Chapitre XI

La lumière jaune s’alluma. Gibson absorba une autre gorgée d’eau, toussota discrètement et vérifia si les feuilles de son manuscrit étaient en ordre. Chaque fois qu’il parlait à la radio, sa gorge avait tendance à se serrer. Dans la cabine de contrôle, la technicienne chargée des programmes leva le pouce : le jaune vira subitement au rouge.

— Allô, la Terre ? Ici Martin Gibson, qui vous parle de Port Lowell, sur Mars. Aujourd’hui est un grand jour pour nous. Ce matin, en effet, on a procédé au gonflage du nouveau dôme qui accroît dans de notables proportions l’importance de la cité. Je ne sais s’il me sera possible de vous donner une idée du triomphe que cela représente, de vous communiquer une part du sentiment de victoire que nous éprouvons ici, mais je vais l’essayer.

« Vous savez tous qu’il est impossible de respirer l’atmosphère martienne, celle-ci étant beaucoup trop ténue et ne contenant pratiquement pas d’oxygène. Port Lowell, la plus grande de nos agglomérations, est construite sous six dômes de plastique transparent, maintenus par la pression de l’air intérieur, un air parfaitement respirable encore que moins dense que le vôtre.

« Depuis un an, une septième coupole, deux fois plus vaste que les autres, était en construction. Je vais vous la décrire telle qu’elle se présentait hier quand j’y ai pénétré avant le gonflage.

« Imaginez une grande nappe circulaire d’un demi-kilomètre de diamètre, entourée d’une paroi épaisse de briques de verre deux fois haute comme un homme. Des passages conduisant aux autres dômes sont ménagés dans ce mur, de même que des issues qui s’ouvrent directement sur l’extérieur, sur les prairies d’un vert éclatant qui nous environnent de toute part. Ces passages se composent simplement de tubes métalliques munis de grandes portes circulaires se fermant automatiquement dès que l’air vient à s’échapper de l’une ou l’autre des coupoles. Sur Mars, nous n’aimons pas beaucoup mettre tous nos œufs dans le même panier !

« Hier, quand j’ai fait mon entrée dans le Dôme n° 7, tout ce grand espace circulaire était recouvert d’une mince feuille transparente dont les bords étaient fixés à la paroi et dont la surface gisait mollement sur le sol, en plis énormes sous lesquels il fallait se frayer un chemin. Si vous pouvez imaginer que vous marchez à l’intérieur d’un ballon sphérique dégonflé, vous saurez exactement ce que j’ai pu ressentir. L’enveloppe du dôme est faite d’un plastique très résistant, très souple et d’une transparence presque parfaite ; c’est une sorte de cellophane épaisse.

« Naturellement, le port du masque était obligatoire, car il n’y avait pas encore d’air sous la coupole, qui était déjà hermétique et isolée du dehors. On s’employait d’ailleurs à en insuffler à l’intérieur aussi vite que possible, et l’on pouvait voir l’immense feuille se tendre paresseusement au fur et à mesure que la pression montait.

« L’opération se poursuivit toute la nuit. Ce matin, mon premier réflexe fut de retourner sur place ; l’enveloppe s’était enflée au centre en une énorme bulle, mais ses bords restaient encore aplatis. Ce vaste renflement, de cent mètres de diamètre environ, s’agitait comme une créature vivante et prenait progressivement de l’extension.

« Vers le milieu de la matinée, l’enveloppe avait tellement grossi que l’on voyait déjà le dôme prendre forme. Nulle part, la pellicule translucide ne touchait plus le sol. Le soufflage fut interrompu pour un test d’étanchéité, puis il fut repris vers midi. C’est alors que le soleil apporta son aide lui aussi, en réchauffant l’air, qui se dilata à l’intérieur.

« Il y a trois heures, le premier stade du gonflage était terminé. À ce moment-là, nous avons ôté nos masques pour pousser un gigantesque hourra ! Encore insuffisamment dense, l’air était toutefois respirable et les techniciens pouvaient travailler à l’intérieur sans être contraints de s’encombrer d’appareils respiratoires. Les prochains jours seront utilisés à un examen de tension de l’enveloppe et à la recherche des fuites. Bien entendu, il se peut qu’on en trouve quelques-unes, mais leur importance n’est pas grande tant que la perte d’air n’excède pas une certaine quantité.

« L’impression dominante qui règne ici est que nous venons d’élargir nos frontières sur la planète. Bientôt, de nouveaux buildings s’élèveront sous le Dôme n° 7 ; des plans sont à l’étude pour la création d’un petit parc et même d’un lac qui sera le seul et unique sur Mars, puisque l’eau ne peut en aucun cas subsister sous cette forme à l’air libre.

« Il ne s’agit évidemment que d’un début, et un jour viendra où ceci semblera n’être qu’une bien piètre réalisation, mais c’est un grand pas en avant que cette conquête d’une nouvelle superficie de Mars. C’est aussi l’espace vital pour un millier de personnes de plus. Allô, la Terre, êtes-vous à l’écoute ? Bonne nuit …

La lampe rouge s’éteignit. Le romancier resta assis, les yeux fixés sur le micro, fasciné à l’idée que ses premières paroles, qui franchissaient l’Espace à la vitesse de la lumière, atteignaient seulement la planète mère. Puis il rassembla ses feuilles, se leva et passa par la porte capitonnée dans la cabine de contrôle.

La technicienne lui tendit le téléphone.

— On vous appelle à l’instant, monsieur Gibson. Voilà au moins quelqu’un qui ne perd pas de temps !

— En effet, répondit-il en souriant. Allô, ici Gibson.

— Hadfield à l’appareil. Félicitations, je viens de vous écouter sur notre station locale …

— Je suis heureux d’avoir pu vous satisfaire. Hadfield se mit à rire.

— Vous devez bien penser que j’ai lu la plupart de vos écrits antérieurs. Il est très intéressant d’observer le changement d’attitude.

— Quel changement ?

— Au commencement, c’était « ils » : à présent, c’est « nous ». Ce n’est peut-être pas très clair, mais je crois que vous m’avez saisi ?

Sans lui laisser le temps de répliquer, il poursuivit :

— Voici pourquoi je vous appelais. J’ai pu enfin obtenir un arrangement pour votre voyage à Skia. Un « réaction » se rend là-bas mercredi et nous disposons de trois places à bord. Whittaker vous donnera des détails ; au revoir !

Gibson perçut un cliquetis et ce fut le silence. Tout pensif, mais passablement satisfait, il raccrocha lui aussi.

L’administrateur venait de dire une vérité. Depuis bientôt un mois que Martin était là, ses vues avaient changé du tout au tout. Sa première exaltation n’avait pas duré plus de quelques jours, et le désenchantement correspondant un peu davantage.

À présent, Gibson en savait assez pour considérer la colonie avec un certain enthousiasme, qui n’était d’ailleurs pas motivé par des raisons purement logiques. Martin évitait d’analyser ce sentiment, de crainte de le voir s’évanouir. Cependant, son respect croissant pour ceux qu’il côtoyait, son admiration pour leur compétence et leurs capacités, n’étaient pas étrangers à son évolution intérieure. Les pionniers de Mars étaient non seulement parvenus à subsister sur un monde démesurément hostile, ils avaient encore jeté les bases de la première civilisation extra-terrestre. Plus que jamais, Gibson aspirait à collaborer à leur œuvre, où qu’elle pût les mener.

En attendant, sa première occasion réelle d’explorer Mars était arrivée. Mercredi, il s’envolerait pour Port Schiaparelli, la deuxième ville de la planète, à dix mille kilomètres à l’est, dans le Trivium Charontis. Le voyage avait déjà été prévu pour quinze jours auparavant, mais chaque fois un incident était venu le retarder.

Gibson devait dire à Jimmy et à Hilton de se tenir prêts, car c’étaient eux les heureux élus. Peut-être le jeune homme ne serait-il pas aussi désireux de l’accompagner que par le passé. Il devait sans doute compter les jours qui lui restaient à passer sur Mars, et tout ce qui l’éloignait d’Irène était déplaisant, mais s’il repoussait cette chance unique, Gibson n’aurait plus aucune sympathie pour lui.

— Beau travail, n’est-ce pas ? dit fièrement le pilote. Il n’y en a que six comme celui-là sur Mars. C’est un véritable exploit que d’avoir conçu un appareil qui puisse voler dans cette atmosphère si mince, même si la pesanteur est faible !

Gibson était trop ignorant en aéronautique pour apprécier les caractéristiques les plus subtiles de l’engin, mais il put quand même déceler que les ailes étaient anormalement larges. Les quatre groupes de réacteurs se trouvaient habilement encastrés dans le fuselage, de telle sorte que seuls de très légers renflements trahissaient leur présence. S’il avait vu un semblable appareil sur un aérodrome terrestre, il ne s’en serait pas soucié outre mesure, encore que le puissant train d’atterrissage à chenilles eût été de nature à le surprendre. Cet avion, étudié pour voler vite et loin, pouvait se poser sur toute surface à peu près plane.

Martin monta après Jimmy et Hilton et s’installa le plus confortablement possible dans un espace assez restreint. La plus grande partie de la cabine était occupée par de grandes caisses solidement amarrées ( sans doute un envoi urgent à destination de Skia ), ce qui ne laissait que peu de place aux passagers.

Les moteurs accélérèrent rapidement et leur gémissement aigu approcha de la limite de la perception. Il y eut la relâche habituelle pendant que le pilote auscultait ses cadrans et ses instruments, puis les réacteurs se déchaînèrent à plein régime et la piste commença à fuir sous eux. Quelques secondes plus tard se produisit le rassurant surcroît de puissance des fusées d’envol, qui le projeta sans effort dans le ciel.

L’appareil monta régulièrement dans la direction du sud, puis il vira sur tribord en décrivant une vaste courbe qui l’amena au-dessus de la ville. Gibson se rendit compte que Port Lowell s’était effectivement agrandi depuis la dernière vision aérienne qu’il en avait eue. Le nouveau dôme était encore vide, mais il dominait la cité comme une promesse d’un avenir confortable. Martin put distinguer en son milieu les taches minuscules qu’étaient les hommes et les machines s’activant à creuser les fondations du nouveau building.

Le bolide se redressa pour adopter la direction de l’est et la grande île d’Aurorae Sinus sombra bientôt derrière l’horizon. À part quelques oasis, c’était maintenant le grand désert qui s’étendait sur des milliers de kilomètres.

Le pilote bloqua ses commandes sur le contrôle automatique et vint retrouver ses passagers.

— Nous serons à Charontis dans quatre heures à peu près, annonça-t-il. J’ai peur qu’il n’y ait pas grand-chose à voir en route, sauf peut-être quelques effets de couleurs quand nous survolerons l’Euphrate. Après, c’est le bled plus ou moins complet jusqu’à la Syrtis Major.

Gibson effectua un rapide calcul mental.

— Voyons … étant donné que nous volons vers l’est et que nous sommes partis assez tard, il fera donc nuit quand nous arriverons.

— Ne vous tracassez pas … Dès que nous serons parvenus à quelques centaines de kilomètres de Charontis, nous capterons les signaux de son radiophare. Mars est si petit qu’on peut difficilement faire un long voyage de jour de bout en bout.

— Depuis quand êtes-vous ici ? s’enquit le romancier, qui avait interrompu la prise d’une série de clichés photographiques à travers les hublots d’observation.

— Oh, depuis cinq ans.

— Vous avez toujours volé ?

— La plupart du temps, oui.

— Vous ne préféreriez pas être sur un astronef ?

— Pas particulièrement. Ce n’est pas drôle de se promener dans le néant pendant des mois entiers.

Il adressa un sourire à Hilton qui le lui retourna aimablement, sans montrer pour autant un désir de se joindre à la conversation.

— Est-ce tellement plus passionnant dans votre branche ? insista Gibson avec avidité.

— Oh oui ! Vous avez quand même toujours un paysage sous les yeux, vous n’êtes jamais parti pour très longtemps et vous avez aussi la possibilité de découvrir quelque chose de neuf. Tenez, par exemple, j’ai déjà fait une demi-douzaine d’expéditions au-dessus des pôles, le plus souvent en été, mais l’hiver dernier, j’ai survolé la Mare Boreum : cent cinquante degrés sous zéro, à l’extérieur ! C’est le record officiel pour Mars.

— Je peux le battre assez facilement, attaque Hilton. De nuit, ça descend jusqu’à deux cents degrés au-dessus de Titan2.

C’était la première fois que Gibson l’entendait parler de l’expédition sur Saturne.

— À propos, Fred, demanda-t-il, est-ce que ce qu’on dit est vrai ?

— Que dit-on ?

— Vous le savez bien ! Il paraît que vous allez faire une nouvelle tentative sur Saturne.

Hilton haussa les épaules.

— Ce n’est pas encore décidé : il y a un tas de difficultés. J’espère que nous nous en tirerons quand même, car il serait dommage de manquer une pareille occasion. Vous comprenez, si nous pouvons partir l’année prochaine, nous trouverons Jupiter sur notre route, ce qui nous fournira la première occasion de l’observer de près. Mackay a élaboré une orbite très intéressante. Nous nous approchons, assez près de Jupiter, au cœur même de la zone de ses satellites, et mettons à profit son champ de gravitation de manière qu’en nous faisant contourner la planète, il nous lance dans la direction correcte vers Saturne. Il faudra une extrême précision dans la navigation pour décrire avec exactitude l’orbite que nous désirons, mais c’est faisable.

— Alors, qu’est-ce qui vous retient ?

— L’argent, comme toujours. Le voyage durera deux ans et demi et coûtera environ cinquante milliards. Mars ne peut pas se le permettre, cela entraînerait un déficit double de celui qui existe déjà ! En ce moment, nous essayons de convaincre la Terre pour qu’elle paie la note.

— Elle y viendra, à la longue, dit Gibson, mais n’oubliez pas de m’exposer tous ces faits en détail avant mon départ, afin que j’écrive un papier fumant sur ces politiciens terrestres et leurs économies de bouts de chandelle. Il ne faut pas sous-estimer la puissance de la presse.

La conversation dévia ensuite de planète en planète, jusqu’à ce que Gibson réalisât brusquement qu’il était en train de perdre une magnifique occasion de contempler Mars.

Après avoir obtenu la permission d’occuper le siège du pilote, étant bien entendu qu’il ne toucherait à rien, il se rendit dans le poste de pilotage et s’installa confortablement derrière les commandes.

À cinq mille mètres en dessous, le désert coloré déroulait ses stries à toute vitesse vers l’ouest. L’appareil volait à une altitude qui aurait paru très basse sur Terre, mais il était indispensable de se tenir aussi près de la surface en raison du peu de densité de l’air. Chez lui, Martin était déjà monté à bord d’avions beaucoup plus rapides, mais à des hauteurs d’où le sol restait toujours invisible, et il n’avait jamais ressenti une sensation aussi grisante de vitesse pure. La proximité de l’horizon ajoutait encore à l’effet, car un détail surgissant à la limite de la visibilité défilait sous l’appareil quelques minutes plus tard.

De temps à autre, le pilote venait vérifier la route, mais c’était une simple formalité, car il n’y avait pratiquement rien à faire jusqu’à ce que le voyage fût presque terminé.

À mi-chemin, du café et des rafraîchissements furent servis ; Gibson rejoignit ses compagnons dans la cabine, où Hilton et le pilote discutaient ferme de Vénus, un perpétuel sujet d’irritation pour les colons martiens qui considéraient que c’était perdre son temps que de s’intéresser à cette planète fantasque.

Le soleil était maintenant très bas à l’ouest et les collines, pourtant rabougries, projetaient des ombres démesurées sur le désert. À l’extérieur, la température était déjà tombée en dessous de zéro et continuait à se refroidir rapidement. Les quelques plantes coriaces qui survivaient dans cette solitude presque stérile devaient resserrer étroitement leurs feuilles pour conserver un minimum de chaleur et se défendre contre les terribles rigueurs de la nuit.

Gibson bâilla et s’étira. Le rapide déroulement du paysage produisait un effet proche de l’hypnose auquel il était difficile de résister. Martin décida de sommeiller pendant les derniers moments — une heure et demie environ — du vol.

Il dut être réveillé par une certaine altération de la lumière déclinante. Toujours est-il que, pendant un instant, il eut du mal à croire qu’il ne continuait pas à rêver ; il demeura bouche bée, paralysé par la surprise. Il n’avait plus sous les yeux un décor plat, presque sans physionomie, dont les limites rejoignaient à l’horizon le bleu profond du ciel. Le désert et l’horizon avaient disparu. À leur place s’élevait une chaîne de montagnes cramoisies qui s’étendait du nord au sud aussi loin que portait la vue. Les derniers rayons du soleil couchant se reflétaient sur leurs crêtes, les magnifiant d’une lueur mourante, tandis que la nuit, en rampant vers l’ouest, enveloppait leur pied de son manteau sombre.

De longues secondes durant, la magnificence de la scène la dépouilla de toute réalité et même de toute menace. Puis Gibson sortit de son extase, réalisant soudain qu’ils volaient beaucoup trop bas pour franchir ces pics dignes de l’Himalaya.

Cette sensation de panique dura peu, mais elle fut bientôt suivie d’une terreur infiniment plus grande. À présent que le premier choc s’éloignait de son esprit, Martin se remémorait une vérité qui aurait dû lui apparaître dès le début :

Il n’y avait pas de montagnes sur Mars !


Hadfield était occupé à dicter une note urgente pour le Comité de l’Expansion interplanétaire lorsque la nouvelle arriva. Port Schiaparelli avait attendu le contact quinze minutes après l’heure prévue pour l’arrivée de l’appareil, tandis que le poste de contrôle de Port Lowell patientait dix autres minutes avant de lancer l’avis de retard. Une précieuse unité de la flotte aérienne de Mars était prête à procéder, dès l’aube, à des recherches sur l’itinéraire de vol. La grande vitesse et la basse altitude inévitable rendraient ces investigations très difficiles, mais les télescopes installés sur Phobos prêteraient leur concours dès le lever du satellite, ce qui augmenterait considérablement les chances de succès. La Terre apprit la disparition une heure plus tard, à un moment où il n’y avait pas grand-chose d’autre pour alimenter la presse ou la radio. Gibson aurait été très satisfait de la publicité qui en résulta. Partout, on se mit à lire ses derniers articles avec un intérêt morbide.

Ruth Goldstein ignora tout jusqu’au moment où un éditeur avec qui elle traitait arriva en brandissant le journal du soir. Sur le coup, elle vendit les droits de réimpression de la dernière série des reportages de Gibson la moitié plus cher que ce que sa victime avait l’intention de les payer, puis elle se retira dans sa chambre pour pleurer copieusement pendant une bonne minute. Oui, ces deux événements auraient énormément plu au romancier …

Dans nombre de rédactions, ses textes furent rapidement extraits des archives pour être passés à la composition sans perte de temps. Et à Londres, un éditeur qui avait versé une avance assez considérable à Gibson commença à se sentir très mal à l’aise.

Le cri poussé par Martin résonnait encore dans la cabine quand le pilote atteignit les commandes. Le romancier se trouva brusquement projeté à bas de son siège quand l’avion se redressa dans un sursaut presque vertical, en une tentative désespérée de virer vers le nord. Quand il put se remettre sur pied, il aperçut dans un éclair une falaise orangée, étrangement floue, qui fondait sur eux à quelques kilomètres à peine.

Même dans cet instant de panique, Gibson remarqua que la barrière, dans son rapide mouvement d’approche, avait quelque chose de très curieux ; la vérité lui apparut enfin d’un seul coup. Ce n’était pas une chaîne de montagnes, mais un obstacle non moins périlleux. L’avion fonçait vers un mur de sable porté par le vent et qui s’élevait du désert jusqu’aux limites de la stratosphère.

L’ouragan les atteignit une seconde plus tard. L’appareil reçut un violent soufflet et, à travers la coque isolante, parvint un rugissement aigu et rageur, le son le plus terrifiant que Gibson eût jamais entendu. La nuit les enveloppa aussitôt et ils volèrent, désemparés et impuissants, au milieu d’une obscurité hurlante.

Cela dura cinq minutes, qui parurent une éternité. Puis il y eut un brusque regain de lumière crépusculaire rouge foncé, la coque cessa d’être pilonnée par un millier de marteaux tandis qu’un silence bourdonnant remplissait la cabine. Leur vitesse même les avait sauvés en faisant de l’appareil un véritable projectile qui avait percé le cœur de la tempête. À travers le hublot arrière, Gibson entrevit une dernière fois l’ouragan qui courait vers l’ouest en labourant le désert.

Les jambes en coton, il s’écroula sur son siège avec gratitude et poussa un énorme soupir de soulagement. Il se demanda tout d’abord s’ils n’avaient pas été sérieusement déviés de leur route, puis il se dit que le mal ne serait pas grand, avec les instruments de navigation perfectionnés qui équipaient l’avion.

Ce fut alors seulement, quand ses oreilles ne furent plus assourdies par le vacarme, qu’il reçut son deuxième choc. Les moteurs avaient stoppé !

— Mettez vos masques ! cria le pilote au milieu d’un silence tendu. La coque peut se fendre à l’arrivée au sol !

Très maladroit, Gibson extirpa son équipement respiratoire de dessous son siège et l’ajusta sur la tête. Lorsqu’il eut fini, le sol semblait déjà s’être fort rapproché, encore qu’il fût difficile d’apprécier les distances dans l’éclairage insuffisant de la nuit tombante.

Une colline basse défila et se fondit dans l’ombre. L’avion se cabra pour en éviter une autre, exécuta un saut brusque et spasmodique en effleurant le sol, puis rebondit. L’instant d’après, il reprenait contact et Gibson se raidit dans l’attente de l’inévitable fracas.

Il n’osa se détendre que longtemps plus tard, encore incapable de réaliser qu’ils étaient tous indemnes. Alors, Hilton s’étira sur son siège et ôta son masque pour interpeller le pilote :

— Du beau travail, l’ami ! Et maintenant, qu’est-ce qu’il nous reste à faire à pied ?

Il n’y eut pas de réponse. Au bout d’un moment, le pilote prononça d’une voix brisée :

— Quelqu’un peut-il m’allumer une cigarette ? J’ai la tremblote …

— Voici, dit Gibson en se portant vers l’avant. On peut faire de la lumière à présent, je suppose ?

En chassant la nuit martienne qui les enveloppait, l’éclairage tamisé contribua beaucoup à relever le moral des passagers. Chacun commença à ressentir une satisfaction un peu ridicule, et des plaisanteries assez fades obtinrent un écho qu’elles ne méritaient pas. La joie d’être encore en vie était si grande que les milliers de kilomètres qui séparaient les rescapés de la base la plus proche importaient à peine.

— Une rude tornade, bredouilla Gibson. Est-ce qu’il s’en produit souvent de pareilles ici ? Pourquoi n’avons-nous pas été avertis ?

Le pilote, enfin remis de son ébranlement nerveux, était la proie de pensées tumultueuses ; la perspective menaçante de la commission d’enquête se dessinait dans son esprit. Évidemment, même en pilotage automatique, il aurait dû surveiller la navigation de plus près …

— Je n’ai jamais vu un ouragan pareil, dit-il, et pourtant j’ai fait au moins cinquante voyages entre Port Lowell et Skia. L’ennui, c’est que nous ne savons encore rien de la météorologie martienne. D’ailleurs, il n’y a qu’une demi-douzaine de stations sur la planète : c’est insuffisant pour nous donner un tableau précis.

— Mais Phobos ? Ils n’ont donc pas vu de là-bas ce qui se passait, pour n’avoir rien dit ?

— Phobos n’est pas encore levée, souligna le pilote, après un bref calcul. Je suppose que l’ouragan a pris naissance au-dessus d’Hadès et qu’il est déjà apaisé à l’heure actuelle. Il n’a donc pu passer à proximité de Charontis, ce qui fait que, de là non plus, on n’a pu nous prévenir. C’est un de ces accidents dont la faute n’incombe à personne.

Cette pensée sembla considérablement le réjouir, mais Gibson avait du mal à faire montre d’autant de philosophie.

— En attendant, répliqua-t-il, nous sommes bloqués en plein milieu du bled ! Dans combien d’heures va-t-on nous découvrir ? Existe-t-il une chance de réparer l’appareil ?

— Pas le moindre espoir, les réacteurs sont en loques. Il sont conçus pour travailler dans de l’air, pas dans du sable !

— On ne pourrait pas appeler Skia ?

— C’était possible en altitude, mais plus maintenant. Quand Phobos se lèvera — voyons … dans une heure — , je pourrai appeler l’observatoire, qui sera alors en mesure de nous relayer. C’est ainsi que nous devons opérer ici pour toutes nos relations à grande distance, vous comprenez ? L’ionosphère est trop perméable pour réfléchir les signaux comme sur Terre. En tout cas, je vais m’assurer que la radio est intacte.

Il se porta vers l’avant et entreprit d’ausculter l’émetteur, pendant que Hilton s’occupait de vérifier les radiateurs et la pression de l’air dans la cabine, laissant les deux autres passagers méditer en tête à tête.

— C’est bien ma chance ! explosa Gibson, mi-amusé, mi en colère. Je suis venu sans encombre de la Terre à Mars, soit plus de cinquante millions de kilomètres, et dès que je mets le pied sur un avion, voilà ce qui arrive ! La prochaine fois, je m’en tiendrai aux astronefs !

— Nous aurons au moins l’occasion de raconter quelque chose aux autres en rentrant, déclara Jimmy en souriant. Peut-être pourrons-nous enfin nous livrer à une véritable exploration.

Il regarda à travers le hublot en disposant les mains en abat-jour au-dessus de ses yeux pour les préserver de la lumière ambiante. Le paysage environnant était plongé dans une obscurité complète, à part la tache lumineuse projetée par l’appareil lui-même.

On dirait qu’il y a des collines tout autour ; nous avons eu de la chance de nous poser en un seul morceau. Diable ! voilà une falaise … Encore quelques mètres et nous allions percuter en plein dedans !

— Vous avez une idée de notre position ? cria Gibson au pilote.

Son manque de tact lui valut un coup d’œil glacial.

— À peu près 120 degrés est et 20 degrés nord. L’ouragan ne peut pas nous avoir tellement déviés.

— Alors, nous sommes quelque part dans Aetheria, affirma le romancier en se penchant sur la carte. Oui, la région accidentée signalée ici, sans beaucoup de détails d’ailleurs.

— Pas étonnant, c’est la première fois que quelqu’un se pose dans ce coin. Cette partie de Mars est presque inexplorée ; elle a été entièrement cartographiée par air, c’est tout.

Gibson s’amusa de voir à quel point le visage de Jimmy s’éclairait à cette nouvelle. Le fait de se trouver en un lieu qu’aucun être humain n’avait jamais foulé présentait effectivement un attrait exceptionnel.

— Je n’aime pas jouer les trouble-fête, remarqua Hilton d’un ton qui laissait prévoir que c’était précisément son intention, mais je ne suis pas du tout certain que vous pourrez contacter Phobos, même après son lever.

— De quoi ? se rebella le pilote. L’émetteur est intact, je viens de l’essayer …

— Peut-être, mais avez-vous remarqué où nous sommes ? Nous ne pouvons même pas voir Phobos. Cette falaise doit se trouver au sud par rapport à nous, et elle bouche complètement la vue, ce qui signifie que nos signaux sur ondes ultra-courtes ne parviendront jamais jusque-là. Pis encore, les télescopes de l’observatoire seront impuissants à nous repérer.

Un silence horrifié s’installa dans la cabine.

— Et alors, qu’allons-nous faire ? s’effraya Gibson.

Il eut la terrifiante vision d’un calvaire de mille kilomètres à travers le désert pour gagner Charontis, mais il rejeta immédiatement cette idée de son esprit. On ne pouvait pas emporter assez d’oxygène pour un tel voyage, a fortiori le ravitaillement et l’équipement nécessaires. D’ailleurs, il était impossible de passer la nuit sans protection, sur la surface de Mars, même en cette région proche de l’Équateur.

— Il faudra signaler notre présence d’une autre façon, c’est tout, déclara calmement Hilton. Au matin, nous grimperons sur les collines pour jeter un coup d’œil aux alentours. En attendant, je crois que ce n’est pas la peine de s’en faire.

Il bâilla, s’étira, obstruant la cabine du plancher au plafond.

— Nous n’avons pas de soucis immédiats : il y a de l’air pour plusieurs jours et assez de réserves dans les batteries pour nous chauffer presque indéfiniment. Nous aurons peut-être un peu faim s’il faut rester ici plus d’une semaine, mais je ne crois pas que nous en arriverons là.

Par une sorte de consentement tacite, Hilton avait pris le commandement. Peut-être ne s’en rendait-il pas compte lui-même, mais il devenait à présent le chef du petit groupe. Le pilote lui déléguait sa propre autorité sans arrière-pensée.

— Vous avez dit que Phobos se levait dans une heure ? reprit Hilton.

— En effet.

— Bon. Maintenant, quelle est sa course ? Je ne peux jamais me rappeler le trajet de votre fichue petite lune …

— Elle se lève à l’ouest et se couche à l’est à peu près quatre heures plus tard.

— Alors, elle doit se trouver au sud vers minuit ?

— C’est juste. Bon Dieu ! Cela veut dire que nous ne pourrons même pas la voir ! Elle sera éclipsée pendant au moins une heure !

— Quel satellite ! grogna Gibson. On n’en trouve même pas la trace quand on en a le plus besoin !

— Ça n’a pas d’importance, fit posément l’ingénieur. En sachant avec précision où il est, on ne risque rien en envoyant des signaux de radio au moment opportun. C’est tout ce qu’on peut faire cette nuit. Personne n’a un jeu de cartes, non ? Alors, Martin, si vous nous racontiez quelques-unes de vos histoires ?

C’était là une proposition imprudente, car Gibson saisit la balle au bond.

— Je n’y pense guère, fit-il. C’est plutôt vous qui avez des histoires à raconter.

Hilton se cabra, et le romancier se demanda un instant s’il ne l’avait pas froissé. Il savait que l’astronaute parlait rarement de l’expédition vers Saturne, mais l’occasion était trop belle pour être manquée, et elle ne se représenterait jamais plus. Et puis, comme toutes les relations de grandes aventures, ce récit ferait hausser le moral. Peut-être Hilton le comprit-il, car il s’amadoua et se mit à sourire.

— Vous m’avez drôlement possédé, Martin ! Bon, je veux bien parler, mais à une condition …

— Laquelle ?

— Pas de citations directes, s’il vous plaît !

— Comme si j’avais l’intention d’en faire !

— Et si vous publiez quelque chose, laissez-moi voir le manuscrit auparavant.

— Bien entendu !

C’était encore mieux que ce que Gibson osait espérer. Il n’avait pas eu l’intention d’écrire les péripéties vécues par son compagnon, mais il était heureux de savoir qu’il pourrait les publier s’il le désirait. L’idée qu’il n’en aurait peut-être plus jamais la possibilité ne lui vint même pas à l’esprit.

Derrière les parois de l’appareil, la cruelle nuit martienne régnait partout, une nuit cloutée d’étoiles à l’éclat inerte, acérées comme des épingles. La pâle lueur de Déimos éclairait vaguement le paysage d’une phosphorescence glaciale tandis qu’à l’est, Jupiter, l’astre le plus lumineux du ciel, se levait dans toute sa gloire. Mais à l’intérieur de l’avion désemparé, les pensées des quatre hommes s’envolaient encore à six cents millions de kilomètres plus loin du Soleil.


Nombre de gens étaient toujours intrigués par le fait que l’homme avait déjà exploré Saturne et pas encore Jupiter, pourtant beaucoup plus proche. Mais la distance pure ne comptait pratiquement plus dans les voyages interplanétaires et Saturne avait été atteint grâce à un hasard étonnant, qui semblait trop beau pour être vrai. Dans l’orbite de cette planète évolue Titan, le plus gros satellite du système solaire, qui a environ deux fois la taille de la Lune. En 1944, on découvrit que Titan possédait une atmosphère. Celle-ci n’était pas respirable, mais sa valeur était inestimable, car elle se composait de méthane, l’un des carburants qui conviennent le mieux aux fusées atomiques pour le décollage.

Cette trouvaille créa une situation unique dans les annales du vol intersidéral. Pour la première fois, une expédition pouvait être envoyée sur un monde lointain avec la certitude que le ravitaillement serait possible à l’arrivée.

L’Arcturus et son équipage de six hommes, lancés dans l’espace depuis l’orbite de Mars, atteignirent le système saturnien au bout de neuf mois, avec assez de carburant pour se poser en toute sécurité sur Titan. Les pompes avaient alors été mises en action et le remplissage des grands réservoirs s’était effectué en puisant dans la réserve des innombrables trillions de tonnes de méthane que l’on avait sous la main. Regagnant Titan chaque fois que le plein était nécessaire, l’Arcturus explora un à un les quinze satellites connus de Saturne et suivit même les bords du gigantesque anneau. En quelques mois, on sut plus de choses sur la planète qu’on n’en avait découvert pendant des siècles d’examen au télescope.

Mais il avait fallu payer un lourd tribut. Deux des membres de l’équipage étaient morts, tués par des radiations, à la suite de réparations urgentes à l’un des moteurs atomiques. On les avait inhumés sur Dione, le quatrième satellite. Et puis le chef de l’expédition, le capitaine Envers, fut tué par une avalanche d’air gelé sur Titan ; son corps resta introuvable. Hilton avait alors pris le commandement et il avait pu ramener l’Arcturus intact sur Mars avec l’aide des deux autres survivants.

Gibson connaissait assez bien tous ces détails. Il se revoyait encore à l’écoute des communiqués que la radio, relayée d’un monde à l’autre, déversait chaque jour à travers l’espace. Mais c’était une chose tout à fait différente que d’entendre Hilton raconter son histoire, de sa façon tranquille et curieusement impersonnelle, comme s’il avait été le spectateur plutôt que l’acteur du drame.

Il parla de Titan et de ses compagnons plus petits, les satellites qui entourent Saturne et en font une image réduite du système solaire. Il décrivit comment l’Arcturus avait finalement réussi à se poser sur le satellite le plus proche de tous, Mimas, qui n’est éloigné de Saturne que d’une distance moitié moins grande que celle de la Terre à la Lune.

— Nous descendîmes dans une large vallée, entre deux montagnes, à un endroit où nous étions sûrs de trouver un sol assez résistant. Nous ne voulions pas renouveler notre erreur de Rhéa ! Tout se passa bien et nous revêtîmes nos scaphandres pour tenter une sortie. Il est amusant de voir comme on est impatient dans ces moments-là, même si l’on a déjà souvent mis le pied sur un nouveau monde.

« Naturellement, Mimas n’a pas une pesanteur très forte — un centième seulement de celle de la Terre — mais c’était suffisant pour limiter les rebondissements et pour écarter tout danger d’aller se perdre dans l’espace. La progression me plaisait assez, car avec un peu de patience, nous étions toujours certains de retomber sains et saufs.

« Nous nous étions posés le matin de bonne heure. Il faut vous dire que Mimas a un jour plus court que celui de la Terre. Cet astre tourne autour de Saturne en vingt-deux heures et, comme il a toujours la même face tournée vers la planète, ses jours et ses mois ont la même longueur, comme sur la Lune. Nous étions descendus sur l’hémisphère septentrional, pas très loin de l’Équateur, et la plus grande partie de Saturne se voyait au-dessus de l’horizon. Son aspect était surnaturel. L’immense corne de croissant dressée dans le ciel ressemblait à quelque montagne tordue, haute de milliers de kilomètres.

« Vous avez certainement tous vu les films que nous avons rapportés, en particulier celui qui montre, en couleur et à un rythme accéléré, le rythme complet des phases de Saturne. Malgré tout, je ne pense pas que ces photos aient pu vous donner une idée bien exacte de ce que fut notre vie, avec cette chose énorme présente dans le ciel. Elle était si vaste qu’il était impossible d’en prendre une image complète en une seule fois. En lui faisant face, les deux bras étendus, vous aviez l’impression d’effleurer du bout des doigts les extrémités les plus éloignées des anneaux. On ne les voyait pas bien, parce qu’ils étaient presque sur champ, mais on pouvait toujours dire où ils se trouvaient rien qu’en se basant sur le large bandeau d’ombre qu’ils projetaient sur le paysage.

« Aucun d’entre nous ne se lassait de ce spectacle, qui se modifiait sans cesse à cause de la rotation rapide de la planète. Les formations de nuages ou ce qui en tenait lieu, évoluaient d’un côté à l’autre du disque en quelques heures en se transformant sans arrêt. On y voyait les couleurs les plus merveilleuses, où dominaient les différentes gradations de vert, de brun et de jaune. De temps à autre se produisaient de grandes éruptions lentes. Des masses aussi grosses que la Terre surgissaient alors des profondeurs et s’étalaient paresseusement en une immense tache à mi-chemin autour du globe.

« Il était difficile d’en distraire son regard bien longtemps. Même dans sa première phase, quand Saturne était encore invisible, on devinait sa présence par un grand trou dans les étoiles. J’ai été aussi témoin d’une chose bizarre, que je n’ai pas mentionnée dans mon rapport parce que ce n’était pas une certitude absolue. Une fois ou deux, alors que nous étions dans l’ombre de la planète, et que son disque aurait dû être parfaitement obscur, j’ai cru voir une faible lueur phosphorescente émerger de la face nocturne. Cela ne dura pas longtemps, si jamais ce fut réel. Peut-être était-ce une sorte de réaction chimique qui se produisait dans cette chaudière tournoyante ?

« Ne soyez pas surpris si je vous dis que mon désir le plus cher est de retourner là-bas. Cette fois, je voudrais approcher réellement de Saturne, je veux dire à moins de mille kilomètres. On doit pouvoir y arriver en toute sécurité sans qu’il soit besoin de tellement de puissance. Il faut emprunter une orbite parabolique et se laisser choir comme une comète qui tourne autour du Soleil. Bien sûr, on ne passe vraiment à proximité que quelques minutes, mais c’est suffisant pour faire une quantité d’observations.

« Je voudrais bien aussi retourner sur Mimas et revoir briller l’énorme croissant dans son ciel. Ça vaut le voyage, rien que pour regarder Saturne croître et décroître, et apercevoir les orages qui se donnent la chasse autour de son équateur. Oui, ça vaut la peine, même si je ne devais pas en revenir, cette fois-ci.

Il n’y avait pas d’héroïsme affecté dans cette remarque finale ; c’était un simple exposé de fait, et les auditeurs de Hilton le crurent sur parole. Sous l’empire du charme, chacun se sentait prêt au même pari.

Gibson mit fin au long silence en s’approchant du hublot pour scruter la nuit.

— Peut-on éteindre ? demanda-t-il.

Le pilote accéda à son désir ; l’obscurité redevint totale. Ses compagnons s’approchèrent eux aussi du hublot.

— Regardez, dit le romancier, ici, en allongeant le cou …

La falaise contre laquelle ils reposaient n’était plus un mur d’ombre compact et sans relief. Sur ses crêtes les plus élevées, une lumière neuve jouait, se répandait sur les flancs rocheux et filtrait dans la vallée. Phobos venait de surgir de l’ouest et commençait son ascension météorique vers le sud, amorçant sa course inversée dans le ciel.

De minute en minute, la lumière devenait plus forte et le pilote entreprit d’envoyer ses signaux. L’opération venait à peine de commencer que le pâle clair de lune s’éteignit d’une façon si brutale que Gibson poussa une exclamation d’étonnement. Phobos était entré dans l’ombre de Mars et cesserait de luire pendant près d’une heure. Il était impossible de prévoir si oui ou non le satellite réapparaîtrait au-dessus de la crête de la grande falaise dans une position favorable au repérage de leur émission.

Les rescapés gardèrent espoir. Soudain, la lumière illumina de nouveau les pics, mais cette fois elle venait de l’est. Phobos avait émergé de son éclipse et redescendait à présent vers l’horizon, qu’il atteindrait dans un peu plus d’une heure. Le pilote coupa le contact, dégoûté.

— Ça ne va pas, dit-il, il va falloir essayer autre chose …

— J’y suis ! s’écria Gibson avec excitation. Est-ce qu’on ne pourrait pas transporter l’émetteur au sommet de la colline ?

— J’y ai pensé, mais seul le diable serait capable de le démonter sans outils appropriés. Tout l’appareil, y compris les antennes, fait corps avec la coque.

— De toute façon ; nous ne pouvons pas en faire plus pour ce soir, déclara Hilton. Je suggère que chacun prenne un peu de repos avant l’aube. Bonne nuit à tous !

C’était un conseil excellent, mais malaisé à suivre. L’esprit du romancier continua à travailler, élaborant des plans pour le lendemain. Il ne glissa dans un assoupissement léger que lorsque Phobos eut finalement disparu à l’est et que sa lumière eut cessé de jouer ironiquement sur le haut de la falaise.

Et même alors, il rêva qu’il essayait de tendre une courroie de transmission entre le moteur et le train d’atterrissage afin de permettre à l’avion de couvrir en roulant le dernier millier de kilomètres qui les séparait de Port Schiaparelli …

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