Chapitre VI

Pour Gibson, la traversée s’écoulait avec une sérénité assez agréable. Fidèle à son habitude, il s’était arrangé pour créer une ambiance de confort maximum. ( Il n’entendait pas seulement par-là l’aménagement matériel, mais aussi ses rapports avec les êtres humains qui vivaient avec lui. ) Il avait noirci un nombre de pages satisfaisant, dont quelques-unes étaient très bonnes et la plupart passables, mais il n’espérait pas atteindre son plein rendement avant l’arrivée sur Mars.

Le voyage entrait maintenant dans sa dernière phase et l’on ressentait une inévitable impression de déclin, l’intérêt se relâchait. Cet état de choses persisterait jusqu’à l’alignement sur l’orbite de la planète rouge. Il ne fallait plus rien espérer d’ici là ; toute l’exaltation de l’aventure avait disparu.

Gibson avait connu son dernier sursaut de curiosité le matin où ils perdirent définitivement la Terre de vue. De jour en jour, elle s’était rapprochée davantage des immenses ailes nacrées du halo solaire, comme si elle voulait immoler toutes ses richesses sur le bûcher de Phœbus. En dernier lieu, elle n’était plus visible qu’au travers du télescope, semblable à une minuscule étincelle scintillant hardiment sur le fond éclatant qui devait bientôt l’engloutir.

Ce matin-là, le romancier crut pouvoir la découvrir encore, mais pendant la nuit quelque colossale explosion avait projeté le halo à un demi-million de kilomètres plus avant dans l’Espace, et la Terre avait disparu au milieu du rideau incandescent. Elle ne devait pas réapparaître avant une semaine, et alors elle aurait incroyablement changé.

Si quelqu’un avait demandé à Jimmy Spencer ce qu’il pensait de Gibson, le jeune garçon aurait fourni des réponses assez variées aux différents stades de la traversée.

Tout d’abord, il avait été très intimidé par la présence de ce passager distingué, mais ce sentiment de respect avait disparu assez rapidement. Il fallait porter au crédit du romancier le fait qu’il était complètement dépourvu de snobisme et qu’il n’abusait jamais de sa situation privilégiée à bord de l’Arès. Sous ce rapport, Jimmy le trouvait donc plus accessible que les autres habitants de l’astronef, lesquels étaient tous ses supérieurs à un degré quelconque.

Quand Gibson s’était mis à prendre un sérieux intérêt à l’astronautique, son jeune instructeur avait commencé à le suivre de près une ou deux fois par semaine, en s’efforçant à plusieurs reprises de capter son amitié. Tâche difficile entre toutes, car le romancier ne semblait jamais être le même homme. Certains jours, il était prévenant, délicat et généralement de bonne compagnie, mais en d’autres occasions il était si renfrogné et si morose qu’on le classait facilement comme le plus détestable des occupants de l’Arès.

Quant à ce que Gibson pensait de lui, Jimmy n’en savait pas grand-chose, mais il avait parfois la désagréable impression de n’être considéré que comme un objet pouvant offrir quelque utilité un jour ou l’autre. La plupart de ceux qui connaissaient un peu le vieux célibataire ressentaient cette impression, et beaucoup avaient raison. Pourtant, comme il n’avait jamais cherché à exploiter Jimmy, ces soupçons ne reposaient sur aucun fondement réel.

La formation technique de l’écrivain était un autre aspect déroutant de sa personnalité. En entreprenant ses cours du soir ( ainsi que chacun les appelait ), Jimmy supposait que son élève désirait simplement éviter de magistrales erreurs dans les articles qu’il transmettait à la Terre, mais qu’il n’éprouvait aucun penchant spécial pour l’astronautique. La suite prouva que c’était loin d’être le cas. Le romancier ressentait un besoin presque avide d’explorer les branches les plus abstraites de la science et de demander des preuves mathématiques que son professeur improvisé avait quelquefois du mal à lui fournir. Gibson avait dû posséder de solides connaissances techniques dont il lui restait des fragments. Il ne confia jamais comment il les avait acquises, pas plus qu’il ne donna la moindre raison de ses tentatives forcenées — sanctionnées d’ailleurs d’échecs répétés — de saisir des idées scientifiques beaucoup trop avancées pour lui. Son désappointement, après chaque défaite, était si manifeste que Jimmy s’en désolait pour lui, sauf les jours où Gibson montrait un mauvais caractère et avait tendance à blâmer son instructeur. Il se produisait alors un bref échange de paroles discourtoises ; Jimmy remballait ses livres et la leçon n’était reprise qu’après les excuses du romancier.

D’autres fois, Gibson supportait ces contretemps avec une bonne humeur résignée et changeait simplement de sujet. Il parlait alors de ses propres expériences, de l’étrange jungle littéraire dans laquelle il vivait, un monde de bêtes bizarres et souvent carnivores, dont le comportement intéressait passionnément le jeune garçon. Il était bon narrateur ; il soulignait le scandale et minait les réputations avec une facilité remarquable. Il paraissait le faire sans la moindre malice, mais quelques-unes de ses histoires sur des personnages en vue et distingués eurent le don de choquer extrêmement son prude auditeur. Chose curieuse, les gens qu’il critiquait si volontiers semblaient souvent être ses amis les plus intimes. C’était là une particularité que Jimmy avait du mal à comprendre.

Malgré tous ces avertissements, l’écrivain parlait assez facilement lui-même quand le moment était venu. Un jour, une leçon échoua sur un banc d’équations différentielles et il apparut que la seule ressource imaginable consistait à quitter le navire. Gibson, qui traversait une ère d’amabilité, referma ses livres en soupirant et se tourna vers son jeune compagnon pour remarquer d’un ton anodin :

— Tu ne m’as jamais parlé de toi, Jimmy. En fin de compte, de quel coin d’Angleterre es-tu ?

— De Cambridge. Du moins, c’est là que j’ai vu le jour.

— J’ai très bien connu cette région-là il y a vingt ans. Mais tu n’y demeures plus actuellement ?

— Non, j’avais six ans à peu près quand mes parents sont venus habiter Leeds, dans le Yorkshire, où nous sommes fixés depuis.

— Pourquoi as-tu choisi l’astronautique ?

— C’est plutôt difficile à dire. La science m’a toujours intéressé, et le vol interplanétaire prenait la vedette alors que j’étais encore enfant. Je suppose que j’y suis venu tout naturellement comme je me serais sans doute tourné vers l’aviation si j’étais né cinquante ans plus tôt.

— Ainsi, tu ne t’intéresses au vol intersidéral qu’en tant que problème technique, et non parce que c’est une chose … comment dirais-je ? — susceptible de révolutionner la pensée humaine, d’ouvrir la voie vers de nouvelles planètes, et ainsi de suite ?

Jimmy sourit.

— Je crois que c’est un peu cela. Bien sûr, je m’occupe aussi de ces idées-là, mais c’est le côté technique qui me passionne réellement. Même s’il n’y avait rien sur les planètes, je voudrais encore savoir comment les atteindre.

Gibson hocha la tête d’un air moqueur et affligé.

— Alors, tu vas grandir dans la peau d’un de ces savants insensibles, qui connaissent tout à propos de rien. Encore un homme de valeur de perdu !

— Je suis heureux de vous entendre dire que ce sera une perte, rétorqua Jimmy avec assez d’esprit. Et pourquoi la science vous captive-t-elle, vous ?

Le romancier se mit à rire, mais il y avait une nuance de contrariété dans sa voix quand il répondit :

— Je ne m’intéresse à la science que comme un moyen et non comme une fin.

Cet argument, son jeune compagnon en était sûr, ne reflétait pas du tout la vérité. Mais quelque chose lui conseillait de ne pas creuser le sujet plus avant. D’ailleurs, avant qu’il pût répliquer, Gibson lui posa de nouvelles questions.

L’interrogatoire semblait inspiré par une sollicitude amicale si véritable que Jimmy ne put s’empêcher d’en être flatté ; il se laissa aller à parler librement, avec facilité. Et puis, même si l’on était en train de l’étudier de la façon impersonnelle et médicale d’un biologiste qui contrôle les réactions d’un animal de laboratoire, cela n’avait pas d’importance. Il était enclin à se confier et préférait accorder aux mobiles de l’écrivain le bénéfice du doute.

Il raconta son enfance, puis son adolescence ; Gibson comprit bientôt la nature des nuages occasionnels qui obscurcissaient parfois son caractère enjoué.

C’était une vieille histoire, presque aussi vieille que le monde. La mère de Jimmy était morte alors qu’il n’était guère qu’un bébé, et son père l’avait laissé à la charge d’une sœur mariée. La tante du gamin avait été bonne pour lui, mais il ne s’était jamais senti chez lui parmi ses cousins, gardant l’impression d’être un étranger. Étant rarement en Angleterre, son père ne lui avait jamais été d’un grand secours ; quand il mourut, l’enfant avait à peu près dix ans. Il semblait n’avoir laissé qu’une très légère trace dans la mémoire de son fils qui, chose assez étrange, conservait un souvenir plus net d’une mère qu’il n’avait guère pu connaître.

Une fois la glace rompue, Jimmy parla sans réticence, comme s’il était heureux de se soulager. Au début, Gibson posa quelques questions pour l’inciter à poursuivre, mais ces stimulants se firent de plus en plus rares et devinrent même complètement superflus.

— Je ne crois pas que mes parents s’aimaient vraiment, continua Jimmy. D’après ce que m’a dit tante Ellen, leur union était une erreur, car il y avait eu avant un autre homme et une déception. Mon père servit de consolateur. Oui, je sais que je peux vous sembler cruel, mais il faut vous rappeler que c’est arrivé il y a bien longtemps, et que ça n’a plus beaucoup de signification pour moi à présent.

— Je comprends, murmura Gibson, comme s’il compatissait vraiment. Parle-moi encore de ta maman.

— Son père, c’est-à-dire mon grand-père, était professeur à l’université. Je crois que ma mère a toujours vécu à Cambridge puisque c’est là qu’elle a commencé ses études d’histoire. Oh, tout cela ne peut vraiment pas vous intéresser !

— Si, au contraire, dit le romancier avec empressement. Continue, je te prie.

Et Jimmy continua. Tout ce qu’il disait devait avoir été appris par ouï-dire, mais les images qu’il faisait apparaître étaient étonnamment claires et détaillées. Son auditeur comprit que tante Ellen était bavarde et que son neveu avait été un petit garçon très attentif.

Il s’agissait d’un de ces innombrables romans de l’adolescence, qui fleurissent aussi vite qu’ils se fanent, au cours de ces années qui sont le microcosme de la vie elle-même. Mais celui-ci n’avait pas fini comme tant d’autres. Un jour, la mère de Jimmy — il n’avait pas encore dit son nom — était tombée amoureuse d’un jeune candidat ingénieur qui se trouvait à mi-chemin de sa carrière universitaire. Ce fut une idylle passionnée et l’on prévoyait une union idéale, encore que la jeune fille eût quelques années de plus que son prétendant. Ils en étaient presque au stade des fiançailles quand survint la rupture. Jimmy ne sut jamais ce qui s’était passé au juste. On emmena, dit-on, le jeune homme gravement malade, ou bien victime d’une grande dépression nerveuse. Toujours est-il qu’il ne revint jamais à Cambridge.

— Ma mère ne s’en consola pas, poursuivit-il, en se donnant un air de grande sagesse qui, malgré tout, ne semblait pas déplacé. Mais un autre étudiant l’aimait beaucoup et elle l’épousa. J’ai quelquefois de la peine en pensant à mon père, parce qu’il ne devait rien ignorer de la première aventure. Je ne l’ai jamais beaucoup vu, il était … Qu’y a-t-il, monsieur Gibson, vous ne vous sentez pas bien ?

Le romancier se força à sourire.

— Ce n’est rien, juste une atteinte du mal de l’Espace. Je m’en ressens de temps à autre ; il n’y paraîtra plus dans une minute.

Il souhaitait dire vrai. Depuis des semaines, vivant dans une ignorance totale et se croyant à l’abri des attaques du temps et du hasard, il se dirigeait tête baissée vers une collision avec le Destin. Et maintenant, le choc venait de se produire : les vingt années qu’il avait derrière lui venaient de s’évanouir comme un rêve et il se trouvait, une fois de plus, en face des fantômes de son passé.

— Il y a quelque chose qui ne va pas chez Martin, déclara Bradley en recouvrant le procès-verbal des transmissions d’un large paraphe. Ça ne peut pas provenir d’une nouvelle qu’il a reçue de la Terre, je les lis toutes. Croyez-vous qu’il aurait le mal du pays ?

— Il s’y prend un peu tard, si c’est vraiment ça, répliqua Norden. Après tout, nous serons sur Mars dans une quinzaine. Vous aimez faire de la psychologie en amateur, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, mais qui ne l’aime pas ?

— Moi, par exemple, affirma pompeusement le capitaine. Me mêler des affaires des autres n’est pas un de mes …

Une lueur de curiosité dans les yeux de Bradley l’avertit juste à temps et il coupa sa phrase à mi-course, au désappointement évident de l’autre. Martin Gibson au grand complet, son calepin y compris, venait de faire irruption dans le bureau comme un jeune reporter qui vient assister à sa première conférence de presse.

— Eh bien, Owen, qu’est-ce que vous vouliez me montrer ? demanda-t-il avec avidité.

Bradley s’approcha du panneau récepteur principal.

— À vrai dire, ce n’est pas très impressionnant, précisa-t-il, mais c’est le signe que nous avons dépassé un nouveau jalon et ça me fiche toujours une espèce de choc. Écoutez …

Il pressa le bouton du haut-parleur et augmenta lentement le volume. La pièce se remplit des sifflements et des craquements de la radio qui, au total, faisaient le vacarme d’un millier de poêles à frire en action.

C’était un bruit que Gibson avait entendu fréquemment dans la cabine des transmissions, un bruit qui ne manquait jamais de l’émerveiller malgré son invariable monotonie, car c’était la voix des étoiles et des nébuleuses dont les radiations avaient commencé leur voyage avant même la naissance de l’homme. Au milieu de la jungle de ces crépitements, de ce murmure chaotique, peut-être y avait-il — il devait y avoir — la rumeur de civilisations étranges communiquant ensemble du fond de l’Espace. Malheureusement, leurs voix se noyaient dans le tumulte d’interférences cosmiques que la Nature elle-même produisait.

Pourtant, ce n’était sûrement pas cela que l’on voulait lui faire entendre. En quelques gestes très délicats, l’officier des transmissions procéda à quelques ajustements de réglage tout en fronçant les sourcils.

— Je l’avais sous le nez il y a une minute, j’espère qu’elle n’a pas dérivé. Ah, la voici !

Tout d’abord, Gibson ne put détecter aucune altération dans le tir de barrage sonore. Il remarqua ensuite que Bradley battait la mesure avec la main. Le rythme était assez rapide, deux coups à la seconde à peu près. Guidé par le geste, il perçut bientôt un sifflement ondulant, infiniment faible, qui traversait l’orage cosmique.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Gibson, bien qu’il devinât la réponse à demi.

— C’est le radiophare de Déimos. Phobos en possède un également, mais il n’est pas aussi puissant et nous ne pouvons le capter pour l’instant. Quand nous serons plus proches de Mars, grâce à eux, il sera possible d’être fixé sur notre position, à quelques centaines de kilomètres près. Nous sommes à une distance dix fois supérieure à leur portée pratique, mais c’est bon à savoir.

« Oui, pensa Gibson, c’est bon à savoir. » Bien sûr, cette aide de la radio n’était pas essentielle puisqu’on voyait l’objectif en permanence, mais elle simplifiait quelques problèmes de navigation. En écoutant les yeux mi-clos cette faible pulsation, parfois presque noyée dans le vacarme, il imaginait ce que devaient éprouver les marins de l’ancien temps en apercevant pour la première fois les lumières d’une côte.

— Je crois que ça suffit, dit Bradley en coupant la réception. En somme, poursuivit-il, au milieu du silence, je suppose que c’est pour vous un nouveau sujet à exploiter. Tout était bien calme ces temps-ci, n’est-ce pas ?

Il surveillait attentivement le romancier, mais celui-ci resta silencieux. L’air absent, il se borna à griffonner quelques mots sur son calepin, remercia Bradley avec une courtoisie inaccoutumée et s’en retourna vers sa cabine.

— Vous avez raison, reconnut Norden, après son départ. Il a dû arriver quelque chose à Martin. Je ferais bien d’en toucher un mot au toubib.

— Pas la peine, je ne pense pas que ça puisse s’arranger avec des pilules. Il vaut mieux le laisser se remettre tout seul.

— Vous avez peut-être raison, dit le capitaine à regret, mais j’espère quand même que ça lui passera vite.


Il y avait maintenant presque une semaine que cela durait. Le choc initial qu’avait ressenti Gibson, en découvrant que Jimmy Spencer était le fils de Kathleen Morgan, s’estompait déjà, mais les effets secondaires commençaient à le travailler. Parmi eux, figurait un sentiment d’irritation de voir qu’une chose pareille lui arrivait, à lui ! C’était une violation si flagrante de la loi des probabilités qu’un événement de ce genre ne se serait jamais produit dans un de ses romans ; mais la vie n’a aucun sens artistique et l’on ne peut vraiment rien y faire.

Cette contrariété puérile disparut bientôt pour faire place à un malaise plus profond. Toutes les émotions qu’il avait cru définitivement enterrées, sous vingt années d’activité fiévreuse, remontaient à la surface comme des créatures sous-marines massacrées par une éruption au fond de l’océan. Sur Terre, il aurait pu s’échapper en se perdant une fois de plus dans la foule, mais ici, il était traqué sans retraite possible.

Inutile de prétendre que rien n’avait changé, ou de dire : « Je savais bien que Kathleen et Gérald avaient un fils ! Alors, quelle est la différence, à présent ? » La différence était considérable. Chaque fois qu’il apercevait Jimmy, le passé lui revenait et — chose pire encore — Martin voyait l’avenir tel qu’il aurait pu exister. Le problème le plus urgent était de faire face à cet état de choses et de maîtriser cette nouvelle situation. Il n’y avait qu’une manière d’y parvenir et l’occasion ne serait pas longue à se présenter.

Un jour que Jimmy revenait de l’hémisphère austral et qu’il circulait le long du pont d’observation, il aperçut Gibson assis devant un hublot, les yeux perdus dans le vide. Sur le coup, il pensa ne pas avoir été vu. Il décida de ne pas troubler sa méditation quand le romancier l’interpella.

— Hello, Jimmy ! As-tu un moment de libre ?

Le travail ne manquait pas, mais sachant que quelque chose n’allait pas chez son ami, le jeune homme comprit qu’il avait besoin de sa présence. Il vint alors s’asseoir à son côté, sur le banc installé dans la niche d’observation, et c’est là qu’il apprit la vérité, du moins ce que Gibson jugea nécessaire d’en divulguer entre eux.

— Jimmy, je vais te confier un secret qui n’est connu que de quelques personnes. De toute façon, ne me pose aucune question avant que j’aie terminé.

« Alors que je n’avais même pas ton âge, je voulais devenir ingénieur. À cette époque, j’étais un garçon très calé et je n’eus aucune difficulté à entrer au collège en passant les examens habituels. N’ayant pas d’idée bien arrêtée au sujet d’une spécialité, je choisis le cours de mécano-physique générale, qui s’étalait sur cinq ans, une nouveauté à ce moment-là. J’obtins des résultats appréciables au cours de la première année, des notes suffisamment bonnes pour m’encourager à faire mieux la prochaine fois. Pendant la seconde année, sans être brillant, je fournis un travail bien au-dessus de la moyenne. Au cours de la troisième année, je tombai amoureux. Ce n’était pas précisément la première fois, mais je savais que celle-ci était la bonne.

« Tomber amoureux pendant ses études peut être une bonne ou une mauvaise chose, tout dépend des circonstances. S’il s’agit d’un simple flirt, l’influence n’est pas très grande dans un sens ni dans l’autre, mais si c’est sérieux, il y a deux possibilités.

« Ou bien l’effet est stimulant et donne la volonté de faire de son mieux pour montrer que l’on est meilleur que les autres ; ou bien on met trop de sentiment dans l’affaire ; seul l’amour importe, et alors vos études tombent en miettes. C’est ce qui m’est arrivé.

Gibson sombra dans un silence méditatif, tandis que Jimmy jetait un coup d’œil à la dérobée sur la silhouette assise dans la pénombre à côté de lui.

Sur la face nocturne de l’astronef, l’éclairage des lampes du couloir avait été adouci pour permettre d’admirer les étoiles dans toute leur incomparable splendeur. La constellation du Lion était juste au-dessus et, en plein dans son centre, étincelait le gros rubis qui était leur objectif. Après le soleil, Mars était devenu le plus brillant de tous les corps célestes et déjà son auréole commençait à être visible à l’œil nu. La chaude lumière cramoisie se reflétait sur le visage du romancier et lui conférait un air satisfait, joyeux même, tout à fait incompatible avec son état d’esprit réel.

Ne peut-on jamais échapper à ses souvenirs ? Aussi nettement que vingt ans plus tôt, Gibson revoyait l’avis apposé dans le porte-affiche de la faculté : « Le doyen de la section de mécanique désire voir M. Gibson à son bureau à 3 heures. » Bien sûr, il avait dû attendre jusqu’à 3 h 15, mais cela n’y changea rien. Aurait-ce été aussi pénible si le doyen s’était montré sarcastique, glacial, distant, ou même s’il s’était mis en colère ? Martin détaillait encore le bureau où régnait un ordre inhumain, avec la secrétaire qui tapait sur sa machine dans un coin en affectant de ne rien entendre.

( Au fond, peut-être n’affectait-elle rien du tout ? La situation ne devait pas être aussi nouvelle pour elle que pour lui. )

Il aimait et respectait le doyen pour ses manières raffinées : il savait qu’il venait de le décevoir profondément, et ressentait doublement le désastre causé par son échec. Le vieil homme avait adopté son attitude favorite en pareil cas ; elle consistait à montrer plus de peine que de courroux, mais les effets s’étaient révélés plus durs qu’il ne le supposait ou qu’il ne le voulait. Le doyen lui avait offert une nouvelle chance, mais Gibson ne devait jamais la saisir.

Les choses s’aggravèrent encore, par la suite, bien qu’il eût honte de l’admettre, du fait que Kathleen s’était assez bien sortie de ses examens. Après la publication des résultats, il évita la jeune fille pendant plusieurs jours ; lorsqu’ils se rencontrèrent à nouveau, Martin l’avait déjà identifiée avec la cause de sa défaite.

Avec le recul du temps, Gibson voyait cette affaire avec plus d’objectivité. Aimait-il vraiment, s’il était disposé à sacrifier Kathleen pour la sauvegarde de sa dignité personnelle ? Car c’était bien cela, et il avait tenté d’en reporter le blâme sur elle.

La suite était inévitable. Ce fut la brouille ; elle survint au cours de leur dernière grande randonnée à bicyclette à la campagne, leur retour eut lieu par des chemins séparés. Il y eut aussi ces lettres qui ne furent pas ouvertes, et surtout celles qui ne furent pas écrites. Il y eut encore une infructueuse tentative pour revoir Kathleen lors de sa dernière journée à Cambridge, n’eût-ce été que pour un dernier adieu. Même cela avait échoué, le message n’ayant pas atteint l’étudiante en temps voulu. Gibson attendit en vain son arrivée sur le quai, jusqu’à la dernière minute. Le train bondé de joyeux étudiants s’était étiré bruyamment hors de la gare, laissant derrière lui Cambridge et Kathleen. Gibson n’avait jamais revu ni l’un ni l’autre.

Il était inutile de parler à Jimmy des tristes mois qui suivirent. Saurait-il jamais ce que cachaient ces simples mots : « J’eus une dépression nerveuse et on me conseilla d’interrompre mes études » ?

Le docteur Evans avait bien remonté Martin et ce dernier lui en gardait une éternelle reconnaissance. Ce fut Evans qui le persuada d’écrire pendant sa convalescence ; les résultats les surprirent tous les deux. ( Combien savaient que son premier roman avait été dédié à son psychiatre ? Après tout, puisque Rachmaninov en avait fait autant pour son Concerto en ut mineur, pourquoi pas lui ? )

Le médecin lui donna une nouvelle personnalité et une vocation qui allait lui permettre de reconquérir sa confiance en lui-même, mais il ne pouvait restituer un avenir perdu. Toute sa vie, Gibson envierait ceux qui avaient terminé ce que lui n’avait fait que commencer, ceux dont le nom s’accompagnait de titres qu’il ne posséderait jamais, ou qui poursuivaient leur carrière dans des activités irrémédiablement interdites pour lui.

Si son affliction n’avait pas eu de racines plus profondes, le mal n’aurait pas été grand, mais il avait rejeté la faute sur Kathleen pour ménager son propre orgueil, et toute son existence s’en trouvait faussée. Il associa définitivement Kathleen à l’échec et au déshonneur, et avec elle toutes les femmes. À part quelques liaisons qui n’avaient été prises au sérieux par aucun des partenaires, il n’avait jamais retrouvé l’amour, et il savait désormais que c’en était fini. Le fait de connaître son mal ne l’avait guère aidé à trouver le remède.

Bien sûr, il n’était pas nécessaire de révéler tous ces détails au jeune garçon. Mieux valait lui décrire les faits dans toute leur nudité et lui laisser deviner ce qu’il pourrait. Un jour, peut-être, Martin lui en dirait plus long, mais cela dépendait de beaucoup de choses.

Lorsqu’il eut terminé, Gibson fut surpris d’être en proie à une telle nervosité, dans l’attente des réactions de son confident. Il se demanda si le jeune homme avait compris le sens caché de ses paroles, s’il répartissait en lui-même les reproches avec équité, s’il allait exprimer de la sympathie, de la colère ou plus simplement de l’embarras. Brusquement, il devenait primordial de gagner son estime et son amitié. C’était de cette seule façon que Martin pourrait satisfaire sa conscience en apaisant les voix accusatrices du passé.

Le visage du jeune stagiaire se trouvait dans l’ombre et l’on ne pouvait déchiffrer son expression. Une éternité sembla s’écouler avant qu’il ne rompît le silence.

— Pourquoi m’avoir dit cela ? murmura Jimmy.

Sa voix était complètement neutre, vide de bienveillance comme de ressentiment.

Gibson hésita avant de répondre. Lui-même ne s’expliquait que difficilement les raisons qui l’avaient poussé à parler.

— Il fallait que je te le dise, c’est tout, prononça-t-il. Je n’aurais pas retrouvé ma tranquillité d’esprit sans cela. Et puis … j’ai cru que ce pouvait être utile, aussi.

Une fois de plus, il y eut un silence pesant, puis Jimmy se leva avec lenteur.

— Je dois méditer vos paroles, dit-il d’un ton encore dépourvu d’émotion. Je ne sais quoi vous dire pour l’instant …

Son départ laissa Gibson dans un état d’incertitude et de confusion extrêmes, et il était bien près de croire qu’il venait de se rendre ridicule. Le sang-froid du garçon, son manque de réaction l’avaient désemparé et il nageait dans le désarroi le plus complet. Il n’était sûr que d’une chose : c’est qu’il venait de faire un grand pas vers le soulagement de sa conscience.

Mais il avait encore caché beaucoup de choses à Jimmy. Il est vrai qu’il en ignorait tant lui-même !

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