Il revint à l’heure dite, l’air dégoûté, et déclara :
— Nous t’attendons tous le 9 août 1100, près du mur des Blachemes, à une centaine de mètres à droite de la première porte.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Viens voir toi-même. Ça me rend malade rien que d’y penser. Viens, et fais ce que tu dois faire, et tout ce sacré cauchemar sera terminé. Allez ! Saute et rejoins-nous là-bas.
— À quelle heure de la journée ? demandai-je.
Il réfléchit un moment.
— Midi vingt, à peu près.
Je sortis de l’auberge et marchai jusqu’au rempart, puis je réglai soigneusement mon chrono et sautai. Le passage de la nuit noire à la lumière de midi m’aveugla un instant ; quand je cessai de cligner des yeux, je vis que je me trouvais devant un trio au visage sombre : Sam, Metaxas… et Jud B.
— Mon Dieu ! m’exclamai-je. Ne me dites pas que nous avons fait une autre duplication !
— Cette fois, ce n’est que le paradoxe de l’Accumulation Temporelle, dit mon alter ego. Ce n’est pas grave.
J’étais trop troublé pour raisonner.
— Mais si nous sommes ici tous les deux, qui surveille nos touristes en 1204 ?
— Idiot ! dit-il d’une voix sèche. Pense qu’il y a quatre dimensions ! Comment peux-tu être moi et être aussi stupide ? Écoute, j’ai sauté ici depuis un point de cette nuit de 1204, et tu as sauté d’un autre point se situant un quart d’heure plus tard. Quand nous reviendrons, nous retournerons chacun à notre point de départ sur la ligne. Je dois revenir à trois heures et demie, et tu n’es pas censé rentrer avant quatre heures moins le quart, mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun de nous là-bas en ce moment.
Mon regard balaya les environs. Je vis au moins cinq groupes de Metaxas-Sam-moi formant un grand arc de cercle près du mur. Ils avaient visiblement choisi cet instant avec beaucoup de soin, faisant plusieurs petits sauts pour bien vérifier la suite des événements, et le paradoxe Cumulatif les multipliait.
— Je n’arrive toujours pas à comprendre parfaitement la suite régulière des…
— Laisse tomber la suite régulière ! me lança l’autre Jud. Regarde par-là ! Là-bas, vers la porte !
Il fit un geste pour m’indiquer la direction.
Je regardai.
Je vis une femme aux cheveux gris, vêtue simplement. Je reconnus en elle une version un peu plus jeune de la femme qui avait escorté Pulchérie Ducas dans la boutique d’épices, un jour qui me paraissait si lointain, cinq ans plus bas sur la ligne. La duègne était appuyée contre le rempart de la ville, riant doucement. Ses yeux étaient fermés.
Non loin d’elle se trouvait une fille d’environ douze ans, et qui ne pouvait être qu’une Pulchérie plus jeune que celle que je connaissais. La ressemblance était frappante. Cette fille avait encore un corps d’enfant, et ses seins n’étaient que deux petites bosses sous sa tunique, mais c’était l’ébauche de la magnifique Pulchérie.
Près de la fille se trouvait Conrad Sauerabend, vêtu en Byzantin aisé.
Sauerabend roucoulait dans l’oreille de la fille. Il agitait devant son visage une petite pacotille du XXIe siècle, un pendentif à mobile ou quelque chose de ce genre. Son autre main était glissée sous la jupe de la fillette et lui tâtait visiblement les cuisses. Pulchérie fronçait les sourcils, mais ne faisait encore aucun mouvement pour repousser la main. Elle ne paraissait pas savoir très bien ce que voulait Sauerabend, mais elle était fascinée par le jouet, et peut-être les doigts qui la tripotaient ne la gênaient-ils pas.
— Il vit à Constantinople depuis un peu moins d’un an, dit Metaxas, et il retourne souvent en 2059 pour y vendre des objets. Il vient tous les jours près du mur pour épier la petite fille et sa duègne durant leur promenade de midi. La fille est Pulchérie Botaniates, et le palais des Botaniates se trouve juste là. Il y a environ une demi-heure, Sauerabend s’est approché d’elles. Il a donné un flotteur à la duègne et elle plane complètement depuis ce moment. Ensuite, il s’est assis près de la fille et a commencé à lui faire du charme. Il sait y faire avec les petites filles.
— C’est son passe-temps favori, répondis-je.
— Regarde ce qui arrive maintenant, déclara Metaxas.
Sauerabend et Pulchérie se levèrent et marchèrent vers la porte du mur. Nous nous sommes cachés dans l’ombre pour ne pas nous faire remarquer. La plupart de nos doubles paradoxaux avaient disparu, sautant certainement en d’autres points de la ligne pour vérifier les événements. Nous avons regardé le gros homme et la petite fille passer sous la porte et sortir dans la campagne environnante.
Je m’apprêtai à les suivre.
— Attends, dit Sam. Tu vois qui arrive, maintenant ? C’est Andronicus, le frère aîné de Pulchérie.
Un jeune homme d’environ dix-huit ans s’approcha. Il s’arrêta et regarda d’un air stupéfait la duègne qui gloussait près du mur. Nous le vîmes se précipiter vers elle, la secouer, la remettre sur pied. La femme retomba, sans force.
— Où est Pulchérie ? rugit-il. Où est-elle ?
La duègne continua de rire.
Désespéré, le jeune Botaniates courut dans la rue déserte et noyée de soleil, appelant sa jeune sœur. Puis il retraversa la porte.
— Suivons-le, dit Metaxas.
En passant sous la porte, je m’aperçus que plusieurs autres groupes de nous-mêmes se trouvaient déjà à l’extérieur. Andronicus Botaniates courait à droite et à gauche. J’entendis un rire de fillette sortir apparemment du mur lui-même.
Andronicus l’entendit aussi. Il y avait une brèche dans le mur, une sorte de petite grotte s’ouvrant au niveau du sol et profonde d’environ cinq mètres. Il courut dans cette direction. Nous l’avons suivi, nous bousculant avec une petite foule entièrement constituée de nos autres nous-mêmes. Nous étions peut-être une quinzaine, cinq exemplaires de chaque Guide.
Andronicus pénétra dans la brèche et poussa un cri terrible. Un instant plus tard, je regardai à l’intérieur.
Pulchérie, dénudée, sa tunique baissée sur les chevilles, se tenait dans la position classique de la pudeur, une main devant ses seins naissants, l’autre devant son pubis. Sauerabend se trouvait à côté d’elle, les vêtements ouverts. Son pénis était à l’air, prêt à l’emploi. Je pense qu’il était en train de placer Pulchérie dans une position appropriée lorsqu’on l’avait interrompu.
— C’est un outrage ! cria Andronicus. Une infamie ! On a séduit une jeune vierge ! Regardez tous ! Regardez cette monstruosité, cet acte criminel !
Et il prit Sauerabend par une main et sa sœur par l’autre, et les attira dehors.
— Regardez ! cria-t-il.
Nous nous sommes écartés avant que Sauerabend puisse nous reconnaître, mais je crois qu’il était trop terrifié pour pouvoir reconnaître quiconque. La pauvre Pulchérie, essayant de cacher complètement sa nudité, n’était plus qu’une masse affalée aux pieds de son frère ; mais celui-ci s’efforçait de la relever, de l’exposer en hurlant :
— Regardez cette petite putain ! Regardez-la ! Regardez, regardez !
Une foule considérable se forma pour regarder.
Nous nous sommes mis à l’écart. J’avais envie de vomir. Ce sale maniaque, ce fumier d’agent de change… montrer son gros machin rouge à Pulchérie, l’entraîner dans ce scandale…
Andronicus avait maintenant tiré son épée et tentait de tuer Sauerabend ou sa sœur, ou les deux à la fois. Mais les témoins l’en empêchèrent, se jetant sur lui et lui arrachant son arme. Pulchérie, désespérée d’être ainsi exhibée devant tant de gens, saisit la dague de quelqu’un d’autre et tenta de se donner la mort, mais fut arrêtée juste à temps ; un vieillard jeta finalement son manteau sur elle. C’était un désordre épouvantable.
— Nous avons suivi ce qui s’est passé ensuite, dit calmement Metaxas, puis nous sommes revenus t’attendre. Voilà ce qui est arrivé : la fille était fiancée à Léon Ducas, mais il lui était évidemment impossible de l’épouser après que la moitié de Byzance l’eut vue toute nue. De plus, elle était considérée comme souillée, bien que Sauerabend n’ait pas eu le temps de la pénétrer. Le mariage fut annulé. Sa famille, pour la punir d’avoir laissé Sauerabend la séduire au point de lui retirer ses vêtements, la renia. En attendant, Sauerabend dut choisir entre épouser la fille qu’il avait déshonorée ou subir la peine prévue pour son crime.
— Qui est ?
— La castration, répondit Metaxas. Et c’est ainsi que Sauerabend l’épousa sous le nom d’Héraclès Photis, changeant la trame de l’histoire au point de te priver de ta propre généalogie. Ce que nous allons maintenant corriger.
— Pas moi, dit Jud B. J’en ai vu plus que je n’en peux supporter. Je retourne en 1204. Je dois y être à trois heures et demie du matin pour dire à ce gars de venir ici voir tout ça.
— Mais…dis-je.
— Ne cherche pas à résoudre les paradoxes, dit Sam. Nous avons du travail.
— Viens me relever à quatre heures moins le quart, dit Jud B, et il sauta.
Metaxas, Sam et moi avons coordonné nos chronos.
— Remontons la ligne d’exactement une heure, dit Metaxas. Pour mettre un terme à toute cette comédie.
Nous avons sauté.