remontait la rue d’un pas hésitant, la valise à la main, en se dirigeant vers le palais de la renifle au coin de la rue. Je remarquai sa nonchalance très stricte et sa démarche de rustaud. Ses oreilles me semblèrent extraordinairement grandes et son épaule droite était un poil plus basse que l’autre. Il avait l’air gauche ; on aurait dit un paysan. Il nous dépassa et s’arrêta devant le palais de la renifle, observant avec attention les deux filles nues dans le bac de cognac. Sa langue vint caresser sa lèvre supérieure. Il se balança sur la pointe des pieds et se frotta le menton. Il se demandait quelles chances il avait d’écarter les jambes de l’une ou l’autre de ces beautés dénudées avant la fin de la nuit. J’aurais pu lui dire que ces chances étaient plutôt élevées.
Il pénétra dans le palais de la renifle.
— Comment tu te sens ? me demanda Sam.
— Tout tremblant.
— Au moins, tu es honnête. Ça secoue toujours, la première fois qu’on remonte la ligne temporelle et qu’on se voit. On s’y fait, au bout d’un moment. Comment t’a-t-il paru ?
— Un vrai bouseux !
— Ça aussi, c’est normal. Sois gentil avec lui. Il ne peut pas s’empêcher d’ignorer tout ce que tu sais. Après tout, il est plus jeune que toi.
Sam eut un petit rire. Pas moi. J’étais encore sous le choc de m’être vu moi-même remonter cette rue. J’eus l’impression d’être mon propre fantôme. Désorientation préliminaire, avait dit Hershkowitz. Ouais !
— Ne t’en fais pas, dit Sam. Tu t’en tires bien.
Sa main glissa d’une façon familière dans le devant de mon pantalon et je sentis qu’il effectuait un petit réglage sur mon chrono. Il fit de même pour lui, puis il déclara :
— Remontons la ligne.
Il disparut. Je le suivis sur la ligne temporelle. Le temps d’un bref brouillard et nous étions de nouveau côte à côte, dans la même rue, à la même heure de la nuit.
— À quel moment sommes-nous ?
— Vingt-quatre heures avant ton arrivée à New Orleans. Tu es ici et, en même temps, un autre toi-même se trouve à Newer York, prêt à filer vers le Sud. Tu prends ça comment ?
— De travers, répondis-je. Mais je commence à m’adapter.
— Mais il y a mieux. Allons chez moi, maintenant.
Il m’emmena jusqu’à son appartement. Il n’y avait personne, car le Sam de ce moment travaillait dans la boîte. Nous avons pénétré dans la salle de bains et Sam régla de nouveau mon chrono, le plaçant sur trente et une heures dans le futur. « On saute », dit-il, et nous avons descendu la ligne ensemble pour nous retrouver dans sa salle de bains, la nuit suivante. Des rires éméchés s’entendaient dans la pièce d’à côté ; j’entendis des cris rauques et sensuels. Sam ferma vivement la porte de la salle de bains et tira le verrou. Je me rendis compte que j’étais dans l’autre pièce, en train de copuler avec Betsy ou Helen, et je sentis la peur me gagner de nouveau.
— Attends-moi là, me dit Sam d’une voix rapide, et ne laisse entrer personne s’il ne frappe pas deux coups longs et un court. Je reviens tout de suite, peut-être.
Il sortit. Je fermai la porte de la salle de bains derrière lui. Deux ou trois minutes passèrent. On frappa deux coups longs et un court, et j’ouvris la porte. Sam me dit avec un grand sourire :
— On peut regarder sans crainte. Personne n’est en état de nous remarquer. Viens par-là.
— Est-ce que je dois vraiment ?
— Si tu veux entrer dans le Service Temporel, il le faut.
Nous nous sommes glissés hors de la salle de bains et avons été regarder l’orgie. Je dus faire des efforts pour m’empêcher de tousser quand la fumée pénétra dans mes narines. Je vis dans le salon de Sam des acres de chair nue et agitée. J’aperçus à ma gauche le grand corps noir de Sam qui martelait la blancheur luisante d’Helen ; on ne voyait d’elle que son visage, ses bras (qui étreignaient le large dos de Sam) et une jambe (repliée sur les fesses de Sam). À ma gauche, sur le sol, je vis mon propre moi antérieur qui enlaçait Betsy-la-belle-poitrine. Nous étions dans une posture genre Kama Sutra, elle appuyée sur la hanche droite, moi sur la gauche, sa jambe gauche arquée par-dessus mon corps plié obliquement vers le sien. Avec une sorte de frayeur glacée, je me regardai la posséder. Bien qu’ayant déjà vu de nombreuses scènes de copulation, dans les films en tridi, sur les plages, parfois durant des soirées, c’était la première fois que je m’observais moi-même pendant l’acte, et je fus frappé par le grotesque de tout ça, les halètements idiots, les contorsions, les sueurs. Betsy poussait des bêlements passionnés ; nos jambes agitées changèrent plusieurs fois de position ; mes doigts agrippaient avec force ses fesses charnues dans lesquelles ils s’enfonçaient profondément ; les mouvements mécaniques se poursuivirent longtemps. Ma terreur s’apaisa tandis que je m’habituais à cette scène, et un détachement froid et clinique s’empara de moi. Mes suées de frayeur s’évanouirent et je finis par rester là, les bras croisés, observant calmement les actes qui se déroulaient sur le plancher. Sam sourit et hocha la tête comme pour me dire que j’avais passé le test avec succès. Il régla mon chrono une fois de plus et nous avons sauté ensemble.
Il n’y avait plus dans le salon ni fornicateurs ni fumée.
— À quel moment sommes-nous, maintenant ? lui demandai-je.
— Nous sommes revenus en arrière de trente et une heures et trente minutes, répondit-il. Dans quelques instants, toi et moi allons entrer dans la salle de bains, mais nous n’allons pas attendre cela. Allons à l’extérieur.
Nous remontâmes jusqu’à l’Ancienne New Orleans, sous le ciel étoilé.
Le robot qui note les allées et venues des excentriques aimant se balader nous enregistra, et nous sortîmes dans les rues tranquilles. Là se trouvaient la véritable rue Bourbon et les ruines des maisons de l’authentique quartier français. Des caméras-espion placées sur les grilles ouvragées des balcons nous observèrent car, dans cette zone désertée, l’innocent est à la merci des méchants, et les touristes sont protégés par une surveillance permanente contre les maraudeurs qui écument la ville de surface. Mais nous ne sommes pas restés assez longtemps pour avoir des ennuis. Sam regarda les alentours, l’air attentif, et nous conduisit vers un mur. Tandis qu’il ajustait mon chrono pour une autre dérive, je lui dis :
— Qu’arrive-t-il si on se matérialise dans un endroit déjà occupé par quelqu’un ou quelque chose ?
— On ne peut pas, répondit Sam. Les protections automatiques se déclenchent et on est aussitôt renvoyé à son point de départ. Mais c’est une perte d’énergie et le Service Temporel n’aime pas ça ; alors, on essaie toujours de trouver une zone tranquille avant de sauter. C’est plutôt bon de se mettre debout contre un mur, à condition d’être bien sûr que le mur était au même endroit à l’instant où on veut sauter.
— Où allons-nous, maintenant ?
— Saute et tu verras, dit-il.
Et il décrocha. Je le suivis.
La ville se réveilla. Des gens habillés à la mode du XXe siècle arpentaient les rues : les hommes portaient des cravates, les femmes des jupes qui leur descendaient jusqu’aux genoux : on ne voyait pas vraiment de peau, pas même un téton. Des automobiles passaient bruyamment, dégageant une fumée qui me donna envie de vomir. Des klaxons cornaient. Il y avait des lignes peintes sur le sol. Du bruit, une odeur écœurante, de la laideur.
— Bienvenue en 1961, dit Sam. John F. Kennedy vient d’être nommé président. Le tout premier des Kennedy, tu connais ? Ce machin, là-haut, c’est un avion à réaction. Ça, c’est un feu de signalisation. Ça indique quand on peut traverser la rue sans danger. Ces trucs-là, ce sont des lampadaires. Ils fonctionnent à l’électricité. Il n’y a pas de niveaux souterrains. Tout est là, la ville de New Orleans, juste ça. Qu’est-ce que tu en penses ?
— C’est un endroit intéressant à visiter. Mais je ne voudrais pas y vivre.
— Tu te sens étourdi ? Malade ? Révolté ?
— Je ne sais pas.
— Tu peux l’être. On ressent toujours un petit choc temporel quand on regarde le passé pour la première fois. Cela semble encore plus puant et plus désordonné que prévu. Certains postulants s’effondrent au moment où ils arrivent en une époque suffisamment éloignée de la ligne temporelle.
— Je ne m’effondre pas.
— Tu es un brave petit gars.
J’observai la scène. Les femmes avec leurs seins et leurs fesses emprisonnés dans des exosquelettes serrés sous leurs vêtements, les hommes aux visages rubiconds et étranglés, les enfants braillards. Sois objectif, me dis-je à moi-même. Tu étudies d’autres époques, d’autres cultures. Quelqu’un nous montra du doigt et cria :
— Hé, regardez les beatniks !
— On file, dit Sam. Ils nous ont remarqués.
Il a ajusté mon chrono. Nous avons sauté.
Même ville. Un siècle plus tôt. Les mêmes bâtiments, aux tons pastel élégants et intemporels. Pas de feux de signalisation, pas de lignes peintes sur le sol, pas de lampadaires. Et au lieu des automobiles, des voitures à chevaux passaient dans les rues qui bordaient le vieux quartier.
— On ne peut pas rester, dit Sam. Nous sommes en 1858. Nos vêtements sont trop bizarres, et je n’ai pas l’intention de faire semblant d’être un esclave. On continue.
Nous avons décroché une fois de plus.
La ville disparut. Nous nous trouvions dans une sorte de marais. Des brumes s’élevaient vers le sud. De la mousse s’accrochait aux arbres verdoyants. Un vol d’oiseaux assombrit le ciel.
— Nous sommes en 1382, dit le gourou. Ce sont des pigeons voyageurs qui passent au-dessus de nous. Le grand-père de Christophe Colomb est encore puceau.
Nous avons encore sauté plusieurs fois. 897.441.97. Très peu de choses changèrent. À un moment, quelques Indiens nus passèrent non loin de nous. Sam s’inclina d’une manière polie. Ils nous firent des signes aimables, se grattèrent le sexe, et continuèrent leur marche. Les visiteurs du futur ne les troublaient pas beaucoup. Encore un saut. « L’an un après Jésus-Christ », dit Sam. Encore un saut. « Nous avons décroché de douze mois supplémentaires et nous sommes maintenant en l’an un avant Jésus-Christ. Les possibilités de confusion arithmétique sont grandes. Mais si tu penses à cette année comme à l’an 2059 A.P., et à l’année prochaine comme étant l’an 2058 A.P., tu n’auras pas d’ennuis. »
Il m’emmena jusqu’en 5800 A.P. Je remarquai de légers changements de climat ; les choses étaient plus sèches à certains moments qu’à d’autres, plus sèches et plus froides. Puis nous repartîmes en avant, sautant par petits bonds de cinq siècles. Il s’excusa pour le caractère invariable de l’environnement ; c’est bien plus excitant, me promit-il, lorsqu’on remonte la ligne dans l’Ancien Monde. Nous atteignîmes l’année 2058 et nous nous rendîmes jusqu’au centre du Service Temporel. Après être entrés dans le bureau vide de Hershkowitz, nous fîmes une courte pause pendant que Sam effectuait un dernier ajustement sur nos chronos.
— Il faut faire très attention, expliqua-t-il. Je veux que nous arrivions dans le bureau d’Hershkowitz trente secondes après l’avoir quitté. Si je suis un peu trop en avance, nous pourrions nous rencontrer nous-mêmes en train de partir et j’aurais de sérieux ennuis.
— Alors, pourquoi ne pas être tranquille et régler le cadran pour revenir cinq minutes plus tard ?
— Fierté professionnelle, répondit Sam.
Nous redescendîmes la ligne d’un bureau de Hershkowitz vide à un autre dans lequel Hershkowitz était assis derrière sa table de travail, regardant l’endroit où nous nous étions trouvés – pour lui – trente secondes plus tôt.
— Alors ? demanda-t-il.
Sam lui lança un regard radieux.
— Le gosse a des couilles. On le prend.