Chapitre V

— Dire qu’il y a seulement une heure, nous n’avions qu’un passager, remarqua le docteur Scott tout en veillant avec sollicitude à l’introduction de la longue boîte de métal dans le sas, et que nous en accueillons maintenant plusieurs milliards !

— Vous pensez qu’ils ont bien supporté le voyage ? demanda Gibson.

Les thermostats semblent avoir fonctionné parfaitement ; nos hôtes doivent être à leur aise. Je vais les transférer dans les cultures que j’ai préparées, ils pourront s’y gorger à volonté et ils y vivront très heureux jusqu’à notre arrivée.

Le romancier se dirigea vers le plus proche hublot d’observation. Il put distinguer la forme tronquée et peinte en blanc du projectile couché le long de la coque. Des câbles d’arrimage flottaient mollement derrière lui comme les tentacules de quelque créature sous-marine.

Lorsque l’engin s’était presque immobilisé à quelques kilomètres de l’astronef par l’effet de son dispositif de télécommunication, il avait fallu procéder à sa capture finale par des moyens beaucoup moins perfectionnés. Hilton et Bradley étaient sortis avec des câbles et ils avaient ceinturé le projectile qui se rapprochait lentement. Les treuils électriques de l’Arès le halaient maintenant à l’intérieur.

— Que va devenir la fusée porteuse ? demanda Gibson au capitaine Norden, qui observait lui aussi le déroulement de l’opération.

Nous conserverons la partie mécanique et les commandes, et nous abandonnerons la carcasse dans l’espace. Elle ne vaut pas le carburant pour l’amener sur Mars. Nous aurons ainsi un petit satellite pour nous tout seuls tant que notre accélération ne sera pas reprise.

Comme le chien dans le roman de Jules Verne !

Lequel ? De la Terre à la Lune ? Je ne l’ai jamais lu. J’avais tout de même essayé une fois, mais ça m’ennuyait. C’est toujours pareil avec ces vieilles histoires. Rien n’est plus périmé que la science-fiction d’hier, et Jules Verne appartient à celle d’avant-hier.

Gibson sentit la nécessité de défendre son métier.

— Ainsi, vous ne croyez pas que la science-fiction puisse jamais avoir une valeur littéraire permanente ?

— Je ne le pense pas. Elle peut quelquefois revêtir une valeur sociale lorsqu’elle vient d’être écrite, mais elle paraît toujours grotesque et archaïque à la génération suivante. Regardez, par exemple, ce que sont devenues les histoires de voyages intersidéraux …

— Allez-y, continuez, ne vous occupez pas de mes opinions.

Norden était visiblement calé sur le sujet, mais cette constatation ne surprit pas le moins du monde son interlocuteur. Si l’un de ses compagnons s’était soudain révélé comme expert en reboisement, en sanskrit ou en bimétallisme, Gibson en eût facilement pris son parti. De toute façon, il savait que la science-fiction était restée très populaire parmi les astronautes professionnels.

— Très bien, dit Norden. Voyons donc ce qui s’est passé dans cette branche. Jusqu’en 1960 — peut-être 1970 —, on écrivait encore des romans sur le premier voyage dans la Lune. Ils sont complètement ridicules à présent. Lorsque la Lune fut atteinte, il fut de bon ton d’écrire sur Mars et Vénus pendant quelques nouvelles années. De nos jours, ces récits sont également périmés ; on ne les lit plus guère que pour se payer une pinte de bon sang. Je suppose que les planètes plus éloignées resteront encore un bon filon pour une autre génération, mais le roman d’aventures interplanétaires tel que nos grands-pères l’ont connu a vraiment pris fin en 1970.

— Pourtant, le thème du voyage dans l’Espace est toujours aussi prisé …

— Oui, mais ce n’est plus de la science-fiction. C’est, soit de la simple actualité, comme les textes que vous transmettez à la Terre, soit de la pure fantaisie. Pour intéresser, l’action doit se dérouler à l’extérieur du système solaire, et elle pourrait tout aussi bien appartenir à un conte de fées. La plupart de ces romans ne sont d’ailleurs que cela.

Norden venait de parler avec un grand sérieux, mais il y avait une étincelle de malice dans ses yeux.

— Je conteste vos arguments sur deux points, déclara Gibson. Tout d’abord, les gens — nombre de gens — lisent toujours les récits de Wells, bien qu’ils soient vieux d’un siècle. Ensuite, et pour aller du sublime au ridicule, ils lisent encore mes premiers ouvrages, tels que Poussière martienne, que l’actualité a pourtant dépassés et laissés loin en arrière.

— Wells faisait de la littérature, répliqua Norden, mais même sans cela, je puis défendre mon point de vue. Lesquelles, parmi ses histoires, sont les plus populaires ? Des romans honnêtes, comme Kipps et Tono-Bungay, évidemment. Si on lit ses fantaisies, c’est en dépit de leurs prophéties irrémédiablement désuètes, et non à cause d’elles. Seule la Machine à explorer le temps est encore un peu en vogue, tout simplement parce que l’action se déroule dans un futur lointain, et aussi parce que Wells y a mis son meilleur style.

Il y eut un bref silence. Gibson se demanda si le capitaine allait aborder le deuxième point.

— Quand avez-vous écrit Poussière martienne ? demanda finalement Norden.

Le romancier opéra un rapide calcul mental.

— En 1973 ou 1974.

— Je ne pensais pas que cela remontait aussi loin, mais ça concorde bien avec mon raisonnement. Les voyages interplanétaires allaient seulement commencer et tout le monde était en éveil. Comme vous vous étiez déjà fait un nom dans la fiction conventionnelle, Poussière martienne a trouvé son succès dans le nouvel engouement.

— Mais vous expliquez seulement pourquoi il s’est vendu à l’époque, et vous ne répondez pas à ma seconde remarque. Cet ouvrage est toujours très prisé, et je crois même que la colonie martienne en a acquis plusieurs exemplaires, malgré qu’il n’y soit question que d’une planète Mars imaginaire.

— J’attribue cela à la publicité sans scrupule de votre éditeur, à votre habile tactique pour rester célèbre, et aussi, peut-être, au fait que c’est la meilleure histoire que vous ayez jamais écrite. De plus, comme dirait Mac, votre ouvrage s’est arrangé pour acquérir une vogue en cette année 1970, et il hérite à présent d’une valeur de curiosité.

— Hum ! fit Gibson en supputant le poids de l’argument.

Il resta silencieux un instant, puis son visage se plissa comme pour contenir un rire qu’il laissa bientôt échapper.

— Eh bien, s’étonna Norden, déconcerté, qu’y a-t-il de si drôle ?

— Notre conversation même. J’étais en train de me demander ce qu’aurait pensé Wells s’il avait su qu’un jour deux hommes discuteraient de ses romans à mi-chemin entre la Terre et Mars.

— N’exagérez rien, rétorqua le capitaine en souriant. Nous n’avons encore accompli qu’un tiers du voyage.

Il était bien passé minuit quand Gibson s’éveilla brusquement d’un sommeil profond. Quelque chose venait de le troubler, un bruit ressemblant à une lointaine explosion dans les entrailles de la fusée.

Il se dressa sur son séant, dans l’obscurité, la poitrine comprimée par les bandes élastiques qui le maintenaient sur son lit. Seule une lueur stellaire perçait à travers le hublot, sa cabine étant située dans la section nocturne. Il prêta l’oreille, la bouche entrouverte, retenant sa respiration pour saisir le moindre son.

Pendant la nuit, l’Arès s’animait d’innombrables rumeurs, mais elles lui étaient toutes familières. La fusée vivait ; le silence aurait signifié la mort de tout ce qui se trouvait à son bord. Par exemple, la perpétuelle et calme respiration des pompes à air, entraînant et canalisant les vents artificiels de cette petite planète, était infiniment rassurante. Sur ce faible fond sonore, d’autres bruits se détachaient par intermittence : le vrr occasionnel d’un moteur accomplissant une tâche mystérieuse et automatique, le tic de la pendule électrique toutes les trente secondes, et quelquefois le bourdonnement de l’eau circulant dans le système de conduites. Aucune de ces résonances n’aurait pu le tirer de son sommeil, car elles lui étaient aussi intimes que les battements de son cœur.

Encore à moitié endormi, il se dirigea vers la porte de la cabine et écouta un instant dans le couloir. Tout semblait parfaitement normal et il réalisa qu’il était probablement le seul à s’inquiéter. Un moment, il se demanda s’il ne devrait pas appeler Norden, puis il se ravisa. Il avait dû rêver, ou la détonation provenait peut-être d’un appareil entrant en action pour la première fois.

Il avait regagné son lit quand une idée lui vint tout à coup. Après tout, le bruit avait-il été si lointain ? C’était une vague impression, mais il aurait aussi bien pu être tout proche. Et puis, en somme, Gibson était fatigué et cela n’avait pas d’importance. D’ailleurs, sa confiance dans les instruments du bord était illimitée, presque touchante. Si vraiment quelque chose n’allait pas, l’alarme automatique aurait alerté tout le monde. Ce dispositif, assez puissant pour réveiller un mort, avait été éprouvé plusieurs fois au cours du voyage. Le romancier pouvait se rendormir sur ses deux oreilles, le système veillait sur lui de toute sa vigilance.

Gibson avait parfaitement raison, mais il ne le sut jamais. Le lendemain matin, il avait tout oublié de l’incident.


La caméra quitta lentement la chambre du conseil en deuil et suivit le cortège funèbre au long de l’enroulement sans fin de l’escalier menant aux créneaux battus par les vents, qui surplombaient la mer. Un instant, les sanglots de la musique s’estompèrent tandis que les silhouettes chargées de leur tragique fardeau se détachaient, immobiles sur les remparts d’Elseneur, devant le soleil couchant, « Adieu, doux prince. » C’était fini.

La lumière illumina brutalement la petite salle, laissant l’État du Danemark à quatre siècles et cinquante millions de kilomètres en arrière. Gibson rappela ses esprits à la réalité et s’arracha au charme qui le retenait prisonnier. « Jusqu’à quel point, se demanda-t-il, Shakespeare aurait-il apprécié cette interprétation déjà vieille d’une génération, mais aussi peu touchée par le temps que les chefs-d’œuvre antiques de la poésie immortelle ? Et surtout, qu’aurait-il pensé de ce fantastique théâtre, avec ses rangées de sièges flottant en l’air sur le plus superficiel des supports ? »

— Dommage, déclara le docteur Scott, tandis que les six hommes qui composaient le public s’éloignaient dans le couloir, que nous ne puissions disposer d’une aussi belle collection de films au cours des prochaines traversées. Nous ne pouvons pas conserver cette série, elle est destinée à la Filmathèque Centrale martienne.

— Quel sera le prochain programme ? demanda Gibson.

— Nous ne sommes pas encore fixés. Peut-être une fantaisie musicale courante ou, si l’on s’en tient aux classiques, nous pourrions projeter Autant en emporte le vent.

— Mon grand-père était fou de ce film ; j’aimerais bien le voir maintenant que l’occasion s’en présente, s’empressa de dire Jimmy Spencer.

— Très bien, répliqua Scott, je soumettrai la question à la Commission des Loisirs ; nous verrons si ça peut s’arranger.

Puisque cette commission était uniquement composée de Scott et de personne d’autre, les négociations avaient de grandes chances d’aboutir.

Norden, qui était resté plongé dans ses pensées depuis la fin du spectacle, se glissa derrière Gibson et émit un petit toussotement nerveux.

— À propos, Martin, dit-il, vous souvenez-vous m’avoir turlupiné pour essayer un vidoscaphe ?

— Oui, vous m’avez dit que c’était formellement interdit par le règlement.

Le capitaine parut embarrassé, ce qui était une attitude qui ne lui ressemblait pas beaucoup.

— D’une certaine manière, oui, mais nous n’accomplissons pas une traversée normale et, techniquement, vous n’êtes pas un passager. Après tout, je crois que nous pourrons trouver un moyen.

Gibson était comblé, lui qui, depuis longtemps, souhaitait connaître l’impression que l’on pouvait bien ressentir à l’intérieur d’un de ces scaphandres, à flotter dans le vide avec les étoiles autour de soi. Il ne lui vint même pas à l’idée de demander à Norden pourquoi il avait changé d’avis, et le capitaine lui en sut infiniment gré.

Le projet mijotait depuis environ une semaine. Chaque matin se déroulait dans le bureau du capitaine une petite cérémonie rituelle entre Norden et Hilton, quand ce dernier venait présenter le rapport quotidien sur l’activité du bord et le comportement de la multitude des appareils au cours des dernières vingt-quatre heures. D’ordinaire, il n’y avait rien d’important à signaler ; Norden se bornait à parapher les feuilles et à les classer avec le livre de bord. La variété était la dernière chose qu’il désirât sur ce chapitre, encore qu’elle ne lui fût pas épargnée parfois.

— Écoute, Johnnie, déclara Hilton ce matin-là ( il était le seul à appeler Norden par son prénom ; pour le reste de l’équipage, il était toujours le « patron » ), en ce qui concerne la pression d’air, c’est maintenant bien établi : la baisse est pratiquement constante. Dans dix jours environ, nous dépasserons la limite de tolérance.

— Sacré nom d’une pipe ! Pas de doute, il faut faire quelque chose. J’espérais qu’il n’y aurait rien à redouter avant notre arrivée.

— Je crains qu’on ne puisse pas attendre jusque-là. Cette tolérance est stupide, bien sûr. Une fuite dix fois plus grosse ne serait même pas vraiment dangereuse. Mais tu sais comme moi que l’enregistrement de la courbe de pression s’en va devant la Commission de Sécurité de l’Espace au retour, et qu’il se trouvera bien une vieille fille nerveuse pour pousser les hauts cris si nous descendons en dessous du minimum.

— Où crois-tu qu’est l’avarie ?

— Dans la coque, presque certainement.

— La petite fuite des alentours du pôle Nord dont tu m’as déjà parlé ?

— Je ne crois pas, c’est trop brusque. J’ai l’impression que nous sommes percés une nouvelle fois.

Norden parut légèrement contrarié. Des crevaisons dues à la poussière météorique survenaient deux ou trois fois par an sur un astronef de cette taille. Le plus souvent, on les laissait s’accumuler jusqu’à ce que la perte d’air fût digne d’intérêt, mais celle-ci semblait un peu trop grosse pour être ignorée.

— Combien de temps faudra-t-il pour la réparation ?

— Voilà l’ennui, reprit Hilton d’un air un peu dégoûté. Nous n’avons qu’un détecteur pour cinquante mille mètres carrés de coque. Peut-être bien que deux jours seront nécessaires. Si seulement ç’avait été un bon gros trou, les caissons étanches automatiques entraient en action et le neutralisaient à notre place.

— Je suis rudement content qu’il n’en soit rien, dit Norden en faisant la grimace. Il aurait encore fallu rendre pas mal de comptes !

Jimmy Spencer qui, comme d’habitude, avait hérité de la corvée dont personne ne voulait, découvrit la crevaison trois jours plus tard, après avoir fait une douzaine de fois le tour de la fusée. Le petit cratère était à peine visible à l’œil nu, mais le détecteur de fuites — super-sensible décela un vide imparfait près d’un certain endroit de la coque. Jimmy marqua l’emplacement à la craie avant de se replonger avec gratitude à l’intérieur du sas.

Norden sortit ensuite le plan de l’astronef et détermina la position approximative d’après le rapport du surnuméraire. Il émit alors un petit sifflement tandis que son regard montait vers le plafond.

— Jimmy, dit-il, est-ce que M. Gibson est au courant de ce que tu viens de faire ?

— Non, j’ai continué malgré tout à lui donner ses cours d’astronautique, bien que ce ne fût pas très drôle de mener ce travail de front avec …

— Ça va, ça va ! Tu ne crois pas que quelqu’un d’autre lui a parlé de la fuite ?

— Je ne sais pas, mais je crois qu’il m’en aurait fait part dans ce cas-là …

— Bon, écoute bien : cette damnée crevaison se trouve en plein dans le milieu de la paroi de sa cabine, et si jamais tu lui en touches un mot, je t’écorche vif, compris ?

— Oui, capitaine, balbutia le jeune garçon avant de s’enfuir précipitamment.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Hilton d’un ton résigné.

— Il faut éloigner Martin sous un prétexte quelconque et reboucher ce trou aussi vite que possible.

— Je trouve bizarre qu’il n’ait jamais remarqué l’impact. Ça a dû faire du raffut !

— Il était probablement sorti à ce moment-là. Je suis quand même surpris qu’il n’ait pas ressenti le courant d’air, qui doit être assez fort.

— La circulation normale le neutralise certainement. Et puis, après tout, pourquoi faire tant d’histoires ? Pourquoi ne pas tout dire et expliquer à Martin ce qui s’est passé ? Il n’y a aucune raison d’en faire un mélodrame !

— Ah oui, tu crois ? Suppose qu’il raconte à ses lecteurs qu’un météore de douzième grandeur a perforé l’astronef, et qu’il poursuive en disant que ce genre de chose arrive à chaque voyage ? Combien parmi eux comprendront que, non seulement il n’y a aucun danger réel, mais que nous n’avons même pas l’habitude de nous en inquiéter quand ça se produit ? Je vais te dire ce que sera la réaction populaire : « Cette fois, c’est un petit, mais si ç’avait été un gros ? » Le public n’a jamais eu confiance dans les statistiques. Tu vois d’ici les manchettes ?

L’ARÈS TRANSPERCÉ PAR UN MÉTÉORE !

Ce serait plutôt mauvais pour le commerce !

— Alors, pourquoi ne pas simplement l’expliquer à Martin et lui demander de se tenir tranquille ?

— Ce ne serait pas très loyal envers ce pauvre garçon, d’autant plus qu’il n’a rien pour alimenter ses articles depuis des semaines. Il vaudrait mieux ne rien dire du tout.

— O.K., soupira Hilton, si c’est ton idée … Mais ne t’en prends pas à moi s’il y a des retours de flamme.

— Pas de danger, fais-moi confiance.

Toute sa vie, Gibson s’était passionné pour les inventions ; le scaphandre pressurisé n’était qu’un nouveau mécanisme s’ajoutant à la collection de ceux qu’il avait étudiés ; Bradley avait été désigné pour lui en apprendre le maniement correct, pour sortir avec lui dans l’Espace et veiller à ce qu’il ne s’égare pas.

Le romancier avait oublié que les scaphandriers de l’Arès ne comportaient pas de jambes et que l’on se bornait simplement à s’asseoir à l’intérieur. C’était assez normal puisqu’ils étaient destinés à un usage en pesanteur nulle et non pour la marche sur les planètes dépourvues d’atmosphère. L’absence de joints flexibles pour les genoux simplifiait grandement leur ligne : ils n’étaient rien de plus qu’un cylindre coiffé d’une calotte en plexiglas, avec deux bras articulés sortant de son extrémité supérieure. Le long des flancs couraient de mystérieuses tuyauteries et des renflements se rapportant au conditionnement d’air, à la radio, au régulateur thermique et au système de propulsion à basse puissance. On disposait d’une liberté de mouvements considérable au milieu de ce fourbi ; on pouvait retirer son bras pour atteindre les commandes internes, et même prendre un repas sans trop d’acrobaties.

Depuis bientôt une heure, Bradley était dans le sas avec son élève, s’assurant que celui-ci comprenait bien le rôle des principales commandes et l’interrogeant sur leur manipulation. Le romancier appréciait cet enseignement scrupuleux, mais il commença à montrer des signes d’impatience en voyant que la leçon ne semblait pas devoir prendre fin. Finalement, il se révolta lorsque l’officier se mit à lui expliquer les dispositifs sanitaires assez primitifs de l’appareil.

— Au diable tout cela ! protesta-t-il. Nous ne sortons pas pour si longtemps !

Bradley sourit.

— Vous seriez surpris, dit-il sur un ton lugubre, du nombre de malheureux qui ont commis cette erreur.

Il ouvrit un compartiment dans la paroi du sas et en retira deux rouleaux de corde montés comme des moulinets de pêche. Ils s’encastraient fermement entre des crampons fixés sur les scaphandres, de telle sorte qu’ils ne pouvaient se défaire par accident.

— Sécurité n° 1, précisa-t-il. Ayez toujours un ancrage sûr à la fusée. Les règles sont faites pour être transgressées, mais pas celle-ci. Pour être doublement rassuré, je vais attacher votre appareil au mien avec dix autres mètres de corde. Nous voici prêts à escalader le Matterhorn.

La porte extérieure pivota sur ses gonds. Gibson sentit les dernières traces d’air l’entraîner en s’échappant. Cette faible impulsion le mit en mouvement vers la sortie et il dériva lentement vers les étoiles.

Le flottement tranquille et le silence complet contribuaient à rendre cette minute très impressionnante. L’Arès s’éloignait derrière Gibson avec une constance inexorable qui le terrifiait. Il plongeait dans l’Espace — le véritable Espace, cette fois — et le seul lien qui le rattachait à la sécurité était ce mince filin qui se déroulait à son côté. Cette sensation, pourtant toute neuve, éveilla en lui de faibles échos familiers.

Il retrouvait une impression qu’il croyait avoir oubliée à tout jamais, celle qu’il avait ressentie étant enfant, le jour où on l’avait laissé choir dans dix mètres d’eau pour lui apprendre à nager. Comme alors, il s’élançait à présent la tête la première dans un élément nouveau et inconnu.

La friction de la bobine avait stoppé son élan quand la corde qui l’attachait à Bradley donna une secousse. Il avait presque oublié son compagnon, qui s’éloignait à présent en le remorquant derrière lui au moyen des petits réacteurs de la base de son scaphandre.

Gibson eut très peur lorsqu’une voix, brisant le silence, résonna dans son haut-parleur.

— N’employez vos propulseurs que quand je vous le dirai. Nous ne devons pas acquérir une trop grande vitesse et il faut prendre garde à ne pas emmêler nos liens.

— D’accord, répliqua-t-il, vaguement contrarié de cette intrusion dans son intimité.

Il se retourna vers l’astronef, qui était déjà à plusieurs centaines de mètres et s’éloignait rapidement.

— Quelle est la longueur de la corde ? demanda-t-il avec anxiété.

Il n’y eut pas de réponse et il connut un instant de panique avant de se souvenir du bouton marqué Émission.

— À peu près un kilomètre, répondit Bradley, lorsqu’il eut répété sa question. C’est suffisant pour procurer une agréable sensation de solitude …

— Et si elle se cassait ? reprit Gibson, qui ne plaisantait qu’à moitié.

— Pas de danger, elle est capable de supporter votre poids terrestre en entier. Et même si ça se produisait, nous pourrions rentrer le plus facilement du monde avec nos propulseurs.

— Mais supposez qu’ils ne fonctionnent plus ?

— Cette conversation est vraiment optimiste. Je ne crois pas à cette éventualité, à moins d’une grave négligence ou de trois avaries simultanées. Rappelez-vous qu’un groupe propulseur de secours est prévu en pareil cas. Vous avez aussi des indicateurs d’alarmes dans votre appareil, pour vous avertir bien avant que le réservoir principal ne soit vide.

— Mais en supposant …, insista l’écrivain.

— Alors, la seule chose à faire serait de pousser le bouton de la balise de S.O.S. et d’attendre qu’on vienne vous dépanner. Dans des circonstances comme celles-là, je crains que les secours ne se pressent pas beaucoup. Celui qui se fourrerait dans un pétrin pareil n’aurait pas droit à beaucoup de sympathie.

Il y eut une saccade soudaine : ils étaient arrivés à la distance extrême permise par la corde. Bradley neutralisa le rebondissement avec ses réacteurs.

— Nous sommes loin de chez nous, maintenant, dit-il tranquillement.

Il fallut plusieurs secondes à Gibson pour repérer l’Arès. Ils se trouvaient du côté de la face nocturne de l’astronef et celui-ci était presque entièrement dans l’ombre. Les deux sphères n’avaient plus l’air que de lointains et minces croissants qu’on eût pu facilement confondre avec la Terre et la Lune, vues d’un million de kilomètres. Toute véritable notion de rapport était supprimée ; la fusée semblait une chose trop petite et trop frêle pour matérialiser encore un refuge.

Gibson était enfin seul avec les étoiles.

Il savait gré à Bradley de respecter le silence et de ne pas faire intrusion dans ses pensées. Peut-être son compagnon était-il aussi impressionné que lui par la grandiose solennité du moment. Les étoiles luisaient, si brillantes et si nombreuses qu’on ne pouvait tout d’abord situer la constellation la plus familière. Gibson découvrit enfin Mars, l’astre le plus lumineux dans le ciel après le soleil lui-même et il lui fut alors possible de déterminer le plan de l’écliptique. Tout doucement, par quelques prudentes éjections de ses réacteurs, il fit pivoter le scaphandre de façon à diriger sa tête vers l’étoile polaire. Il récupéra la « position debout normale », et le champ des étoiles devint enfin reconnaissable.

Il avança lentement le long du Zodiaque tout en se demandant combien d’hommes dans l’histoire avaient déjà connu cette sensation. Il repéra successivement Jupiter, puis Saturne. Du moins le pensa-t-il, car les planètes ne pouvaient plus désormais être distinguées des étoiles par leur brillance constante, ce repère si utile mais quelquefois si trompeur des astronomes amateurs. Il ne chercha ni la Terre ni Vénus, sachant que l’éclat du soleil l’eût aveuglé en un éclair s’il tournait les yeux dans cette direction.

Un pâle bandeau de lumière soudait les deux hémisphères du ciel : c’était la Voie Lactée. L’écrivain remarqua nettement les lambeaux et les déchirures qui hachaient les bords de ce chemin céleste, comme si des continents d’étoiles tentaient de s’en échapper pour voyager seuls dans l’infini. Dans l’hémisphère austral, une crevasse noire béait, comme un tunnel percé au milieu des astres, vers un autre univers.

Martin se tourna vers la Grande Nébuleuse d’Andromède, cette gigantesque lentille spectrale. Il pouvait la recouvrir du bout de son pouce et pourtant, elle représentait une galaxie complète, aussi vaste que le fantastique anneau d’étoiles au sein duquel il flottait. Ce fantôme brumeux était un million de fois plus lointain que les étoiles, elles-mêmes un million de fois plus éloignées que les planètes. Comme les aventures et les voyages de l’homme semblaient méprisables, comparés à ces étendues sans limites !

Gibson était à la recherche d’Alpha du Centaure parmi les constellations inconnues de l’hémisphère austral lorsqu’il aperçut une silhouette impossible à identifier sur-le-champ.

À une distance énorme, un objet blanc et rectangulaire flottait dans le vide. Ce fut du moins sa première impression, mais il réalisa bientôt que son sens de la perspective était en défaut : en réalité, il avait sous les yeux quelque chose de très petit situé à quelques mètres de là. Néanmoins, il lui fallut encore un moment pour reconnaître dans ce vagabond de l’espace … un très ordinaire feuillet de manuscrit qui tournait lentement sur lui-même !

Le romancier continua à fixer l’apparition quelque temps, afin de se convaincre que ce n’était pas une illusion. Il brancha ensuite son émetteur et fit part de sa trouvaille à Bradley.

L’autre ne fut pas surpris le moins du monde.

— Ça n’a rien d’extraordinaire, répondit-il avec une certaine impatience. Depuis des semaines, nous nous débarrassons de nos déchets et il se peut que quelques-uns flottent encore dans les parages, puisque nous n’avons pas la moindre accélération. Bien entendu, à la première manœuvre de freinage, nous allons nous séparer d’eux et ils poursuivront leur course hors du système solaire.

« C’est l’évidence même », pensa Gibson. Il se sentait un peu ridicule, car rien n’est plus déconcertant qu’un mystère qui s’évapore d’un seul coup. Il s’agissait probablement d’une vieille épreuve manuscrite d’un de ses propres articles. Si elle avait été un peu plus proche, il aurait pu s’amuser à la récupérer comme souvenir pour observer les effets de son séjour dans l’espace. Malheureusement, elle était hors d’atteinte et il n’existait aucun moyen de l’attraper sans se détacher de la corde qui le reliait à l’Arès.

Gibson serait mort depuis des siècles que ce morceau de papier promènerait toujours son message parmi les constellations, un message dont personne ne saurait jamais le texte.

À leur retour, Norden les attendait dans le sas de décompression. Il paraissait assez content de lui, mais Gibson n’était pas d’humeur à remarquer de tels détails. Il naviguait encore au milieu des étoiles et un bon moment lui serait nécessaire pour retrouver le sens de la réalité, avant que sa machine à écrire ne commençât à crépiter doucement au rappel de ses émotions.

— Vous avez eu fini à temps ? chuchota Bradley lorsque le romancier ne put plus l’entendre.

— Oui, avec quinze minutes d’avance. Nous avons stoppé les ventilateurs et la fuite a été repérée tout de suite grâce à la bonne vieille technique de la bougie fumeuse. Un vulgaire rivet et un raccord de peinture à séchage rapide ont fait le reste. Nous pourrons toujours reboucher la coque extérieure à l’arrivée, si cela en vaut la peine. Mac a fait du bon travail !

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