Nous sommes restés quelques jours pour assister aux premières phases des émeutes. Les Jeux de la Nouvelle Année allaient commencer, et les Bleus et les Verts devenaient de plus en plus turbulents. Leur indiscipline tendait vers l’anarchie ; personne n’était en sécurité dans les rues après la tombée de la nuit. Tourmenté, Justinien avait ordonné aux deux factions de cesser leurs pillages, et plusieurs meneurs avaient été arrêtés. Sept d’entre eux furent condamnés à mort : quatre à la décapitation parce qu’ils avaient été pris portant des armes, trois à la pendaison parce qu’ils avaient conspiré.
Metaxas nous emmena voir le spectacle. Un des Bleus survécut à sa première pendaison, car la corde cassa sous son poids. Les gardes impériaux le remontèrent, et de nouveau le gibet le laissa tomber, bien que la corde laissât des marques rouges sur sa gorge. Ils le mirent de côté pour un moment et pendirent un Vert, mais durent s’y reprendre encore à deux fois ; ils s’apprêtaient à faire subir à la victime déjà bien malmenée une troisième pendaison lorsque quelques moines indignés sortirent en fureur de leur monastère, saisirent les condamnés au milieu de la cohue et les emmenèrent dans une barque jusque sur l’autre rive de la Corne d’Or, pour trouver asile dans quelque église. Metaxas, qui avait déjà vu l’événement auparavant, ricanait comme un fou de toute cette bousculade. J’eus l’impression de voir son visage en un millier d’endroits différents parmi la foule qui s’était réunie pour les exécutions.
Puis la saison des courses commença dans l’hippodrome, et nous y sommes allés en tant qu’invités de la bande de Bleus que Metaxas connaissait. Nous avions de la compagnie ; cent mille Byzantins se trouvaient sur les gradins. Les rangées de sièges de marbre étaient très surpeuplées, mais on nous avait gardé nos places.
Je me suis cherché parmi les gradins, sachant que j’étais assis à une autre place dans cet hippodrome, avec Capistrano et le tour précédent ; mais je fus incapable de me reconnaître dans la foule. Je vis cependant beaucoup de Metaxas.
Quand nous fûmes assis, la blonde de Princeton poussa une petite exclamation.
— Regardez ! dit-elle. Les mêmes qu’à Istanbul !
En bas, au centre de l’arène, s’alignaient plusieurs monuments familiers qui marquaient la séparation entre les pistes intérieures et extérieures. La colonne serpentine de Delphes, apportée par Constantin, était là, ainsi que le grand obélisque de Thoutmès III, dérobé en Égypte par le premier Théodose. La blonde se souvenait de ceux d’Istanbul, au bout de la ligne temporelle, où ils se trouvaient toujours, bien que l’hippodrome lui-même eût été détruit.
— Mais où est le troisième ? demanda-t-elle.
— L’autre obélisque n’a pas encore été érigé, dit Metaxas à voix basse. Mieux vaut ne pas en parler.
C’était le troisième jour des courses – le jour fatal. Une affreuse ambiance pesait sur cette arène où des empereurs avaient été nommés et destitués. Je savais que la veille et l’avant-veille, il y avait eu des clameurs hostiles quand Justinien était apparu dans la loge impériale ; la foule lui avait crié de libérer les meneurs des deux factions, mais il avait ignoré les hurlements et avait donné le départ des courses. Aujourd’hui, le 13 janvier, Constantinople allait entrer en éruption. Les touristes temporels adorent les catastrophes ; celle-là serait très bien. Je le savais. Je l’avais déjà vue.
En bas, les officiels achevaient les rites préliminaires. Les gardes impériaux, l’étendard au vent, défilaient avec fierté. Les dirigeants des Bleus et des Verts qui n’étaient pas en prison échangeaient des salutations polies et glacées. Puis la foule s’agita, et Justinien entra dans sa loge : un homme moyennement grand, plutôt gras, avec un visage rond et coloré. L’impératrice Théodora le suivait. Elle portait des vêtements de soie collants et diaphanes, et elle avait rougi ses mamelons ; les pointes brûlaient comme des feux à travers le tissu.
Justinien monta les marches de sa loge. Les cris commencèrent : « Libérez-les ! Laissez-les sortir ! » Sereinement, il releva un pli de sa robe pourpre et bénit trois fois l’auditoire en faisant le signe de la croix, une fois la partie centrale des gradins, puis sa droite, enfin sa gauche. Les clameurs augmentèrent. Il lança une écharpe blanche sur le sol. Que les jeux commencent ! Théodora s’étira en bâillant et retroussa sa robe pour examiner la forme de ses cuisses. Les portes des écuries s’ouvrirent à toute volée. Les quatre premiers chars en sortirent.
C’étaient des quadriges, des chars tirés par quatre chevaux ; l’assistance oublia la politique lorsqu’ils foncèrent, roue contre roue. Metaxas déclara en plaisantant :
« Théodora a couché avec chacun des conducteurs. Je me demande lequel est son favori. » L’impératrice paraissait s’ennuyer profondément. J’avais été surpris de la trouver ici, la dernière fois : j’avais pensé que les impératrices n’étaient pas admises dans l’hippodrome. Et de fait, elles ne l’étaient pas, mais Théodora établissait ses propres règlements.
Les conducteurs foncèrent le long de la spina, jusqu’aux monuments alignés, tournèrent autour et revinrent vers le point de départ. Une course faisait sept tours ; sept œufs d’autruche étaient posés sur une table et, à chaque fois qu’un tour était terminé, on retirait un œuf. Nous avons assisté à deux courses. Puis Metaxas déclara : « Sautons d’une heure dans l’avenir pour voir l’apothéose de tout ça. » Seul Metaxas pouvait proposer quelque chose de pareil : nous avons réglé nos chronos et avons sauté tous ensemble, sens tenir aucun compte des règles concernant les sauts en public. Quand nous avons réapparu dans l’hippodrome, la sixième course allait débuter.
— Les ennuis commencent, dit joyeusement Metaxas.
La course eut lieu. Mais lorsque le gagnant s’approcha pour recevoir sa couronne, une voix puissante beugla depuis un groupe de Bleus :
— Vivent les Verts et les Bleus !
Un instant plus tard, depuis les gradins des Verts, une voix répondit :
— Vivent les Bleus et les Verts !
— Les factions s’unissent contre Justinien, dit tranquillement Metaxas, avec un ton de professeur.
Le chahut qui gagnait tout le stade ne le dérangeait pas.
— Vivent les Verts et les Bleus !
— Vivent les Bleus et les Verts !
— Vivent les Verts et les Bleus !
— Victoire !
— Victoire !
— Victoire !
Et ce seul mot, « Victoire ! », devint un cri puissant hurlé par des milliers de gorges. « Nika ! Nika ! Victoire ! »
Théodora se mit à rire. Justinien, fronçant les sourcils, s’entretint avec des officiers de sa garde impériale. Les Verts et les Bleus descendirent de l’hippodrome, suivis par une foule joyeuse et hurlante, d’humeur destructive. Nous sommes restés en arrière, à une distance judicieuse ; je vis d’autres petits groupes de spectateurs tout aussi prudents, et je sus qu’ils n’étaient pas Byzantins.
Des torches éclairaient les rues. La prison impériale était en feu. Les prisonniers étaient libérés, les geôliers brûlaient. La propre garde de Justinien, craignant d’intervenir, regardait discrètement tout cela. Les émeutiers empilaient des fagots contre la porte du Grand Palais, sur la place de l’hippodrome. Bientôt, le palais fut la proie des flammes. La Sainte-Sophie de Théodose fut incendiée ; des prêtres barbus, tenant de précieuses icônes, apparurent sur le toit embrasé avant de tomber dans cet enfer. Le feu gagna le bâtiment du Sénat. C’était une orgie de destructions. Dès que des émeutiers hargneux s’approchaient de nous, nous réglions nos chronos et redescendions la ligne, prenant soin de ne pas sauter de plus de dix ou quinze minutes à chaque fois pour éviter de réapparaître au beau milieu d’un feu n’ayant pas été allumé au moment de notre départ.
— Nika ! Nika !
Le ciel de Constantinople était noir d’une épaisse fumée, et des flammes dansaient à l’horizon. Metaxas, son visage osseux couvert de crasse et de suie, les yeux luisants d’excitation, paraissait à chaque instant sur le point de nous lâcher pour rejoindre les destructeurs.
— Les pompiers eux-mêmes sont en train de piller, nous dit-il. Et regardez : les Bleus brûlent les maisons des Verts, et les Verts incendient les maisons des Bleus !
Un formidable exode commença, car les citoyens terrifiés couraient vers les quais pour supplier les marins de les faire passer du côté asiatique. Sains et saufs, invulnérables, nous marchions dans cet holocauste, voyant s’effondrer les murs de l’ancienne Sainte-Sophie, regardant les flammes se répandre dans le Grand Palais, observant le comportement des pillards, des incendiaires et des hommes qui violaient, s’arrêtant au milieu des allées jonchées de braises pour baiser quelque femme noble vêtue de soie, hurlante et pleine de sperme prolétarien.
Metaxas nous commentait soigneusement les émeutes ; il avait tout chronométré des douzaines de voyages plus tôt, et il savait exactement où il fallait se trouver.
— Nous sautons maintenant de six heures quarante minutes, dit-il.
— Maintenant, nous allons sauter de trois heures et huit minutes.
— Nous allons maintenant sauter d’une heure et demie.
— Maintenant, nous allons sauter de deux jours.
Nous avons vu tout ce qui était important. Alors que la ville était encore en flammes, Justinien envoya des évêques et des prêtres portant des reliques saintes, un morceau de la Vraie Croix, la verge de Moïse, la corne du bélier d’Abraham, les os de quelques martyrs ; les ecclésiastiques terrifiés défilèrent bravement dans la ville, implorant un miracle, mais aucun miracle n’arriva, seulement des pierres et des morceaux de briques. Un général envoya une quarantaine de gardes pour protéger les saints hommes. « C’est le célèbre Bélisaire », dit Metaxas. Des messages furent diffusés de la part de l’empereur, annonçant la destitution des ministres impopulaires ; mais les églises avaient été mises à sac, la bibliothèque impériale était incendiée, les bains de Zeuxippe étaient détruits.
Le 18 janvier, Justinien fut assez courageux pour apparaître en public sur l’hippodrome et demander le calme. Il fut hué par les Verts et s’enfuit dès qu’ils lui lancèrent des pierres.
Nous avons vu un prince sans mérite nommé Hypatie se faire proclamer empereur par les rebelles sur la place de Constantin ; nous avons vu le général Bélisaire traverser de force la ville démolie en protégeant Justinien ; nous avons vu la boucherie des insurgés.
Nous avons tout vu. Je compris alors pourquoi Metaxas était le plus demandé des Guides. Capistrano avait fait de son mieux pour offrir à ses clients un spectacle intéressant, mais il avait perdu trop de temps dans les premières phases. Metaxas, chevauchant brillamment les heures et les jours, dévoilait pour nous la catastrophe tout entière, et il nous emmena finalement jusqu’au matin où l’ordre fut restauré, tandis qu’un Justinien ébranlé chevauchait parmi les ruines charbonneuses de Constantinople. Par une aube rouge, nous avons vu les nuages de cendres qui dansaient encore dans l’air. Justinien regardait les fondations noircies de Sainte-Sophie, et nous observions Justinien.
— Il pense à faire bâtir la nouvelle cathédrale, dit Metaxas. Il en fera le plus grand sanctuaire jamais construit depuis le Temple de Salomon à Jérusalem. Venez : nous avons vu suffisamment de destructions. Regardons maintenant la naissance de la beauté. Descendons la ligne ! Cinq ans et dix mois en avant, pour admirer Sainte-Sophie !