Chapitre VII

— C’est complètement idiot ! tempêta Norden de l’air d’un chef viking en colère. Il me faut une explication ! Nom d’une pipe, il n’existe pas de possibilités d’accostage convenables sur Déimos ; où croient-ils que nous allons décharger la cargaison ? Je vais appeler l’administrateur, et ça va barder !

— À votre place, je n’en ferais rien, déclara Bradley d’une voix traînante. Vous avez remarqué la signature ? Ce n’est pas une instruction de la Terre en transit par Mars, elle vient tout droit du bureau de l’administrateur. Le vieux est peut-être un drôle de type, mais il ne fait rien sans avoir de bonnes raisons.

— Citez-m’en seulement une !

Bradley haussa les épaules.

— Comment le pourrais-je ? Je ne dirige pas les destinées de Mars, moi … Nous saurons bientôt de quoi il retourne. ( Il ricana. ) Je me demande comment Mac va prendre ça. Il va falloir qu’il calcule une nouvelle fois notre orbite d’approche.

Norden se pencha sur le tableau de bord, manipula un bouton.

— Hello, Mac. Ici, c’est le patron. Tu me reçois bien ?

Il y eut un court silence, puis la voix de Hilton vibra dans le haut-parleur.

— Mac n’est pas là pour l’instant. Il y a un message pour lui ?

— Oui, tu pourras le lui redire si tu veux. Mars nous donne l’ordre de changer le cap ; on nous détourne de Phobos sans nous donner la moindre explication. Demande à Mac de calculer une orbite pour Déimos et de me la transmettre dès qu’il pourra.

— Je ne comprends pas ! Déimos n’est qu’un amas de montagnes, pourquoi ne pas …

— Oui, nous nous sommes aussi posé des tas de questions. Peut-être daignera-t-on nous renseigner là-bas. Dis à Mac de me contacter dès que possible. Veux-tu ?

Le docteur Scott apprit la nouvelle à Gibson au moment où le romancier apportait les dernières retouches à l’un de ses articles hebdomadaires.

— Vous connaissez la dernière ? s’exclama-t-il, hors d’haleine. Nous sommes détournés sur Déimos. Le patron est furibond, car ça peut signifier un retard d’un jour pour nous !

— Personne ne connaît le motif ?

— Non, c’est le mystère complet. Nous l’avons demandé, mais Mars ne veut rien dire.

Gibson se gratta la tête, examinant et rejetant une demi-douzaine de suppositions. Il savait que Phobos, la lune intérieure, servait de base depuis que la première expédition était parvenue sur Mars. Située à six mille kilomètres seulement de la surface de la planète, et pourvue d’une pesanteur inférieure à un millième de celle de la Terre, elle remplissait les conditions idéales. Les astronefs de construction légère pouvaient en toute sécurité prendre contact avec un monde où leur poids total était de moins d’une tonne et où il fallait plusieurs minutes pour tomber de quelques mètres. Un petit observatoire, une station de radio et quelques constructions pressurisées complétaient les charmes du minuscule satellite, dont le diamètre n’était que d’environ trente kilomètres. Déimos, plus petite et plus distante, ne comportait comme équipement qu’un radiophare automatique.

L’Arès devait accoster dans moins d’une semaine. Déjà, Mars se présentait comme un petit disque révélant des accidents superficiels même à l’œil nu. Les télescopes ne chômaient plus, et les discussions allaient bon train au-dessus des cartes et des photographies.

Gibson avait emprunté une vaste projection de Mercator de la planète ; il commençait à apprendre les noms des principales caractéristiques du relief martien ; la plupart avaient été discernés plus d’un siècle auparavant par des astronomes qui n’imaginaient pas que les hommes en feraient un jour un usage quotidien. Comme leur esprit était poétique, à ces anciens cartographes, pour choisir de tels mots dans la mythologie ! Deucalion, Élysée, Euménides, Arcadie, Atlantides, Utopie, Éos.

La route de l’Arès coupait maintenant l’orbite de la planète et, dans quelques jours, les moteurs se mettraient à enrayer la vitesse acquise par l’appareil. La variation de vélocité nécessaire pour dévier de l’orbite de Phobos à celle de Déimos était insignifiante, mais elle avait pourtant demandé plusieurs heures de travail à Mackay.

À chaque repas, la discussion portait sur un sujet unique : le travail qui attendait l’équipage à l’arrivée. On expliqua à Gibson, non sans une certaine aigreur, qu’il pourrait débarquer immédiatement puisqu’il voyageait pour son plaisir, lui, mais que ses amis devraient demeurer plusieurs jours sur Déimos pour procéder à la vérification de l’astronef et veiller au déchargement correct de la cargaison.

Les projets du romancier pouvaient se résumer en une seule phrase : voir autant de choses que possible. C’était peut-être faire preuve d’optimisme que de s’imaginer qu’on peut visiter une planète entière en deux mois, malgré les affirmations répétées de Bradley tendant à faire croire que deux jours suffisaient largement pour Mars.

L’agitation causée par la fin imminente de la traversée avait, dans une certaine mesure, arraché Gibson à ses préoccupations personnelles. Il rencontrait Jimmy une demi-douzaine de fois par jour, au mess ou ailleurs, mais ils n’avaient jamais repris leur étrange conversation.

Un certain temps, le romancier avait cru que son confident l’évitait exprès, mais il se rendit bientôt compte que ce n’était pas tout à fait le cas. Comme les autres membres de l’équipage, le jeune surnuméraire était très occupé pendant la dernière phase du voyage, car Norden voulait accoster avec un appareil en parfaite condition ; une vaste opération de révision et de nettoyage était déclenchée.

Pourtant, malgré son travail, Jimmy avait passablement médité les paroles de Gibson. Il avait d’abord éprouvé du ressentiment, et même une certaine colère, envers l’homme qui était responsable du malheur de sa mère. Mais au bout d’un moment, il commença à comprendre le point de vue du coupable et à voir plus clair dans ses sentiments réels. Il était assez futé pour deviner que Martin lui avait non seulement caché une bonne partie de la réalité, mais aussi qu’il avait présenté le cas sous le jour le plus favorable pour lui. Toutefois, l’écrivain semblait regretter sincèrement le passé, et son plus cher désir était de réparer le plus de dommages possible, même avec une génération de retard ; c’était visible.

Ce fut une étrange sensation que de ressentir à nouveau les effets progressifs de la pesanteur et d’entendre le grondement lointain des moteurs quand l’Arès réduisit sa vitesse pour l’accorder sur la vélocité beaucoup plus faible de Mars. La manœuvre ainsi que les changements de cap définitifs prirent plus de vingt-quatre heures.

Lorsque tout fut terminé, la planète offrait à la vue un disque douze fois plus gros que celui de la Lune observée de la Terre, tandis que Phobos et Déimos avaient l’aspect de minuscules étoiles dont le mouvement pouvait être nettement décelé après quelques minutes d’observation.

Gibson n’avait jamais songé vraiment à quelle sorte de rouge appartenaient les immenses déserts de Mars. Le simple mot de « rouge » ne donnait aucune idée de la variété des couleurs existant sur cette boule qui grossissait lentement. Quelques régions étaient presque écarlates, d’autres d’un jaune brun, mais la nuance la plus commune était celle de la poussière de brique.

L’hémisphère austral de l’astre connaissait la fin du printemps ; la calotte polaire s’était réduite au point de ne plus présenter que les quelques taches de blancheur luisante de la neige encore attardée à ces altitudes. La large ceinture de végétation, entre le pôle et le désert, était en majeure partie d’un vert pâle et bleuâtre, mais on découvrait pratiquement toute la gamme imaginable des nuances sur la surface entière du disque bigarré.

L’Arès pénétra dans l’orbite de Déimos à une vitesse relative de moins de mille kilomètres-heure. Devant l’astronef, le minuscule satellite présentait déjà la forme d’une sphère qui augmentait de volume au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, jusqu’à paraître aussi gros que Mars lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques centaines de kilomètres. Mais quel contraste avec sa grande voisine ! Pas de riches teintes rouges et vertes, mais un obscur chaos de rocs, de montagnes, dressé vers les étoiles selon divers angles, sur ce monde où la pesanteur était quasiment nulle.

Les cruels rochers se rapprochèrent et défilèrent sous eux tandis que l’Arès poursuivait prudemment sa course descendante vers le radiophare dont Gibson avait naguère perçu l’appel. Il ne tarda pas à découvrir, sur une surface presque plate à plusieurs kilomètres en contrebas, les premiers signes de la présence de l’homme sur ce monde stérile.

Deux rangées de pylônes verticaux jaillissaient du sol, supportant entre eux un réseau de câbles. Presque imperceptiblement, l’Arès s’abaissa vers Déimos. Les fusées principales avaient été réduites au silence depuis longtemps puisque les petits propulseurs pouvaient se charger sans difficulté des quelques centaines de kilogrammes qu’était, ici, le poids effectif de l’appareil.

Il fut impossible de déceler l’instant du contact. Seul, le brusque silence des propulseurs avertit Gibson que la traversée était terminée et que l’Arès reposait déjà sur le berceau préparé pour lui. Évidemment, vingt mille kilomètres restaient à accomplir pour atteindre Mars, soit une journée de voyage à bord de l’une des petites fusées qui montaient déjà à leur rencontre, mais, en ce qui concernait l’astronef, la randonnée avait pris fin.

Le romancier quitta le pont d’observation pour se hâter vers le poste de pilotage, qu’il avait évité à dessein au cours de ces dernières heures d’intense activité. Martin remarqua qu’il ne pouvait plus se déplacer avec autant de facilité, car l’influence de l’infime champ de gravitation de Déimos était juste suffisante pour contrarier ses mouvements instinctifs, de sorte qu’il devait en faire une estimation consciente. Il se demanda quelle impression il ressentirait quand il devrait de nouveau subir un champ de gravitation normal. À présent qu’il considérait comme banal le fait de ne rien peser du tout, il avait du mal à croire que trois mois plus tôt, la perspective d’être aussi léger que l’air lui paraissait étrange et insolite. Quelle faculté d’adaptation possédait le corps humain !

L’équipage au complet était assis autour de la table aux cartes dans une attitude bourgeoise et satisfaite.

— Vous arrivez juste à temps, Martin, dit Norden d’un ton enjoué. Nous allons célébrer une petite fête. Allez chercher votre appareil, vous prendrez quelques photos au moment où nous porterons un toast à la santé du vieux rafiot.

— Ne buvez pas tout avant mon retour ! lança Gibson avant de s’éclipser à la recherche de son Leica.

Quand il revint, le docteur Scott était en train de tenter une expérience intéressante.

— J’en ai assez de cette façon de boire la bière en la faisant gicler d’une poire en caoutchouc, expliquait-il. Maintenant que nous en retrouvons la possibilité, je veux la verser proprement dans un verre. Voyons combien de temps il va me falloir.

— Elle sera éventée avant d’arriver à destination, prédit Mackay. Voyons voir … le carré d’environ un demi-centimètre par seconde, tu verses d’une hauteur de …

Il s’abîma dans un profond calcul.

Cependant, l’opération avait déjà fait des progrès. Scott tenait la boîte en fer-blanc à environ trente centimètres au-dessus de son verre et, pour la première fois depuis trois mois, le terme « au-dessus » prenait une signification, si petite fût-elle. En effet, avec une incroyable lenteur, et si paresseusement qu’on l’aurait pris pour du sirop, le liquide ambré s’échappait du trou percé dans la boîte. Un mince filet s’allongea vers le bas, imperceptible tout d’abord, puis avec une rapidité croissante. Un temps infini sembla s’écouler avant qu’il atteigne le verre. Alors une grande acclamation salua le premier contact et le niveau du liquide commença à s’élever dans le fond du récipient.

— … Je viens de calculer qu’il lui faudrait cent vingt secondes pour arriver là, annonça la voix de Mackay au-dessus du tumulte.

— Alors, tu ferais mieux de revoir tes chiffres, répliqua Scott. Pas question de deux minutes, elle est déjà arrivée !

— Hein ? rugit l’autre, stupéfié, en réalisant avec retard que l’expérience était terminée.

Il vérifia rapidement ses estimations et l’on vit soudain son visage s’éclairer quand il découvrit avoir mal placé une virgule.

— Quel idiot je fais ! Il est vrai que je n’ai jamais été bien fameux en calcul mental. Naturellement, il fallait comprendre douze secondes.

— Et dire que c’est l’homme qui nous a emmenés sur Mars ! s’exclama quelqu’un d’un ton stupéfait. Je préfère m’en retourner à pied !

Personne ne parut enclin à renouveler la tentative de Scott qui, bien qu’intéressante, avait peu de signification. Chacun se mit à absorber une quantité respectable de bière de la manière « normale », et la réunion s’égaya de plus en plus. Le docteur Scott conta en entier la légende de la navigation interplanétaire. C’était un prodigieux exploit de mémoire qui commençait ainsi :

— Ce fut l’astronef Vénus qui …

Gibson suivit pendant quelque temps les aventures de cet appareil trop bien nommé et de son ingénieux équipage, mais l’atmosphère commençant à devenir trop confinée pour lui, il s’éclipsa dans l’intention de reposer ses esprits. Presque instinctivement, il se dirigea vers son coin favori, le pont d’observation.

Il dut s’amarrer à sa place, de crainte que la légère mais persistante attraction de Déimos ne vînt à l’en déloger. Mars, plus qu’à demi pleine et grossissant lentement, s’étalait sous ses yeux. Là-bas, les préparatifs d’accueil devaient déjà être en cours et, à cet instant même, les fusées montaient certainement vers Déimos pour transborder les hommes de l’Arès.

Quatorze mille kilomètres plus bas, mais encore à six mille kilomètres au-dessus de Mars, Phobos passait sur la face obscurcie de la planète en brillant d’une lumière ardente sur le fond du croissant qui éclipsait les étoiles.

Que se passait-il au juste sur cette petite lune ? Gibson se posa la question sans trop de conviction ; il le saurait bientôt, à présent. En attendant, il allait parfaire ses connaissances en astronomie. Voyons … il avait ici la fourchette double du Sinus Meridiani ( très commode, cela, en plein sur l’Équateur et à la longitude zéro ), et plus à l’est, c’était la Syrtis Major. En partant de ces deux importants jalons, il pouvait trouver les plus petits détails. Margaretifer Sinus se révélait très nettement aujourd’hui, mais on voyait un amas de nuages sur Xanthe, et …

— Monsieur Gibson !

Il sursauta et regarda autour de lui.

— Ah ! C’est toi, Jimmy ? Tu en as donc assez, toi aussi ?

Les joues colorées du jeune garçon témoignaient qu’il était probablement à la recherche d’air frais. Il s’avança en vacillant un peu, prit place dans la niche d’observation et resta un moment à contempler Mars comme s’il ne l’avait encore jamais vue, puis il secoua la tête d’un air désapprobateur.

— C’est terriblement gros, prononça-t-il, sans s’adresser à personne en particulier.

— Allons, ce n’est pas aussi gros que la Terre ! protesta Gibson. En tout cas, ta réflexion n’a aucun sens, si tu ne précises pas l’étalon sur lequel tu te bases. En somme, quelles dimensions lui supposais-tu au juste ?

Jimmy ne s’était visiblement jamais posé la question, et il réfléchit profondément pendant quelques instants.

— Je n’en sais rien, fit-il assez tristement, mais c’est vraiment trop vaste. Tout est trop vaste.

Cette conversation ne les mènerait nulle part, songea le romancier. Il fallait changer de sujet.

— Qu’est-ce que tu as l’intention de faire en arrivant là-bas ? Tu as deux mois devant toi avant le retour de l’Arès.

— Oh, je pense visiter Port Lowell et jeter un coup d’œil sur le désert. J’aimerais faire un peu d’exploration, si c’était possible …

Une idée très intéressante, se dit Gibson. Mais il savait qu’une exploration digne de ce nom, sur Mars, ne constituait pas une entreprise facile et qu’elle demandait un équipement important, des guides expérimentés. Il était peu probable que Jimmy pût se joindre à l’une des expéditions scientifiques qui quittaient de temps à autre les installations fixes.

— J’ai une idée, dit-il. On doit, paraît-il, me montrer tout ce que je désire. Peut-être me sera-t-il possible d’organiser quelques voyages vers Hellas ou Hespéria, où personne n’est encore allé. Aimerais-tu m’accompagner ? Qui sait, nous pourrions rencontrer des Martiens !

C’était la suprême blague sur Mars, depuis le jour où les premières fusées étaient revenues avec la décevante nouvelle que, tout compte fait, on n’y trouvait pas la moindre trace d’habitants. Mais nombreux étaient ceux qui, contre toute évidence, croyaient à la présence d’une vie intelligente, quelque part dans les nombreuses régions inexplorées.

— Oui, murmura Jimmy. Ce serait une bonne idée. Après tout, personne ne m’en empêche : mon temps m’appartient dès l’arrivée, c’est précisé dans le contrat.

Il avait prononcé ces dernières paroles d’un ton plutôt agressif, comme pour l’édification d’un supérieur pouvant être à l’écoute. Gibson trouva plus sage de ne rien répondre. Le silence se prolongea quelques minutes. C’est alors que le corps de Jimmy quitta la logette d’observation et se mit à glisser tout doucement le long de la paroi inclinée. Gibson le rattrapa presque aussitôt, et il eut tôt fait de fixer deux des poignées élastiques de la cloison à ses vêtements. Somme toute, Jimmy pouvait dormir là aussi confortablement qu’ailleurs. Et puis, Martin était trop fatigué lui-même pour le transporter sur sa couchette.

Est-il vrai que nous ne sommes vraiment nous-mêmes qu’en sommeillant ? Complètement détendu, le visage du jeune garçon avait une expression paisible et satisfaite, à moins que ce ne fût la lumière vermeille de la grande planète qui luisait au-dessus d’eux qui lui donnât cette apparence de bien-être.

Gibson espéra qu’il ne s’agissait pas seulement d’une illusion. D’ailleurs, la conduite du jeune homme était significative, puisqu’il avait finalement recherché sa présence. Mais il n’était pas dans son assiette et il pourrait avoir oublié la rencontre le lendemain matin ; toutefois, c’était peu probable.

Jimmy avait décidé, peut-être encore inconsciemment, de donner à Gibson une nouvelle chance. Ce dernier était à l’essai, en quelque sorte.

Gibson fut réveillé le lendemain par un vacarme infernal qui résonnait dans ses oreilles. On aurait dit que l’Arès allait s’écrouler en morceaux autour de lui. Il s’habilla en hâte et se précipita dans le couloir. Il y rencontra Mackay qui, sans s’arrêter pour lui donner des explications, lui cria en passant :

— Les fusées sont là ! La première redescend dans deux heures. Vous feriez bien de vous préparer, c’est celle que vous devez prendre !

Le romancier se gratta la tête d’un air un peu niais.

— On aurait dû me le dire, grommela-t-il.

Il se rappela alors qu’on l’avait bien prévenu ; lui seul était à blâmer. Il retourna à sa cabine en vitesse et commença à entasser ses affaires dans les valises. De temps à autre, un frémissement parcourait la structure de l’Arès. Martin se demanda ce qui pouvait bien se passer.

Norden, qui semblait passablement ennuyé, le rejoignit dans le sas de sortie. Le docteur Scott, habillé lui aussi pour le départ, l’accompagnait. Il transportait une volumineuse boîte en métal avec des précautions extrêmes.

— J’espère que vous ferez bon voyage ! déclara le capitaine. Nous vous reverrons dans deux ou trois jours, quand nous aurons déchargé la cargaison. En attendant — oh ! j’allais oublier ! — , je dois vous faire signer ceci …

— Qu’est-ce que c’est ? s’étonna Gibson, soupçonneux. Je ne signe jamais que ce que mon agent littéraire a examiné au préalable.

— Lisez, pour voir, dit Norden en souriant. C’est vraiment un document historique.

Il lui tendit un parchemin portant ces mots : Certificat attestant que M. Martin Gibson, romancier, a été le premier passager à voyager à bord du liner Arès, lors de sa traversée inaugurale de la Terre à Mars.

Suivaient la date et la place réservée aux signatures de l’intéressé et de l’équipage. Gibson apposa un paraphe prétentieux.

— Je suppose que ce papier finira au musée de l’Astronautique, le jour où l’on se décidera à en construire un, remarqua-t-il.

— Tout comme l’Arès, probablement, ajouta Scott.

— Ce n’est pas une chose à dire à la fin de son premier voyage ! protesta Norden. N’empêche que vous avez raison. Bon, là-dessus, il faut que je m’en aille. Les autres sont dehors dans leur vidoscaphe, vous pourrez leur crier un mot en passant. À bientôt sur Mars !

Pour la seconde fois, le romancier se glissa dans un équipement pressurisé, mais cette fois avec l’aisance d’un vétéran.

— Bien entendu, expliqua Scott, vous avez déjà deviné que lorsque le service sera convenablement organisé, les passagers se rendront à bord de la fusée-ferry par l’entremise d’un boyau de raccordement. Ça coupera court à toutes ces complications.

— Ils y perdront une bonne distraction, en tout cas, répliqua son compagnon en vérifiant rapidement les cadrans du tableau qu’il avait sous le nez.

La porte extérieure s’ouvrit devant eux et ils se propulsèrent lentement sur la surface de Déimos.

L’Arès, supporté par un berceau de cordes, sans doute préparé à la hâte au cours de la semaine précédente, semblait avoir subi les sévices d’une troupe de démolisseurs. Gibson découvrait à présent l’origine des heurts et des martèlements qui l’avaient réveillé.

La majeure partie du blindage de l’hémisphère austral avait été ôtée pour donner accès aux cales, et les hommes de l’équipage, revêtus de leur scaphandre, s’employaient à extraire la cargaison qui commençait à s’entasser sur les rocs environnants. Opération des plus hasardeuses, songea le romancier, car si un débardeur donnait par mégarde de l’élan à son fardeau, il le propulserait irrémédiablement vers l’Espace, le transformant en un troisième et minuscule satellite de Mars.

À cinquante mètres de l’astronef, écrasées par son énorme masse, reposaient les deux fusées ailées qui étaient arrivées pendant la nuit. On s’activait à charger du fret à bord de l’une d’elles ; l’autre, de taille beaucoup plus réduite, était manifestement réservée aux seuls passagers.

Tout en suivant lentement et prudemment Scott dans sa direction, Gibson se brancha sur la longueur d’onde générale et lança un « au revoir » à ses compagnons de voyage. Leurs réponses sarcastiques lui parvinrent au milieu de halètements parfaitement justifiés quand on savait que les fardeaux manipulés, s’ils ne pesaient pratiquement rien, conservaient une inertie normale et qu’ils étaient tout aussi difficiles à mettre en mouvement que sur Terre.

— C’est bien, ça ! protesta la voix de Bradley. Laissez-nous faire tout le boulot !

— Vous avez une compensation, répondit Martin en riant. Vous devez être le docker le mieux payé du système solaire !

Il sympathisait pourtant avec lui, car ce n’était pas là un genre de travail compatible avec la haute formation technique de l’équipage. Mais la mystérieuse déviation, en les privant des installations du petit port bien équipé de Phobos, avait rendu cette improvisation obligatoire.

On pouvait difficilement se livrer à des épanchements individuels, avec une demi-douzaine d’auditeurs à l’écoute ; d’ailleurs, Gibson reverrait tout le monde dans quelques jours. Il aurait aimé dire un mot en particulier à Jimmy, mais il attendrait un peu. Plus tard …

La vue d’un nouveau visage fut une sensation. Le pilote de la fusée les accueillit dans le sas d’entrée pour les aider à se défaire de leurs scaphandres. Les appareils furent délicatement rejetés sur Déimos en ouvrant une nouvelle fois la porte extérieure et en laissant le courant d’air faire le reste. Le pilote conduisit ses deux passagers dans une cabine de dimensions réduites et les invita à s’asseoir sur des sièges capitonnés.

— Étant donné que vous ne connaissez plus la pesanteur depuis plusieurs mois, dit-il, je vais vous amener au sol avec le plus de ménagements possible. Je vous préviens que je n’utiliserai à aucun moment une accélération supérieure à celle de la gravité terrestre, même si vous avez l’impression de peser une tonne. Prêts ?

— Prêt ! risqua Gibson, qui essayait vaillamment d’oublier sa première expérience.

Il y eut un grondement lointain et assourdi tandis qu’une force repoussait fermement Martin dans les profondeurs de son siège. Déjà, les rochers et les montagnes de Déimos sombraient rapidement derrière l’engin. Gibson aperçut une dernière fois l’Arès, qui ressemblait à un haltère d’argent posé sur un effarant fouillis de rocailles.

Une propulsion d’une durée d’une seconde avait suffi à libérer les trois hommes de l’attraction du petit satellite, et ils flottaient maintenant sur une orbite libre autour de Mars. Pendant quelques minutes, le pilote surveilla ses instruments, à l’écoute des consignes qui lui étaient données par radio et réglant l’appareil sur ses gyroscopes, puis il poussa de nouveau le bouton de mise à feu ; les propulseurs se remirent à rugir pendant quelques secondes.

La fusée venait de se dégager de l’orbite de Déimos et tombait dans la direction de Mars. L’opération tout entière était la réplique en miniature d’un véritable voyage interplanétaire ; seules les distances et la durée différaient. Il faudrait seulement trois heures, et non des mois, pour atteindre le but, et les passagers n’avaient plus que quelques kilomètres à parcourir au lieu de millions.

— Eh bien, fit le pilote en bloquant ses commandes et en se retournant, vous avez fait bon voyage ?

— Très agréable, merci, répondit Gibson. Évidemment, les distractions sont plutôt rares quand tout se passe sans incident.

— Comment ça va, sur Mars, en ce moment ? demanda Scott.

— Oh, c’est toujours pareil : beaucoup de travail et peu d’amusements. On parle assez pour l’instant du nouveau dôme en construction à Port Lowell. Trois cents mètres de diamètre … Ma parole, on va se croire revenu sur Terre ! Il est même question d’arranger un cycle de pluie artificielle à l’intérieur.

— Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire à propos de Phobos ? reprit Gibson, avide de nouvelles. Ça nous a causé un tas d’ennuis …

— Oh, je ne pense pas que ce soit bien grave. Personne n’en sait rien au juste, mais il y a pas mal de gens là-haut, en train d’installer un grand laboratoire. Je suppose que Phobos est destiné à devenir une station purement expérimentale et qu’ils ne se soucient pas de voir les fusées aller et venir à proximité en influençant les instruments avec toutes sortes de radiations.

Le romancier éprouva une déception devant l’écroulement de plusieurs théories intéressantes. Peut-être aurait-il examiné cette explication d’une façon plus critique s’il n’avait été aussi absorbé par l’approche de leur objectif, mais il s’en contenta pour l’instant et n’accorda plus à ce sujet la faveur d’une seconde réflexion.

Comme Mars ne semblait pas non plus trop pressée d’offrir des détails en pâture à sa curiosité, Martin décida d’apprendre tout ce qu’il pourrait de la vie pratique sur la planète, puisqu’il avait sous la main un colon authentique. Il éprouvait une crainte morbide de se rendre ridicule, soit par ignorance, soit par manque de tact ; n’empêche qu’au cours des deux heures suivantes, le pilote fut alternativement accaparé par les questions de Gibson et par ses instruments de vol.

Mars était à moins de mille kilomètres de là quand le romancier consentit à relâcher sa victime pour consacrer toute son attention au paysage qui se dilatait sous ses yeux. La fusée passa rapidement au-dessus de l’équateur, pénétrant dans la frange extérieure d’une atmosphère extrêmement élevée, très ténue encore.

Bientôt, il fut impossible de déceler la transition. Mars cessa d’être une planète flottant dans l’espace et devint une région lointaine. Les déserts et les oasis fuyaient sous l’appareil ; la Syrtis Major apparut et disparut avant que Gibson eût le temps de la reconnaître.

Les trois hommes se trouvaient encore à cinquante kilomètres d’altitude lorsqu’ils eurent, pour la première fois, l’impression que l’air s’épaississait autour d’eux. Un faible et lointain gémissement, issu de nulle part, commença à remplir la cabine. L’air raréfié s’accrochait à la coque du bolide avec des doigts débiles, mais sa force allait augmenter rapidement, trop rapidement même en cas d’erreur de navigation.

Gibson ressentit les effets de la décélération grandissante au fur et à mesure que l’appareil perdait de la vitesse. Le sifflement était devenu si intense, même à travers l’isolant des parois, qu’il eût été difficile d’entretenir une conversation normale.

Cette phase parut durer très longtemps bien qu’elle ne s’étendît en réalité que sur quelques minutes. Finalement, le hurlement du vent déclina peu à peu. La fusée avait amorti toute sa vitesse excédentaire contre la résistance de l’air. La matière réfractaire de son nez et de ses ailes en lames de couteau, qui avait viré au rouge cerise, n’allait pas tarder à se refroidir. Converti en un simple planeur rapide, l’appareil survolait le désert à moins de mille kilomètres à l’heure, guidé par radio vers Port Lowell, sa destination.

La première vision que Gibson eut de la colonie fut une petite tache blanche à l’horizon, sur le fond sombre de l’Aurorea Sinus. En un arc de cercle gigantesque, le pilote dirigea la fusée vers le sud en perdant encore de l’altitude et de la vitesse.

Au moment du virage, Gibson eut pendant un court instant l’image d’une demi-douzaine de vastes coupoles étroitement serrées les unes contre les autres. Le sol monta ensuite rapidement au-devant de lui, il y eut une série de légers cahots et l’appareil roula quelques dizaines de mètres avant de s’immobiliser complètement.

Gibson était sur Mars. Il venait d’atteindre ce qui, pour l’homme antique, n’était qu’une lueur rougeâtre au milieu des étoiles ; ce qui, à peine un siècle plus tôt, ne représentait encore qu’un monde mystérieux et inaccessible, mais qui, à présent, était devenu la nouvelle frontière de la race humaine dans l’univers.

— Il y a un véritable comité de réception, remarqua le pilote. Toute l’équipe de transports est venue au-devant de nous. Je ne savais pas qu’ils disposaient d’autant de véhicules !

Deux engins petits et ramassés, montés sur de larges roues, roulaient à leur rencontre. Chacun d’eux comportait une cabine de conduite pressurisée, assez large pour contenir deux personnes, mais une douzaine de passagers étaient parvenus à y prendre place en s’agrippant à des poignées providentielles.

Derrière eux arrivaient deux gros cars half-tracks, eux aussi remplis de curieux. Gibson, qui ne s’attendait pas à trouver une pareille foule, se mit en devoir de préparer un petit speech.

— Vous ne savez probablement pas encore vous servir de ces instruments-là, fit le pilote en exhibant deux masques respiratoires, mais ça ne sera pas long, vous n’aurez qu’à les porter une minute pour arriver aux « poux ».

Aux poux ? s’étonna Gibson en lui-même. Ah, mais bien sûr, ces petites voitures ne pouvaient être que les fameux « poux des sables » martiens, qui servaient aux déplacements sur la planète.

— Je vais vous les fixer, poursuivit l’autre. Ça va pour l’oxygène ? Bon, allons-y. Oui, je sais, ça semble un peu drôle au début.

Lentement, l’air s’échappa en sifflant de la cabine, jusqu’à égalisation des pressions intérieure et extérieure. Gibson éprouva des démangeaisons désagréables sur les parties exposées de son épiderme. C’était inévitable, l’atmosphère qui l’entourait étant plus rare qu’au sommet de l’Everest. Trois mois de lente accoutumance à bord de l’Arès, plus toutes les ressources de la science médicale moderne, avaient été nécessaires pour lui permettre de poser le pied sur Mars sans autre protection qu’un masque à oxygène …

Il était flatté de voir qu’autant de monde était venu pour l’accueillir. Naturellement, la planète n’avait pas souvent l’occasion de recevoir un hôte aussi distingué, mais Gibson n’ignorait pas que l’active petite colonie ne consacrait d’habitude que peu de temps aux cérémonies.

Le docteur Scott émergea à côté de lui, toujours porteur de la volumineuse boîte en métal dont il avait pris si grand soin pendant tout le voyage. À sa vue, un groupe de colons se porta au-devant de lui et l’entoura en ignorant complètement le romancier. Martin perçut leurs voix, si déformées dans cet air raréfié qu’elles en étaient presque incompréhensibles.

— Heureux de vous revoir, docteur ! Voyons, laissez-nous vous débarrasser !

— Nous avons tout préparé ; il y a en ce moment dix cas en attente à l’hôpital. Nous saurons à quoi nous en tenir dans une semaine.

— Allons, montons en voiture, nous discuterons plus tard !

Avant que Gibson eût réalisé ce qui se passait, Scott et ses disciples étaient soustraits à sa vue. On entendit le gémissement aigu d’un moteur puissant et le car s’ébranla vers Port Lowell, laissant Martin aux prises avec un sentiment de ridicule comme il n’en avait jamais connu dans sa vie.

L’écrivain avait complètement oublié le sérum. L’arrivée de ce dernier revêtait une importance infiniment plus grande pour Mars que la visite d’un romancier, si populaire fût-il sur sa planète natale. C’était là une leçon de modestie qu’il n’oublierait pas de sitôt.

Heureusement, il n’était pas tout à fait abandonné, car il restait encore des « poux des sables ». Un passager descendit de l’un d’eux et se dirigea rapidement vers lui.

— M. Gibson ? Westerman, du Times — c’est-à-dire du Martian Times. Nous sommes enchantés de vous recevoir. Et voici …

— Henderson, chef du service d’accueil, interrompit un grand gaillard au visage étroit, visiblement contrarié d’avoir été devancé. Je veillerai à ce que vos bagages vous suivent. Montez, s’il vous plaît.

Il sautait aux yeux que Westerman aurait préféré mettre le grappin sur le nouvel arrivant, mais le journaliste dut se soumettre avec le maximum de bonne grâce qu’il put extérioriser.

Gibson pénétra dans la voiture d’Henderson par la poche de plastique souple qui formait sas d’entrée — un système simple mais pourtant efficace — et l’autre le rejoignit presque aussitôt dans la cabine de conduite. Il fut soulagé de pouvoir ôter son masque respiratoire, car les quelques instants passés au-dehors lui avaient semblé pénibles. Contrairement à la sensation qu’il prévoyait, Martin se sentait très lourd et presque engourdi. N’ayant pas subi la moindre pesanteur depuis trois mois, il devait se réaccoutumer à son propre poids, même si ce dernier n’atteignait que le tiers de sa valeur terrestre.

Le véhicule s’élança sur la piste en direction des dômes, distants de deux kilomètres. Pour la première fois, Gibson remarqua le vert brillant et marbré des plantes vivaces qui étaient la forme la plus commune de la vie sur Mars. Au-dessus de sa tête, le ciel n’était plus d’un noir de jais, mais d’un bleu resplendissant et profond. Le soleil approchait du zénith ; ses rayons engendraient une chaleur surprenante à travers la carrosserie en plastique de la cabine.

Gibson se mit à scruter la voûte sombre du ciel pour tenter d’y découvrir la petite lune où il avait laissé ses compagnons. Henderson le remarqua. Il ôta une main du volant pour désigner un point proche du soleil.

— La voici, dit-il.

Le romancier disposa ses mains en abat-jour au-dessus de ses yeux et redoubla d’attention. Il repéra finalement, un peu à l’ouest du soleil, une brillante étoile suspendue comme une lointaine ampoule électrique, sur le fond bleu sombre du ciel.

Ce n’était pas possible, les dimensions étaient beaucoup trop petites, même pour Déimos ! Martin ne comprit qu’un peu plus tard que son compagnon se méprenait sur l’objet de ses recherches.

Cette lueur vigilante et stable, qui brillait d’une façon si inattendue dans le ciel diurne était ( et resterait encore pour de nombreuses semaines … ) l’étoile du matin de Mars. Mais on la connaissait mieux sous le nom de « Terre ».

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