Chapitre VIII

— Désolé de vous avoir fait attendre, s’excusa Whittaker, le maire, mais vous savez ce que c’est … L’administrateur est en conférence depuis une heure et j’ai tout juste pu lui glisser à l’oreille que vous étiez là. De cette façon, une présentation ne sera pas nécessaire.

La pièce avait tout d’un banal bureau terrestre. La porte annonçait en termes assez simples : « Administrateur général ». Pas de nom, c’était superflu. Dans tout le système solaire, chacun savait qui régissait Mars, et on pouvait difficilement évoquer cette planète sans penser aussi à Warren Hadfield.

Quand Hadfield se leva de derrière son bureau, Gibson fut surpris de constater qu’il était notablement plus petit qu’on se l’imaginait. Martin devait avoir jugé l’homme, une fois de plus, d’après ses propres récits. Pourtant, la stature mince et nerveuse, de même que l’expression de sensibilité du visage étaient bien celles qu’il s’attendait à trouver.

Le romancier aborda l’entrevue un peu sur la défensive, car trop de choses dépendaient de l’impression qu’il allait faire. Son séjour serait infiniment plus facile s’il gagnait Hadfield à sa cause. S’il s’en faisait un ennemi, mieux vaudrait qu’il rentre chez lui sur l’heure.

— J’espère que Whittaker s’est occupé de vous, s’inquiéta l’administrateur, après l’échange de formules de politesse. Vous comprendrez qu’il m’était impossible de vous recevoir plus tôt : je rentre tout juste d’une tournée d’inspection. Alors, est-ce que vous vous habituez à la vie ici ?

— Très bien, affirma Gibson en souriant. J’ai bien cassé quelques objets en les lâchant en l’air, mais je commence à me réaccoutumer à la pesanteur.

— Et que pensez-vous de notre petite ville ?

— C’est une réalisation remarquable ; je ne sais comment vous avez réussi à faire tant de choses en si peu de temps.

Hadfield le dévisagea avec intensité.

— Soyez franc, c’est plus petit que vous le croyiez, n’est-ce pas ?

Gibson hésita.

— Eh bien, je suppose que oui, mais il faut dire que j’ai encore à l’esprit des étalons tels que Londres et New York. Somme toute, deux mille personnes ne formeraient qu’un gros village sur Terre. Mais il faut aussi tenir compte du fait qu’une bonne partie de Port Lowell est souterraine.

L’administrateur ne parut ni contrarié ni surpris.

— Chacun éprouve une déception en voyant la plus grande ville de Mars pour la première fois, dit-il. Néanmoins, lorsque les nouveaux dômes seront achevés, d’ici une semaine, la cité aura pris une bonne extension. Dites-moi, quels sont au juste vos projets, à présent que vous êtes parmi nous ? Vous savez sans doute qu’au début, je n’étais pas tellement favorable à votre visite.

— J’ai appris cela sur Terre, répondit Gibson, plutôt pris de court. ( Il devait découvrir par la suite que la franchise était l’une des qualités majeures de l’administrateur, ce qui n’allait pas sans lui attirer de nombreuses antipathies ). Vous craigniez peut-être que je sois une gêne pour vous ?

— Exactement, mais puisque vous êtes ici, nous ferons tout pour vous être agréable. J’espère que vous ferez de même.

— De quelle manière ? s’enquit le romancier, déjà raidi en vue d’une prompte riposte.

Hadfield se pencha au-dessus de la table et joignit les mains avec une vivacité fébrile.

— Nous sommes en guerre, monsieur Gibson ! Nous sommes en guerre avec Mars et avec toutes les forces que cet astre peut mobiliser contre nous : le froid, le manque d’eau, le manque d’air. Et puis, nous sommes aussi en guerre avec la Terre, une guerre de papiers, peut-être, mais qui comporte aussi ses victoires et ses défaites. Je mène un combat à l’extrémité d’une ligne de ravitaillement qui n’a jamais moins de cinquante millions de kilomètres de longueur. Les marchandises les plus urgentes mettent au moins cinq mois à me parvenir et je ne les reçois que si l’on juge que je ne peux pas m’arranger autrement.

« Je suppose que vous savez quel est le principal objectif pour lequel je lutte ? C’est l’autonomie ! Rappelez-vous que les premières expéditions devaient tout emporter avec elles. Eh bien, nous pouvons maintenant produire par nos propres moyens les matières premières nécessaires à la vie. Nos ateliers sont pratiquement en mesure de fabriquer tout ce qui n’est pas trop compliqué, mais la question de la main-d’œuvre n’est pas résolue. Certains articles spéciaux doivent toujours être manufacturés sur Terre, et nous ne pourrons y changer grand-chose avant que notre population ait décuplé. Chacun sur Mars est un expert dans un domaine, mais il existe plus de métiers spécialisés sur Terre qu’il n’y a de gens sur Mars, et ce n’est pas la peine de biaiser avec des chiffres.

« Vous voyez ces graphiques ? Ils montrent notre indice de production en matières clés : j’en ai commencé le tracé il y a cinq ans. Nous avons atteint le niveau d’autonomie pour environ la moitié d’entre elles et j’espère que dans cinq autres années, nous n’aurons plus à importer que quelques rares articles. Je le répète : actuellement, notre plus grand besoin, c’est la main-d’œuvre, et c’est là que vous pouvez nous aider.

Gibson se sentit un peu mal à l’aise.

— Je ne puis m’engager par aucune promesse. Faut-il vous rappeler que je suis ici en simple reporter ? Je suis moralement de votre côté, mais je dois décrire les faits tels que je les vois.

— J’en conviens, mais les faits ne sont pas tout. Ce que j’attends de vous, c’est que vous expliquiez à votre public les choses que nous espérons accomplir, aussi bien que celles que nous avons déjà accomplies. Le plus gros reste encore à faire, mais nous ne pourrons en venir à bout que si la Terre nous accorde son appui. Aucun de vos prédécesseurs n’a compris cela.

« Exact », pensa Gibson. Il se souvenait d’une série d’articles parus dans le Daily Telegraph, à peu près un an auparavant. La relation était des plus scrupuleuses, mais un compte rendu analogue sur les premières réalisations des pionniers après cinq ans de présence en Amérique du Nord eût paru tout à fait décourageant.

— Je crois pouvoir discerner les deux aspects du problème, dit-il. Du point de vue de la Terre, Mars est une colonie très lointaine qui coûte beaucoup d’argent et n’offre rien en retour. Le premier enthousiasme des explorations interplanétaires est éteint et, à présent, les gens se demandent quels avantages ils vont en retirer. Jusqu’ici, il faut reconnaître que c’est très médiocre. Je suis convaincu que votre œuvre a de l’importance mais c’est, à mon avis, plus un acte de foi qu’une affaire de logique. Sur Terre, l’homme moyen ( en admettant qu’il envisage seulement la question ) pense que les millions dépensés ici seraient plus utiles à l’amélioration de sa propre planète.

— Je comprends votre difficulté à saisir le sens de notre lutte. Le cas est banal, mais la réponse n’est pas facile. Essayons de vous convaincre de la façon suivante : je suppose que la plupart des gens intelligents reconnaîtraient la valeur inestimable d’une base scientifique établie sur Mars et qui se consacrerait uniquement à des recherches et à des études ?

— Sans aucun doute.

— Alors, pourquoi ne peuvent-ils voir l’intérêt de la création d’une culture indépendante, susceptible de donner naissance à une civilisation autonome ?

— Voilà précisément l’ennui. Les Terriens ne croient pas la chose possible ou, s’ils en admettent la possibilité, ils ne pensent pas qu’elle soit utile. Vous lirez souvent des articles affirmant que Mars sera toujours un fardeau pour la planète mère, à cause des terribles difficultés naturelles que vous rencontrez dans vos travaux.

— Que dire de l’analogie entre Mars et la colonisation de l’Amérique ?

— On ne peut la pousser trop loin. Après tout, les pionniers américains trouvèrent à l’origine de l’air respirable et de quoi se nourrir.

— En effet ; mais, bien que notre problème soit beaucoup plus difficile, nous avons aussi des moyens beaucoup plus puissants à notre disposition. Qu’on nous donne du temps et du matériel, et nous pourrons rendre ce monde aussi habitable que l’ancien. Même maintenant, vous ne trouverez guère d’émigrants désireux de rentrer ; ils connaissent trop l’importance de leur rôle. Il est possible que la Terre n’ait pas encore besoin de Mars, mais cela viendra un jour. Soyez-en sûr.

— Si seulement je pouvais y croire ! dit Gibson un peu étourdiment.

Il désigna du doigt la nappe de végétation d’un vert vif, qui venait échouer contre le dôme quasi invisible comme les vagues d’une mer en colère, les grandes plaines qui disparaissaient trop vite derrière l’horizon étonnamment proche, et les collines écarlates encadrant la cité :

— Mars est un monde intéressant, et qui n’est même pas sans beauté, mais il ne sera jamais semblable à la Terre.

— Pourquoi devrait-il être semblable ? Et encore, à quoi pensez-vous en parlant de la Terre ? Aux pampas de l’Amérique du Sud, aux vignobles de France, aux îles de corail du Pacifique, aux steppes sibériennes ? La Terre est tout cela à la fois ! Un jour, l’homme sera chez lui partout où il pourra vivre, quel qu’en soit le lieu. Et tôt ou tard, on pourra vivre sur Mars sans tout ceci.

Hadfield eut un geste vers la coupole protectrice qui flottait au-dessus de la ville.

— Croyez-vous vraiment, contesta Gibson, que les êtres humains pourront jamais s’adapter à l’atmosphère de ce monde ? Ce ne seront plus des humains, s’ils y parviennent …

L’administrateur resta un moment sans répondre, puis il remarqua tranquillement :

— Je n’ai pas dit qu’ils s’adapteraient à Mars. Avez-vous jamais envisagé la perspective de voir Mars accomplir la moitié du chemin ?

Laissant tout juste à son interlocuteur le temps d’absorber ses paroles, il se leva avant que Martin eût pu articuler la question qui lui venait à l’esprit.

— Eh bien, j’espère que Whittaker prendra soin de vous et qu’il vous fera voir tout ce que vous désirez. Vous comprendrez que la situation des transports est plutôt critique, mais néanmoins, nous vous mènerons à tous les avant-postes si vous nous donnez le temps de prendre nos dispositions. Si vous avez la moindre difficulté, faites-le-moi savoir.

Le renvoi était poli et définitif, tout au moins pour cette fois.

L’homme le plus occupé de la planète Mars venait d’octroyer à Gibson une généreuse partie de son temps et le romancier devrait attendre la prochaine occasion pour satisfaire sa curiosité.

— Que pensez-vous de notre administrateur, maintenant que vous avez fait sa connaissance ? demanda Whittaker lorsque Gibson revint dans son bureau.

— Il a été très aimable et très complaisant, répliqua ce dernier, avec précaution. C’est un enthousiaste, n’est-ce pas ?

Whittaker pinça les lèvres.

— Je ne suis pas sûr que ce soit le mot qui convienne. À mon avis, Hadfield considère Mars comme un ennemi à vaincre. C’est ce que nous faisons tous, bien entendu, mais il a de meilleures raisons que la plupart d’entre nous. Vous avez certainement entendu parler de sa femme ?

— Non.

— Elle a été l’une des premières victimes de la fièvre martienne. Elle est morte deux jours après son arrivée ici.

— Ah, je comprends, articula lentement le romancier. C’est donc pour cela que tant d’efforts sont déployés pour y trouver un remède ?

— Naturellement. Il y tient beaucoup. De plus, c’est une lourde atteinte à nos ressources. Nous ne pouvons guère nous permettre de tomber malades, ici !

Cette dernière réflexion, songeait Gibson en traversant Broadway ( ainsi appelée parce que c’était une artère de quinze mètres de large ) résumait presque la situation de la colonie.

Martin n’était pas encore bien remis de la déception qu’il avait connue au début, en découvrant à quel point Port Lowell était minuscule et combien cette colonie manquait de tous les luxes auxquels on était habitué sur Terre. Avec ses rangées de maisons métalliques uniformes et ses quelques bâtiments publics, la cité ressemblait plus à un camp militaire qu’à une ville, encore que les habitants eussent fait de leur mieux pour l’enjoliver avec des fleurs terrestres. Certaines d’entre elles avaient atteint des dimensions impressionnantes par suite de la pesanteur faible, et Oxford Circus1 resplendissait de tournesols ayant trois fois la hauteur d’un homme. Ils commençaient même à devenir gênants, mais personne n’avait le cœur de suggérer qu’on les enlève. S’ils continuaient de croître à ce rythme, il faudrait un coup de hache habile pour les abattre sans endommager l’hôpital.

Gibson continua pensivement à remonter l’avenue jusqu’à Marble Arch1, le point de rencontre des Dômes n° 1 et n° 2. Il devait bientôt apprendre que c’était un carrefour sous beaucoup d’autres rapports. En effet, George’s, le seul et unique bar de la planète, était installé en ce point stratégique à deux pas des multiples sas qui ouvraient sur l’extérieur.

— Bonjour, m’sieur Gibson, lança le barman. J’espère que le patron était de bonne humeur ?

Comme le romancier venait de quitter le bâtiment administratif moins de dix minutes plus tôt, il se dit qu’il y avait là un écho pour le moins rapide. Il découvrirait plus tard que les nouvelles voyageaient très vite à Port Lowell et que la plupart aboutissaient à George.

Ce dernier était un personnage étonnant. Les cabaretiers n’étant considérés que comme relativement — et non absolument — nécessaires au bien-être de la cité, il avait deux professions officielles. Régisseur bien connu sur Terre, il s’était décidé à émigrer devant les exigences déraisonnables des trois ou quatre épouses qu’il avait acquises dans un élan d’enthousiasme viril. Maintenant, chargé de la direction du petit théâtre de la ville, il semblait très satisfait de son sort. Ayant dépassé la quarantaine, c’était l’homme le plus âgé de toute la planète.

— Nous avons une représentation la semaine prochaine, annonça-t-il après avoir servi son nouveau client. Une ou deux bonnes comédies. J’espère que vous serez des nôtres.

— Mais certainement, il me tarde même d’y assister. Cela se produit souvent ?

— À peu près une fois par mois. Nous avons le cinéma trois fois par semaine et nous estimons que ce n’est pas trop mal.

— Je suis heureux d’apprendre que Port Lowell connaît aussi un peu de vie nocturne.

— Vous en serez surpris ! Mais je ferais mieux de ne pas vous parler de ça, vous allez tout raconter dans les journaux.

— Je n’écris pas pour ce genre de presse, riposta Gibson, en sirotant d’un air rêveur la bière locale.

Bien que synthétique, ce résultat de composés de laboratoire n’était pas détestable du tout quand on s’y était habitué.

Le bar était complètement désert à cette heure de la journée, où chacun à Port Lowell travaillait ferme. Gibson tira son calepin et se mit à dresser une liste tout en sifflotant un petit air. C’était une habitude gênante dont il n’avait même pas conscience, mais George contre-attaqua en tournant le bouton de la radio.

Pour une fois, il s’agissait d’un programme divertissant émis pour Mars d’un endroit quelconque de la face nocturne de la Terre. L’émission, lancée dans l’éther par un nombre impressionnant de mégawatts, était reçue et transmise par la station construite sur les collines basses du sud de la ville.

La réception était bonne, à part un soupçon de parasites provenant de cet émetteur infiniment plus puissant qu’est le soleil. Gibson se demanda si la voix quelque peu médiocre de la soprano et les fades accents de la musique légère justifiaient tout ce déploiement de technique pour les faire parvenir d’un monde à l’autre. Pourtant, il était probable qu’une bonne moitié des habitants de Mars étaient à l’écoute, envahis, à des degrés divers, par une sentimentalité et une nostalgie qu’ils auraient d’ailleurs niées avec indignation.

Martin termina la liste des principales questions qu’il devrait poser. Il se sentait comme un nouvel élève à la première leçon ; tout était si étrange ici, rien ne pouvait être considéré comme naturel. On avait du mal à croire qu’à vingt mètres de là, au-delà de cette bulle transparente, vous attendait une mort rapide par étouffement. Cette crainte n’avait cependant jamais tourmenté Gibson à bord de l’Arès, où elle aurait été aussi fondée. Mais ici, tout semblait différent parce qu’on avait sous les yeux cette brillante plaine verte, ce champ de bataille où les vigoureuses plantes martiennes menaient leur combat annuel pour la vie, un combat qui se terminerait par la mort des vainqueurs comme des vaincus avec l’avènement de l’hiver.

Brusquement, Martin ressentit un besoin presque incoercible de fuir ces rues étroites pour retrouver l’air libre. C’était pour ainsi dire la première fois qu’il se rendait compte que la Terre lui manquait vraiment, lui qui croyait qu’elle n’avait plus rien de neuf à lui offrir. Tout comme Falstaff, il se mit à rêver de vertes prairies, avec cette ironie supplémentaire que ces prairies l’environnaient de tous côtés, qu’elles étaient cruellement visibles et pourtant hors de portée.

— George, prononça-t-il tout à coup, il y a cinq jours que je suis là et je n’ai pas encore mis le nez dehors. Il paraît que je dois m’en abstenir tant que je n’ai pas d’accompagnateur pour veiller sur moi. Comme vous n’aurez pas de clients avant une heure ou deux, soyez chic, emmenez-moi faire un tour, seulement pour dix minutes …

De toute évidence, pensa-t-il avec un peu de honte, le barman devait trouver sa requête assez stupide. Il se trompait. On demandait si fréquemment à George un pareil service qu’il commençait à s’y habituer. Somme toute, son travail consistait à satisfaire les caprices de ses clients, et la plupart des nouveaux venus semblaient éprouver le même désir après quelques jours passés sous le dôme.

George haussa les épaules en philosophe, en se disant qu’il devrait réclamer une augmentation comme psychothérapeute de la cité, puis il disparut dans son arrière-boutique. Il revint un instant plus tard, porteur d’une paire de masques respiratoires et de leur équipement accessoire.

— Nous n’aurons pas besoin de tout l’appareillage une belle journée comme aujourd’hui, expliqua-t-il tandis que Gibson ajustait maladroitement son engin. Assurez-vous que le caoutchouc mousse adhère bien autour de votre cou. Bon … allons-y. Mais rappelez-vous : seulement pour dix minutes …

Le romancier lui emboîta le pas avec l’empressement d’un chien de berger derrière son maître. Ils se trouvèrent bientôt devant deux valves de sortie, l’une large et grande ouverte qui conduisait au Dôme n° 2, et une autre plus petite menant à l’air libre. Cette dernière consistait en un simple tube de métal d’environ trois mètres de diamètre, qui traversait la paroi de briques de verre joignant au sol l’enveloppe flexible de la coupole en plastique.

Il y avait quatre portes distinctes, et l’ouverture de chacune d’elles était subordonnée à la fermeture des trois autres. Gibson approuvait pleinement ces précautions, mais il trépignait d’impatience devant la lenteur du système. Le dernier panneau hermétique pivota enfin vers l’intérieur, découvrant la grande plaine verte qui s’étalait à perte de vue.

Martin ressentit de nouveau un picotement sur sa peau nue, à cause de la faible pression atmosphérique, mais l’air léger avait une température raisonnable et le romancier ne tarda pas à se sentir tout à fait à son aise.

Ignorant complètement la présence de son guide, il se mit en devoir de se frayer un chemin au travers de la végétation basse et dense, tout en s’étonnant de la voir croître en telle abondance autour du dôme. Peut-être était-elle attirée par la chaleur ou par la faible déperdition d’oxygène de la cité ?

Après quelques centaines de mètres, Gibson se sentit débarrassé de l’oppression causée par la bulle translucide et il s’arrêta, enfin libre sous la voûte des cieux. Sa tête était encore entièrement emprisonnée, mais il ne s’en souciait pas. Il se pencha pour examiner les plantes qui lui montaient jusqu’aux genoux.

Auparavant, il avait souvent vu des photographies de plantes martiennes. À la vérité, celles-ci n’étaient pas bien passionnantes, et d’ailleurs son peu de connaissances en botanique ne lui permettait pas d’apprécier leurs particularités. En fait, s’il en avait rencontré de pareilles dans quelque coin perdu de la Terre, c’est à peine s’il leur aurait accordé un deuxième regard.

Aucune ne dépassait le niveau de sa taille, et elles semblaient faites de morceaux de parchemin vert et brillant, très mince mais très résistant, visiblement destiné à capter le plus possible de lumière solaire sans perdre une humidité précieuse. Leurs feuilles rugueuses se déployaient comme de petites voiles dans le soleil, dont elles suivaient la course dans le ciel jusqu’au crépuscule, moment où elles restaient prosternées dans la direction de l’ouest.

Martin aurait bien voulu voir quelques fleurs jeter un soupçon de contraste sur cette nappe d’un vert émeraude vif ; malheureusement, on n’en trouvait aucune sur Mars. Peut-être en existait-il autrefois, quand l’air était assez dense pour des insectes, mais à présent, la plupart des plantes martiennes étaient autofécondées.

George le rejoignit, attendit avec patience en regardant la végétation d’un œil morne et indifférent. Gibson crut qu’il ruminait sa contrariété d’avoir été attiré au-dehors d’une façon aussi cavalière, mais ses scrupules étaient tout à fait injustifiés. George méditait tout simplement sur sa nouvelle production, supputant s’il devait ou non lancer une comédie de Noël Coward après le désastre qui avait sanctionné la dernière tentative de sa troupe de s’attaquer à des pièces d’époque.

Brusquement, il sortit de sa rêverie pour interpeller Gibson d’une voix grêle mais nettement audible à cette courte distance :

— Tiens, c’est assez drôle ! Restez immobile une minute et observez la plante qui est dans votre ombre.

Le romancier obéit à cette bizarre consigne. Pendant un court instant, rien ne se produisit. Puis il constata que les feuilles de parchemin commençaient à se replier très lentement les unes sur les autres. Le processus tout entier fut terminé en trois minutes environ. Après ce laps de temps, la plante n’était plus qu’une petite boule de papier vert crispé, réduite à une fraction infime de sa grosseur primitive. George ricana.

— Elle croit que la nuit va tomber, dit-il, et elle ne veut pas être prise à l’improviste par la chute du soleil. Si vous vous en allez, elle va réfléchir au moins une demi-heure avant de se risquer à rouvrir sa boutique. On pourrait certainement lui provoquer une crise nerveuse en continuant ce manège toute la journée.

— Est-ce qu’elles ont une utilité quelconque ? demanda Gibson. Je veux dire, sont-elles comestibles ou contiennent-elles une substance chimique de quelque valeur ?

— Elles ne sont certainement pas mangeables, non qu’elles soient vénéneuses, mais elles ne constituent pas une nourriture, loin s’en faut ! Voyez-vous, leur nature diffère complètement de celle des plantes terrestres. Ce vert n’est qu’une coïncidence, ce n’est pas de … comment appelez-vous ça ?

— De la chlorophylle ?

— Exactement. Elles ne dépendent pas de l’air comme leurs sœurs terrestres, mais elles tirent du sol tout ce qu’il leur faut pour vivre. En réalité, elles pourraient croître dans le vide absolu, comme la végétation de la Lune, si elles trouvaient un sol approprié et suffisamment de soleil.

« Un véritable triomphe de l’évolution », pensa Gibson. Mais dans quel but ? Pourquoi la vie s’accrochait-elle d’une façon aussi tenace sur ce petit monde en dépit des plus mauvais tours de la nature ? L’administrateur avait dû tirer du spectacle de ces plantes coriaces et obstinées une partie de son propre optimisme.

— Hé ! lança George, il est temps de rentrer !

Martin le suivit avec résignation. Il ne se sentait plus accablé par cette claustrophobie qu’il savait due pour une part à l’inévitable réaction engendrée par l’oisiveté. Ceux qui venaient ici pour une tâche bien définie n’avaient pas le temps de réfléchir ; ils dépassaient sans doute ce stade sans s’en rendre compte, mais on laissait à Gibson toute latitude pour réunir des impressions et, parmi toutes celles qu’il avait glanées, celle qui prédominait était un sentiment d’impuissance devant le travail accompli par l’homme et les problèmes restant encore à résoudre. Dire que les trois quarts de la planète étaient encore inexplorés ! Cela donnait une idée de ce qui restait à faire.

Ses premières journées à Port Lowell avaient été bien remplies et même assez attrayantes. Il était arrivé un dimanche, de sorte que le maire avait pu se libérer de ses occupations pour lui faire visiter la ville, aussitôt après son installation dans l’un des quatre appartements du Grand Hôtel martien. ( Les trois autres n’étaient pas encore achevés ). Ils avaient commencé par le Dôme n° 1, le premier construit, et Whittaker avait retracé fièrement l’évolution de sa cité depuis les quelques huttes pressurisées édifiées dix ans plus tôt.

Il était amusant, touchant même, de voir combien les colons s’attachaient à utiliser le plus souvent possible les noms des rues et des endroits familiers de leurs lointaines résidences terrestres. Il existait bien un système scientifique de numérotation des artères de Port Lowell, mais personne ne l’utilisait jamais.

La plupart des maisons d’habitation étaient des constructions métalliques uniformes, hautes de deux étages, aux angles arrondis, percées de fenêtres assez petites. Elles abritaient chacune deux familles, sans place à revendre, car le taux des naissances était le plus élevé de tout l’univers connu. Rien de surprenant, puisque la population tout entière avait un âge moyen allant de vingt à trente ans, les membres les plus âgés du personnel administratif approchant à peine de la quarantaine. Chaque immeuble possédait un curieux porche qui laissait Gibson perplexe. Il réalisa bientôt que son rôle était d’agir comme valve en cas de danger.

Whittaker l’emmena tout d’abord vers le centre administratif, le plus haut bâtiment de la ville. Un homme placé sur son toit aurait presque pu atteindre, en étendant le bras, le dôme qui flottait au-dessus. La visite n’avait d’ailleurs rien de très passionnant. Il aurait pu s’agir de n’importe quel service du même genre sur Terre, avec ses rangées de bureaux, de machines à écrire et de classeurs.

Le central d’aération présentait beaucoup plus d’intérêt. C’était vraiment là le cœur de Port Lowell. S’il cessait jamais de fonctionner, la cité et tous ceux qu’elle contenait ne tarderaient pas à mourir. Gibson n’imaginait que vaguement la façon dont la colonie se procurait son oxygène. Au moment donné, il avait eu l’impression qu’elle l’extrayait de l’air ambiant, ayant perdu de vue qu’une atmosphère aussi rare que celle de Mars en contenait moins de un pour cent.

Le maire lui désigna l’énorme tas de sable roux amassé par les bulldozers à l’intérieur du dôme. Ce que chacun appelait du « sable » n’avait en réalité que peu de ressemblance avec son homonyme terrestre. Cette mixture complexe d’oxydes métalliques n’était rien de plus que les débris d’un monde rouillé à mort.

— Tout l’oxygène nécessaire se trouve là-dedans, dit Whittaker en donnant un coup de pied dans la masse poudreuse, de même que presque tous les métaux imaginables. Nous avons eu un ou deux coups de veine sur Mars, et celui-ci n’est pas le moindre.

Il se pencha pour ramasser un morceau plus solide que le reste.

— Je n’ai rien d’un géologue, reprit-il, mais regardez-moi ça ! Pas mal, hein ? On prétend que c’est en majeure partie de l’oxyde de fer. Évidemment, le fer n’a pas grande utilité, mais il y a les autres métaux. Le magnésium est à peu près le seul que nous ne puissions extraire directement. Son meilleur gisement est dans les vieux fonds marins. Ainsi, à Xanthe, il en existe des couches salées d’une centaine de mètres d’épaisseur dans laquelle nous n’avons qu’à puiser selon nos besoins.

Ils pénétrèrent dans une construction basse et brillamment éclairée, où aboutissait un courant continu de sable transporté sur courroies à bennes. Malgré l’empressement exagéré mis par l’ingénieur responsable pour expliquer les opérations, Gibson se contenta de retenir que le minerai était fondu dans des hauts fourneaux électriques, que l’oxygène en était tiré avant d’être purifié et condensé, et qu’enfin les divers déchets métalliques s’acheminaient vers des traitements plus compliqués. On produisait également ici une certaine quantité d’eau, presque suffisante pour les besoins de la colonie, encore qu’il existât d’autres modes d’approvisionnement.

— Il est évident, déclara Whittaker, que nous ne devons pas seulement emmagasiner de l’oxygène, mais qu’il nous faut aussi conserver un taux convenable à la pression de l’air et nous débarrasser du CO2. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que le dôme n’est maintenu en place que par la pression intérieure et qu’il ne possède aucun autre support ?

— Oui, admit Gibson, et je suppose que si cette pression tombait, tout le dispositif s’effondrerait comme un ballon crevé ?

— C’est cela. Aussi, nous conservons le taux de 150 millimètres en été, un peu plus en hiver. Ça nous donne à peu près la même pression d’oxygène que sur Terre. Quant au CO2, ce sont tout simplement les plantes qui s’en débarrassent pour nous. Nous en avons importé en quantité suffisante pour ce travail, puisque la végétation martienne ne se prête pas à la photosynthèse.

— C’est ce qui explique les tournesols hypertrophiés d’Oxford Circus, je pense ?

— Oh, ceux-là sont plutôt destinés à la décoration qu’à autre chose. Je crains qu’ils ne commencent à devenir un peu gênants. Il va falloir que je mette un terme à leur prolifération. À présent, si vous le voulez bien, allons faire un tour à la ferme.

L’appellation était plutôt séduisante pour désigner l’usine de produits alimentaires qui occupait le Dôme n° 3. L’atmosphère y était particulièrement humide et la lumière solaire s’y trouvait renforcée par des groupes de tubes fluorescents, de sorte que la production pouvait s’y poursuivre jour et nuit.

Gibson ne connaissait pas grand-chose en matière de culture hydroponique ; aussi ne fut-il que médiocrement intéressé par les chiffres que Whittaker lui déversa dans l’oreille. Malgré tout, il comprit que le ravitaillement en viande était l’un des problèmes majeurs et s’extasia devant l’ingéniosité déployée pour le résoudre en pratiquant sur une vaste échelle la culture de cellules dans d’énormes bacs remplis de liquide nutritif.

— C’est mieux que rien, commenta le maire d’un air un peu rêveur, mais qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un vrai gigot d’agneau ! Malheureusement, l’élevage nous prendrait tellement de place que nous ne pouvons pas y songer.

— Nous essayerons pourtant de créer un petit cheptel de vaches et de moutons quand le nouveau dôme sera terminé. Ça plaira aux enfants, qui n’ont jamais vu le moindre animal.

Ce n’était pas tout à fait la vérité, et Gibson devait s’en rendre compte par la suite. Whittaker avait incidemment oublié de parler des deux habitants les plus fameux de Port Lowell.

— À la fin de la visite, le romancier commença à ressentir les effets d’une légère indigestion mentale. Il est vrai que les mécanismes de la vie de la cité étaient vraiment complexes et que son guide ne lui épargnait aucun détail. Aussi, ce fut pour Martin un soulagement intense lorsqu’ils s’en retournèrent finalement au domicile du maire.

— Je pense que c’est beaucoup pour un seul jour, dit le magistrat, mais je tenais à vous faire faire le tour aujourd’hui, étant donné que nous avons tous pas mal de besogne demain, et qu’il me sera difficile d’en distraire un moment. Vous comprenez, l’administrateur est en voyage. Il ne rentrera pas avant jeudi, et c’est moi qui suis chargé de la surveillance générale en son absence.

— Où est-il allé ? s’enquit Gibson, plus par politesse que par intérêt véritable.

— Oh, jusqu’à Phobos, répondit l’autre après une courte hésitation. Il sera heureux de vous rencontrer dès son retour.

C’est alors que la conversation fut interrompue par l’arrivée de Mrs. Whittaker et de ses enfants, et le romancier fut contraint de parler de la Terre pendant tout le reste de la soirée. C’était la première fois — mais ce ne devait pas être la dernière — qu’il remarquait l’insatiable intérêt que les colons portaient à la planète mère. Ils ne l’admettaient pas ouvertement, ils affichaient une indifférence bornée envers le « vieux monde » et ses affaires, mais leurs questions, et surtout leurs rapides réactions aux commentaires et aux critiques terrestres, démentaient formellement leur attitude.

Parler à des enfants qui n’avaient jamais vu la Terre, étant nés et ayant vécus toute leur jeune vie à l’abri des grandes coupoles, causait une étrange impression. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien représenter à leurs yeux ? Était-ce quelque chose de plus réel que les pays fabuleux des contes de fées ? Tout ce qu’ils en connaissaient ne provenait que de livres et de photos, mais du seul point de vue de leurs sensations, ils l’assimilaient à une étoile comme les autres.

Ils ignoraient les diverses températures du cycle saisonnier, même s’ils pouvaient observer le vaste manteau de mort de l’hiver qui s’étendait sur le paysage au-delà de la paroi transparente, quand le soleil descendait dans le ciel septentrional. Ils voyaient aussi les plantes fantastiques se faner et périr pour faire place à une nouvelle génération au retour du printemps, mais pas la moindre répercussion de ces changements ne franchissait les barrières de la ville. Les ingénieurs de la centrale électrique se contentaient de mettre en action de nouveaux circuits de chauffage en se riant des plus terribles rigueurs du climat de Mars.

Et pourtant, malgré le décor entièrement artificiel qui les entourait, ces enfants paraissaient heureux et bien portants, dans l’ignorance où ils étaient de tout ce qui leur manquait. Gibson essaya d’imaginer quelles seraient leurs réactions s’ils venaient jamais sur Terre. Une très intéressante expérience, mais qui n’aurait lieu que bien plus tard, puisque aucun des enfants nés ici n’avait encore atteint l’âge de quitter ses parents.

Les lumières de la ville s’éteignaient quand le romancier quitta la maison du maire après sa première journée sur Mars. Whittaker le raccompagna à son hôtel, mais Gibson parla peu tout le temps que dura le trajet, tant son esprit était plein d’impressions confuses. Il essayerait de les démêler le lendemain matin mais, dès maintenant, il se rendait compte que la plus grande cité martienne n’était rien de plus qu’un village mécanisé à outrance.

Gibson n’avait pas encore assimilé la complexité du calendrier martien, mais il savait que les jours de la semaine étaient identiques à ceux de la Terre et que le lundi suivait le dimanche de la façon habituelle. ( Les mois avaient également les mêmes noms, mais ils étaient longs de cinquante à soixante jours ). Lorsqu’il quitta l’hôtel à une heure de la journée qu’il crut raisonnable, la ville lui apparut complètement déserte. Il n’y avait nulle part de ces groupes de badauds qui, la veille, observaient son comportement avec tant d’intérêt. Chacun était au travail, au bureau, à l’usine ou au laboratoire, et il eut l’illusion d’être un gros bourdon paresseux venant faire irruption dans une ruche particulièrement active.

Il trouva Whittaker assiégé par une armée de secrétaires et parlant dans deux téléphones à la fois. N’ayant pas le cœur de le déranger, il s’en alla sur la pointe des pieds et entreprit une petite exploration tout seul.

Après tout, il n’y avait pas grand danger de se perdre, la distance maximum qu’on pouvait parcourir en ligne droite n’excédant pas cinq cents mètres. Ce n’était vraiment pas le genre d’expédition que Martin avait imaginé dans ses romans …

C’est ainsi qu’il passa ses premiers jours à Port Lowell, à errer de droite et de gauche pour se documenter pendant les heures d’activité, et rendant visite le soir à la famille du maire ou aux autres membres de l’administration. Il lui semblait qu’il vivait là depuis des années. Il n’y avait plus rien à découvrir, et Martin connaissait tout le personnel dirigeant jusqu’au chef suprême.

N’empêche qu’il se sentait toujours un étranger, car seul un milliardième de la surface de Mars lui avait été dévoilé. Au-delà du rideau translucide du dôme, derrière les collines rouillées, au bout de la plaine d’émeraude, tout était mystère.

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