Chapitre XII

Quand Gibson s’éveilla, l’aube était levée depuis longtemps. Le soleil était invisible derrière les falaises, mais ses rayons reflétés par les flancs écarlates qui dominaient l’appareil inondaient la cabine d’une lumière étrange, presque lugubre. Martin s’étira, engourdi. Ces sièges n’étaient pas conçus pour le sommeil ; il avait passé une mauvaise nuit.

Il chercha des yeux ses compagnons, nota l’absence de Hilton et du pilote. Jimmy étant encore en plein sommeil, ils avaient dû se réveiller les premiers et partir en reconnaissance. Martin ressentit une vague contrariété d’avoir été tenu à l’écart, mais il se dit qu’il aurait été plus contrarié encore si l’on avait interrompu son sommeil.

Un court message de Hilton était fixé, bien en vue, sur la paroi et disait simplement : Sommes sortis à 6 h 30 ; serons absents environ une heure. Aurons faim en rentrant. Fred.

L’allusion pouvait difficilement être ignorée. D’ailleurs, Gibson se sentait lui-même en appétit. Il fureta dans la réserve contenant le ravitaillement de secours en se demandant combien de temps elle les ferait tenir. Ses tentatives de préparer une boisson chaude dans la petite cafetière à pression éveillèrent Jimmy, qui parut un peu honteux quand il réalisa qu’il était le dernier à reprendre conscience.

— Bien dormi ? demanda le romancier en cherchant les tasses.

— Désastreux, répondit le jeune garçon en passant les mains dans ses cheveux. On dirait que je ne me suis pas reposé depuis une semaine. Où sont les autres ?

Un bruit dans le sas satisfit aussitôt sa curiosité : un instant plus tard, Hilton fit son apparition, suivi du pilote. Tous deux se défirent de leur masque et de leur équipement chauffant ( la température était encore proche de zéro à l’extérieur ), puis ils s’approchèrent avec avidité des parts de chocolat et de viande concentrée que Gibson avait réparties avec une équité impeccable.

— Alors, s’enquit anxieusement le romancier, quel est le verdict ?

— Je peux vous dire tout de suite que nous avons une drôle de chance d’être encore vivants, prononça Hilton entre deux bouchées.

— Je ne l’ignore pas …

— Vous ignorez pas mal de choses, car vous n’avez justement pas vu l’endroit où nous nous sommes posés. Nous avons longé parallèlement cette falaise pendant près d’un kilomètre avant de nous arrêter. Si nous avions dévié d’un degré sur tribord, ça y était, nous rentrions dedans ! En touchant le sol, l’appareil s’en est approché un petit peu, mais pas assez pour encourir le moindre dégât.

« Nous sommes dans une grande vallée qui va d’est en ouest. On dirait une faille géologique plutôt qu’un ancien lit de rivière. La falaise qui est en face de nous a une bonne centaine de mètres de hauteur et elle est pratiquement verticale. Si nous voulons que Phobos nous découvre, il suffira de marcher un peu vers le nord jusqu’au moment où la muraille n’obstruera plus la vue. En fait, je crois que ce serait la meilleure solution ; autrement dit, il faudrait pousser l’appareil sur une zone dégagée. Alors, nous pourrons utiliser la radio, nous aurons de plus grandes chances d’être repérés par les télescopes ou par les recherches aériennes.

— Combien pèse l’engin ? fit Gibson, sceptique.

— Environ trente tonnes à pleine charge, mais il y a un tas d’objets que nous pouvons évacuer, évidemment.

— Non, c’est impossible ! s’écria le pilote. Cela entraînerait une baisse de pression, et nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller de l’air.

— Fichtre ! Voilà un point que j’avais oublié … N’importe, le sol est assez lisse et le train de roues est intact.

Le romancier émit un bruissement qui était le reflet sonore d’un doute extrême. Même en tenant compte du fait que la pesanteur ne dépassait pas le tiers de celle de la Terre, déplacer l’avion n’allait pas être une tâche facile.

Pendant les quelques minutes qui suivirent, son attention fut occupée par le café qu’il essayait de verser.

Sa pression relâchée, la cafetière laissa échapper sa vapeur, et bientôt la cabine en fut saturée au point qu’on put croire que chacun allait absorber son petit déjeuner sous forme d’inhalation. Préparer des boissons chaudes sur Mars n’était jamais une sinécure, car l’eau soumise à une pression normale bouillait aux alentours de soixante degrés ; celui qui oubliait cette notion élémentaire allait au-devant d’un désastre.

Les rescapés terminèrent en silence leur frugal mais nourrissant repas, l’esprit absorbé par l’élaboration de plans susceptibles d’assurer leur salut. Ils ne se tourmentaient pas outre mesure, sachant que d’actives recherches devaient être en cours et que leur découverte n’était qu’une question de temps. Mais ce temps pouvait être réduit à quelques heures s’ils arrivaient à transmettre un signal quelconque à Phobos.

Après le déjeuner, ils essayèrent de déplacer l’appareil. Tirant et poussant, ils parvinrent à le bouger de cinq bons mètres au prix d’un gros effort, mais les chenilles s’enfoncèrent dans le sol mou et ils furent impuissants à sortir la machine de sa fâcheuse position. À bout de souffle, les quatre compagnons renoncèrent et ils regagnèrent la cabine pour concevoir une autre solution.

— Si nous pouvions étendre quelque chose de blanc sur une grande surface ? suggéra Gibson.

Cette excellente idée se réduisit à rien après qu’une fouille intensive de l’habitacle eut donné lieu, en tout et pour tout, à la découverte de six mouchoirs et de quelques chiffons souillés. On dut admettre que, même dans les conditions les plus favorables, leur étalage ne serait pas visible du satellite.

— Il n’y a plus qu’une ressource, dit Hilton. Il va falloir arracher les projecteurs d’atterrissage, les traîner au bout d’un câble jusqu’à ce qu’ils soient dégagés de la falaise et les diriger ensuite vers Phobos. J’aurais bien voulu l’éviter, car l’aile va certainement subir des dégâts et il est dommage de disloquer une bonne machine.

À voir l’expression amère du pilote, il était clair qu’il partageait pleinement ce point de vue. Jimmy eut soudain une intuition.

— Pourquoi ne construirait-on pas un héliographe ? dit-il. Si nous agitions un miroir vers Phobos, ceux de là-bas devraient logiquement en percevoir l’éclat …

— À six mille kilomètres ? releva Gibson d’un ton incrédule.

— Pourquoi pas ? Ils disposent de télescopes grossissant plus de mille fois. Ne pourriez-vous pas distinguer la lueur d’un miroir brandi au soleil à six kilomètres d’ici ?

— Je suis sûr qu’il y a quelque chose d’erroné dans ton calcul, bien que je ne sache pas quoi, dit le romancier. Ce n’est jamais aussi simple que ça, mais je suis d’accord sur le fond. Bon, maintenant, qui possède une glace ?

Après un quart d’heure de recherches, le projet dut être abandonné car il n’y avait rien qui ressemblât à un miroir à bord de l’appareil.

On pourrait découper un morceau de l’aile et le polir, proposa Hilton d’un air pensif. Ça ferait presque aussi bien l’affaire.

C’est un alliage de magnésium qu’on aura du mal à rendre brillant, objecta le pilote, décidé à défendre son avion jusqu’au bout.

Gibson bondit sur ses pieds. Sans mot dire, il se dirigea vers le fond de la cabine et commença à fureter parmi ses bagages, présentant obstinément le bas de son dos à ses compagnons, dont la curiosité s’éveillait. Il trouva bientôt ce qu’il désirait et fit volte-face.

— Voici la solution ! annonça-t-il triomphalement.

Un flot de lumière intolérable emplit soudain la cabine, inondant chaque recoin d’un dur éclat et projetant des ombres tordues sur la paroi. On eût dit qu’un éclair avait frappé l’appareil, et chacun resta à demi aveuglé pendant plusieurs minutes, ne conservant sur sa rétine qu’une image incandescente et figée.

— Excusez-moi, fit Gibson d’un air contrit. Je ne l’avais encore jamais employé à pleine puissance, c’est destiné à l’utilisation de nuit à l’extérieur.

— Fichtre ! grommela Hilton en se frottant les yeux. J’ai cru que vous aviez laissé tomber une bombe atomique. Vous devez effrayer vos sujets à mort quand vous prenez des photos !

L’effet normal est seulement celui-ci, rectifia le romancier en procédant à une nouvelle démonstration.

Chacun frémit de nouveau, mais cette fois l’éclat fut à peine remarqué.

— C’est un dispositif spécial que j’ai fait réaliser avant de quitter la Terre. Je voulais avoir l’assurance de pouvoir faire de la photo en couleur même la nuit si je le voulais. Jusqu’ici, je n’en ai pas encore eu l’occasion.

— On peut jeter un coup d’œil ? demanda Hilton.

Gibson fit passer son flash et en expliqua le maniement.

Il fonctionne à l’aide d’un condensateur à super-capacité, qui contient assez d’énergie pour une centaine d’éclairs par charge, et il n’a pratiquement pas encore servi.

— Une centaine d’éclairs à haute puissance ?

— Oui, il en produit environ deux mille d’intensité normale.

— Alors, il y a assez d’énergie électrique là-dedans pour en faire une vraie bombe. J’espère qu’il ne va pas se vider d’un seul coup ?

L’ingénieur examina le tube à gaz rare, pas plus gros qu’une bille, situé au centre d’un petit réflecteur.

— Est-il possible de faire converger le rayonnement pour obtenir une plus grande portée ?

— Oui, il y a un système derrière le réflecteur. Le faisceau reste assez large, mais je pense que ça ira.

Hilton parut très satisfait.

— Ils pourront certainement apercevoir ce machin-là depuis là-haut, même en plein jour, s’ils observent la région avec un bon télescope. Nous ne devons quand même pas gaspiller les éclairs.

Phobos est en bonne position maintenant, n’est-ce pas ? s’assura Gibson. Je vais faire un essai sur-le-champ … Il se leva et se mit à ajuster son masque respiratoire.

— N’utilisez pas plus de dix décharges, recommanda Hilton. Il faut en garder pour la nuit. Recherchez surtout un endroit très ombreux.

— Est-ce que je peux sortir aussi ? sollicita Jimmy.

— D’accord, mais restez ensemble et ne vous éloignez pas. Je reste ici pour voir si l’on peut organiser quelque chose avec les projecteurs d’atterrissage.

Le fait de posséder enfin un plan d’action bien défini avait notablement relevé le moral. Étreignant étroitement son appareil photo et son précieux flash sur sa poitrine, Gibson se mit à gambader dans la vallée comme une jeune gazelle. Une chose curieuse, sur Mars, était de constater qu’on ajustait rapidement ses efforts musculaires à la pesanteur plus faible et qu’on adoptait tout naturellement des enjambées pas plus longues que sur Terre. Toutefois, une réserve de puissance restait disponible au cas où la nécessité ou la fougue le demanderait.

Martin et Jimmy échappèrent bientôt au bouclier d’ombre de la falaise et purent obtenir une vue dégagée. Phobos, déjà haut à l’ouest, affectait la forme d’une demi-lune, mais l’astéroïde se rétrécissait rapidement en un mince croissant au fur et à mesure de sa course vers le sud. Gibson le regarda en se demandant si quelqu’un était en train d’observer la partie de Mars où il se trouvait. C’était très probable, puisque la position approximative de leur chute devait être connue. Il dut réprimer l’impulsion déraisonnable qui le poussait à gesticuler, à agiter les bras et même à hurler : « Nous sommes là, vous ne nous voyez pas ? »

À environ un kilomètre de l’avion, le sol descendait en pente douce. Là, dans la partie la plus basse de la vallée, s’étalait une large ceinture brunâtre qui semblait être recouverte de grandes algues. Il se dirigea de ce côté, suivi de près par Jimmy.

Ils se déplacèrent bientôt au milieu de longues plantes minces offrant la consistance du cuir, et qui appartenaient à un type encore inconnu. Les feuilles émergeaient verticalement du sol, comme de fines et hautes banderoles, et elles étaient couvertes d’innombrables gousses qui paraissaient contenir de la graine. Les surfaces planes se tournaient toutes vers le soleil ; Gibson nota avec intérêt que les côtés éclairés étaient noirs tandis que les parties abritées étaient d’un blanc verdâtre : c’était une façon simple mais efficace de réduire la déperdition de chaleur captée.

Sans perdre son temps à botaniser, le romancier s’avança au cœur de la petite forêt. Les plantes ne poussaient pas trop serré et il était relativement facile de se frayer un passage. Parvenu assez loin, Martin leva son flash et le braqua dans la direction de Phobos, qui n’était plus qu’un mince croissant proche du Soleil.

Il se sentit parfaitement ridicule, à brandir ainsi son appareil dans un ciel d’été, en pleine lumière. Cependant, l’heure était bien choisie, car la face de Phobos qui les regardait devait être dans l’ombre et les télescopes qui s’y trouvaient opéraient dans des conditions favorables.

Gibson lâcha ses dix décharges deux par deux, en espaçant bien chaque paire. C’était le procédé le plus économique, et les signaux auraient un caractère nettement artificiel.

— Ça suffira pour aujourd’hui, dit-il. Il faut conserver le reste de nos munitions pour la nuit. Jetons maintenant un coup d’œil sur ces plantes. Tu sais à quoi elles me font penser ?

À de gigantesques algues marines, répliqua promptement Jimmy.

— Tu as trouvé du premier coup. Je me demande ce qu’il y a dans ces gousses. Tu as un couteau sur toi ? Merci.

Martin commença à tailler dans la première feuille venue jusqu’à ce qu’il fût parvenu à crever l’un des petits ballons noirs. Ce dernier renfermait apparemment du gaz, et sous une pression considérable, car les deux amis perçurent un léger sifflement au moment où la lame pénétrait.

— Quelle drôle de matière ! s’étonna Gibson. Ramenons des échantillons avec nous.

Non sans difficulté, il trancha une grande feuille noire à proximité de la racine. Un liquide brun sombre se mit à suinter du morceau mutilé et libéra de minuscules bulles de gaz. Portant son trophée sur son épaule, Martin reprit le chemin de l’avion.

Il ignorait qu’il emportait avec lui l’avenir d’un monde.

Au bout de quelques pas, Jimmy et lui se heurtèrent à une zone de végétation plus dense et durent faire un détour. Avec le soleil comme guide, il n’y avait pas de danger de se perdre, surtout dans une région aussi petite, c’est pourquoi ils n’essayèrent même pas de revenir exactement sur leurs traces.

Gibson ouvrait la marche, et il découvrit que c’était là un travail plutôt pénible. Il se demandait précisément s’il ne devait pas rabattre son orgueil et changer de place avec Jimmy, quand il remarqua avec soulagement qu’il venait de déboucher sur une piste étroite et sinueuse allant plus ou moins dans la bonne direction.

Pour un observateur, c’eût été une intéressante démonstration de la lenteur de certains processus mentaux, car Gibson et son jeune compagnon avaient déjà fait six bons pas lorsqu’ils se rappelèrent une vérité simple mais effrayante, à savoir que les sentiers ne se font habituellement pas tout seuls !


— Il serait temps que nos deux explorateurs rentrent, pas vrai ? émit le pilote, qui aidait Hilton à détacher les projecteurs de la face inférieure de l’aile de l’avion.

Somme toute, l’opération se révélait assez praticable, et l’astronaute espérait trouver à l’intérieur de l’appareil une coupe de câble suffisante pour traîner les phares assez loin de la falaise, afin qu’ils fussent visibles de Phobos. Les observateurs ne détecteraient peut-être pas l’éclat du flash de Gibson, mais le rayonnement constant des projecteurs leur donnerait une plus grande chance d’être repérés.

— Depuis combien de temps sont-ils partis ? questionna l’ingénieur.

— Environ quarante minutes. J’espère qu’ils auront eu le bon sens de ne pas se perdre.

— Gibson est trop prudent pour s’éloigner. Il est vrai que je n’aurais pas confiance dans le jeune Jimmy tout seul ; il serait capable de partir à la recherche de Martiens !

— Ah ! les voici ! On dirait qu’ils sont légèrement pressés.

Deux minuscules silhouettes venaient d’émerger au loin et elles bondissaient à travers la vallée. Leur hâte était si évidente que Hilton et son compagnon déposèrent leurs outils pour observer leur approche avec une curiosité croissante.

Le retour si prompt des deux hommes représentait un triomphe de la prudence et du sang-froid. Figés par un étonnement incrédule, ils étaient restés immobiles un long moment devant la piste qui serpentait à travers les fines plantes sombres. Sur Terre, rien n’aurait été plus commun : c’était simplement l’une de ces espèces de sentes que le bétail imprime à la longue sur les flancs d’une colline ou les animaux sauvages dans la forêt. Sa banalité même avait tout d’abord empêché les deux hommes de la remarquer et, après avoir contraint leur esprit à en admettre la présence, ils tendaient encore à en nier l’évidence.

Ce fut Gibson qui parla le premier, d’une voix étouffée, presque comme s’il craignait d’être entendu :

— C’est une véritable piste mais, grand Dieu ! par qui a-t-elle été tracée ? Personne n’a jamais mis les pieds ici avant nous !

— Ce doit être une espèce d’animal …

— Assez gros, en tout cas !

— Peut-être aussi gros qu’un cheval ?

— Ou qu’un tigre …

Cette dernière remarque suscita un silence pénible. Puis Jimmy reprit :

— S’il fallait jamais se battre, je crois que votre flash serait capable d’effrayer n’importe qui …

— À condition que ce n’importe qui ait des yeux. Suppose qu’il possède un autre sens que la vue ?

Il était clair que Jimmy essayait de trouver de bonnes raisons pour aller de l’avant.

— Je suis certain que nous pouvons courir plus vite et sauter plus haut que tout ce que nous pouvons rencontrer ici.

Gibson préféra croire que la décision qu’il formula était davantage dictée par la prudence que par la peur.

— Ne prenons pas de risques, dit-il avec fermeté. Rentrons directement pour dire aux autres ce que nous avons vu. Nous jugerons tous ensemble si nous devons revenir.

Le jeune stagiaire avait assez de bon sens pour ne pas ronchonner, mais il ne put s’empêcher de se retourner à de nombreuses reprises tandis qu’ils reprenaient le chemin de l’avion. S’il avait des défauts, le manque de courage ne figurait pas parmi eux.

Il fallut un moment pour convaincre leurs compagnons qu’ils ne tentaient pas de raconter une mauvaise plaisanterie. Chacun savait depuis belle lurette que la vie animale était impossible sur Mars. C’était une question de métabolisme : les animaux consomment beaucoup plus d’énergie que les plantes et ils ne peuvent donc pas subsister dans cette atmosphère rare et pratiquement inerte. Les biologistes avaient formulé cette conclusion peu après que les conditions à la surface de la planète eurent été exactement déterminées, si bien que, depuis dix ans, cette question était considérée comme réglée, sauf par certains romanciers obstinés.

— Même si vous avez vu ce que vous prétendez, dit Hilton, il doit y avoir une explication naturelle.

— Allez voir vous-même, rétorqua Gibson. Je vous certifie que c’est une piste bien tracée !

— Oh, dans ce cas, j’y vais, fit l’astronaute.

— Moi aussi, ajouta le pilote.

— Attendez une minute ! Nous ne pouvons pas partir tous à la fois : il faut au moins que l’un d’entre nous reste ici.

Un instant, le romancier pensa à se porter volontaire, puis il comprit qu’il ne se le pardonnerait jamais.

— C’est moi qui ai découvert la trace, souligna-t-il vigoureusement.

— On dirait que ça tourne à la mutinerie, remarqua Hilton. Personne n’a une pièce de monnaie ? Le plus malchanceux de vous trois restera ici.

— Après tout, c’est un dérangement pour rien, déclara le pilote après avoir retourné la seule face. En tout cas, je veux vous revoir ici dans une heure. Si vous tardez plus longtemps, tâchez au moins de ramener une authentique princesse martienne à la Edgar Rice Burroughs …

En dépit de son scepticisme, Hilton prenait la chose plus au sérieux.

— Nous sommes trois, dit-il, ça doit pouvoir aller, même si nous rencontrons quelqu’un de peu sympathique. Mais au cas où aucun d’entre nous ne rentrerait, vous devez rester ici et ne pas essayer de partir à notre recherche, compris ?

— Compris, je ne bouge pas.

Gibson ouvrant la marche, le trio se mit en route à travers la vallée en direction de la petite forêt.

Après avoir atteint le massif de longues feuilles maigres, ils n’eurent aucune difficulté à retrouver la piste. Hilton l’étudia en silence pendant une bonne minute, cependant que Gibson et Jimmy l’observaient d’un air entendu. Il décréta bientôt :

— Passez-moi votre flash, Martin, j’avance le premier …

Il eût été stupide de discuter. L’astronaute était le plus grand, le plus fort et le plus alerte. Le romancier lui tendit son arme sans mot dire.

Il ne peut exister de sensation semblable à celle qu’on éprouve lorsqu’on marche le long d’un étroit sentier tracé entre de hauts murs feuillus, sachant que l’on peut se trouver, d’un moment à l’autre, face à face avec une créature totalement inconnue et peut-être hostile. Gibson avait beau se dire que les animaux qui n’ont jamais été en contact avec l’homme sont rarement vindicatifs, il connaissait quand même assez d’exceptions à cette règle pour se rendre la vie intéressante.

Les trois hommes étaient parvenus à peu près à mi-chemin de la forêt quand la piste se sépara en deux. Hilton suivit la branche de droite, mais il ne tarda pas à se rendre compte qu’elle menait à un cul-de-sac, une clairière d’environ vingt mètres de diamètre, où toutes les plantes avaient été coupées — ou mangées — et dont on ne voyait plus que les souches. Ces dernières recommençaient à pousser, mais il était clair que ce coin était déserté depuis quelque temps par les créatures qui l’avaient hanté.

— Des herbivores, chuchota Gibson.

— Et passablement intelligents, ajouta Hilton. Remarquez leur façon de laisser des racines pour qu’elles repoussent. Retournons voir le long de l’autre embranchement.

Ils parvinrent devant la deuxième clairière cinq minutes plus tard. Celle-ci était beaucoup plus vaste que l’autre, et elle n’était pas vide.

Hilton serra son flash un peu plus fort, tandis que d’un mouvement aisé et bien étudié, Gibson mettait son appareil en position et commençait à prendre les plus fameuses photographies de la conquête de Mars. Puis ils attendirent passivement que leur présence fût remarquée.

En cet instant, des siècles de fantaisies et de légendes furent balayés. Les rêves de l’homme, qui avait toujours imaginé l’existence de voisins assez semblables à lui-même, s’évanouirent brutalement, et avec eux s’en allèrent les monstres à tentacules de Wells et autres légions de grouillantes horreurs cauchemardesques inventées par d’autres romanciers. Disparut aussi le mythe d’intelligences inhumaines regardant l’homme d’un œil froidement impassible du haut de leur sagesse fabuleuse, et capables de le bousculer sans plus de méchanceté qu’il n’en mettait lui-même à écarter un insecte rampant.

Dans la clairière, les créatures, au nombre de dix, étaient toutes trop occupées à manger pour remarquer le moindre signe de la présence des intrus. En apparence, elles ressemblaient à des kangourous assez grassouillets, avec leur corps presque sphérique équilibré sur deux grandes et minces pattes de derrière. Aucun poil ne les recouvrait, et leur peau avait un curieux poli, comme celui du cuir bien entretenu. Deux maigres avant-bras, qui semblaient entièrement flexibles, prenaient naissance à la partie supérieure du corps et se terminaient par des mains minuscules semblables à des serres d’oiseaux, mais trop débiles, semblait-il, pour être d’une grande utilité pratique. La tête s’emboîtait directement sur le tronc, sans la moindre trace de cou, et comportait deux grands yeux pâles aux larges pupilles. Il n’y avait pas de nez, mais seulement une bouche triangulaire très bizarre comprenant trois espèces de chicots qui malaxaient rapidement le feuillage. Une paire de grandes oreilles presque transparentes pendaient mollement de chaque côté de la tête. Elles se crispaient de temps à autre et se repliaient en espèces de cornets qui devaient constituer des détecteurs de son extrêmement efficaces, même dans cette atmosphère rare.

Le plus grand des animaux avait à peu près la taille de Hilton, mais tous les autres étaient considérablement plus petits. Il y avait un jeune, haut de moins d’un mètre, qui méritait bien le qualificatif terrestre de « petit malin ». Sautant çà et là, il s’efforçait d’atteindre les feuilles les plus succulentes en émettant occasionnellement de petits cris aigus d’un pathétique irrésistible.

— À votre avis, quel est leur degré d’intelligence ? chuchota Gibson.

— C’est difficile à dire. Notez bien le soin qu’ils mettent à ne pas détruire la plante qu’ils mangent. Naturellement, c’est peut-être un pur instinct, comme celui qui enseigne aux abeilles la construction de leur ruche, par exemple.

— Ils se meuvent très lentement, dirait-on. Je me demande s’ils ont du sang chaud.

— Je ne vois même pas pourquoi ils auraient du sang. Leur métabolisme doit être bien étrange pour leur permettre de survivre dans un pareil climat.

— Ils devraient déjà nous avoir remarqués.

— Le grand gaillard sait que nous sommes là, je l’ai surpris en train de nous regarder du coin de l’œil. Vous ne voyez pas comme ses oreilles demeurent pointées vers nous ?

— Allons-y, montrons-nous …

Hilton réfléchit.

— Je ne vois pas comment ils pourraient nous faire beaucoup de mal, même s’ils le voulaient. Leurs petites mains paraissent plutôt faibles, mais je suppose que leurs chicots à trois faces pourraient causer quelques dégâts. Nous allons avancer de six pas — très lentement. S’ils viennent sur nous, je leur envoie un coup de flash pendant que vous filez. Je suis sûr que nous pourrons les distancer facilement, ils n’ont vraiment pas l’air d’être bâtis pour la vitesse.

S’approchant avec une lenteur rassurante plutôt que sournoise, ils pénétrèrent dans la clairière. Il ne faisait aucun doute que les Martiens les avaient vus : dix paires de grands yeux calmes les fixèrent, puis se détournèrent tandis que leurs propriétaires reprenaient une tâche plus importante, à savoir la suite de leur repas.

— Ils ne semblent même pas être curieux, fit Gibson, légèrement dépité. Serions-nous si peu intéressants que ça ?

— Hé, junior nous a repérés ! Qu’est-ce qu’il va faire ?

En effet, le plus petit des animaux venait de s’arrêter de manger et il regardait fixement les arrivants avec une expression qui pouvait signifier n’importe quoi, depuis une incrédulité excessive jusqu’à une confiance indifférente. Il lança deux petits cris stridents, auxquels l’un des adultes répondit par un honk circonspect, puis il se mit à sautiller dans la direction des spectateurs attentifs.

Il s’arrêta à quelques pas d’eux, sans montrer le moindre signe de crainte ou de prudence.

— Enchanté de vous connaître, prononça solennellement Hilton. Laissez-moi nous présenter : à ma droite, James Spencer, à ma gauche Gibson ; mais j’ai peur de ne pas avoir bien saisi votre nom …

— Scouïk ! fit le Martien.

— Eh bien, Scouïk, peut-on vous être utile ?

La petite créature sortit une main exploratrice, secoua les vêtements de Hilton, puis elle sautilla vers Gibson, qui photographiait activement cet échange de politesses. De nouveau, elle avança une patte curieuse et le romancier détourna son appareil pour éviter les dégâts. Il tendit alors sa main, et les petits doigts se refermèrent sur elle avec une force surprenante.

— Un petit gars bien sympathique, pas vrai ? dit-il après s’être dégagé non sans difficulté. Au moins, lui, il n’est pas aussi fier que ses parents.

Jusqu’ici, les adultes n’avaient pas prêté la plus infime attention à la scène, et ils continuaient de mâchonner placidement à l’autre bout de la clairière.

— Si seulement nous avions quelque chose à lui donner !

— Après tout, je ne crois pas qu’il puisse manger de notre nourriture. Prête-moi ton couteau, Jimmy, je vais lui couper un morceau de cette plante pour lui prouver que nous sommes des amis.

Le cadeau fut accepté avec gratitude, rapidement englouti, et les petites mains se tendirent une nouvelle fois.

— On dirait que vous avez du succès, Martin, railla Hilton.

— J’ai peur que ce ne soit qu’un amour intéressé, soupira Gibson. Hé, laisse mon appareil tranquille, tu ne peux pas manger ça !

— Dites donc, reprit soudain l’ingénieur, voici quelque chose de bizarre. De quelle couleur disiez-vous qu’il était ?

— Eh bien, brun sur le devant et … d’un vert sale derrière.

— Bon ; maintenant, déplacez-vous vers son autre côté, et offrez-lui un morceau de plante.

Le romancier s’exécuta ; Scouïk pivota sur ses hanches pour pouvoir attraper le nouveau présent. C’est alors qu’il se passa une chose extraordinaire.

La nuance brune du devant de son corps pâlit lentement et se transforma en moins d’une minute en un vert terne. Dans le même moment, un phénomène exactement contraire se produisait dans son dos, jusqu’à ce que la permutation fût complète.

— Nom d’une pipe ! s’exclama Gibson. Tout à fait comme un caméléon ! À quoi croyez-vous que ça serve ? C’est peut-être une coloration défensive ?

— Non, c’est plus subtil que cela. Regardez les autres, là-bas. Vous voyez, ils sont toujours bruns — même presque noirs — du côté du soleil. Il s’agit simplement d’une adaptation permettant de capter le plus de chaleur possible et d’empêcher sa déperdition par rayonnement. Les plantes procèdent exactement de la même façon ; je me demande lequel des deux y a pensé le premier. Ce serait sans utilité pour un animal se déplaçant rapidement, mais quelques-uns de ces grands lascars n’ont pas changé de position depuis cinq minutes.

Gibson se mit en devoir de photographier cette singularité, ce qui n’était guère difficile puisque chaque fois qu’il bougeait, Scouïk se tournait vers lui avec confiance et attendait patiemment, assis sur ses pattes. Quand il eut terminé, Hilton fit observer :

— Il me déplaît de mettre fin à ce touchant spectacle, mais nous avons dit que nous serions rentrés dans une heure.

— Nous n’avons pas besoin de nous en aller tous. Sois un bon garçon, Jimmy, retourne là-bas pour dire que tout va bien.

Mais Jimmy regardait en l’air, car il était le seul à avoir remarqué qu’un avion tournoyait au-dessus de la vallée depuis cinq minutes.

Le hourra que les trois amis poussèrent à l’unisson réussit même à troubler le repas des placides Martiens qui levèrent la tête d’un air désapprobateur. Scouïk fut si effrayé qu’il recula par un bond terrible, mais il surmonta bientôt ses craintes et se rapprocha une nouvelle fois.

— Au plaisir ! lança Gibson par-dessus son épaule, tandis qu’ils s’éloignaient rapidement.

Les natifs de l’endroit ne lui accordèrent pas le moindre regard.

Ils étaient au cœur de la petite forêt quand le romancier eut soudain conscience qu’on les suivait. Il s’arrêta, se retourna. C’était Scouïk, peinant mais sautillant avec courage derrière lui.

— Pfuut ! fit Gibson en agitant ses bras comme un épouvantail animé. Retourne près de ta mère, je n’ai rien pour toi !

L’effet fut complètement nul et l’arrêt de Martin ne réussit qu’à permettre au Martien de le rattraper. Hilton et Jimmy étaient déjà hors de vue, ignorant son décrochage, si bien qu’ils manquèrent une comédie très intéressante quand Gibson tenta de se débarrasser de la présence gênante de son nouvel ami sans trop choquer ses sentiments.

Au bout de quelques minutes, il renonça aux manœuvres directes pour essayer la ruse. Heureusement, il avait oublié de rendre le couteau à Jimmy, de sorte qu’il parvint, non sans essoufflement, à réunir un tas d’« algues marines » qu’il posa devant Scouïk. Ce dernier avait là, pensa-t-il, de l’occupation pour un moment.

Il venait d’en terminer quand ses compagnons, inquiets, le rejoignirent avec précipitation.

— O.K., j’arrive, dit-il. Il fallait bien que je m’en défasse d’une façon ou d’une autre. Au moins, ceci l’empêchera de nous suivre.

À l’intérieur de l’avion, le pilote commençait à s’alarmer. Une heure venait de s’écouler, et il n’y avait pas encore le moindre signe annonçant le retour des explorateurs. L’aviateur grimpa sur le sommet du fuselage, ce qui lui permit de découvrir la moitié de la vallée et la zone de végétation sombre où les passagers avaient disparu. Il était occupé à scruter les alentours quand l’avion de secours apparut à l’est et se mit à décrire des cercles au-dessus de sa tête.

Dès qu’il fut certain d’avoir été repéré, le pilote dirigea une nouvelle fois son attention vers la forêt, juste à temps pour voir déboucher dans la plaine un groupe de silhouettes. Sur le coup, il se frotta les yeux d’un air incrédule.

Trois personnes avaient pénétré dans le massif ; quatre en ressortaient. Et la quatrième avait un aspect vraiment étrange.

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