À la fin de mon congé, je m’inscrivis et me préparai pour ma première sortie comme Guide Temporel responsable d’un groupe.
J’avais six personnes à emmener pour la tournée d’une semaine. Elles ne savaient pas que c’était ma première sortie comme responsable. Protopopolos n’avait pas vu la nécessité de les prévenir, et cela me convenait. Mais je n’avais pas l’impression qu’il s’agissait de mon premier solo. J’étais gonflé du cynisme metaxien. Le charisme émanait de moi. Je ne craignais rien que la peur elle-même.
Durant la réunion préparatoire, j’ai précisé à mes six clients les règles du tourisme temporel avec des phrases sèches et hachées. J’ai invoqué l’horrible menace de la Patrouille Temporelle en leur parlant des changements du passé, volontaires ou non. Je leur ai expliqué comment ils pouvaient s’éviter des ennuis. Puis je leur ai tendu leurs chronos, que j’ai réglés.
— Allons-y, ai-je dit. Remontons la ligne.
Charisme. Cynisme.
Jud Elliott, Guide Temporel, tout seul !
Pour remonter la ligne !
— Nous voici, dis-je, en 1659 A.P., que vous connaissez mieux comme étant l’an 400. Je l’ai choisi parce qu’il s’agit d’une période typique du début de Byzance. L’empereur régnant est Arcadius. Vous vous souvenez que dans l’Istanbul du temps actuel, Sainte-Sophie devrait se situer ici, et la mosquée du sultan Ahmet devrait être là. Évidemment, le sultan Ahmet et sa mosquée se trouvent à une douzaine de siècles dans le futur, et l’église qui est derrière nous est la première Sainte-Sophie, construite il y a quarante ans alors que la ville était encore très jeune. Dans quatre ans, elle sera incendiée lors d’une rébellion provoquée par l’exil de l’évêque Jean Chrysostome, décrété par l’empereur Arcadius parce qu’il avait critiqué Eudoxie, la femme de l’empereur. Entrons. Vous voyez que les murs sont en pierre, mais que le toit est en bois…
Mon groupe de touristes était constitué d’un agent immobilier de l’Ohio, de sa femme, de leur empotée de fille et de son mari, ainsi que d’un psychiatre sicilien et de son épouse temporaire : un assortiment typique de citoyens prospères. Ils ne savaient pas reconnaître une nef d’un narthex[3], mais je leur ai donné une bonne vue de l’église, puis je les ai entraînés dans la Constantinople d’Arcadius afin de leur montrer les fondations de ce qu’ils verraient plus tard. Deux heures après, j’ai sauté sur la ligne jusqu’en 408 pour revoir le baptême du petit Théodose.
Je m’aperçus de l’autre côté de la rue, debout près de Capistrano. Je n’ai fait aucun signe et mon autre moi-même ne m’a pas vu. Je me suis demandé si ce présent moi-même s’était bien tenu là quand j’étais venu avec Capistrano. J’étais oppressé par la complexité du Paradoxe Cumulatif. Mais je le chassai de mon esprit.
— Vous voyez ici les ruines de l’ancienne Sainte-Sophie, dis-je. Elle sera reconstruite sous les auspices de cet enfant, le futur Théodose II, et sera ouverte à la prière le 10 octobre 445…
Nous avons redescendu la ligne jusqu’en 445 pour assister à la cérémonie de la consécration.
Il y a deux écoles différentes en ce qui concerne la façon de diriger une tournée temporelle. La méthode Capistrano est de montrer aux touristes quatre ou cinq événements importants durant la semaine, les laissant passer beaucoup de temps dans les tavernes, les auberges, les petites rues et les marchés, et de se déplacer sans hâte afin de bien ressentir l’atmosphère de chaque époque. La méthode Metaxas est de construire une mosaïque élaborée d’événements, retenant les mêmes moments importants, mais aussi vingt ou trente ou quarante événements secondaires, passant une demi-heure ici et deux heures là. J’avais expérimenté les deux méthodes, et je préférais celle de Metaxas. L’étudiant sérieux en histoire byzantine désire une certaine profondeur, et non de l’étendue ; mais les touristes ne sont pas des étudiants sérieux. Il vaut mieux leur donner un panorama de Byzance, les précipiter à travers les différentes époques, leur montrer les émeutes et les couronnements, les courses de chars, l’ascension et la chute des monuments et des rois.
Aussi ai-je emmené mes clients d’un moment à un autre, en imitant mon idole Metaxas. Je les ai laissés toute une journée dans l'ancienne Byzance, comme Capistrano l’aurait fait, mais j’ai divisé cette journée en six étapes. Et nous l’avons terminée en 537, dans la cité que Justinien avait construite sur les ruines carbonisées de la ville détruite par les émeutes des Bleus et des Verts.
— Nous voici le 27 décembre, dis-je. Aujourd’hui, Justinien va inaugurer la nouvelle Sainte-Sophie. Vous voyez à quel point cette cathédrale est bien plus grande que celles qui l’ont précédée : un bâtiment gigantesque, une des merveilles du monde. Pour la réaliser, Justinien a dépensé l’équivalent de centaines de millions de dollars.
— Est-ce la même que celle qui est actuellement à Istanbul ? demanda d’un air sceptique le gendre de Mr. Agent Immobilier.
— À peu près, oui. Sauf que l’on ne voit pas les minarets sur celles-ci – ce sont les musulmans qui les ont rajoutés, bien sûr, après l’avoir transformée en mosquée – et les arcs-boutants gothiques n’ont pas encore été construits non plus. De même que le grand dôme qui est ici n’est pas celui que vous connaissez bien. Celui-ci est légèrement plus plat et plus large que notre dôme actuel. Il s’est révélé que les calculs de l’architecte étaient faux, et la moitié du dôme s’écroulera en 558 après que la voûte aura été affaiblie par des tremblements de terre. Vous verrez tout cela demain. Tenez, voici Justinien.
Un peu plus tôt, ce jour-là, je leur avais montré le Justinien épuisé de 532, essayant de faire face aux émeutes de Nika. L’empereur qui arrivait maintenant, dans un char tiré par quatre énormes chevaux noirs, n’avait que cinq ans de plus, mais paraissait en avoir davantage ; son visage était rond et coloré, mais semblait aussi plus confiant, un visage de chef. Et il pouvait l’être, ayant surmonté le terrible défi que les émeutes avaient lancé à son pouvoir, ayant reconstruit la ville pour en faire quelque chose d’unique et de merveilleux.
Des sénateurs et des ducs bordaient le défilé ; nous sommes restés respectueusement sur le côté, parmi le peuple. Des prêtres, des diacres, des diaconesses, des sous-diacres et des chantres attendaient la procession impériale, tous vêtus d’habits fort coûteux. Des hymnes à l’ancienne mode montaient vers le ciel. Le patriarche Menos apparut sous la colossale porte impériale de la cathédrale ; Justinien mit pied à terre ; le patriarche et l’empereur, main dans la main, entrèrent dans le bâtiment, suivis par les hauts dignitaires.
— Selon une chronique du Xe siècle, dis-je, Justinien fut terrassé par l’émotion en entrant dans sa nouvelle Sainte-Sophie. Se précipitant vers l’abside, il remercia Dieu de lui avoir permis d’achever un tel édifice et s’écria : « Ô Salomon, je t’ai surpassé. » Le Service Temporel pensait qu’il pourrait être intéressant pour les gens qui visitent cette époque d’entendre ces paroles célèbres, aussi avons-nous placé une « oreille » juste en dessous de l’autel il y a quelques années. Je cherchai dans mes vêtements. J’ai apporté un écouteur qui nous transmettra les paroles de Justinien lorsqu’il s’approchera de l’abside. Écoutez bien.
Je mis l’écouteur en marche. À ce moment, tous les Guides présents dans la foule faisaient de même. Une époque viendra où nous nous presserons si nombreux à cet instant précis que la voix de Justinien, amplifiée par un millier de minuscules haut-parleurs, résonnera majestueusement dans toute la ville.
Des bruits de pas sortirent de l’écouteur que je tenais à la main.
— L’empereur redescend la nef latérale, dis-je.
Les pas cessèrent brusquement. Les mots de Justinien parvinrent jusqu’à nous – sa première exclamation après être entré dans le chef-d’œuvre architectural.
D’une voix gonflée de colère, l’empereur gronda :
— Regardez, espèce de crétin sodomite ! Trouvez-moi le saligaud qui a laissé cet échafaudage sous le dôme ! Je veux voir ses couilles dans un vase d’albâtre avant le début de la messe !
Puis il renifla sa colère impériale.
— Le développement du voyage temporel, dis-je à mes six touristes, nous a obligés à réviser une grande partie de nos plus brillantes anecdotes à la lumière d’évidences nouvelles.