La journée avait débuté comme d’habitude à Port Lowell. Jimmy et Gibson avaient déjeuné ensemble paisiblement, très paisiblement même car ils étaient tous deux absorbés par leurs problèmes personnels.
Jimmy se trouvait encore dans ce qui pouvait être défini comme un état extatique, encore qu’il éprouvât de temps en temps des accès de dépression à l’idée de quitter Irène. Quant à Gibson, il aurait voulu savoir si la Terre avait commencé à s’intéresser à sa demande. Quelquefois, il était sûr d’avoir commis une énorme gaffe et il en arrivait à souhaiter que les papiers se fussent égarés. De toute façon, il fallait savoir à quoi s’en tenir, aussi résolut-il d’aller à l’administration pour tenter d’activer la décision.
Il devina qu’il se passait quelque chose d’anormal dès qu’il entra dans le bureau. Ce fut Mrs. Smyth, la secrétaire de Hadfield, qui l’accueillit. Habituellement, elle l’introduisait tout de suite ; quelquefois, elle expliquait que son chef était très occupé ou en communication avec la Terre, et elle lui demandait de repasser plus tard. Cette fois, elle dit tout simplement :
— Je regrette, M. Hadfield n’est pas là ; il ne rentrera pas avant demain.
— Il ne rentrera pas ? fit Martin, incrédule. Il est parti pour Skia ?
— Oh non, répondit Mrs. Smyth, légèrement ébranlée mais sur la défensive. Je crains de ne pouvoir vous renseigner, mais il sera revenu dans vingt-quatre heures.
Gibson remit à plus tard le soin d’éclaircir ce mystère. Estimant que la secrétaire était au courant de tout et qu’elle pourrait probablement répondre à sa question, il s’informa :
— Savez-vous s’il est arrivé une réponse quelconque au sujet de ma demande ?
Mrs. Smyth parut encore plus malheureuse.
— Je crois, dit-elle, mais c’est une transmission personnelle pour M. Hadfield, et je ne peux la divulguer. Je pense qu’il voudra vous voir à ce propos dès son retour.
C’était exaspérant. S’il était pénible de ne pas avoir de réponse, ce l’était encore plus d’en avoir une dont on ne pouvait prendre connaissance ! Le romancier sentit sa patience s’évaporer.
— Il n’y a certainement pas de raison valable qui puisse vous empêcher de m’en parler ! Surtout si je dois en être avisé demain …
— Je suis vraiment désolée, monsieur Gibson, mais je sais que M. Hadfield serait très mécontent si je vous disais la moindre chose.
— Bon, très bien, dit Martin en claquant la porte avec mauvaise humeur.
Il décida d’aller soulager son âme auprès de Whittaker, si toutefois ce dernier se trouvait encore dans la ville.
Whittaker était à son bureau, mais il ne sembla pas particulièrement heureux de voir arriver Gibson, qui s’installa carrément dans l’un des fauteuils réservés aux visiteurs, et d’une manière qui en disait long sur ses intentions.
— Écoutez, Whittaker, commença-t-il, je suis un homme patient et vous admettrez que je n’ai pas souvent des exigences déraisonnables …
Comme l’autre ne paraissait pas décidé à donner une réponse correcte, Martin continua :
— Il se passe quelque chose de très bizarre, et je voudrais bien, en définitive, en savoir le fin mot.
Whittaker soupira. Il s’y attendait, à cette enquête. Si seulement Gibson avait patienté jusqu’au lendemain, ça n’aurait plus eu d’importance …
— Qu’est-ce qui vous pousse à une déduction aussi hâtive ? demanda le maire pour gagner du temps.
— Oh, des tas de choses, et ce n’est pas hâtif du tout. Je viens de chez Hadfield. Mrs. Smyth m’a répondu qu’il n’était pas là et elle est montée sur ses grands chevaux quand je lui ai posé quelques questions innocentes.
— Je ne la vois pas très bien dans cet état ! objecta Whittaker avec bonne humeur.
— Si vous essayez de faire comme elle, je vais me mettre à retourner les meubles ! Même si vous ne pouvez pas me dire ce qui se passe, pour l’amour de Dieu, dites-moi au moins pourquoi ! Il s’agit du projet Aurore, n’est-ce pas ?
L’autre se redressa dans un sursaut.
— Comment le savez-vous ?
— Ne vous inquiétez pas. Je peux être têtu, moi aussi.
— Mais je ne suis pas têtu ! protesta plaintivement le maire. Ne croyez pas que nous gardons le secret pour notre plaisir ; au contraire, c’est un fichu tourment. Si vous vouliez me dire ce que vous savez … peut-être que …
D’accord, si ça peut vous attendrir. Le projet Aurore présente une relation quelconque avec ce laboratoire d’étude des collines où vous cultivez … comment appelez-vous ça ? … l’Oxyfère. Comme ce détail n’est pas tellement camouflé, je suppose que ce n’est qu’une partie d’un plan beaucoup plus étendu. Je soupçonne Phobos d’y être mêlé, mais je n’imagine pas de quelle façon. Vous vous êtes si bien arrangés pour garder le secret que les rares personnes qui en connaissent des bribes ne lâchent pas un mot. Mais vous cachez encore mieux votre jeu à l’égard de la Terre, où l’on ignore tout. Et maintenant, qu’avez-vous à dire ?
Whittaker ne parut pas déconcerté le moins du monde.
— Je vous fais mes compliments pour votre perspicacité, dit-il. Il vous intéressera peut-être de savoir qu’il y a une quinzaine, j’avais suggéré à l’administrateur de se confier à vous, sans aucune restriction. Mais il n’a pu s’y résoudre et, depuis, les événements ont évolué plus rapidement qu’on ne s’y attendait.
Il joua d’un air distrait avec son sous-main, puis il prit une décision.
— Je ne brûlerai pas les étapes, poursuivit-il. Je ne peux pas vous dire ce qui se passe en ce moment, mais voici une petite histoire qui peut vous amuser. Toute ressemblance éventuelle avec des lieux ou des personnages réels serait purement accidentelle …
— Compris, dit Gibson en souriant. Allez-y.
— Supposons que dans le premier élan d’enthousiasme qui accompagne le premier vol interplanétaire, un monde A installe une colonie sur un monde B. Au bout de quelques années, il se rend compte que cette opération lui revient plus cher qu’il ne s’y attendait et qu’il ne reçoit qu’une mince contrepartie de l’argent dépensé. Deux factions se forment alors sur la planète mère. L’une, conservatrice, veut en finir avec l’entreprise et limiter le déficit sans tarder ; l’autre, progressiste, désire poursuivre l’expérience parce qu’elle est convaincue qu’en définitive, l’homme devra explorer et maîtriser l’univers sous peine de végéter sur sa petite planète. Mais ce genre d’argument ne touche pas les contribuables, et les conservateurs commencent à prendre le dessus.
« Tout ceci, bien entendu, est assez pénible pour les colons, qui acquièrent un esprit d’indépendance et n’admettent guère d’être considérés comme des parents pauvres vivant de la charité. Seulement, ils ne voient pas d’issue. Jusqu’au jour où une découverte capitale, révolutionnaire, est faite. J’aurais dû vous expliquer dès le début que la planète B attire les meilleures intelligences de A, ce qui attise aussi la rancœur de cette dernière. Cette découverte ouvre des perspectives illimitées pour l’avenir de B, mais son application comporte certains risques, ainsi que la dépense d’une bonne partie des ressources de la colonie. Malgré tout, le plan est soumis à A, qui ne tarde pas à opposer son veto. La lutte se prolonge dans les coulisses, mais la planète mère se montre intraitable.
« Les colons se trouvent alors devant deux possibilités. D’une part, ils peuvent forcer la décision en plein jour, et en appeler à l’opinion publique du monde A, mais il est évident qu’ils seront placés dans une position très désavantageuse car leur voix sera couverte par celle de leurs adversaires habitant sur place. L’autre solution consiste à entreprendre l’exécution du plan sans en informer la Terre … je veux dire la planète A, et c’est ce qu’ils décident finalement. » Bien sûr, il y avait des tas d’autres facteurs, politiques, personnels ou d’ordre scientifique. Or, le leader des colons était un homme d’une trempe peu commune, n’ayant peur de rien ni de personne et possédant une équipe d’éminents savants derrière lui pour l’épauler. C’est ainsi que le plan se développa, mais nul ne sait encore s’il sera couronné de succès. Je regrette de ne pouvoir vous raconter la fin de l’histoire ; vous savez que ce genre de feuilleton est toujours interrompu au moment le plus passionnant …
— Je crois que vous m’avez dit à peu près tout, convint Gibson. Tout, sauf un petit détail : je ne sais toujours pas ce qu’est le projet Aurore …
Il se leva.
— Je reviendrai demain pour entendre la fin de votre poignante histoire …
— Ce ne sera pas nécessaire, expliqua Whittaker en jetant inconsciemment un coup d’œil à la pendule. Vous la connaîtrez beaucoup plus tôt que cela.
À la sortie du bâtiment de l’Administration, le romancier fut intercepté par Jimmy.
— Je devrais être au travail, déclara ce dernier, essoufflé, mais il fallait que je vous voie. Il se passe quelque chose d’important.
— Je sais, répondit Martin avec un brin de suffisance. Le projet Aurore arrive à son dénouement, et Hadfield a quitté la ville.
— Ah ! fit le jeune garçon, un peu déconcerté. J’ignorais que vous en aviez entendu parler. Mais il y a autre chose que vous ne savez pas, de toute façon. Irène est très inquiète, elle m’a confié que son père lui avait dit au revoir hier soir comme si … eh bien, comme s’il ne devait jamais revenir …
Gibson émit un sifflement. Un nouveau point était acquis. Le projet Aurore n’était pas seulement important, il s’avérait aussi dangereux. C’était une éventualité que Martin n’avait pas envisagée.
— Quoi qu’il arrive, dit-il, nous saurons tout demain. Whittaker vient de me l’affirmer. Mais je crois deviner où se trouve Hadfield en ce moment.
— Où donc ?
— Sur Phobos. Pour une certaine raison, c’est là qu’est la clé du projet, et c’est là que doit se trouver son instigateur.
Gibson aurait parié gros sur l’exactitude de son pronostic. Il valait mieux qu’il ne fût pas en mesure de le faire, car il était dans l’erreur la plus complète.
Hadfield était en cet instant même aussi éloigné de Phobos que de Mars, et peu confortablement installé à bord d’une petite fusée bourrée de savants et d’appareils démontés à la hâte. Il jouait aux échecs, et très mal, avec l’un des plus grands physiciens du système solaire. Son adversaire jouait d’ailleurs aussi mal que lui et un observateur aurait vite compris qu’ils essayaient simplement de passer le temps. Comme tout le monde sur Mars, ils attendaient, mais ils étaient les seuls à savoir exactement quoi.
La journée s’étira lentement ; ce fut l’une des plus longues que Gibson eût jamais connues. Elle ne fut emplie que par des rumeurs et des spéculations désordonnées, chacun à Port Lowell ayant développé une théorie qu’il était soucieux de diffuser. Mais comme ceux qui savaient la vérité ne disaient rien, et que ceux qui ne savaient rien parlaient trop, la ville se trouva dans un état d’extrême confusion à la tombée de la nuit.
Gibson se demanda si cela valait vraiment la peine de veiller et, aux environs de minuit, il décida d’aller se coucher.
Il dormait à poings fermés au moment où, invisible et silencieux, le projet Aurore arrivait à sa suprême réalisation. Seuls les hommes qui veillaient à bord de la fusée en furent les témoins et, tout graves savants qu’ils étaient, ils se transformèrent sur-le-champ en écoliers rieurs et tapageurs, tandis que leur appareil faisait demi-tour.
Gibson fut réveillé dans les toutes premières heures du matin par des coups brutaux frappés à sa porte. C’était Jimmy qui lui criait de se lever et de le rejoindre. Il s’habilla en vitesse mais, quand il eut atteint la porte, son protégé s’était déjà éclipsé dans la rue. Il le rattrapa un peu plus loin. De tous côtés, les gens commençaient à apparaître en frottant leurs yeux ensommeillés et ahuris. Un bourdonnement de voix et de cris lointains allait grandissant. Port Lowell ressemblait à une ruche que l’on vient de déranger sans ménagement.
Il se passa une bonne minute avant que le romancier découvrît la raison de ce remue-ménage. L’aube venait tout juste de poindre ; à l’est, le ciel s’incendiait des premières lueurs du soleil levant. À l’est ? Mon Dieu !.. Cette aube-là naissait à l’ouest !
Personne n’était moins superstitieux que Gibson, mais à un moment donné, son esprit fut submergé par une vague de terreur. Ce ne fut pas long, car bientôt sa raison reprit le dessus. La lumière qui se répandait sur l’horizon devenait de plus en plus brillante et ses premiers rayons effleuraient les collines dominant la ville. Ils se déplaçaient rapidement, beaucoup trop rapidement pour être ceux du soleil. Brusquement, un météore doré et flamboyant émergea du désert, s’éleva presque à la verticale vers le zénith.
Sa vitesse même dénonçait son identité. C’était Phobos, ou ce qui était encore Phobos quelques heures plus tôt, avant de devenir le disque de feu dont Martin pouvait sentir la chaleur ardente sur son visage. Devant ce miracle, la cité était devenue silencieuse ; peu à peu, elle prenait vaguement conscience de tout ce qu’il signifiait pour l’avenir de la planète.
Ainsi, c’était cela, le projet Aurore … On l’avait bien nommé. Les morceaux du puzzle prenaient leur place, mais le dessin principal n’était pas encore clair. Avoir transformé le satellite en un deuxième soleil était un tour de force incroyable, à mettre certainement à l’actif de l’énergie nucléaire, mais Gibson ne voyait toujours pas en quoi ce phénomène pouvait résoudre les problèmes de la colonie. Il essayait d’élucider ce mystère quand le système de sonorisation générale de Port Lowell entra en action. Les haut-parleurs, qui ne servaient qu’en de rares occasions, se mirent à colporter la voix de Whittaker au long des rues.
— Bonjour à tous, salua le maire. Je devine que vous êtes tous éveillés et que vous avez vu ce qui s’est passé. L’administrateur, qui est sur le chemin du retour, voudrait vous parler depuis l’espace. Le voici …
Il y eut un déclic, puis quelqu’un dit tout bas :
— Vous êtes branché sur Port Lowell, monsieur.
Un instant plus tard, la voix de Hadfield se déversait dans la ville. Elle semblait lasse, mais triomphante, comme celle d’un homme qui vient de mener un grand combat jusqu’à la victoire.
— Hello, Mars, dit-il. Ici Hadfield, qui vous parle depuis l’espace. Nous nous poserons dans une heure environ. J’espère que vous aimez votre nouveau soleil. Selon nos calculs, il lui faudra près de mille ans pour se consumer. Nous avons bombardé Phobos alors qu’il se trouvait bien en dessous de votre horizon, juste au cas où l’intensité des radiations initiales serait trop forte. La réaction est maintenant stabilisée au niveau prévu, encore qu’elle puisse s’accroître d’un faible pourcentage au cours des prochaines semaines. Il s’agit principalement d’une réaction entretenue par une résonance de mésons, très efficace mais peu violente, et il n’y a pas lieu de craindre d’explosion atomique généralisée de la matière qui compose Phobos.
« Votre nouvelle étoile vous fournira à peu près le dixième de la chaleur solaire, ce qui portera presque la température de Mars au même niveau que celle de la Terre. Mais telle n’est pas la raison pour laquelle nous avons allumé le satellite ; tout au moins, ce n’est pas la raison majeure.
« Mars a encore plus besoin d’oxygène que de chaleur, et tout l’oxygène nécessaire pour rendre l’atmosphère presque semblable à l’air terrestre se trouve sous vos pieds, enfoui dans le sable. Il y a deux ans, nous avons découvert une plante capable de dissocier le sable et d’en extraire l’oxygène. C’est une plante tropicale, qui ne peut subsister qu’à l’équateur et qui, même à cet endroit, n’y est pas très florissante. Toutefois, si nous disposions d’une chaleur solaire suffisante, il lui serait possible de se multiplier sur toute la surface de la planète — à condition de l’y aider un peu — et, dans cinquante ans, il y aurait ici une atmosphère respirable. C’est, là notre but final ; quand nous l’aurons atteint, nous pourrons aller où il nous plaira sur la surface de Mars, oublier nos villes sous globe et nos masques respiratoires. C’est un rêve que beaucoup d’entre vous verront se réaliser, et alors nous aurons ouvert des perspectives toutes neuves à l’humanité.
« Dès maintenant, nous allons retirer quelques bénéfices de cette situation inattendue. D’abord, il fera beaucoup plus chaud, tout au moins quand le Soleil et Phobos brilleront ensemble ; en conséquence, les hivers seront plus doux. Bien que le satellite ne soit pas visible au-delà de soixante-dix degrés de latitude, les nouveaux vents de convection réchaufferont aussi les régions polaires, empêchant ainsi une humidité précieuse de se figer dans une calotte de glace pendant la moitié de l’année.
« Il y aura quelques inconvénients, certes — le rythme des saisons et des nuits, par exemple, va se compliquer sérieusement ! — , mais ils seront de loin dépassés par les avantages. Et chaque jour, en voyant monter dans le ciel le phare que nous venons d’allumer, vous penserez au monde nouveau qui vient de naître. Rappelez-vous que nous sommes en train d’écrire l’histoire, car c’est la première fois que l’homme s’essaie à modifier la face d’une planète. Si nous réussissons ici, d’autres nous imiteront ailleurs, et dans les siècles à venir, des civilisations entières installées sur des mondes dont nous n’avons jamais entendu parler devront leur existence à notre réalisation de cette nuit !
« C’est tout ce que j’avais à vous dire pour l’instant. Peut-être regrettez-vous les sacrifices que nous avons dû consentir pour redonner la vie à nos paysages désolés, mais souvenez-vous d’une chose : Mars a sacrifié un satellite, mais il a gagné un soleil. Qui oserait prétendre que nous avons perdu au change ?
« Sur ce, bonne nuit à vous tous !
Mais personne à Port Lowell ne rentra se coucher. Pour toute la ville, la nuit s’était achevée avec l’avènement d’un jour nouveau. On pouvait difficilement distraire son regard du petit disque doré qui montait à l’assaut du ciel, tandis que sa chaleur augmentait de minute en minute.
« Comment vont réagir les plantes martiennes ? » se demanda Gibson. Il longea la rue jusqu’auprès de la section la plus proche de la paroi transparente du dôme. De l’autre côté, le spectacle était bien celui auquel il s’attendait : les plantes étaient toutes éveillées et tournaient leur face vers l’étrange soleil. Restait à savoir comment elles se comporteraient quand deux astres brilleraient ensemble dans le ciel …
La fusée de l’administrateur se posa une demi-heure plus tard, mais Hadfield et les promoteurs du projet évitèrent la foule en pénétrant dans la ville à pied, par le Dôme n° 7, tandis qu’ils faisaient amener l’appareil devant l’entrée principale en guise d’appât. La ruse réussit si bien qu’ils se trouvèrent en toute tranquillité à l’intérieur avant que les gens eussent compris ce qui se passait, ce qui épargna aux savants des manifestations qu’ils étaient trop las pour apprécier.
Cela n’empêcha pourtant pas de nombreux petits groupes de se former dans tous les coins, et l’on discuta ferme, chacun prétendant à qui mieux mieux qu’il avait toujours connu la nature exacte du projet Aurore.
Phobos approchait du zénith, sa chaleur augmentait au fur et à mesure que diminuait la distance le séparant de la planète, quand Gibson et Jimmy rencontrèrent leurs camarades de l’équipage de l’Arès. Ceux-ci s’étaient mêlés à la foule, qui avait insisté avec bonne humeur mais avec fermeté pour que George ouvrît son bar. Bien entendu, chaque groupe affirma n’avoir pénétré au café que parce qu’il était sûr d’y trouver les autres.
En sa qualité d’ingénieur en chef, Hilton fut soupçonné d’en savoir plus long que n’importe qui en physique nucléaire, et on le poussa en avant en le priant d’expliquer ce qui s’était passé. Il nia modestement sa compétence en la matière.
— Ce qu’ils viennent de faire sur Phobos, protesta-t-il, est en avance de plusieurs années sur ce qu’on m’a appris au collège. À l’époque, les réactions des mésons n’étaient pas encore éclaircies et l’on ne songeait guère à les utiliser. En fait, je ne crois pas qu’il y ait sur Terre quelqu’un qui soit capable d’en faire autant, même à présent. Cette découverte appartient à Mars.
— Tu veux nous faire croire, interrompit Bradley, que Mars est en avance sur la Terre en matière de physique nucléaire ou autre ?
Cette réflexion faillit provoquer une émeute ; les compagnons de Bradley durent le soustraire à l’indignation des colons, ce qu’ils firent sans trop de hâte. Quand la paix fut restaurée, Hilton faillit remettre les pieds dans le plat en remarquant :
— Il faut admettre que de très éminents savants sont venus de là-bas au cours des dernières années, aussi n’y a-t-il là rien de très étonnant …
Ce raisonnement était parfaitement juste et il rappelait à Gibson ce que Whittaker lui avait dit le matin même. Mars avait exercé une attirance irrésistible sur lui comme sur beaucoup d’autres, et il comprenait maintenant pourquoi. Quels prodiges de persuasion, que de négociations compliquées, combien d’amères déceptions avait nécessité l’œuvre de Hadfield au cours des années passées ! Il n’avait peut-être pas été très difficile de convaincre les cerveaux de premier plan : ceux-ci appréciaient la grandeur de l’entreprise et répondaient « Présent ». Le second choix, les non moins indispensables artisans de la science, avait dû montrer plus de réticence. Un jour peut-être, Martin apprendrait le secret des secrets, et il saurait alors comment le projet Aurore avait été conçu et mené au succès.
Le restant de la nuit sembla s’écouler très vite. Phobos descendait dans la partie est du ciel quand le soleil se leva pour saluer son rival. Toute la ville assista dans un silence fasciné à l’étrange duel, au combat inégal dont on devinait l’issue.
Quand il brillait tout seul dans le ciel nocturne, Phobos était presque aussi éclatant que le Soleil, mais les premières lueurs de la véritable aurore bannissaient l’illusion. De minute en minute, il pâlissait, bien qu’il fût encore bien au-dessus de l’horizon, alors que son compagnon montait du désert. Nul n’aurait pu établir un degré de comparaison entre l’éclat des deux astres, mais il y avait peu de chances que les plantes fussent déconcertées dans leur lent pivotement. Quand le soleil étincelait, on remarquait à peine son frère artificiel.
N’empêche que ce dernier était assez brillant pour accomplir sa tâche et qu’il serait pour mille ans le seigneur incontesté de la nuit martienne. Mais ensuite ? Quand ses feux s’éteindraient, quand ses éléments en combustion seraient épuisés, redeviendrait-il un satellite ordinaire ne reflétant que l’éclat du soleil ?
Cela n’avait pas d’importance, et Gibson le savait. Un siècle suffirait à Phobos pour remplir son rôle, pour doter Mars d’une atmosphère qui subsisterait au cours des âges. Quand il jetterait ses dernières lueurs, la science de cette époque lointaine trouverait une autre solution, aussi inconcevable à l’heure actuelle que l’incendie atomique d’un monde l’aurait été un siècle auparavant.
Alors que la première journée de l’ère nouvelle approchait de son apogée, Gibson s’attarda un instant à observer ces deux ombres qui s’étalaient sur le sol. Toutes deux étaient tournées vers l’ouest, mais si l’une bougeait à peine, la plus pâle s’allongeait à vue d’œil et devenait de moins en moins distincte. Elle mourut brusquement au moment où Phobos sombrait derrière l’horizon.
Sa disparition soudaine rappela au romancier ce qu’il avait oublié, comme presque tous les habitants de Port Lowell, dans les premières heures d’exaltation. La nouvelle avait certainement atteint la Terre, car Mars devait briller dans son ciel d’un éclat beaucoup plus spectaculaire.
Dans très peu de temps, la planète mère allait poser des questions extrêmement délicates …