37.

En tant que Guide, j’eus mes premiers ennuis lors de la tournée suivante. Comme j’étais trop fier pour demander l’aide de la Patrouille Temporelle, je me suis empêtré dans le paradoxe de la Duplication et j’ai aussi goûté au paradoxe du Déplacement Transitoire. Mais je pense m’en être assez bien sorti.

J’avais emmené neuf touristes assister à l’arrivée de la première croisade à Byzance quand les ennuis commencèrent.

— En 1095, dis-je à mes clients, le pape Urbain II a lancé un appel pour libérer la Terre sainte du joug des Sarrasins. Très vite, les chevaliers européens se sont enrôlés dans la croisade. Parmi ceux qui approuvaient une telle guerre de libération se trouvait l’empereur Alexis de Byzance, qui voyait dans cette croisade un moyen de reconquérir les territoires du Proche-Orient que Byzance avait dû abandonner aux Turcs et aux Arabes. Alexis envoya un mot disant qu’il serait tout à fait d’accord si quelques centaines de chevaliers expérimentés venaient l’aider à repousser les infidèles. Mais il en a reçu beaucoup plus que prévu, comme nous allons le voir dans un moment, en 1096.

Nous avons sauté jusqu’au 1er août 1096.

Après avoir escaladé les remparts de Constantinople, nous avons regardé la campagne environnante et nous nous sommes aperçus qu’elle était couverte de troupes : pas des chevaliers en cottes de mailles, mais un ramassis de paysans vêtus de haillons.

— C’est la croisade populaire, dis-je. Pendant que les soldats de métier préparaient l’itinéraire de leur marche, un petit illuminé puant et décharné nommé Pierre l’Ermite rassembla des milliers de pauvres et de fermiers et les conduisit à travers l’Europe jusqu’à Byzance. Ils volèrent et pillèrent tout le long du chemin, saccagèrent la récolte de la moitié de l’Europe et brûlèrent Belgrade à cause d’un différend avec les administrateurs byzantins. Mais trente mille d’entre eux parvinrent finalement ici.

— Lequel est Pierre l’Ermite ? me demanda le plus turbulent des membres du groupe, une femme de Des Moines nommée Marge Hefferin, épanouie et diplômée, environ la quarantaine.

Je vérifiai l’heure.

— Vous le verrez dans une minute et demie. Alexis a envoyé plusieurs de ses dignitaires pour inviter Pierre à la cour. Il veut que Pierre et sa bande restent à Constantinople jusqu’à l’arrivée des chevaliers et des barons, car ces gens se feraient massacrer par les Turcs s’ils s’enfonçaient en Asie Mineure sans une escorte militaire. Regardez : voilà Pierre.

Deux grands personnages byzantins très maniérés sortirent de la foule, retenant visiblement leur souffle et désirant sans doute se boucher le nez. Entre eux marchait un petit homme mal soigné, pieds nus, en haillons, sale, le menton saillant, les yeux brillants et le visage grêlé.

— Pierre l’Ermite, dis-je. Il va rencontrer l’empereur.

Nous avons sauté de trois jours. La croisade populaire était entrée dans la ville et faisait subir bien des dommages à la cité d’Alexis. Une bonne partie des maisons de la ville étaient en flammes. Dix croisés se tenaient sur le toit d’une des églises, arrachant les plaques de plomb pour les revendre. Une femme byzantine de haute naissance sortit de Sainte-Sophie et fut déshabillée puis violée sous nos yeux par quelques-uns des pieux pèlerins conduits par Pierre.

— Alexis a fait un mauvais calcul en laissant pénétrer cette racaille dans la ville, dis-je. Il tente maintenant de s’arranger pour les conduire de l’autre côté du Bosphore, en leur offrant un passage gratuit jusqu’en Asie. Ils commenceront à partir le 6 avril. Les croisés massacreront d’abord les colonies byzantines installées à l’ouest de l’Asie Mineure ; puis ils attaqueront les Turcs et seront pratiquement exterminés. Si nous avions le temps, je vous emmènerais en 1097, de l’autre côté pour voir les montagnes d’ossements qui bordent leur route. C’est tout ce qui reste des gens de la croisade populaire. Mais pendant ce temps, les professionnels sont en marche, allons les voir.

J’ai précisé à mes clients qu’il y avait quatre armées de croisés : l’armée de Raymond de Toulouse, l’armée du duc Robert de Normandie, celle de Bohémond et de Tancrède, et celle menée par Godefroi de Bouillon, Eustache de Boulogne et Baudouin de Lorraine. Certains de mes clients avaient déjà quelques connaissances de l’histoire des croisades et hochèrent la tête en entendant certains noms.

Nous avons sauté jusqu’à la dernière semaine de 1096.

— Alexis, dis-je, a retenu la leçon infligée par la croisade populaire. Il ne tient pas à ce que les vrais croisés restent longtemps à Constantinople. Ils doivent tous passer à Byzance pour se rendre en Terre sainte, mais il va les faire traverser en vitesse, et il demandera à leurs chefs de lui prêter serment d’allégeance avant de les recevoir.

Nous avons regardé l’armée de Godefroi de Bouillon planter ses tentes devant les murs de Constantinople. Nous avons vu les envoyés faire la navette, Alexis demandant le serment d’allégeance, Godefroi refusant. Je couvris habilement quatre mois en moins d’une heure, montrant comment la méfiance et l’hostilité grandissaient entre les chrétiens de la croisade et les chrétiens de Byzance, qui étaient censés collaborer à la libération de la Terre sainte. Godefroi refusait toujours de jurer allégeance ; Alexis ne gardait pas seulement les croisés en dehors des murs de Constantinople, il avait maintenant instauré le blocus de leur camp, espérant les affamer pour qu’ils s’en aillent ; Baudouin de Lorraine se mit à lancer des raids sur les faubourgs ; Godefroi captura un peloton de soldats byzantins et les fit mettre à mort près des murs de la ville. Et le 2 avril, les croisés mirent le siège devant Constantinople.

— Vous voyez comme les Byzantins les repoussent facilement, dis-je. Perdant patience, Alexis a lancé dans la bataille ses troupes d’élite. Les croisés, qui ne sont pas encore habitués à se battre ensemble, prennent la fuite. Le dimanche de Pâques, Godefroi et Baudoin se soumettent et jurent allégeance à Alexis. Maintenant, tout va bien. L’empereur donnera un banquet en l’honneur des croisés, dans Constantinople, et se dépêchera de les faire passer de l’autre côté du Bosphore. Il sait que d’autres croisés arriveront dans quelques jours – l’armée de Bohémond et de Tancrède.

Marge Hefferin poussa un petit couinement en entendant prononcer ces noms. Cela aurait dû m’alerter.

Nous avons sauté jusqu’au 10 avril pour voir la nouvelle fournée de croisés. Des milliers de soldats campaient à nouveau devant Constantinople. Ils se pavanaient dans leurs cottes de mailles et faisaient semblant de se battre à coups d’épées et de masses lorsqu’ils s’ennuyaient.

— Lequel est Bohémond ? demanda Marge Hefferin.

Je scrutai le camp.

— Celui-ci, dis-je.

— Ooooh !

Il était vraiment impressionnant. Près de deux mètres de haut, un géant pour son époque ; sa tête et ses épaules dépassaient tous ceux qui l’entouraient. Des épaules larges, une poitrine énorme, des cheveux coupés courts. Étrangement blanc de peau. Un air fanfaron. Sinistre, rude et sauvage.

Il était aussi plus malin que les autres chefs militaires. Au lieu de se quereller avec Alexis à propos du serment d’allégeance, Bohémond jura immédiatement. Les serments, pour lui, n’étaient que des mots, et il aurait été stupide de perdre du temps à se chamailler avec les Byzantins alors qu’il y avait des empires à se tailler en Asie. Et Bohémond ne tarda pas à entrer dans Constantinople. J’emmenai mes clients jusqu’à la porte par laquelle il pénétrerait dans la ville, pour qu’ils pussent le voir de plus près. Grave erreur.

Les croisés arrivèrent, marchant à grands pas, six de front.

Quand Bohémond apparut, Marge Hefferin s’échappa de notre groupe. Elle ouvrit sa tunique et laissa ses gros seins blancs jaillir à l’air libre. Propagande, je suppose.

Elle se précipita vers Bohémond, criant :

— Bohémond, Bohémond, je t’aime, je t’aime depuis toujours, Bohémond ! Prends-moi ! Fais de moi ton esclave, mon amour !

… et d’autres paroles du même genre.

Bohémond se retourna et la regarda d’un air surpris. Je pense que la vue d’une robuste femme hurlante et à moitié nue courant dans sa direction devait le laisser perplexe. Mais Marge ne parvint même pas à cinq mètres de lui.

Un chevalier qui se tenait devant Bohémond, croyant sans doute qu’il s’agissait d’une tentative d’assassinat, sortit sa dague et la planta juste entre les deux gros seins de Marge. Le choc stoppa sa course folle, et elle recula en titubant, fronçant les sourcils. Du sang jaillit de ses lèvres. Au moment même où elle basculait, un autre chevalier lui porta un coup d’épée et la coupa presque en deux à hauteur de la ceinture. Des boyaux se mirent à glisser sur les pavés.

Tout cela n’avait pas pris plus de quinze secondes. Je n’avais pas eu le temps de faire le moindre geste. Je restai là, hébété, me rendant compte que ma carrière de Guide Temporel venait sans doute de se terminer. Perdre un touriste est la pire chose qu’un Guide puisse faire : c’est presque aussi grave que de commettre soi-même un crime temporel.

Je devais agir en vitesse.

— Qu’aucun de vous ne bouge d’ici ! dis-je à mes touristes. C’est un ordre !

Il était peu probable qu’ils désobéissent. Ils se tenaient les uns les autres, au bord de l’hystérie, pleurnichant, vomissant et tremblant. Le simple choc les ferait tenir en place pour quelques minutes – plus de temps qu’il ne m’en fallait.

Je réglai mon chrono pour retourner de deux minutes dans le passé, et sautai aussitôt.

Je me suis retrouvé immédiatement à côté de moi-même. J’étais là, avec mes grandes oreilles et tout le reste, regardant Bohémond remonter la rue. Mes touristes se tenaient de chaque côté de moi. Marge Hefferin, le souffle court, se soulevant sur la pointe des pieds pour mieux voir son idole, était déjà prête à ouvrir sa tunique.

Je pris position derrière elle.

Au moment où elle faisait son premier mouvement vers la rue, mes mains jaillirent. Ma main gauche lui agrippa les fesses, ma main droite lui emprisonna la poitrine, et je lui soufflai à l’oreille :

— Restez tranquille, ou vous le regretterez.

Elle se tortilla pour se libérer. Mes doigts s’enfoncèrent plus profondément dans la chair de sa croupe agitée, et tinrent bon. Elle tourna la tête pour voir qui était son attaquant, s’aperçut que c’était moi, et regarda d’un air stupéfait l’autre moi-même qui se tenait à quelques pas sur sa gauche. Elle cessa aussitôt de se débattre. Je lui murmurai à nouveau de rester tranquille, et Bohémond fut bientôt hors de vue.

Je l’ai relâchée, puis j’ai réglé mon chrono pour redescendre la ligne de soixante secondes.

En tout, j’étais resté éloigné de mes touristes durant moins d’une minute. Je m’attendais encore un peu à les retrouver en train de vomir près du corps ensanglanté de Marge Hefferin. Mais ma correction avait réussi. Il n’y avait plus de cadavre sur le sol, maintenant, et les boyaux n’étaient pas écrasés par les bottes des croisés qui défilaient. Marge se tenait avec les autres membres du groupe, secouant la tête avec un air d’incompréhension en se frottant le derrière. Sa tunique était encore ouverte et je pouvais voir les traces rouges de mes doigts sur le globe tendre de son sein droit.

L’un d’entre eux se doutait-il de ce qui était arrivé ? Non. Non. Pas le moindre souvenir. Mes touristes n’avaient pas subi le paradoxe du Déplacement Transitoire, car ils n’avaient pas fait de saut en arrière comme moi ; ainsi, j’étais le seul à me rappeler ce qui avait maintenant disparu de leur esprit, à pouvoir me souvenir clairement de l’événement sanglant que j’avais transformé en non-événement.

— On descend la ligne ! ai-je hurlé, et je les ai tous emmenés en 1098.

La rue était tranquille. Les croisés étaient partis depuis longtemps, et se trouvaient actuellement en Syrie où ils assiégeaient Antioche. C’était le crépuscule d’une lourde journée d’été, et notre soudaine arrivée n’eut aucun témoin.

Marge fut la seule à se rendre compte que quelque chose d’étrange s’était produit ; les autres n’avaient rien vu de bizarre, mais elle savait parfaitement qu’un second Jud Elliott s’était matérialisé derrière elle et l’avait empêchée de se précipiter dans la rue.

— Qu’est-ce que vous pensiez faire, bon sang ? lui demandai-je. Vous alliez vous avancer dans la rue et vous précipiter vers Bohémond, pas vrai ?

— Je ne pouvais pas m’en empêcher. J’étais forcée de le faire. J’ai toujours aimé Bohémond, voyez-vous. C’était mon héros, mon dieu – j’ai lu tout ce qu’on a pu écrire sur lui. En le voyant là, juste devant moi…

— Laissez-moi vous raconter comment les événements se sont réellement déroulés, lui dis-je.

Et je lui ai précisé la façon dont elle avait été tuée. Puis je lui ai dit comment j’avais corrigé le passé, comment j’avais fait passer l’épisode de sa mort sur une ligne parallèle.

— Je voudrais que vous sachiez aussi, ajoutai-je, que la seule raison pour laquelle vous n’avez pas été tuée est que je tiens à garder ma place. Cela fait mauvais effet si un Guide ne parvient pas à contrôler ses clients. Autrement, j’aurais été très content de vous laisser en morceaux. Ne vous avais-je pas dit un million de fois de ne jamais vous faire remarquer ?

Je lui demandai d’oublier l’aveu que je lui avais fait d’avoir changé des événements pour lui sauver la vie.

— La prochaine fois que vous me désobéirez d’une manière quelconque, lui dis-je, je…

J’allais lui dire que je la prendrais entre mes mains et que je la retournerais pour en faire une bande de Möbius. Puis je me rendis compte qu’un Guide ne doit pas parler ainsi à une cliente, quelle que soit la faute commise.

— … je mettrai aussitôt fin à votre voyage et je vous renverrai dans le temps actuel, vous avez compris ?

— Je ne vous désobéirai jamais plus, murmura-t-elle. Je le jure. Vous savez, maintenant que vous m’avez parlé de tout cela, je peux presque sentir cette dague qui me transperce…

— Ce n’est jamais arrivé.

— Ce n’est jamais arrivé, dit-elle sans y croire.

— Mettez-y un peu de conviction. Ce n'est jamais arrivé.

Ce n’est jamais arrivé, répéta-t-elle. Mais je peux presque la sentir !

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