13.

Quand ils eurent fini de nous enfoncer le règlement dans le crâne, ils nous envoyèrent dans le passé pour des voyages d’essai. Bien entendu, aucun d’entre nous n’avait encore remonté la ligne avant le début des séances d’instruction ; ils nous avaient testés pour voir si le voyage temporel ne provoquait pas en nous de trouble psychologique particulier. Nous devions observer maintenant les Guides en service, et ils nous laissèrent accompagner les groupes en partance, comme des autostoppeurs.

Ils nous divisèrent de façon à ce que nous ne soyons pas plus de deux pour six ou huit touristes. Afin d’éviter des frais, ils nous envoyèrent observer des événements qui avaient eu lieu sur place, à New Orleans. (Pour nous faire retourner jusqu’à la bataille de Hastings, par exemple, ils auraient d’abord dû nous payer un voyage aérien jusqu’à Londres. Le voyage temporel n’inclut pas le voyage spatial ; vous devez être physiquement présent, avant de sauter, à l’endroit où vous désirez retourner.)

New Orleans est une jolie ville, mais son histoire ne comporte pas beaucoup d’événements importants, et je ne vois pas pourquoi quelqu’un voudrait payer beaucoup d’argent pour remonter la ligne à cet endroit quand, pour à peu près la même somme, il pourrait assister à la signature de la Déclaration d’indépendance, à la prise de Constantinople ou à l’assassinat de Jules César. Mais le Service Temporel désire assurer le voyage jusqu’à n’importe quel événement historique majeur – en respectant néanmoins certaines limites – à tout groupe d’au moins huit touristes ayant assez de fric pour payer les billets, et je suppose que les résidents patriotes de New Orleans ont tout à fait le droit de visiter le passé de leur propre ville, s’ils préfèrent cela.

C’est ainsi que Mr. Chudnik et Miss Dalessandro furent envoyés en 1815 pour encourager Andrew Jackson durant la bataille de New Orleans. Mr. Burlingame et Mr. Oliveira furent transportés en 1877 pour assister à l’expulsion des derniers carpetbaggers[1]. Mr. Hotchkiss et Mrs. Nota-bene partirent en 1803 pour voir les États-Unis prendre possession de la Louisiane après l’avoir achetée à la France. Enfin, Miss Chambers et moi avons remonté la ligne jusqu’en 1935 pour observer l’assassinat de Huey Long.

Les assassinats sont généralement très vite terminés, et personne ne remonte la ligne simplement pour voir et entendre un bref coup de feu. Ce que le Service Temporel offrait en réalité à ces gens, c’était un tour dans la Louisiane au début du XXe siècle, d’une durée de cinq jours, avec pour finir le meurtre du Kingfish[2]. Nous avions six compagnons de voyage : trois couples cossus de Louisiane ayant environ la soixantaine. L’un des hommes était juriste, un autre médecin, et le troisième un des dirigeants de la Société d’Énergie et d’Éclairage de la Louisiane. Notre Guide Temporel était parfaitement le genre de berger qu’il fallait à ces piliers de l’establishment : c’était un personnage doucereux et poli portant le nom de Madison Jefferson Monroe. « Appelez-moi Jeff », demanda-t-il.

Nous eûmes plusieurs réunions préparatoires avant de partir.

— Voici vos chronos, dit Jeff Monroe. Vous devez les porter à même la peau durant toute la durée du voyage. Une fois que vous les aurez mis dans le bâtiment du Service Temporel, vous ne devrez plus les enlever avant d’être revenus dans le présent. Vous vous baignerez avec, vous dormirez avec, vous effectuerez… euh… toutes vos fonctions intimes en continuant à les porter. La raison de ceci devrait être évidente pour tous. Ce serait très gênant pour l’histoire si un chrono venait à tomber entre les mains d’une personne du XXe siècle ; aussi est-il interdit de vous séparer de vos appareils, ne serait-ce que pour un instant.

(— Il ment, me dit Sam quand je lui eus répété cela. Quelqu’un du passé ne saurait vraiment pas quoi faire d’un chrono. La vraie raison est que les touristes doivent parfois quitter une époque en quatrième vitesse, par exemple pour éviter d’être lynchés, et le Guide ne peut pas prendre le risque de voir un de ses clients laisser son chrono dans la chambre d’hôtel. Mais il n’ose pas leur dire ça.)

Les chronos que Jeff Monroe distribua étaient légèrement différents de celui que j’avais porté la nuit où Sam et moi avions remonté la ligne. Les commandes étaient scellées, et ne fonctionnaient que lorsque le Guide émettait une fréquence particulière. C’est plutôt sensé : le Service Temporel ne veut pas que des touristes fassent des balades individuelles.

Notre Guide passa un long moment à nous mettre en garde contre les conséquences d’un éventuel changement du passé, et nous pria plusieurs fois de bien faire attention.

— Ne parlez que si on s’adresse à vous, dit-il, et, même dans ce cas, réduisez à un minimum de mots vos conversations avec des étrangers. Ne parlez pas en argot ; il ne serait pas compris. Si vous reconnaissez d’autres voyageurs temporels, vous ne devez en aucun cas leur parler ou les saluer, et vous devez ignorer toute tentative de leur part pour s’adresser à vous. Quiconque viole ce règlement, aussi innocemment que ce soit, peut se voir retirer sur-le-champ son permis de dérive temporelle et être aussitôt renvoyé dans le temps actuel. C’est compris ?

Nous acquiesçâmes d’un air solennel.

— Pensez que vous êtes des chrétiens déguisés ayant été entraînés dans la ville sainte des musulmans, La Mecque. Vous n’êtes pas en danger tant que vous n’êtes pas découverts ; mais si les gens qui vous entourent devinent votre identité, vous vous trouverez en mauvaise posture. Il est donc de votre intérêt de vous taire tant que vous êtes dans le passé, de bien observer et de ne rien dire. Vous ne risquerez rien tant que vous ferez attention.

J’appris par Sam que les touristes temporels ont souvent des histoires avec les gens du passé, quels que soient les efforts de leur Guide pour essayer d’éviter de tels incidents. Les problèmes peuvent parfois être arrangés par quelques paroles diplomatiques, le Guide s’excusant souvent en expliquant à la partie offensée que l’étranger est vraiment un « cas » mental. Mais il arrive que ce ne soit pas si facile, et le Guide doit ordonner l’évacuation rapide de tous les touristes ; de plus, il doit rester en arrière jusqu’à ce que tous ses clients aient pu redescendre la ligne en bon état, et plusieurs Guides ont été victimes de leur devoir dans le passé en raison de tels incidents. Dans les cas d’extrême maladresse d’un touriste, la Patrouille Temporelle s’en mêle et annule le saut rétroactivement, interdisant la tournée au voyageur imprudent et annulant ainsi les ennuis.

— Chacun de ces riches salauds devient généralement furieux quand un Patrouilleur arrive à la dernière minute pour lui dire qu’il ne peut pas partir, parce que s’il le fait, il commettra une dangereuse bêtise dans le passé. Ils ne peuvent vraiment pas comprendre ça. Ils promettent d’être gentils, et ne voient pas que leur promesse n’a aucune valeur puisque leur conduite a déjà été observée. L’ennui avec la plupart de ces imbéciles de touristes, c’est qu’ils ne peuvent pas penser en quatre dimensions.

— Moi non plus, Sam, dis-je, déconcerté.

— Tu y arriveras, répondit-il. Tu ferais mieux d’y arriver.

Avant de partir pour 1935, nous reçûmes un rapide cours hypnotique sur l’arrière-plan social de cette époque. On nous remplit de données sur la Dépression, le New Deal, la famille Long de Louisiane, la glorieuse ascension de Huey Long, son programme intitulé « Partageons nos biens » qui voulait prendre aux riches pour donner aux pauvres, sa querelle avec le président Franklin Roosevelt, son rêve d’arriver lui-même à la présidence en 1936, son flamboyant mépris des traditions, son appel démagogique aux masses populaires. Nous dûmes ingurgiter aussi de nombreux détails sur la vie de l’année 1935 – les célébrités, le développement des sports, le marché financier –, afin de ne pas nous trouver totalement dépaysés.

Finalement, ils nous donnèrent des vêtements de 1935. Nous pûmes alors nous pavaner, gloussant et riant de nous voir dans ces accoutrements vieillots. Jeff Monroe, qui supervisait tout cela, rappela aux hommes qu’il y avait des braguettes et leur dit comment s’en servir, rappela aux femmes qu’il leur était absolument interdit de montrer leurs mamelons et la partie inférieure de leurs seins, et nous demanda énergiquement de garder sans cesse à l’esprit le fait que nous allions entrer dans une époque extrêmement puritaine où la répression névrotique était considérée comme une vertu et où nos habituelles libertés de comportement étaient tenues pour honteuses et scandaleuses.

Nous fûmes enfin prêts.

Ils nous emmenèrent au niveau supérieur, l’Ancienne New Orleans, car il n’aurait pas été très indiqué de sauter depuis l’un des niveaux inférieurs. Ils avaient préparé une chambre dans une pension de famille de la rue du Rempart Nord pour les sauts dans le XXe siècle.

— Nous allons remonter la ligne, dit Madison Jefferson Monroe, et il émit le signal qui déclencha nos chronos.

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