Chapitre IV

Au cours des journées qui suivirent, Gibson fut trop absorbé par ses propres affaires pour prendre part aux activités limitées de la vie sociale de l’Arès. Sa conscience lui avait reproché sa paresse, comme chaque fois qu’il restait inactif plus d’une semaine, et il était de nouveau en plein travail.

Ses collègues respectaient maintenant son isolement. ( Il ne se considérait plus comme un vulgaire passager. ) Au début, ils s’introduisaient dans sa cabine quand ils venaient à passer par-là, pour parler de vétilles ou échanger de solennelles doléances à propos du temps. C’était très agréable, mais Gibson s’était vu dans l’obligation de mettre fin à cet état de choses en affichant l’avis suivant sur sa porte : Attention. Chantier. Inutile de dire que cet écriteau s’enrichit rapidement de nombreux commentaires dus à différentes mains, mais son but fut atteint.

La machine à écrire avait été dépêtrée de ses bagages et elle occupait maintenant la place d’honneur dans la petite cabine. Reflet d’un travail qu’il exécutait dans l’ordre, des éléments de manuscrits attachés par des élastiques pour prévenir toute fuite gisaient dans tous les coins, comme à l’accoutumée. Le fragile papier carbone lui avait causé pas mal d’ennuis par sa tendance à aller se fourrer dans l’aérateur ou à se coller au ventilateur, mais Gibson était à présent maître des petites techniques qui régissent l’existence dans un milieu sans pesanteur. On les acquérait étonnamment vite et elles devenaient bientôt une habitude.

Il avait trouvé très pénible de coucher ses impressions de l’Espace sur le papier. On ne pouvait écrire avec simplicité : « l’espace est terriblement vaste » et laisser cela comme ça. L’envol de la Terre, en particulier, avait mis son talent à une rude épreuve, mais il s’en était tiré sans avoir réellement menti. Devant sa dramatique description du globe s’enfonçant derrière le jet propulseur des propulseurs, le lecteur n’aurait jamais l’impression que l’auteur se trouvait alors dans un état de bienheureuse inconscience, bientôt suivi d’un état de conscience non bienheureuse.

Dès qu’il eut produit une couple d’articles susceptibles de faire pour un temps le bonheur de Ruth ( elle avait envoyé trois nouveaux radiogrammes de sévérité croissante ), il se dirigea vers le Nord, dans la direction du bureau des transmissions. Bradley recueillit les feuilles dactylographiées avec un manque d’enthousiasme évident.

— Je suppose qu’à partir d’aujourd’hui, ce sera tous les jours la même chose, dit-il d’un ton renfrogné.

— Je l’espère, mais je crains que non. Ça dépend de mon inspiration.

— Dites donc, il y a un infinitif bizarre, là, en haut de la page 2.

— Il est excellent ; c’est voulu.

— À la page 3, vous avez mis « centrifuge » alors que vous vouliez dire « centripète ».

— Puisque je suis payé au mot, vous ne trouvez pas que c’est déjà bien généreux de ma part d’en employer de longs comme ça ?

— À la page 4, deux phrases successives commencent par « Et ».

— Dites donc, allez-vous vous décider à transmettre ces fichus racontars, ou faut-il que je le fasse moi-même ?

Bradley grimaça un sourire.

— Je voudrais bien vous y voir ! Mais sérieusement, j’aurais dû vous dire d’utiliser un ruban noir, le contraste n’est pas aussi bon avec un bleu. Évidemment, à cette distance, l’émetteur d’imprimé s’en accommodera très bien, mais quand nous serons plus éloignés de la Terre, il faudra absolument produire un signal clair et net.

Tout en parlant, il introduisait les feuilles in-quarto dans le tambour de l’émetteur automatique. Médusé, Gibson les regarda disparaître une à une dans le ventre de la machine pour émerger cinq secondes plus tard dans un panier récupérateur en fil de fer tressé. Il éprouvait une étrange impression à imaginer ses mots en train de fuir dans l’espace en un flot continu, à la vitesse d’un million de kilomètres toutes les trois secondes. Pourtant, le temps nécessaire à la transmission d’un seul feuillet était assez long, quand on savait qu’il existait sur Terre des machines capables de débiter plusieurs centaines de pages imprimées à la minute.

— C’est une histoire compliquée, expliqua Bradley lorsqu’il lui posa la question. Nous ne pouvons pas nous servir d’appareils de fac-similé à grande vitesse pour des portées supérieures à cent millions de kilomètres, avec la faible puissance dont nous disposons. Plus le rythme est rapide, plus la largeur de bande du système s’étale, et elle collecte alors des parasites qui submergent le signal. C’est d’ailleurs pourquoi la téléphonie n’est pas pratique pour les communications à très longue distance.

— Je crois avoir compris, dit Gibson. Mais comment se fait-il que les émissions radio en provenance de Mars ou de Vénus ne soient pas troublées, même quand ces planètes se trouvent à mi-chemin de leur course autour du soleil ?

— Parce que les compagnies émettrices de là-bas peuvent se permettre de concentrer leurs rayons par des réflecteurs de cent mètres de diamètre et de leur insuffler une bonne quantité de mégawatts. Nous ne disposons, quant à nous, que d’une petite antenne de cinq mètres de diamètre, et si notre puissance dépassait quelques centaines de kilowatts, nos tubes émetteurs se volatiliseraient …

— Ah, bon …, fit pensivement Gibson, qui en resta là.

Il commençait à récupérer les feuilles de son manuscrit lorsqu’un avertisseur se mit à crépiter dans la jungle des cadrans, des manettes et des compteurs qui recouvraient pratiquement toute la cloison du petit bureau. Bradley se précipita sur l’un des récepteurs et entreprit une mystérieuse manœuvre avec une grande célérité. Un sifflement perçant se fit bientôt entendre dans le haut-parleur.

— C’est le projectile qui vient enfin d’arriver à portée, expliqua-t-il, mais il est encore loin. Je parierais qu’il va nous manquer d’au moins cent mille kilomètres.

— Qu’est-ce qu’on peut faire, en pareil cas ?

— Pas grand-chose. Je viens de brancher notre balise-radio, de sorte que s’il capte notre signal, il fera automatiquement route dans notre direction, jusqu’à s’approcher à quelques kilomètres.

— Et s’il ne nous reçoit pas ?

— Alors, il continuera à foncer jusqu’à ce qu’il sorte du système solaire. Sa vitesse est suffisante pour lui permettre d’échapper au Soleil ; la nôtre aussi, d’ailleurs.

— C’est une agréable perspective. Combien de temps faudrait-il ?

— Pour quoi faire ?

— Pour quitter le système solaire.

— Une paire d’années, peut-être. Il vaudrait mieux que vous demandiez à Mackay. Je ne sais pas tout, moi ; je ne suis pas comme les héros de vos romans !

— Possible, mais vous pourriez très bien en être un, dit Gibson, imperturbable, avant de se retirer.

L’approche du projectile avait ajouté un élément d’intérêt inattendu, et fort bien accueilli, à la vie à bord de l’Arès. Une fois passée la période d’enchantement due à la nouveauté de l’expérience, un voyage dans l’espace pouvait devenir terriblement monotone. Certes, il en serait autrement au cours des prochaines traversées, quand l’astronef grouillerait de vie, mais en attendant, il y avait des moments où la solitude était très déprimante.

Si le sweepstake de l’obus-cargo avait été organisé par le docteur Scott, les prix étaient fermement détenus par le capitaine Norden. Après quelques calculs, Mackay avait démontré que l’engin passerait approximativement à une distance de cent vingt-cinq mille kilomètres de l’Arès, avec une marge d’incertitude de trente mille kilomètres en moins ou en plus.

La plupart des paris tablaient sur les données les plus probables mais quelques pessimistes, se défiant de Mackay, s’étaient égarés jusqu’à deux cent cinquante mille kilomètres. Les enjeux ne se composaient pas d’espèces, mais d’articles plus utiles tels que cigarettes, bonbons et autres délices. En effet, le poids des bagages personnels des membres de l’équipage étant strictement limité, ces objets étaient beaucoup plus appréciables que des billets de banque. Mackay avait même lancé une demi-bouteille de whisky dans la bataille, s’adjugeant ainsi un volume d’espace d’environ vingt mille kilomètres d’épaisseur. Il ne buvait jamais de cette mixture lui-même, expliqua-t-il, mais il en apportait un peu à un compatriote installé sur Mars. Le pauvre n’était pas fichu de s’en procurer du véritable là-bas, et il n’avait même pas la possibilité de se payer un voyage en Écosse pour se ravitailler. Personne ne le crut, d’ailleurs, ce qui était un peu injuste, car il y avait du vrai dans son histoire. !

— Jimmy !

— Oui, capitaine.

— As-tu terminé la vérification des jauges à oxygène ?

— Oui, capitaine, tout est normal.

— Que devient ce dispositif d’enregistrement automatique que les physiciens ont installé dans la cale ? Est-ce qu’il a l’air de fonctionner encore ?

— Ma foi, il fait le même bruit qu’au départ.

— Bon. As-tu nettoyé le gâchis que M. Hilton a fait dans la cuisine, en laissant déborder son lait ?

— Oui, capitaine.

Alors, tu as vraiment fini tout ton travail ?

— Je pense que oui, mais j’espérais …

— C’est parfait. J’ai une tâche plutôt intéressante à te confier, quelque chose de très différent de la routine habituelle. M. Gibson souhaiterait pouvoir polir ses connaissances en astronautique. Naturellement, n’importe lequel d’entre nous pourrait lui apprendre tout ce qu’il désire, mais … euh … tu es celui qui est sorti le plus récemment du collège et tu réussiras peut-être le mieux parce que tu n’as pas encore oublié les difficultés du débutant, comme nous avons tendance à le faire. Cela ne prendra pas beaucoup de ton temps ; tu n’auras qu’à aller le trouver sur sa demande et répondre à ses questions. Je suis sûr que tu peux t’en tirer.


— Entrez ! lança Gibson sans daigner lever la tête.

La porte s’ouvrit derrière lui et le jeune Spencer dériva en flottant dans la cabine.

— Voici le livre, monsieur Gibson. Je pense que vous y trouverez tout ce que vous désirez. Il s’agit des Éléments d’Astronautique de Richardson, édition spéciale ultralégère.

Il posa le volume devant le romancier, qui se mit à feuilleter les fragiles feuillets avec un intérêt qui diminuait au fur et à mesure qu’il voyait fondre la proportion de mots par page. Finalement, à peine arrivé à la moitié du livre, il renonça en tombant sur une page dont la seule phrase était la suivante : « En substituant à la distance du périhélie la valeur de l’équation 15.3, nous obtenons … Tout le reste ne formait qu’un ensemble de chiffres.

— Es-tu bien sûr qu’il s’agit là de l’ouvrage le plus élémentaire de la bibliothèque ? émit-il d’un air de doute, sans vouloir cependant décevoir Jimmy.

Encore qu’un peu surpris de la nomination officieuse de Spencer à ce poste d’instructeur, il avait été assez astucieux pour en deviner la raison. Chaque fois qu’il se présentait un travail dont personne ne voulait se charger, la corvée avait une curieuse tendance à retomber sur les épaules du surnuméraire.

— Mais certainement, il est vraiment simple, assura Jimmy. On n’y parle pas de la notion de vecteur et on ne touche même pas à la théorie des perturbations. Il faudrait que vous voyiez quelques-uns des ouvrages que Mackay a dans sa chambre. Chaque équation recouvre une double page.

— Eh bien, merci quand même. Je t’appellerai quand j’aurai besoin de tes lumières. Il y a à peu près vingt ans que je n’ai pas fait de maths, bien que je me sois emballé là-dessus autrefois. Tu me diras quand il faut que je te rende ce livre.

— Rien ne presse, monsieur Gibson. Je ne m’en sers plus souvent, maintenant que j’ai atteint le niveau supérieur.

— Oh, pendant que j’y pense, tu pourrais peut-être me donner un renseignement avant de t’en aller. À ce qu’il paraît, des tas de gens se tracassent encore à propos des météores, et on m’a demandé de fournir les derniers tuyaux sur la question. Jusqu’à quel point sont-ils dangereux ?

— Jimmy réfléchit un instant.

— Je pourrais vous le dire en deux mots, mais à votre place, je consulterais M. Mackay ; il possède des tables qui donnent les chiffres exacts.

— Parfait, je lui en parlerai.

Il aurait pu facilement faire appeler l’astronavigateur, mais tout motif l’autorisant à quitter son travail était trop bon pour être gaspillé. Il trouva le petit Écossais en train de pianoter sur l’énorme machine à calculer électronique.

— Les météores ? répéta l’interpellé. Ah oui, un sujet très intéressant. Malheureusement, j’ai peur que des tas de fantaisies n’aient été écrites sur leur compte. Il n’y a pas si longtemps, on croyait encore que le premier astronef qui quitterait l’atmosphère serait soumis à leur feu roulant …

— Certains le croient toujours, répliqua Gibson, ou tout au moins, ils prétendent que le transport des passagers sur une grande échelle ne sera jamais sûr.

Mackay émit un grognement dégoûté.

— Les météores sont considérablement moins dangereux que les éclairs, et le plus gros d’entre les normaux a environ la grosseur d’un pois.

— Mais il y a tout de même un astronef qui a été endommagé !

— Vous voulez parler du Star Queen ? Un seul accident sérieux dans ces cinq dernières années donne un pourcentage des plus rassurants. Ils n’ont encore à leur actif aucune destruction totale.

— Et le Pallas ?

— Nul ne sait ce qu’il est devenu. Et je précise que la théorie populaire n’est pas très en vogue chez les experts.

— Je peux donc conseiller au public d’oublier tout qu’on lui a raconté ?

— Certainement. Bien sûr, il y a la question de poussière …

— La poussière ?

— Oui, elle est la cause de certains ennuis, particulièrement sur les stations de l’espace, dont il faut ausculter les parois extérieures d’année en année pour déceler les trous qu’elle y provoque. Les corpuscules sont habituellement beaucoup trop petits pour être visibles à l’œil nu, mais un grain infime se déplaçant à cinquante kilomètres/seconde peut traverser une épaisseur de métal surprenante.

Comme Gibson paraissait un peu alarmé par ces explications, Mackay se hâta de le rassurer.

— Il n’y a vraiment pas le moindre sujet de s’en faire, répéta-t-il. Il se produit toujours des fuites minuscules à travers la coque des stations, mais l’approvisionnement en air en tient compte.


Pour autant que Gibson fût occupé, ou qu’il prétendît l’être, il trouvait toujours le temps de flâner le long des labyrinthes pleins d’échos de l’astronef ou de s’asseoir dans la galerie d’observation équatoriale pour y contempler les étoiles. Il avait pris l’habitude de s’y rendre pendant le concert quotidien. En effet, à quinze heures précises, le dispositif de sonorisation générale était branché et, pendant une heure, la musique de la Terre se déversait en sourdine ou en ouragan dans les passages déserts de l’Arès. Chaque jour, quelqu’un de différent choisissait le programme, de sorte qu’on ne savait jamais à quel genre il fallait s’attendre, mais, avec l’habitude, il devenait facile de deviner l’identité du sélectionneur. Norden aimait le classique léger et l’opéra ; Hilton ne voyait pratiquement que Beethoven et Tchaïkovski. Mackay et Bradley, quant à eux, affectionnaient aussi bien la sévère musique de chambre que des cacophonies atonales auxquelles les autres ne trouvaient, ou ne voulaient trouver, ni queue ni tête.

La micro-bibliothèque et la micro-discothèque de l’Arès étaient si bien fournies qu’elles auraient suffi à couvrir les besoins d’une vie entière dans l’Espace. En fait, elles contenaient l’équivalent de deux cent cinquante mille livres et de plusieurs milliers d’œuvres orchestrales, toutes enregistrées sur épreuves électroniques et n’attendant que le bon plaisir des amateurs.

Assis dans la galerie d’observation, Gibson s’évertuait à chercher combien d’étoiles, parmi les Pléiades, il pouvait découvrir à l’œil nu, lorsqu’un petit projectile siffla près de son oreille et vint se ficher sur le verre du hublot, où il continua à vibrer un instant comme une flèche. Effectivement, il semblait bien à première vue que c’était une flèche et Gibson se demanda sur le coup si les Cherokees n’avaient pas repris le sentier de la guerre. Il constata ensuite qu’une grosse ventouse de caoutchouc remplaçait la pointe, tandis qu’une longue ficelle partait de la base, juste derrière les plumes. En remontant le long du cordon, il trouva à son extrémité le docteur Robert Scott, lequel se halait par des gestes vifs qui le faisaient ressembler à une araignée dynamique.

Gibson composait une remarque suffisamment piquante quand, fidèle à son habitude, le docteur prit les devants.

— Pas ingénieux, mon système ? dit-il. Une portée de vingt mètres, un poids d’une livre seulement. Je vais le faire breveter dès mon retour sur Terre.

— À quoi sert-il ? demanda le romancier d’un ton résigné.

— Fichtre ! Vous n’avez pas encore compris ? Supposez que vous vouliez vous déplacer d’un endroit à un autre à l’intérieur d’une station de l’Espace dépourvue de pesanteur. Vous n’avez qu’à projeter ceci sur la moindre surface plane située à proximité de votre destination et enrouler la corde. Vous disposez d’une ancre parfaite tant que vous laissez agir la ventouse.

— D’accord, mais qu’est-ce qui vous empêche de vous déplacer normalement ?

— Quand vous aurez vécu dans l’espace aussi longtemps que moi, vous saurez ce qui ne va pas. À bord d’une fusée comme celle-ci, de nombreuses poignées vous permettent de vous agripper, mais admettons que vous vouliez atteindre une cloison nue de l’autre côté d’une pièce. Vous vous propulsez alors d’un endroit quelconque et qu’est-ce qui se passe ? Il faut stopper votre élan d’une façon ou d’une autre, normalement avec les mains, à moins que vous ne réussissiez à faire un crochet avant l’arrivée. Bon ; maintenant, savez-vous quel est le cas qu’un médecin doit traiter le plus souvent à bord d’un astronef ? La foulure du poignet, conséquence habituelle de la parade avec les mains. D’ailleurs, même si vous arrivez sans mal, vous rebondirez tant que vous n’aurez pas saisi un appui quelconque. Il est possible aussi que vous restiez suspendu en l’air. C’est ce qui m’est arrivé un jour sur la Station n° 3, dans un grand hangar. Le mur le plus proche était à quinze mètres de moi et il n’y avait rien à faire pour l’atteindre.

— Vous ne pouviez pas vous faire une piste en crachant dans la direction opposée ? demanda Gibson très sérieusement. Je croyais que c’était là le moyen reconnu pour tourner la difficulté.

— Essayez un jour ou l’autre, vous verrez à quelle distance ça vous mène. Et d’abord, ce n’est pas hygiénique. Savez-vous ce que je fus obligé de faire ? Une chose pas drôle du tout. Je ne portais que mon short et ma veste, comme d’habitude, et je calculai qu’ils représentaient à peu près le centième de ma masse. Si je pouvais les lancer à la vitesse de trente mètres à la seconde, je parviendrais au mur en une minute environ.

— Et ça a marché ?

— Oui, mais cet après-midi-là, le directeur était précisément en train de faire visiter la station à sa femme. Maintenant, vous savez pourquoi j’en suis réduit à gagner ma vie sur ce satané engin et à rouler éternellement ma bosse.

— Je crois que vous avez manqué votre vocation, déclara Gibson avec admiration. Mon métier vous conviendrait très bien.

— Vous n’avez pas l’air de me croire, dit l’autre, amer.

— C’est assez difficile à avaler, non ? Voyons un peu votre jouet.

Scott le lui passa. C’était un pistolet à air comprimé modifié, muni d’une bobine de fil de nylon réglée par un ressort et attachée à la crosse.

— Ça ressemble à …

— Si vous me dites que ça ressemble à un pistolet cosmique, je vous fais passer pour contagieux. C’est la troisième fois qu’on me fait cette blague !

— Alors, vous avez bien fait de m’interrompre, conclut Gibson en rendant l’arme à son fier inventeur. À propos, que devient Owen avec son projectile ? Est-ce qu’il l’a déjà contacté ?

— Non, et ça n’a pas l’air d’être pour bientôt. Mac prétend qu’il passera à cent quarante-cinq mille kilomètres de nous, certainement hors de portée. Ce n’est vraiment pas de chance, il n’y a pas d’autres fusées en partance pour Mars avant des mois. C’est d’ailleurs pourquoi ils tenaient tant à nous rattraper.

— Owen est un drôle d’oiseau, n’est-ce pas ? questionna Gibson avec assez d’inconséquence.

— Oh, il n’est pas si mauvais que ça quand on le connaît. Les bruits qui courent sur lui sont absolument faux. Ce n’est pas lui qui a empoisonné sa femme, c’est elle qui s’est suicidée, répliqua Scott avec délectation.


Le docteur en philosophie Owen Bradley était absolument dégoûté. Comme tout un chacun à bord de l’Arès, il prenait sa tâche avec un sérieux passionné, bien qu’il en plaisantât fort souvent. Depuis douze heures, c’est à peine s’il avait quitté un instant la cabine des transmissions, dans l’espoir de surprendre un changement de modulation dans l’émission du projectile. Ce serait le signe qu’il avait capté ses signaux et qu’il commençait à faire route vers eux. Mais rien ne se produisait et Bradley n’était aucunement fondé à croire que les choses allaient changer bientôt. La petite balise auxiliaire conçue pour l’appel de tels projectiles n’avait qu’une portée pratique de vingt mille kilomètres. Largement suffisant en des circonstances normales, ce rayon d’action était vraiment inapproprié cette fois-ci.

Bradley composa le numéro du bureau de l’astronavigateur, qui était branché sur l’automatique intérieur de la fusée. Mackay décrocha presque aussitôt.

— Quoi de neuf, Mac ?

— Oh, il n’approchera pas beaucoup plus près. Je viens de faire le point avec les dernières données en réduisant au possible la marge d’erreur. Il est à cent cinquante mille kilomètres et se déplace selon une trajectoire presque parallèle à la nôtre. Il ne faut pas compter le voir à moins de cent quarante-quatre mille, et pas avant trois heures environ. Je crois que j’ai perdu mon pari, nous allons le louper.

— On le dirait, ma parole ! grommela Bradley. Enfin, nous verrons. Je vais descendre à l’atelier.

— Pour quoi faire ?

— Fabriquer une fusée individuelle pour courir après ce fichu machin, bien sûr. Dans une histoire de Gibson, il n’y en aurait guère que pour une demi-heure. Descends donc me donner un coup de main !

Mackay se trouvait plus près de l’Équateur que Bradley et il atteignit le premier l’atelier du pôle Sud. Il attendait avec une molle perplexité quand son coéquipier arriva, chargé de bouts de câbles coaxiaux qu’il venait d’aller chercher au magasin.

Il expliqua brièvement son plan :

— J’aurais déjà pu m’y mettre plus tôt, mais je suis de ceux qui espèrent jusqu’au dernier moment, d’autant plus qu’il va falloir créer un drôle de chantier. L’ennui, avec notre balise, c’est qu’elle rayonne dans toutes les directions, ce qui est normal, bien sûr, puisqu’on ne sait jamais de quel côté peut venir un cargo. Je vais donc construire un réflecteur d’ondes et concentrer toute la puissance dont nous disposons vers notre fugitif.

Il dessina la grossière ébauche d’une antenne directrice simple qu’il commenta en quelques mots :

— Ce dipôle est celui de l’émetteur actuel, les autres sont les directeurs et les réflecteurs. C’est primitif, mais facile à fabriquer et ça doit normalement suffire. Appelle Hilton si tu as besoin d’aide. Combien de temps te faut-il ?

Mackay, qui possédait une remarquable adresse des mains pour un homme de sa condition, regarda successivement le dessin et le petit tas de matériel que Bradley avait apporté.

— À peu près une heure, évalua-t-il, déjà à l’ouvrage. Où vas-tu, à présent ?

— Il faut que je sorte sur la coque pour déplomber l’installation et la mettre hors circuit. Quand tu seras prêt, apporte ton appareil au sas, si tu veux bien.

Mackay n’y connaissait pas grand-chose, en radio, mais il comprit assez facilement l’intention de son compagnon.

Pour l’instant, la petite balise de l’Arès déversait sa puissance dans le volume infini de l’espace. Bradley se proposait de la débrancher de son antenne actuelle et de diriger avec précision toute la force de son rayonnement vers le bolide, multipliant ainsi sa portée.

Environ une heure plus tard, Gibson rencontra l’Écossais qui traversait l’astronef en toute hâte, derrière un fragile assemblage de fils parallèles espacés par des dents en plastique. Muet d’étonnement, il le suivit vers le sas où l’officier attendait déjà avec impatience, dans son encombrant équipement, le casque rabattu de côté.

— Quelle est l’étoile la plus proche dans le prolongement du projectile ? demanda Bradley.

Mackay évalua mentalement.

— Il n’est pas à proximité de l’écliptique en ce moment, médita-t-il tout haut. Les dernières données que j’avais étaient … voyons … déclinaison : quinze vers le nord ; ascension droite : environ quatorze heures. Je suppose qu’il doit être — ah ! je ne peux jamais me rappeler … — oui, il ne doit pas être loin d’Arcturus, pas à plus de dix degrés, je présume. Je peux te donner les chiffres exacts dans une minute.

— C’est suffisant pour l’instant. D’ailleurs, pour commencer, je vais faire pivoter le rayon d’ondes. Qui est dans la cabine d’émission en ce moment ;

— Le patron et Fred. Je les ai prévenus, ils sont à l’écoute. Je garderai le contact avec toi par l’inter.

Bradley bascula son casque sur sa tête et disparut par le sas sous les yeux de Gibson, qui le regardait avec une certaine envie. Son rêve était d’endosser un jour un de ces scaphandres ; il avait soulevé la question plusieurs fois, mais Norden avait répondu que le règlement le défendait. Ces vidoscaphes comportent des mécanismes extrêmement complexes : un profane pourrait commettre une erreur de manipulation. Il faudrait alors payer les pots cassés, et peut-être même organiser des funérailles dans des circonstances plutôt imprévues.

Une fois franchie la porte extérieure, Bradley ne perdit pas son temps à admirer les étoiles. Il se propulsa lentement au-dessus de la masse luisante de la coque au moyen de son petit réacteur individuel, jusqu’à l’endroit où il avait déjà enlevé une lamelle de blindage. En dessous de cette section gisait un réseau de câbles et de fils dénudés, étincelant sous l’aveuglante clarté solaire. Rapidement, il fit une épissure provisoire avec l’un des câbles déjà coupé, tout en hochant tristement la tête devant cet effroyable micmac dont l’unique propriété consisterait à renvoyer dans une direction la moitié de la puissance de l’émetteur. Il chercha ensuite Arcturus, la découvrit et dirigea le faisceau vers elle. Après avoir balayé un instant les alentours avec un regain d’optimisme, il poussa le bouton qui commandait la radio de son vidoscaphe.

— Qu’est-ce que ça donne ? demanda-t-il anxieusement.

La voix découragée de Mackay résonna dans le haut-parleur.

— Rien du tout. Je vais te brancher sur la cabine.

Norden confirma.

— Le signal parvient toujours, mais l’engin ne nous a encore pas captés.

Bradley était déconcerté. En augmentant la portée de la balise vers cette unique direction dans un rapport de un à dix, il était pourtant bien sûr de son affaire ! Il continua à faire pivoter le faisceau pendant quelques minutes, puis il abandonna. Il imaginait déjà le petit projectile glissant hors de son atteinte avec son étrange mais précieuse cargaison, vers les limites inconnues du système solaire, et même au delà.

Il rappela Mackay.

— Écoute, Mac, insista-t-il, je voudrais que tu vérifies tes coordonnées encore une fois et que tu viennes ici tenter ta chance. Je vais rentrer pour arranger l’émetteur.

Dès que l’Écossais l’eut relevé, il regagna rapidement la cabine d’émission. Il y trouva Gibson et le reste de l’équipage autour du récepteur auquel parvenait toujours le sifflement continu, exaspérant du fuyard lointain.

Il ne restait plus guère de traces de la nonchalance habituelle, presque féline, de Bradley, lorsqu’il consulta des dizaines de schémas de circuits et quand il fonça sur les connexions de l’appareil. Un court instant lui suffit pour introduire quelques fils au cœur de l’émetteur d’appel. Tout en travaillant, il lança une série de questions à Hilton.

— Toi qui t’y connais en obus-cargos, dis-moi pendant combien de temps il doit recevoir notre signal pour qu’il se dirige vers nous avec précision ?

— Ça dépend naturellement de sa vitesse relative et de plusieurs autres facteurs. En l’occurrence, puisque c’est une affaire de faible accélération, dix bonnes minutes, je pense.

— Et ensuite, si notre balise vient à flancher, ça n’a plus d’importance, hein ?

— Non, dès que l’engin met le cap sur nous, l’émission peut s’arrêter. Bien entendu, il faudra envoyer un nouveau signal quand il passera à proximité immédiate, mais ça me paraît facile.

— Si je l’attrape, quel délai lui faut-il pour arriver ici ?

— Un jour ou deux, peut-être moins. Qu’est-ce que tu vas fabriquer ?

— Les amplificateurs de puissance de cet émetteur marchent sur sept cent cinquante volts. Je vais tout simplement emprunter un courant de mille volts à une autre source. Ça signifie une vie éphémère pour les tubes, mais nous doublerons ou triplerons la puissance tant qu’ils tiendront.

Il appela Mackay sur l’intercom. Ignorant que l’émetteur avait été mis provisoirement hors service, l’Écossais continuait à agiter avec conscience son réflecteur d’ondes vers Arcturus, tel un Guillaume Tell cuirassé maniant son arbalète.

— Hello, Mac ! Tu es prêt ?

— Je suis pratiquement ossifié, répondit l’autre avec dignité. Dans combien de temps …

— On commence tout de suite. Allons-y !

Il abaissa la manette, Gibson, qui s’attendait à voir s’envoler une gerbe d’étincelles, fut assez déçu. Tout semblait se passer comme auparavant, mais Bradley, qui en savait plus long, fixait ses compteurs en se mordillant furieusement les lèvres.

Une demi-seconde devait suffire aux ondes pour franchir le gouffre qui les séparait de la lointaine et minuscule fusée, dont le merveilleux mécanisme automatique deviendrait à jamais inutile s’il n’était pas touché par cet ultime signal.

La demi-seconde s’écoula, puis une autre. L’obsédant sifflement hétérodyne continuait sans cesse d’affluer dans le haut-parleur. Soudain, il s’arrêta d’un seul coup. Un silence absolu qui parut durer une éternité s’appesantit sur la cabine. À cent cinquante mille kilomètres de là, le robot analysait le nouveau signal qui lui parvenait. Cinq secondes peut-être lui furent nécessaires pour réagir, le bruit retentit de nouveau, mais cette fois modulé dans un incessant chapelet de bîp-bip-bîp …

Bradley stoppa l’enthousiasme qui se déclenchait dans la cabine.

— Nous ne sommes pas encore sauvés, dit-il. Souvenez-vous qu’il doit capter notre signal pendant dix minutes pour accomplir son changement de cap !

Il observait ses compteurs, se demandant avec anxiété combien de temps les lampes amplificatrices allaient soutenir cette lutte inégale …

Elles tinrent le coup sept minutes, mais Bradley en tenait en réserve, toutes prêtes, et l’émission reprit au bout de vingt secondes. Les remplaçantes étaient encore en action quand les ondes du projectile changèrent une fois de plus leur modulation. Avec un soupir de soulagement, Bradley mit fin à la torture de la balise.

— Tu peux rentrer, Mac ! lança-t-il dans le micro. On l’a eu !

— Dieu merci ! j’ai presque attrapé un coup de soleil et mes articulations sont pour ainsi dire déboîtées à force d’agiter cet arc de Cupidon !

Gibson, qui avait été un spectateur attentif mais ignorant, prit alors la parole.

— Quand vous en aurez terminé avec vos réjouissances, dit-il, peut-être daignerez-vous m’expliquer en quelques phrases courtes et bien choisies comment vous êtes parvenus à lever ce lapin d’un nouveau genre ?

— Mais … en dirigeant le signal de la balise et en survoltant l’émetteur, tout simplement !

— Oui, je sais cela, mais je ne comprends pas pour quelle raison vous venez de débrancher le tout une nouvelle fois.

Le robot du projectile a rempli son rôle, expliqua Bradley avec l’air d’un professeur de philosophie qui s’adresse à un élève mentalement arriéré. Le premier signal indiquait qu’il avait détecté notre appel, et nous savions qu’il était en train de mettre automatiquement le cap sur nous. Il lui a fallu plusieurs minutes pour en finir avec ça. Alors, il a coupé ses moteurs et nous a envoyé le second signal. Évidemment, son éloignement n’a pas encore beaucoup diminué, mais nous sommes certains qu’il fait route dans notre direction et qu’il arrivera dans nos parages d’ici un jour ou deux. À ce moment-là, je ferai le nouveau émettre la balise, ce qui aura pour effet d’amener l’engin à un kilomètre — ou même moins — de notre appareil.

— Hé ! fit Gibson, brusquement inquiet. Et s’il réussissait un coup direct sur nous ?

— Vous devez bien penser que ses inventeurs ont prévu le cas. Dès qu’il arrive dans le voisinage, un astucieux petit dispositif sensible aux radiations de la balise entre en action. En vertu d’une loi que vous connaissez peut-être, la puissance de radiation est inversement proportionnelle à la distance, et ce dispositif n’est conçu que pour agir sous une puissance élevée, c’est-à-dire à proximité directe de l’émission. À cet instant précis, le système de freinage est automatiquement déclenché.

— Très ingénieux, reconnut Gibson, admiratif. Je dois cependant vous dire, au risque de vous surprendre, que je me souviens encore très bien de cette règle élémentaire de physique malgré mon âge avancé …

On entendit une petite voix au fond de la pièce.

— Puis-je me permettre de vous rappeler, capitaine …, commença Jimmy.

Norden éclata de rire.

— O.K. Il faut payer ses dettes. Voici les clés — caisson n° 26. Qu’est-ce que tu vas faire de cette bouteille de whisky ?

— Je pensais la revendre au docteur Mackay.

— Je suppose, déclara Scott en lançant un regard sévère au surnuméraire, que cet instant vaut bien d’être fêté par tout le monde, et je propose que nous portions un toast …

Sans écouter la suite, Jimmy s’enfuyait déjà à la recherche de son butin.

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