Chapitre XIV

— Allons, Jimmy, à quoi penses-tu ? Tu n’as pas l’air d’avoir grand appétit, ce matin …

Jimmy mangeait du bout des dents une omelette synthétique qu’il avait d’ailleurs découpée en fragments microscopiques dans son assiette.

— J’étais en train de penser à Irène et à son malheur. Dire qu’elle n’a jamais eu la chance de voir la Terre !

— Es-tu bien certain qu’elle désire la voir ? Je n’ai jamais entendu personne ici dire un seul mot de bien de cet endroit-là !

— Oh, elle voudrait bien y aller, je le lui ai demandé.

— Cesse de tourner autour du pot ! Qu’est-ce que vous êtes en train de mijoter tous les deux ? Vous ne voulez pas vous enfuir à bord de l’Arès, par hasard ?

Le jeune garçon afficha un sourire assez fade.

— Ce serait une idée, mais il faudrait une bonne dose de savoir-faire pour la mettre à exécution. Franchement, vous ne pensez pas qu’Irène devrait aller sur Terre pour compléter son éducation ? En restant ici, elle va devenir une …

— Une bonne fille de la campagne, sans malice, une coloniale mal dégrossie ? C’est cela que tu voulais dire ?

— À peu de chose près, mais avec un peu plus de ménagements.

— Excuse-moi, c’était sans mauvaise intention. D’ailleurs, je serais assez d’accord avec toi, car cette question m’était venue à l’esprit. Je crois que quelqu’un devrait en parler à Hadfield.

— C’est exactement ce que … commença Jimmy avec animation.

— Ce que toi et Irène désirez que je fasse, hein ?

Le jeune stagiaire leva les bras en simulant le désespoir.

— Ce n’est pas la peine d’essayer de vous mystifier !

— Si tu m’avais dit cela dès le début, tu te rends compte du temps que nous aurions gagné ? Mais, sincèrement, est-ce vraiment sérieux avec Irène ?

Son protégé posa sur lui un regard résolu qui était à lui seul une réponse suffisante.

— C’est absolument sérieux, vous devez le savoir. J’ai l’intention de l’épouser dès qu’elle en aura l’âge et que je pourrai gagner ma vie.

Il y eut un profond silence, puis Gibson reprit :

— Tu pourrais beaucoup plus mal tomber, c’est une charmante jeune fille, et je crois qu’une année sur Terre ne lui ferait que du bien. Malgré tout, je ne peux en parler à Hadfield en ce moment. Il est très occupé et … et puis, il vient déjà de recevoir une requête de ma part.

— Ah ? fit Jimmy en relevant la tête.

Le romancier toussota.

— On le saura tôt ou tard, mais n’en dis rien aux autres pour l’instant. J’ai demandé à rester sur Mars.

— Grand Dieu ! C’est donc cela ! Gibson contint un sourire.

— Tu crois que j’ai bien fait ?

— Comment ? Mais naturellement ! Je souhaiterais pouvoir en faire autant moi-même …

— Même si Irène retournait sur Terre ? demanda Martin sans sourciller.

— Ce n’est pas chic de me dire ça. Mais combien de temps pensez-vous rester ?

— Franchement, je n’en sais rien ; ça dépend de trop de facteurs. Pour commencer, il faudra que j’apprenne un métier !

— Quel genre de métier ?

— Quelque chose d’approprié à mes capacités — et de productif. Tu n’as aucune idée ?

Jimmy demeura silencieux un moment, son front ridé par la concentration. Gibson aurait voulu connaître les pensées qui l’assiégeaient. Était-il peiné d’apprendre qu’ils devaient se séparer prochainement ?

Au cours des dernières semaines, la tension et les rancunes qui les avaient un jour dissociés, puis réunis, s’étaient dissipées. Ils avaient atteint un état d’équilibre émotionnel agréable, mais qui n’était pas encore aussi satisfaisant que Gibson le désirait. Peut-être était-ce sa faute, peut-être avait-il eu tort de ne dévoiler ses sentiments les plus profonds qu’en les masquant derrière l’ironie et parfois même le sarcasme ? Si cela était, il avait peur de n’avoir que trop bien réussi.

Il espérait mériter un jour la confiance du jeune garçon mais aujourd’hui, semblait-il, celui-ci ne venait à lui que parce qu’il désirait un service. Non, ce n’était pas loyal. Jimmy l’aimait certainement bien, probablement autant que beaucoup de fils aiment leur père, et c’était là un résultat positif dont Martin pouvait être fier. Il pouvait trouver aussi quelque motif de satisfaction dans la grande amélioration du caractère de son protégé depuis qu’ils avaient quitté la Terre. Jimmy n’était plus emprunté ni timide et, bien que plutôt sérieux, son humeur maussade avait disparu … Mais Gibson ne pouvait guère espérer davantage maintenant, car le jeune homme glissait hors de sa portée, Irène devenant le seul être qui lui importât.

— Je crains de ne pas avoir beaucoup d’idées, prononça Jimmy. Bien sûr, vous pourriez toujours reprendre mon emploi ! Oh ! ça me rappelle une conversation que j’ai saisie à l’administration, l’autre jour …

Sa voix se mua en un chuchotement de conspirateur et il se pencha au-dessus de la table.

— Avez-vous entendu parler du projet Aurore ?

— Non, qu’est-ce que c’est ?

— C’est ce que j’essaie de savoir. Cela semble être tenu secret et je crois que ce doit être assez important.

— Ah ? fit Gibson, soudain en alerte. Peut-être en ai-je eu des échos, après tout. Dis-moi ce que tu sais.

— Voilà. Un certain soir, je m’attardais au service des dossiers pour ranger des papiers et j’étais assis à même le plancher, entre deux classeurs, quand l’administrateur et le maire Whittaker firent leur entrée. Sans s’apercevoir de ma présence, ils poursuivirent leur entretien. Je n’essayais pas d’écouter, mais vous savez ce que c’est. Tout à coup, Whittaker dit une chose qui me fit sursauter. Je crois que ses paroles étaient exactement celles-ci : « En tout cas, il faudra rendre des comptes dès que la Terre apprendra le projet Aurore, même si c’est un succès. » Là-dessus, l’administrateur a eu un petit rire et il a fait remarquer que le succès excusait tout. C’est tout ce que j’ai pu entendre, ils sont sortis presque aussitôt. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Le projet Aurore ! Le nom contenait une sorte de magie qui fit palpiter le cœur du romancier. Presque certainement, il devait y avoir un rapport avec les recherches qui avaient lieu sur les collines dominant la ville, mais cela suffisait-il à justifier la réflexion du maire ?

Gibson était un peu au courant du duel qui opposait les forces politiques entre la Terre et Mars. Il comprenait, à travers les remarques occasionnelles de Hadfield et les commentaires de la presse locale, que la colonie traversait actuellement une période critique. Sur Terre, de puissantes voix s’élevaient pour protester contre ses énormes dépenses qui, semblait-il, ne pouvaient qu’augmenter indéfiniment dans l’avenir, sans espoir d’amélioration. Plus d’une fois, Hadfield avait parlé avec amertume de plans qu’il s’était vu obligé d’abandonner pour raison d’économie et d’autres projets pour lesquels il n’avait même pas pu obtenir d’autorisation.

— Je vais voir ce que je peux glaner de mes … euh …diverses sources de renseignements, dit Martin. En as-tu parlé à quelqu’un d’autre ?

— Non.

— À ta place, je m’en abstiendrais. Après tout, il est possible que ce ne soit pas tellement important. Je te tiendrai au courant de ce que j’aurai découvert.

— Vous n’oublierez pas de demander, à propos d’Irène ? …

— Dès que j’en aurai l’occasion, mais ça peut exiger un certain temps. Il faut que j’attrape son père dans un de ses bons jours !

Comme détective privé, Gibson n’était pas un champion. Il effectua deux tentatives directes plutôt maladroites avant de juger que l’attaque frontale était inutile. George, le barman, avait été son premier objectif, parce qu’il était l’une de ses relations les plus précieuses : il semblait savoir tout ce qui se passait sur la planète. Cette fois pourtant, George ne se révéla d’aucun secours.

— Le projet Aurore ? répéta-t-il avec une expression embarrassée. Jamais entendu parler …

— En êtes-vous sûr ? insista Gibson en l’observant étroitement.

L’autre parut s’abîmer dans une profonde méditation.

— Tout à fait certain, dit-il enfin.

Et ce fut tout. George était si bon comédien qu’il était impossible de deviner s’il mentait ou s’il disait la vérité.

Gibson eut un peu plus de chance avec l’éditeur du Martian Times. Westerman était un homme à éviter parce qu’il essayait toujours de lui souffler des articles tout en le flattant, si bien que Martin se trouvait invariablement distancé dans ses communications avec la Terre. C’est pourquoi les deux seuls hommes composant l’état-major de l’unique journal martien ne furent pas peu surpris de le voir entrer dans leur petit bureau.

Après avoir offert quelques feuilles de papier carbone en guise d’offrande de paix, Gibson tendit son piège.

— J’essaie de réunir tous les renseignements possibles sur le projet Aurore, commença-t-il avec désinvolture. Je sais qu’il est encore tenu secret, mais je voudrais que tout soit prêt quand il pourra être divulgué.

Il y eut un silence de mort qui dura quelques secondes, puis Westerman remarqua :

— Je crois que, pour cela, il vaudrait mieux voir l’administrateur en personne …

— Je ne voudrais pas le déranger, il a tant de travail, objecta Martin d’un air innocent.

— Moi, je ne peux rien dire, en tout cas.

— Vous prétendez que vous ne savez rien ?

— Si vous voulez. Il n’y a qu’une douzaine de personnes sur Mars qui sont susceptibles de vous dire de quoi il s’agit.

C’était quand même un précieux élément d’information.

— Et vous n’êtes pas du nombre ? insista Gibson. Westerman haussa les épaules.

— Je garde les yeux ouverts, et j’ai déjà fait pas mal de suppositions …

Martin ne put en tirer davantage. Il le soupçonnait fortement de ne pas posséder plus de renseignements que lui-même, et d’être surtout soucieux de cacher son ignorance.

Cette entrevue avait cependant confirmé deux faits capitaux : le projet Aurore existait à coup sûr, et il était extrêmement bien camouflé. Mais pour l’instant, Gibson ne pouvait que suivre l’exemple de Westerman, autrement dit, ouvrir les yeux et se livrer à des hypothèses.

Il décida d’abandonner momentanément l’enquête et d’aller faire un tour au laboratoire de biophysique, dont Scouïk était l’invité d’honneur. Le petit Martien était assis sur son arrière-train et ne semblait pas s’en faire, tandis que les savants conversaient debout dans un coin pour décider de la prochaine expérience.

Dès que Scouïk aperçut Gibson, il poussa un cri d’extase et bondit au travers de la pièce en renversant une chaise, épargnant par miracle les instruments de valeur. Le groupe des biologistes considéra cette démonstration avec une certaine contrariété ; il est à présumer qu’elle n’était pas conciliable avec leur opinion sur la psychologie martienne.

— Alors ? questionna le romancier en s’adressant au chef de groupe après s’être libéré des étreintes de Scouïk. Avez-vous finalement déterminé son degré d’intelligence ?

Le savant se gratta la tête.

— C’est un drôle de petit animal. Quelquefois, j’ai l’impression qu’il se moque vraiment de nous. L’étrange, c’est qu’il est très différent du reste de la tribu. Nous avons une commission qui les étudie sur place voyez-vous.

— En quoi diffère-t-il des autres ?

— Autant que nous avons pu le constater, ses frères ne révèlent pas la moindre émotion, ils manquent complètement de curiosité. Vous pouvez rester debout à côté d’eux : si vous attendez un certain temps, ils mangeront tout ce qui se trouve autour de vous sans même vous remarquer, et ce, tant que vous ne les dérangez pas d’une manière ostensible.

— Qu’arrive-t-il dans ce cas-là ?

— Ils essaient de vous repousser comme un obstacle quelconque. S’ils n’y parviennent pas, ils vont tout simplement ailleurs. Quoi que vous fassiez, vous n’arrivez pas à les surexciter.

— Est-ce qu’ils seraient d’un bon naturel ou simplement stupides ?

— Je suis enclin à croire qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. N’ayant pas connu d’ennemis naturels depuis si longtemps, ils n’imaginent pas qu’on puisse leur vouloir du mal. À présent, ils doivent être devenus esclaves de leurs habitudes. La vie est si dure pour eux qu’ils ne peuvent se permettre des luxes coûteux tels que la curiosité ou d’autres émotions.

— Alors, comment expliquez-vous le comportement de ce petit lascar ? demanda Gibson en désignant Scouïk qui était en train de fouiller ses poches. Il n’a pas faim, puisque je viens tout juste de lui donner à manger, ce qui ne l’empêche pas de témoigner d’un esprit investigateur.

— C’est probablement une phase qu’ils traversent étant jeunes. Voyez comme un chaton diffère d’un chat adulte, ou un enfant d’un homme, en ce qui nous concerne.

— Ainsi, il deviendra comme les autres en vieillissant ?

— Sans doute, mais ce n’est pas certain. Nous ne savons pas encore s’il a la faculté de contracter de nouvelles habitudes. Par exemple, il retrouve très bien son chemin à travers un labyrinthe, une fois que vous l’avez persuadé d’en faire l’effort.

— Pauvre Scouïk ! fit Gibson. Quelquefois, je me sens bien coupable de t’avoir enlevé aux tiens. Enfin, c’était ta propre volonté. Viens, on va faire un petit tour.

— Le petit Martien sautilla aussitôt vers la porte.

— Vous avez vu ? s’écria le romancier. Il comprend ce que je dis.

— Tout comme un chien quand il entend un commandement. C’est peut-être tout simplement une question d’accoutumance. Vous l’avez sorti chaque jour à cette même heure, et il en a pris le pli. Pouvez-vous nous le ramener dans une demi-heure ? Nous sommes en train de préparer l’encéphalographe pour définir quelques caractéristiques de son cerveau.

Ces promenades de l’après-midi étaient un moyen de réconcilier Scouïk avec son destin et aussi de soulager la conscience de Gibson. Ce dernier se sentait parfois l’âme d’un ravisseur d’enfant qui aurait abandonné sa victime après son mauvais coup. Mais, somme toute, il servait la cause de la science, et d’ailleurs, les biologistes lui avaient juré qu’ils ne feraient aucun mal au petit être.

Les habitants de Port Lowell étaient maintenant habitués à voir déambuler au long des rues ce couple étrangement assorti, et ils ne se rassemblaient plus pour les regarder passer.

Entre les heures de classe, Scouïk recueillait habituellement un cortège de jeunes admirateurs désireux de s’amuser avec lui, mais ce jour-là, on était au début de l’après-midi et les enfants se trouvaient encore à l’école.

Personne n’était en vue quand Scouïk et Martin tournèrent dans Broadway, mais une silhouette familière ne tarda pas à apparaître. C’était Hadfield, qui effectuait son tour d’inspection journalier, accompagné comme d’habitude de ses deux chats favoris.

Topaze et Turquoise rencontrèrent le Martien pour la première fois, et leur calme aristocratique s’en trouva grandement affecté, même s’ils firent de leur mieux pour cacher leur émoi. Ils tirèrent sur leur laisse pour tenter de s’abriter derrière leur maître, alors que Scouïk ne leur accordait pas la moindre attention.

— Une véritable ménagerie ! s’exclama l’administrateur en riant. Je ne crois pas que mes deux gaillards apprécient beaucoup leur rival. Ils sont les seuls depuis si longtemps, qu’ils s’imaginent que toute la place leur appartient.

— Pas de nouvelles de la Terre ? s’enquit exactement Gibson.

— Oh, à propos de votre requête ? Grand Dieu, je l’ai transmise il y a seulement deux jours ! Vous savez si les choses vont vite en bas … Il faudra attendre au moins une semaine avant d’obtenir une réponse.

Le romancier avait déjà remarqué que la Terre était toujours le bas, et les autres planètes le haut. Ces définitions faisaient apparaître à l’esprit la curieuse image d’une grande rampe conduisant au Soleil, avec des planètes situées à différentes altitudes.

— Je ne vois vraiment pas ce que mon histoire a à faire avec eux, poursuivit-il. Après tout, ce n’est pas comme s’il était question de m’accorder une place dans une fusée. Étant donné que je suis déjà ici, je leur épargne plutôt des tourments en ne rentrant pas chez moi !

— Ne croyez surtout pas que des arguments aussi sensés aient beaucoup de poids sur le comportement de nos fabricants de lois ! rétorqua Hadfield. Oh non ! Tout doit passer par le canal administratif normal …

Gibson, qui était presque certain que l’administrateur ne parlait pas habituellement de ses supérieurs d’une façon aussi cavalière, ressentit cette satisfaction particulière qui vous vient lorsque vous partagez une indiscrétion commise de propos délibéré. C’était une nouvelle preuve que Hadfield lui faisait confiance et qu’il le considérait comme étant des leurs.

Martin oserait-il aborder les deux questions qui occupaient son esprit, le projet Aurore et Irène ? En ce qui concernait cette dernière, il avait donné sa parole et il devrait passer aux actes tôt ou tard, mais il valait mieux avoir d’abord un entretien avec la jeune fille. Oui, c’était là une excellente raison pour remettre sa décision à plus tard.

Il la remit si longtemps que l’occasion lui fut quasiment ôtée des mains. Irène sauta elle-même à l’eau, encouragée sans doute par Jimmy, qui rapporta les faits à Gibson, le lendemain. Il était aisé de dire quel avait été le résultat, rien qu’à voir le visage du jeune homme.

La suggestion de sa fille devait avoir causé un choc considérable chez Hadfield, qui se figurait lui avoir donné tout ce dont elle avait besoin et qui était ainsi victime d’une illusion commune chez les parents. Cependant, il avait pris la chose avec calme, et tout s’était passé sans scène. C’était un homme trop intelligent pour adopter l’attitude d’un père profondément ulcéré. Il s’était borné à donner les raisons claires et impératives qui s’opposaient au retour d’Irène sur la Terre avant l’âge de vingt et un ans, au moment où il devait s’y rendre lui-même pour un congé de longue durée ; ils pourraient alors visiter le monde ensemble. Mais il fallait encore attendre trois ans.

— Trois ans, se lamentait Jimmy. C’est comme si c’était trois siècles !

Gibson sympathisait de tout cœur, tout en essayant de montrer la chose sous son meilleur jour.

— Ce n’est pas si long, en réalité. À cette époque, tu seras diplômé et tu gagneras plus d’argent que beaucoup de jeunes gens de ton âge. Il est surprenant de voir à quelle vitesse le temps file …

Cette consolation n’apporta aucun soulagement à la tristesse du jeune amoureux. Le romancier était sur le point d’ajouter qu’il était encore heureux que les âges sur Mars fussent calculés d’après le temps terrestre et non selon l’année martienne de 687 jours, mais il se ravisa et posa deux questions :

— En somme, que pense Hadfield de tout ça ! A-t-il parlé de toi à Irène ?

— Je ne crois pas qu’il sache quelque chose.

— Tu peux donner ta tête à couper qu’il est au courant ! Vois-tu, ce serait une bonne idée que d’aller le voir et d’en finir avec lui …

— C’est ce que je me dis parfois, bredouilla Jimmy, mais je crois que j’ai peur.

— Il faudra bien que tu y passes un jour s’il doit être ton beau-père ! D’ailleurs, que peut-il faire ?

— Il peut empêcher Irène de me voir pendant le temps qui nous reste, par exemple.

— Hadfield n’est pas homme à cela ; si c’était sa nature, il aurait agi depuis longtemps.

Jimmy médita cette remarque sans pouvoir la réfuter. Gibson comprenait ses craintes dans une certaine mesure, car il se rappelait encore sa propre nervosité lors de son premier entretien avec l’administrateur. Et il avait alors moins d’excuses que Jimmy, l’expérience lui ayant appris que bien peu de grands hommes restent grands quand on pénètre dans leur intimité. Pour l’étudiant, bien sûr, il était encore le maître de Mars, distant et inabordable.

— Et si j’allais le trouver, dit finalement le jeune stagiaire, que devrais-je dire, à votre avis ?

— La vérité pure et simple ! On l’a vu réaliser des miracles en de pareilles occasions.

Jimmy lui décocha un regard légèrement offensé : il ne savait jamais très bien si Gibson parlait sérieusement ou s’il se moquait de lui. C’était la faute du romancier, et elle créait le principal obstacle à leur compréhension totale.

— Écoute, décida Gibson, viens avec moi chez l’administrateur ce soir et finis-en avec lui. Après tout, il faut voir la question de son point de vue. Jusqu’ici, tout lui permet de supposer qu’il ne s’agit que d’un flirt ordinaire qu’aucun de vous deux ne prend au sérieux, tandis que si tu vas lui dire que tu désires te fiancer, c’est différent.

Martin fut bien soulagé de voir son protégé approuver sans autres commentaires. Somme toute, si Jimmy avait un peu de volonté, il devait prendre lui-même les décisions sans qu’il fût besoin de l’y forcer. Gibson était assez sensé pour comprendre qu’on ne devait pas risquer de détruire son assurance en voulant lui être utile.


L’une des qualités de Hadfield était la ponctualité. On savait toujours où et quand le trouver, mais son courroux menaçait quiconque l’ennuyait avec les affaires courantes ou officielles pendant les quelques heures de détente qu’il s’accordait. Or, cette démarche n’était ni courante ni officielle, et elle n’était pas non plus entièrement inattendue, car l’administrateur ne montra pas la moindre surprise quand il vit qui le romancier avait amené avec lui. Aucune trace d’Irène, qui s’était effacée avec prévenance. Gibson en fit autant dès qu’il le put.

Il attendit dans la bibliothèque et fureta parmi les livres. Il était en train de se demander combien d’entre eux leur propriétaire avait vraiment eu le temps de lire, quand Jimmy sortit.

— M. Hadfield voudrait vous voir, annonça ce dernier.

— Comment t’en es-tu tiré ?

— Je ne sais pas encore, mais pas aussi mal que je m’y attendais.

— Ce n’est jamais aussi terrible qu’on se l’imagine. Ne t’en fais pas, je vais te décerner les meilleures références possibles, sans aller toutefois jusqu’au faux témoignage.

Quand il pénétra dans le bureau, Martin trouva Hadfield enfoui dans l’un de ses fauteuils et fixant le tapis comme s’il ne l’avait jamais vu de sa vie. Il fit signe à son visiteur d’occuper l’autre siège.

— Depuis quand connaissez-vous Spencer ? commença-t-il.

— Depuis que j’ai quitté la Terre. Je ne l’avais jamais vu avant de monter à bord de l’Arès.

— Et vous croyez que c’est suffisant pour vous faire une bonne idée de son caractère ?

— Toute une vie serait-elle assez longue pour cela ? riposta Gibson.

L’autre sourit et leva les yeux pour la première fois.

— N’éludez pas la question. Que pensez-vous au juste de lui ? L’accepteriez-vous comme gendre, vous ?

— Oui, affirma Gibson. Et j’en serais heureux.

Il valait mieux que Jimmy n’entendît pas leur conversation au cours des dix minutes qui suivirent. Pourtant, d’un autre côté, il y eût gagné, car il eût mieux compris les sentiments réels de son protecteur.

Par un contre-interrogatoire serré, Hadfield tentait d’apprendre tout ce qu’il pouvait sur le jeune garçon, mais il mettait par la même occasion son interlocuteur à l’épreuve. C’était un point que Gibson aurait dû prévoir, et le fait de l’avoir négligé pour servir les intérêts de son protégé constituait un handicap. Quand l’administrateur modifia brutalement sa ligne d’attaque, Martin n’était pas du tout préparé à la parade.

— Dites-moi, Gibson, lança soudain Hadfield, pourquoi vous donnez-vous tant de mal pour le jeune Spencer ? Vous m’avez dit ne le connaître que depuis cinq mois …

— C’est parfaitement exact, mais au bout de quelques semaines de voyage, j’ai découvert que j’avais très bien connu ses parents. Nous étions au collège ensemble.

Cela lui avait échappé malgré lui. Hadfield sourcilla légèrement ; il se demandait sans doute pourquoi Gibson n’avait jamais passé ses examens, mais ayant trop de tact pour aborder ce sujet, il se borna à poser quelques questions bénignes sur les parents de Jimmy et la date de leur rencontre.

Tout au moins semblaient-elles sans importance, et Gibson y répondit avec assez d’innocence. Il oubliait qu’il avait affaire à l’un des esprits les plus subtils du système solaire, une tête au moins aussi capable que la sienne dans l’analyse des mobiles du comportement humain. Quand il en prit conscience, il était trop tard.

— Je regrette, dit Hadfield, avec une douceur trompeuse, mais toute votre histoire manque de conviction. Je ne prétends pas que vous ne m’avez pas dit la vérité, et il est très possible que vous preniez un tel intérêt à Spencer parce que vous avez connu ses parents il y a vingt ans, mais vous avez essayé d’expliquer trop de choses, ce qui prouve que tout ceci vous touche à un degré infiniment plus profond.

Il se pencha brusquement en avant et pointa un doigt vers le romancier.

— Je ne suis pas un imbécile, Gibson ; la mentalité des hommes est mon affaire. Ne répondez à cette question que si vous le voulez, mais je crois que vous me devez la vérité maintenant. Jimmy Spencer est votre fils, n’est-ce pas ?

La bombe était lâchée, l’explosion avait eu lieu. Dans le silence qui suivit, la seule émotion du romancier fut un immense soulagement.

— Oui, avoua-t-il, c’est mon fils. Comment avez-vous deviné ?

Hadfield sourit. Il paraissait assez content de lui, comme s’il venait de régler une question qui le tracassait depuis longtemps.

— C’est extraordinaire ce que les hommes peuvent être aveugles devant les conséquences de leurs propres actes, et avec quelle facilité ils s’imaginent que personne n’a le moindre esprit d’observation. Il existe une ressemblance légère, mais très nette, entre Spencer et vous. Je me suis demandé si vous n’étiez pas parents, quand je vous ai vus tous les deux pour la première fois. J’ai été surpris d’apprendre qu’il n’en était rien.

— Il est assez singulier, constata Gibson, qu’ayant passé ensemble trois mois à bord de l’Arès, personne n’ait rien remarqué.

— Est-ce si bizarre ? Les compagnons de Spencer pensaient connaître sa situation et il ne leur est jamais venu à l’esprit de l’associer avec vous. C’est ce qui les a probablement empêchés de voir une ressemblance que j’ai repérée tout de suite, parce que je n’avais pas d’idées préconçues. J’aurais cependant conclu à une pure coïncidence si vous ne m’aviez pas raconté votre histoire, qui m’a fourni les indices manquants. Dites-moi, est-ce qu’il est au courant ?

— Je suis certain qu’il ne s’en doute même pas.

— Pourquoi en êtes-vous si sûr, et pourquoi ne lui avoir rien dit ?

L’interrogatoire était impitoyable, mais Gibson ne s’en formalisait pas. Personne plus que Hadfield n’avait le droit de poser ses questions. Et puis, il lui fallait quelqu’un à qui se confier, tout comme Jimmy avait eu besoin de lui naguère, sur l’Arès, au moment de la première révélation du passé. Dire que c’était Martin qui avait mis tout en route ! Il ne s’était pas rendu compte où cela pouvait le mener …

— Je crois qu’il vaut mieux retourner à l’origine, déclara-t-il en s’agitant comme s’il était mal à son aise dans son fauteuil. Lorsque je quittai le collège, je fus victime d’une dépression nerveuse qui me conduisit à l’hôpital pour plus d’un an. Quand j’en sortis, j’avais perdu tout contact avec mes amis de Cambridge. Quelques-uns essayèrent bien d’entretenir des rapports avec moi, mais je ne voulais plus me souvenir du passé. Bien sûr, je rencontrais l’un ou l’autre, de temps en temps, mais ce ne fut que plusieurs années plus tard que j’appris ce qui était arrivé à Kathleen, à la mère de Jimmy. À ce moment, elle était déjà morte.

Il s’arrêta, évoquant encore, après tant d’années, l’étonnement embarrassé qu’il avait éprouvé alors, parce que la nouvelle ne lui avait causé qu’une émotion relative.

— On m’a dit qu’elle avait eu un fils, mais j’en fis peu de cas. Nous avions toujours été … comment dirais-je …prudents, pensions-nous, et je crus que l’enfant était de Gérald. Voyez-vous, j’ignorais quand ils s’étaient mariés et quand Jimmy était né. Je n’avais qu’un désir : tout oublier. Je ne peux même pas me souvenir s’il me vint jamais à l’idée que l’enfant pouvait être de moi. Vous avez peut-être du mal à me croire, mais c’est la vérité. Alors, je rencontrai Jimmy, et tout me revint en mémoire. Au début, j’eus de la peine pour lui ; puis j’ai commencé à nourrir de l’affection pour lui, mais sans jamais deviner qui il était. Je me suis même surpris à lui trouver des airs de Gérald, dont je ne me souviens d’ailleurs presque plus.

« Pauvre Gérald ! Lui, bien sûr, il avait su la vérité, mais il aimait Kathleen et avait été heureux de l’épouser à n’importe quel prix. Peut-être fut-il à plaindre autant qu’elle, mais c’est une chose que l’on ne saura jamais …

— Et quand avez-vous acquis une certitude ? insista Hadfield.

— Il y a quelques semaines seulement, quand Jimmy m’a demandé d’authentifier un document officiel qu’il avait à remplir, sa demande d’emploi ici, je crois. C’est à ce moment-là que j’appris sa date de naissance.

— Je vois, dit l’administrateur, pensivement. Mais ce n’est pas encore une preuve absolue, n’est-ce pas ?

— Je suis certain, répliqua Gibson — si visiblement piqué au vif que l’autre ne put réprimer un sourire — qu’il n’y avait personne d’autre. Même s’il m’était resté quelque doute, votre réflexion de tout à l’heure l’aurait dissipé.

— Et Spencer ? reprit Hadfield, revenant à sa question primitive. Vous ne m’avez pas dit pourquoi vous êtes persuadé qu’il ne sait rien. Pourquoi n’aurait-il pas confronté quelques dates, celle du mariage de ses parents, par exemple ? Ce que vous lui avez dit a certainement éveillé ses soupçons.

— Je ne le crois pas, dit lentement le romancier, en choisissant ses mots avec précaution, voyez-vous, il a plutôt tendance à idéaliser sa mère. Il a pu deviner que je ne lui avais pas tout dit, mais je ne pense pas qu’il ait abouti à la conclusion exacte. Si tel avait été le cas, sa nature l’aurait poussé à s’extérioriser. Et d’ailleurs, il n’aurait encore aucune preuve même s’il connaissait la date du mariage de ses parents, que peu d’enfants savent. Non, je suis sûr qu’il ne soupçonne rien, et j’ai peur que la nouvelle ne lui porte un coup …

Hadfield demeura silencieux. Gibson ne put même pas deviner ce qu’il pensait. Ce n’était pas une histoire très honorable, mais il avait au moins montré une certaine franchise.

Finalement, l’administrateur haussa les épaules d’un mouvement qui semblait résumer toute une vie d’étude de la nature humaine.

— Il vous aime bien, dit-il. Il surmontera ce premier choc.

Gibson se détendit avec un soupir de soulagement. Il savait que le plus dur était passé.


— Diable, vous avez été long ! s’étonna Jimmy. Je croyais que vous n’en finiriez jamais ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Son protecteur le prit par le bras.

— Ne t’en fais pas, dit-il. Ça va très bien. Tout ira bien désormais.

Gibson souhaitait dire la vérité. Hadfield s’était montré sensé, ce qui était plus que l’on ne pouvait espérer d’un père dans son cas.

— Je ne cherche pas particulièrement à savoir, avait-il dit, qui étaient ou qui n’étaient pas les parents de Spencer. Nous n’en sommes plus au siècle de Victoria. Je m’intéresse au garçon lui-même, et je dois dire que je suis assez favorablement impressionné. Entre parenthèses, j’ai déjà pas mal parlé de lui avec le capitaine Norden ; je ne m’en rapporte donc pas uniquement à notre entrevue de ce soir. Oh, je voyais venir ce moment depuis longtemps ! Cela avait même quelque chose d’inévitable, étant donné qu’il y a très peu de jeunes gens de l’âge de Spencer sur Mars.

Il avait étalé ses mains devant lui, et il s’était mis à observer très attentivement ses doigts.

— Les fiançailles pourront être annoncées dès demain, avait-il murmuré. Et maintenant, à propos de votre affaire à vous ?

Il avait lancé un regard acéré à Gibson, qui l’avait reçu sans broncher.

— J’agirai au mieux des intérêts de Jimmy, dès que je jugerai le moment opportun.

— Et vous avez toujours l’intention de rester parmi nous ?

— J’étudierai aussi cet aspect de la question, répliqua le romancier. Mais si je retournais sur Terre, à quoi cela m’avancerait-il ? Jimmy n’y séjournera jamais plus de quelques mois en suivant. Somme toute, je le verrai encore plus souvent en demeurant ici !

— Oui, ça me paraît assez vraisemblable, dit Hadfield avec un sourire. Reste à savoir jusqu’à quel point Irène appréciera un mari qui passe la moitié de sa vie dans l’espace. Il est vrai que les femmes de marins se sont accommodées de cette existence depuis bien longtemps.

Il s’arrêta brusquement.

— Savez-vous ce que vous devriez faire ?

— Je serais heureux d’avoir votre avis.

— Ne dites rien avant que les fiançailles et le reste soient arrangés. Si vous révélez votre identité dès maintenant, je ne vois pas l’avantage qu’on pourrait en retirer. Plus tard, cependant, il faudra dire à Jimmy qui vous êtes, ou qui il est, selon votre manière de voir.

C’était la première fois que Hadfield mentionnait Spencer par son prénom. Il n’en était probablement même pas conscient, mais pour Gibson, c’était l’indice probant et infaillible qu’il en parlait déjà comme de son gendre ; Martin en ressentit une sensation neuve de parenté avec lui.

Ils œuvraient tous deux dans le même but, le bonheur de deux enfants en qui ils voyaient revivre leur propre jeunesse.

En évoquant plus tard cet instant-là, Gibson devait le considérer comme le véritable début de son amitié pour l’administrateur, le premier homme à qui il eût voué un respect et une admiration sans borne. Cette amitié devait jouer un grand rôle dans l’avenir de Mars, un rôle plus grand qu’aucun d’eux n’aurait pu l’imaginer.

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