Lors de la réunion suivante, nous avons examiné en détail la nature des paradoxes du voyage temporel, et la façon de les éviter.
— Notre plus grand problème, commença Dajani, consiste à maintenir le caractère sacré du temps actuel. Le développement des appareils à Effet Benchley a ouvert la boîte de Pandore des paradoxes potentiels. Le passé n’est plus une quantité fixe, puisque nous sommes libres de remonter jusqu’à n’importe quel point de la ligne temporelle et d’altérer les événements soi-disant « réels ». Le résultat d’une telle altération serait bien sûr catastrophique et créerait un facteur de rupture qui irait s’élargissant et pourrait transformer l’aspect général de notre société en atteignant notre époque. Dajani bâilla poliment. Considérons, si vous le voulez bien, les conséquences que pourrait avoir le fait de permettre à un voyageur temporel de retourner en l’an 600 et d’assassiner le jeune Mahomet. Tout le courant dynamique de l’Islam serait arrêté à son point de départ ; il n’y aurait pas de conquête arabe du Proche-Orient et de l’Europe du Sud ; les croisades n’auraient pas lieu ; les millions de gens tués durant les invasions islamiques ne seraient plus morts et tous leurs descendants, qui autrement ne seraient pas nés, vont se mettre à exister, avec toutes les conséquences incalculables que cela implique. Et tout ça simplement à cause du meurtre d’un jeune marchand de La Mecque. Donc…
— Peut-être y a-t-il, suggéra Miss Dalessandro, une loi de conservation de l’histoire qui veillerait, dans le cas où Mahomet ne le pourrait pas, à ce qu’un autre Arabe doué de charisme prenne sa place et joue le même rôle ?
Dajani la regarda d’un air menaçant.
— Nous n’avons pas l’intention de prendre un tel risque, dit-il. Nous préférons nous assurer que tous les événements « passés », tels qu’ils sont enregistrés dans les annales de l’histoire antérieure à l’ère du voyage temporel, ne sont pas altérés. Durant les cinquante dernières années du temps actuel, tout l’éventail de l’histoire, dont on pensait qu’il était fixe, s’est révélé être potentiellement fluide ; et nous faisons des efforts pour qu’il reste fixe. C’est ainsi que la Patrouille Temporelle s’assure que tout arrivera dans le passé exactement comme cela est arrivé, aussi malheureux que soit un événement. Les désastres, les assassinats, les tragédies de toutes sortes doivent se produire comme prévu, sinon le futur – notre temps actuel – peut être changé d’une façon irréversible.
— Mais notre seule présence dans le passé n’est-elle pas une altération du passé ? demanda Miss Chambers.
— J’allais y arriver, répondit Dajani d’un air mécontent. Si nous considérons que le passé et le présent forment un seul continuum, alors il est évident que des visiteurs du XXIe siècle étaient présents lors de tous les grands événements du passé, assez discrètement pour qu’on ne trouve d’eux aucune mention dans les annales datant de l’époque du temps fixe. Aussi prenons-nous grand soin de camoufler tous ceux qui remontent la ligne en leur donnant des vêtements de l’époque visitée. Il faut observer le passé sans s’y ingérer, comme un témoin silencieux, aussi discret que possible. C’est la règle que la Patrouille Temporelle impose avec une inflexibilité absolue. Je vous donnerai sous peu des détails concernant cette règle. J’ai parlé l’autre jour du paradoxe de l’assistance cumulative. C’est un problème strictement philosophique qui n’a pas encore été résolu, et que je vais maintenant vous présenter simplement comme un exercice théorique, afin de vous donner une certaine idée de la complexité de notre entreprise. Considérons ceci : le premier voyageur temporel à remonter la ligne pour assister à la Crucifixion de Jésus était l’expérimentateur Barney Navarre, en 2012. Durant les deux décennies qui suivirent, quinze ou vingt autres savants firent le même voyage. Depuis le commencement des excursions commerciales au Golgotha en 2041, un groupe de touristes environ par mois – une centaine par an – a vu cet événement. Ainsi, près de mille huit cents individus du XXIe siècle ont jusqu’à présent assisté à la Crucifixion. Seulement, voilà : chacun de ces groupes part d’un mois différent, mais chacun d’eux converge vers le même jour ! Si les touristes continuent à remonter la ligne au rythme de cent par an pour voir la Crucifixion, la foule du Golgotha sera constituée d’au moins dix mille voyageurs temporels vers le milieu du XXIIe siècle et – en supposant qu’il n’y ait pas d’accroissement dans le rythme – vers le début du XXXe siècle, près de cent mille voyageurs temporels auront fait le voyage, se retrouvant tous nécessairement à l’endroit de la Passion. Et il est évident qu’il n’y a pas une telle foule actuellement, mais seulement quelques milliers de Palestiniens – quand je dis « actuellement », je veux dire, bien sûr, au moment de la Crucifixion relative au temps actuel 2059 –, mais il est aussi évident que la foule va continuer à augmenter dans les siècles du temps actuel. Poussé à son extrême, le paradoxe de l’assistance cumulative nous entraîne à voir une assistance de milliards de voyageurs temporels agglutinés dans le passé pour voir la Crucifixion, couvrant toute la Terre sainte et s’étendant jusqu’en Turquie, en Arabie, même jusqu’en Inde et en Iran. Même chose pour tous les autres événements importants de l’histoire humaine : avec les progrès du voyage temporel commercial, on va voir inévitablement s’accumuler une foule de spectateurs pour assister à chaque événement, et pourtant, lorsque l’événement originel s’est produit, il n’y avait pas une telle foule ! Comment résoudre ce paradoxe ?
Miss Dalessandro n’avait pas de solution à proposer. Pour une fois, elle ne savait que répondre. Comme le reste d’entre nous. Comme Dajani. Comme les plus habiles esprits de notre époque.
Et pendant ce temps, le passé se remplissait de curieux venus du futur.
Dajani nous proposa un dernier problème avant de nous laisser partir.
— Je peux ajouter, dit-il, que moi-même, en tant que guide, j’ai fait vingt-deux fois la Crucifixion, avec vingt-deux groupes différents. Si vous-mêmes deviez faire demain la Crucifixion, vous y trouveriez simultanément vingt-deux Najeeb Dajani sur la colline du Golgotha, chacun de moi occupant une position différente lors de l’événement, et expliquant à mes clients ce qui se passe. N’est-il pas fascinant de considérer cette multiplication des Dajani ? Pourquoi n’y a-t-il pas vingt-deux Dajani qui se promènent dans le temps actuel ? Méditer de telles pensées fait travailler l’intellect. C’est tout pour aujourd’hui, mesdames et messieurs, c’est tout pour aujourd’hui.