Chapitre IX

— C’est vraiment épatant de vous revoir tous ! fit Gibson en transportant avec précaution les rafraîchissements du bar. Et maintenant, je pense que vous allez tirer une bonne bordée ? Avouez que votre premier réflexe va être d’aller retrouver les petites amies du coin ?

— Ce n’est pas si facile, rétorqua Norden. Elles se marient souvent entre deux de nos voyages, et nous devons agir avec tact. À propos, George, qu’est devenue Miss Margaret Mackinnon ?

— Vous voulez parler de Mrs. Henry Lewis ? Elle a un beau petit garçon.

— L’a-t-elle appelé John, au moins ? demanda Bradley, sans discrétion particulière.

— Allons, soupira Norden, j’espère qu’elle m’aura quand même gardé un morceau du gâteau nuptial. À la vôtre, Martin !

— Et à l’Arès ! compléta Gibson en choquant son verre. Vous avez dû le remettre en état ? Il avait une bien drôle d’allure la dernière fois que je l’ai vu …

Norden ricana.

— Oh, ça non ! Nous laissons sa carcasse démontée jusqu’au rechargement. Nous n’avons pas grand-chose à craindre de la pluie !

— Qu’est-ce que tu penses de Mars, Jimmy ? reprit le romancier. Tu es le seul nouveau, avec moi, ici.

— Je n’ai pas encore vu beaucoup, répliqua prudemment le jeune garçon. Tout paraît assez petit, c’est la seule chose que je puisse dire.

Gibson s’étrangla, au point qu’on dut le calmer par des tapes dans le dos.

— Je me souviens de t’avoir entendu dire exactement le contraire quand tu étais sur Déimos. Tu l’as certainement oublié ! Il est vrai que tu étais un peu éméché à ce moment-là …

— Je n’ai jamais été ivre ! protesta Jimmy avec indignation.

— Alors, laisse-moi te complimenter pour la qualité de ton imagination, elle m’a bien trompé. N’empêche que ce que tu me dis m’intéresse, parce que c’est exactement ce que j’éprouve après avoir vu tout ce qui était à voir, sous la coupole. Il n’y a qu’un remède, aller dehors pour se dégourdir les jambes. Je me suis déjà permis quelques balades aux alentours, mais je vais faire mieux : je me suis débrouillé auprès du service des transports pour avoir un pou des sables à ma disposition. Demain, je m’attaque aux collines. Tu m’accompagnes ?

Les yeux de Jimmy se mirent à briller d’envie.

— Avec joie, si c’est possible.

— Hé ! Et nous ? protesta Norden.

— Oh, vous connaissez déjà l’endroit. Néanmoins, comme il reste une place de libre, vous pourrez la tirer au sort. On nous donne un chauffeur officiel, car ils ne veulent pas nous laisser sortir seuls avec un de leurs précieux véhicules. Je suppose qu’on peut difficilement les en blâmer.

La chance sourit à Mackay, sur quoi les autres commencèrent à prétendre qu’ils ne désiraient pas tellement participer à l’expédition.

— Eh bien, ça arrange tout, dit Gibson. Rendez-vous à l’Office des Transports, Dôme n° 4, demain matin à dix heures. Maintenant, il faut que je vous quitte, j’ai trois articles à écrire, ou plutôt un article avec trois titres différents, si vous préférez.

Les explorateurs furent bientôt prêts à partir. Chacun apportait l’équipement de protection reçu à l’arrivée mais jamais encore utilisé, et qui comprenait le masque respiratoire, des tubes d’oxygène, un purificateur d’air et la combinaison calorifique isolante, avec ses cellules génératrices compactes. Ce vêtement pouvait vous tenir au chaud, et même à l’aise par une température extérieure de moins cent degrés. Les explorateurs n’auraient pas à s’en servir au cours du voyage, à moins d’un accident de voiture qui les isolerait loin de la base.

Le pilote, un « dur », était un jeune géologue qui se vantait d’avoir passé autant de temps en dehors de Port Lowell qu’à l’intérieur. Il paraissait extrêmement compétent et débrouillard, si bien que Gibson n’eut aucun scrupule à remettre sa précieuse personne entre ses mains.

— Ces engins ont-ils souvent des pannes ? s’informa-t-il en grimpant à bord de la petite voiture.

— C’est assez rare. Ils ont un formidable coefficient de sécurité, sans compter qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à craindre. Bien sûr, un chauffeur imprudent s’enlise quelquefois, mais en général on peut se dépêtrer avec le treuil. Ce mois-ci, il n’y a eu que deux cas de malchanceux obligés de rentrer à pied à la base.

— J’espère que nous ne serons pas le troisième, déclara Mackay tandis que le véhicule s’engageait dans la valve de sortie.

— Je ne me tracasse pas, fit l’autre avec un gros rire, en attendant l’ouverture de la porte extérieure. Comme nous ne devons pas trop nous éloigner de Port Lowell, nous pourrons toujours réintégrer le dôme, même en admettant que le pire se produise.

Avec une brusque accélération, ils franchirent la valve, et se trouvèrent aussitôt hors de la ville. Une route étroite, percée au travers de la végétation vivace, et sur laquelle s’embranchaient d’autres artères disposées en étoile, faisait le tour de la cité. Elles conduisaient aux mines proches, à la station de radio, aux observatoires des collines et à l’aérodrome. C’était à l’aérodrome que se déroulait en ce moment même le déchargement de la cargaison de l’Arès, par l’intermédiaire de fusées accomplissant la navette avec Déimos.

— Allez-y, faites votre choix ! lança le chauffeur en stoppant à la première bifurcation. Quel chemin prend-on ?

Gibson, qui était en train de se débattre avec une carte trois fois trop grande pour la cabine, essuya un regard de dédain de la part du géologue.

— Je ne sais pas où vous avez déniché ça, dit ce dernier. Je suppose que c’est l’administrateur qui vous l’a collée dans les mains, mais n’importe, elle est tout à fait périmée. Dites-moi seulement où vous voulez aller et je vous y emmène sans m’occuper de votre paperasse.

— Parfait, articula humblement l’intéressé. Je suggère que nous montions sur les collines pour avoir un panorama. Allons à l’observatoire, si vous voulez.

Le pou bondit en avant et se mit à filer le long de l’étroite chaussée. Ses passagers virent le vert éclatant qui les entourait se fondre en une tache trouble et sans limite.

— À quelle vitesse ces engins-là peuvent-ils rouler ? s’inquiéta Gibson dès qu’il se fut dégagé du giron de Mackay, où l’avait projeté ce départ foudroyant.

— Oh, au moins du cent à l’heure sur une bonne route, mais comme il n’y en a pas une seule vraie sur Mars, mieux vaut ne pas s’emballer. En ce moment, je fais du soixante. Sur terrain difficile, on doit s’estimer heureux si l’on atteint la moitié.

— Et leur rayon d’action ? renchérit Mackay, encore un peu effrayé.

— Un bon millier de kilomètres, même sans se priver de chauffage, de cuisson et du reste. Pour les voyages vraiment longs, nous traînons une remorque avec des cellules génératrices de réserve. Le record est d’à peu près cinq mille kilomètres. En ce qui me concerne, j’en ai déjà fait trois mille d’un coup, quand je prospectais du côté d’Argyre. Mais quand on s’embarque dans de pareilles expéditions, on s’arrange pour se faire parachuter du ravitaillement.

Ils ne roulaient que depuis deux minutes, et Port Lowell descendait déjà derrière l’horizon. La courbe accentuée de la planète rendait l’appréciation des distances très difficile. Ainsi, la vue des coupoles à demi cachées incitait à croire qu’il s’agissait de constructions beaucoup plus vastes, situées à une distance beaucoup plus grande qu’elles ne l’étaient en réalité.

Peu après, tandis que le pou montait à l’assaut de terrains plus élevés, les bulles transparentes commencèrent à réapparaître. Les collines qui dominaient Port Lowell avaient moins de mille mètres d’altitude, mais elles constituaient une barrière très utile en hiver, contre les vents froids soufflant du sud ; elles fournissaient en outre des sommets élevés pour l’émetteur de radio et l’observatoire.

Les quatre hommes arrivèrent à la station de radio une demi-heure après leur départ. Ressentant le besoin de se dégourdir les jambes, ils ajustèrent leurs masques et sortirent un à un du véhicule par la valve élastique.

Le paysage n’avait rien de très impressionnant. Au nord, les dômes familiers de Port Lowell flottaient comme de l’écume sur une mer de jade. Vers l’ouest, Gibson put tout juste avoir un aperçu du désert rougeâtre qui ceignait la planète tout entière. Comme le sommet des collines se trouvait un peu au-dessus de lui, le sud lui était caché, mais il savait que le bandeau vert de la végétation s’étendait sur plusieurs centaines de kilomètres, jusqu’à la Mare Erythraeum. C’est à peine si quelques plantes poussaient sur les hauteurs, probablement à cause du manque d’humidité, pensa-t-il.

Martin se dirigea vers le poste émetteur. Celui-ci était entièrement automatique, et ne nécessitait aucun personnel. Un réflecteur parabolique géant braqué vers la Terre, distante de soixante millions de kilomètres sur la route du Soleil, reposait sur la colline. Le long de ses rayons invisibles allaient et venaient les messages qui reliaient les deux mondes. Peut-être qu’à ce même instant, l’un des articles de Gibson s’envolait vers la planète mère, à moins qu’une directive de Ruth Goldstein n’accourût vers Mars.

La voix de Mackay, fluette et déformée par la rareté de l’air, le fit se retourner.

— En voilà une qui va se poser … là, sur la droite !

Non sans peine, il repéra la trace minuscule d’une fusée qui traversait le ciel à toute vitesse. Elle vira au-dessus de la cité et se perdit derrière les dômes pour prendre contact avec le sol de la piste. Gibson espéra qu’elle apportait au moins le reste de ses bagages, qui mettaient décidément longtemps à le rejoindre.

L’observatoire était situé à environ cinq kilomètres au sud, sur l’autre versant des collines, en un lieu où les lumières de Port Lowell ne risquaient pas de gêner les travaux. Gibson s’attendait à découvrir les coupoles métalliques luisantes qui sont, sur Terre, l’enseigne typique des astronomes, mais il se rendit compte que seule dépassait une petite bulle en plastique dont l’unique objectif était d’abriter le personnel. Les instruments proprement dits se trouvaient à l’air libre, encore qu’une protection fût prévue en cas de mauvais temps, chose très rare sur cette planète.

Les lieux semblaient déserts. Les excursionnistes stoppèrent près du plus gros appareil, un télescope à miroir d’un mètre à peine de diamètre ; à la vérité, cet instrument était minuscule pour appartenir au principal observatoire de Mars. On voyait aussi deux petits réfracteurs, ainsi qu’un système horizontal compliqué que Mackay définit comme étant un canalisateur, ou quelque chose de ce genre. Avec le dôme pressurisé, c’était à peu près tout.

Quelqu’un devait se trouver là, car un pou était parqué à proximité du bâtiment.

— Ce sont des gens très sympathiques, déclara le chauffeur en arrêtant sa voiture. Ils mènent une existence assez morne, ici, et les visites leur font toujours plaisir. Sans compter qu’ils ont de la place pour détendre nos membres engourdis et qu’ils vont nous permettre de déjeuner confortablement.

— Nous ne pouvons tout de même pas les obliger à improviser un repas pour nous ! protesta Gibson, qui répugnait à contracter des obligations dont il ne pouvait se libérer en réciproquant.

Le chauffeur parut sincèrement surpris, puis il se mit à rire de bon cœur.

— Comprenez-moi … Ici, nous ne sommes pas sur Terre. Sur Mars, chacun s’entraide ; nous y sommes obligés, sans quoi nous n’arriverions à rien. D’ailleurs, j’ai emporté des provisions et je n’ai besoin que d’un fourneau. Vous ne savez pas ce que c’est que de cuire un repas à l’intérieur d’un pou avec quatre hommes à bord.

Comme prévu, les deux astronomes de service les accueillirent à bras ouverts et la petite coupole à air conditionné ne tarda pas à se remplir d’odeurs de cuisine. Pendant ce temps-là, Mackay, qui avait accroché l’aîné des savants, entreprenait avec lui une discussion technique sur les travaux de l’observatoire. La conversation était d’un niveau trop élevé pour Gibson, mais il essaya pourtant d’en tirer des éléments d’information.

En principe, les deux hommes parlaient surtout d’astronomie de position, une tâche obscure mais essentielle qui consiste à déterminer les longitudes et les latitudes, et à fournir des signaux horaires. Le travail d’observation proprement dit était très restreint, car cette besogne revenait depuis longtemps aux énormes instruments installés sur la Lune ; le minuscule télescope de Mars ne pouvait espérer rivaliser avec eux, surtout avec le handicap supplémentaire que formait l’atmosphère non négligeable de cette planète. C’est à peine si l’on avait daigné mettre à profit le faible surcroît de précision offert par l’orbite plus large de Mars pour vérifier la parallaxe de quelques étoiles rapprochées.

Tout en mangeant — son appétit était meilleur qu’il ne l’avait jamais été depuis son arrivée — , Gibson ressentait une certaine satisfaction d’avoir un peu égayé la dure existence de ces hommes dévoués. Comme il n’avait pas encore rencontré suffisamment d’astronomes pour que ses illusions fussent détruites, il éprouvait pour eux un respect tout à fait disproportionné, car il s’imaginait qu’ils menaient une vie monacale dans leurs lointaines retraites. Même son premier contact avec les excellents cocktails du bar du mont Palomar n’avait pas réussi à le débarrasser de ses croyances simplistes.

Après le repas, chacun s’attela consciencieusement au lavage de la vaisselle, qui dura ainsi deux fois le temps normal. Les visiteurs furent ensuite invités à jeter un coup d’œil dans le télescope. On était au début de l’après-midi et Gibson se dit qu’il n’y avait sans doute pas grand-chose à voir. En quoi il se trompait.

Au début, l’image fut trouble et Martin dut ajuster le réglage avec des doigts malhabiles. Ce n’était pas facile de viser dans l’oculaire spécial alors qu’on portait un masque respiratoire, mais l’écrivain maîtrisa bientôt les difficultés.

En plein milieu du champ de vision, sur le fond du ciel presque noir, une splendide faucille nacrée, grosse comme une lune de trois jours, pendait à proximité du zénith. Quelques marques étaient visibles sur la partie illuminée, mais Martin ne put les identifier en dépit de tous ses efforts. Une trop grande partie de la planète se trouvait dans l’obscurité pour qu’on pût apercevoir un seul des principaux continents dans sa totalité.

Pas très loin de là flottait un croissant de forme identique, mais beaucoup plus petit et plus pâle. Le romancier reconnut distinctement certains cratères familiers. Planètes jumelles, la Terre et la Lune formaient certes un beau couple, mais elles étaient impuissantes à faire naître en Gibson de la nostalgie ou du regret pour ce qu’il avait abandonné, tant elles paraissaient lointaines et éthérées.

Un astronome prit la parole, son masque tout proche de celui de Gibson.

— Quand il fait nuit, on peut distinguer les lueurs des villes sur la face nocturne, celles de New York et de Londres en particulier. Pourtant, le plus magnifique spectacle, c’est le reflet du soleil sur la mer. Il se produit sur le bord du disque et prend à cette distance l’aspect d’une étoile chatoyante, mais il n’est perceptible qu’en l’absence de nuages dans le secteur. Malheureusement, la partie que nous avons sous les yeux n’est formée que de terres émergées.

Avant de quitter l’observatoire, les quatre compagnons eurent un regard pour Déimos, qui se levait à l’Est de sa façon paresseuse habituelle. Le grossissement maximum du télescope semblait rapprocher la grossière petite lune à quelques kilomètres et Gibson ne fut pas peu surpris d’y dénicher deux taches brillantes juxtaposées, qui représentaient l’Arès. Il aurait bien voulu détailler un peu Phobos, mais le satellite n’était pas encore levé.

Comme il n’y avait plus rien d’autre à voir, les visiteurs prirent bientôt congé des deux astronomes pour regagner leur « pou des sables ». Ils distinguèrent encore les signes d’adieu un peu tristes que faisaient leurs hôtes alors que le véhicule courait déjà au flanc de la colline. Le chauffeur expliqua qu’il allait faire un détour dans le but de ramasser des spécimens de roche. Gibson n’éleva aucune objection, car pour lui chaque coin de la planète avait sensiblement le même intérêt qu’un autre.

Aucune route véritable ne parcourait les hauteurs, mais toutes les aspérités avaient été usées par l’érosion au cours des âges, si bien que le sol était devenu parfaitement lisse. Çà et là, quelques rocs récalcitrants émergeaient encore, étalant une débauche fantastique de couleurs et de formes, mais ces obstacles pouvaient être évités aisément.

Une fois ou deux, les hommes passèrent devant de petits arbres — si l’on pouvait leur décerner ce nom — d’une espèce que Gibson n’avait encore jamais vue. On aurait plutôt dit des morceaux de corail, avec leur silhouette raide et pétrifiée. Selon le chauffeur, ces arbustes étaient vivants et excessivement vieux, mais personne n’avait encore pu mesurer leur vitesse de croissance. Une rudimentaire évaluation de leur âge concluait à cinquante mille ans ; quant à leur système de reproduction, il demeurait un mystère absolu.

Vers le milieu de l’après-midi, les explorateurs atteignirent une falaise basse mais resplendissante de couleurs. La « crête de l’Arc-en-Ciel », ainsi dénommée par le géologue, rappela irrésistiblement au romancier les plus flamboyants canons de l’Arizona, à une échelle beaucoup plus petite.

Mackay et Jimmy descendirent du véhicule pour permettre à leur compagnon de ramasser des échantillons ; Gibson, ravi, en profita pour impressionner la moitié de la pellicule multichrome qu’il tenait prête pour une telle occasion. Si le film pouvait rendre cette gamme de nuances avec fidélité, il tiendrait les promesses de son fabricant. Malheureusement, Martin devrait attendre son retour sur Terre pour le faire développer, car personne sur Mars n’était outillé pour ce genre de photos.

— Allons, dit le géologue, je crois qu’il est temps de prendre le chemin du retour si nous voulons être rentrés pour le thé. Nous pouvons passer par le même chemin qu’à l’aller, c’est-à-dire nous en tenir aux sommets, ou bien alors contourner les collines. Vous avez une préférence ?

— Pourquoi ne pas revenir par la plaine ? Ce serait plus direct, objecta Mackay, qui commençait à s’ennuyer un peu.

— Oui, mais ce serait aussi le chemin le plus mauvais … On ne peut pas faire de vitesse au milieu de ces énormes trognons de choux.

— Je déteste revenir sur mes pas, déclara Gibson. Faisons le tour des collines pour voir ce que nous pouvons trouver par-là.

Le chauffeur grimaça un sourire.

— Ne vous faites pas trop d’illusions : c’est à peu près la même chose des deux côtés. Bon, allons-y !

Le « pou » démarra, et la crête de l’Arc-en-Ciel disparut bientôt derrière eux. Ils suivaient maintenant un chemin sinueux à travers une région complètement stérile d’où les arbres pétrifiés avaient même disparu.

Gibson apercevait de temps à autre une tache verte qui ressemblait à de la végétation mais qui, vue de plus près, se révélait être un nouvel édifice minéral. Cette contrée, véritable paradis des géologues, possédait une étrange beauté. C’était sans doute l’un des coins les plus magnifiques de Mars.

Ils roulaient depuis une demi-heure quand les collines s’abaissèrent pour faire place à une longue vallée tortueuse qui, sans erreur possible, était le lit d’un ancien cours d’eau. Un grand fleuve y avait coulé cinquante millions d’années plus tôt — expliqua le chauffeur — avant d’aller se jeter dans la Mare Erythraeum, l’une des rares mers martiennes ayant reçu un nom correct, encore que bien démodé.

Le « pou » stoppa sur la demande de ses passagers et chacun contempla le lit rocailleux avec des sentiments divers. Gibson tenta d’imaginer le paysage tel qu’il devait apparaître en ces temps reculés, quand les grands reptiles régnaient sur la Terre et que l’homme n’était encore que la chimère d’un lointain futur.

Les falaises rougeâtres avaient dû à peine changer au cours des siècles, mais elles encadraient alors une étrange rivière qui s’étirait avec lenteur par suite d’une pesanteur faible. Oui, ce spectacle aurait pu être celui de la Terre à la même époque. Aucun œil intelligent n’en avait-il été le témoin ? Personne ne savait. Les Martiens existaient peut-être alors, avant d’être ensevelis par le temps.

L’antique cours d’eau avait cependant laissé un héritage, sous la forme d’une humidité dont les effets se manifestaient au creux de la vallée. Une étroite bande de végétation, dont le vert éclatant contrastait avec la rouille des falaises, s’était ainsi propagée depuis l’ancienne mer Erythraeum. Les plantes étaient les mêmes que celles du côté opposé de la colline, déjà connues de Gibson, mais il s’y mêlait çà et là quelques nouveautés. Assez hautes pour mériter le nom d’arbre, elles ne possédaient cependant pas de feuilles mais seulement des branches minces, en forme de fouets, qui tremblaient continuellement en dépit de l’immobilité de l’air.

Gibson se dit que c’étaient les silhouettes les plus sinistres qu’il eût jamais vues. On les supposait capables d’enrouler soudain leurs tentacules autour d’un passant sans méfiance. En réalité, il le savait fort bien, elles étaient totalement inoffensives, comme tout ce qui appartenait à Mars.

Après avoir erré dans la vallée, les voyageurs commençaient à escalader l’autre versant quand le chauffeur arrêta brusquement son engin.

— Hé ! dit-il. C’est bizarre, je ne savais pas qu’il y avait de la circulation dans ce coin-ci …

N’étant pas aussi observateur qu’il aimait à le croire, Gibson ne sut tout d’abord ce qu’il voulait dire. Il remarqua enfin une piste courant le long de la vallée, perpendiculaire à leur route.

— Plusieurs véhicules lourds sont passés ici, remarqua le géologue. Je suis certain que cette piste n’existait pas la dernière fois que je suis venu dans les parages, il y a de cela … Voyons … à peu près un an. Aucune expédition vers Erythraeum n’a pourtant eu lieu pendant ce temps-là …

— Dans quelle direction mène-t-elle ? demanda Gibson.

— Eh bien, en remontant la vallée jusqu’à l’autre versant, vous aboutissez à Port Lowell. C’est ce que j’avais l’intention de faire. Cette direction-ci ne conduit qu’à la mer.

— Si nous la suivions un peu ? Nous avons le temps.

Sans trop se faire prier, le chauffeur fit faire demi-tour au véhicule et ils redescendirent la vallée. De place en place, la piste s’évanouissait lorsqu’ils passaient sur de la roche lisse, mais elle réapparaissait chaque fois un peu plus loin. Pourtant, ils finirent par la perdre complètement.

— Je ne sais pas ce que ça veut dire, grommela le géologue après avoir stoppé. Ils n’ont pu aller que par-là. Avez-vous remarqué en passant ce défilé, à un kilomètre derrière nous à peu près ? Je parie à dix contre un que c’est par-là que ça se dirige.

— Et où cela aboutirait-il ?

— C’est là que ça devient amusant : c’est un cul-de-sac intégral. Il y a bien un mignon amphithéâtre environ deux kilomètres plus loin, mais on ne peut en sortir que par où l’on y pénètre. J’ai passé une couple d’heures dans cet endroit-là quand on procédait au premier examen de la région. C’est un petit coin charmant, bien abrité et doté d’un peu d’eau de source.

— Une cachette idéale pour des contrebandiers, dit Gibson en riant.

Le chauffeur esquissa un sourire.

— C’est une idée comme une autre. Il existe peut-être un gang spécialisé dans le trafic de beefsteaks avec la Terre. Je sens que je vais en exiger un par semaine pour prix de mon silence.

L’étroit défilé avait visiblement servi jadis de lit à un affluent de la rivière principale. La circulation y était en tout cas beaucoup plus pénible que dans la grande vallée. Avant d’avoir parcouru un long trajet, les quatre amis se rendirent compte qu’ils étaient sur la bonne piste.

— On a fait du nivelage par ici, remarqua le chauffeur. Ce tronçon de route n’existait pas la dernière fois. J’ai même dû m’engager sur cette rampe et il a presque fallu que j’abandonne la voiture.

— À votre avis, de quoi s’agit-il ? demanda le romancier, qui commençait à se passionner pour ce mystère.

— Oh, il existe plusieurs projets de recherches très spécialisées et dont on n’entend pas beaucoup parler. Il se peut qu’on ait entrepris quelque chose à proximité de la ville, par exemple. Il avait notamment été question de construire un observatoire magnétique. Les générateurs de Port Lowell seraient assez bien abrités par les collines. Pourtant, je ne crois pas que ce soit l’explication, car j’ai entendu dire … Nom d’une pipe !

Ils venaient de déboucher brusquement du défilé et découvraient devant eux un ovale de verdure presque parfait, flanqué de petites montagnes ocrées. Ce qui devait avoir été autrefois un délicieux lac de montagne formait encore un décor reposant pour un œil fatigué de rocs multicolores et sans vie. Au début, Gibson remarqua à peine le brillant tapis de végétation tant il était fasciné par l’agglomération de dômes qui s’étendait au bord de la petite plaine comme une miniature de Port Lowell lui-même.

Ils roulèrent en silence sur la route tracée au cœur de la vivante couche verte. Personne à l’extérieur des coupoles, mais un gros véhicule de transport trahissait des présences certaines.

— Une drôle d’installation …, estima le chauffeur en ajustant son masque. On devait avoir une excellente raison pour dépenser tant d’argent. Attendez-moi une minute, le temps que j’essaie de voir quelqu’un.

Ses compagnons le virent disparaître à l’intérieur de la plus grosse coupole. Son absence sembla durer un siècle, tant leur impatience de savoir était grande. La porte extérieure se rouvrit enfin et le géologue revint lentement vers eux.

— Alors ? questionna Gibson avec avidité, tandis qu’il reprenait sa place à leur côté. Qu’est-ce qu’on vous a dit ?

Il y eut un bref silence, puis le « pou » démarra.

— Dites donc, qu’est devenue cette fameuse hospitalité martienne ? On ne nous a pas invités ! s’écria Mackay.

Le géologue parut embarrassé. Il avait tout à fait l’air d’un homme qui vient de commettre une gaffe.

— C’est une station de recherches industrielles, dit-il, après avoir toussoté et en choisissant ses mots avec un soin évident. Elle fonctionne depuis peu, c’est pourquoi je n’en avais pas entendu parler jusqu’ici. On ne peut pas y entrer, parce qu’ils ont stérilisé les locaux et qu’ils se soucient peu d’y laisser introduire des spores. Il faudrait prendre un bain de désinfectant et changer tous nos vêtements.

— Je comprends, fit Gibson.

Quelque chose lui disait qu’il était inutile de poser d’autres questions. Il avait la certitude, la conviction même, que leur compagnon ne révélait qu’une partie de la vérité, et non la plus importante. Pour la première fois, les doutes et les soupçons qu’il avait voulu ignorer jusque-là commencèrent à se cristalliser dans son esprit.

Cela avait commencé même avant son arrivée, quand l’Arès avait été mystérieusement détourné de Phobos. Et voilà maintenant que Martin tombait sur cette station de recherche camouflée … Bien qu’expérimenté, le chauffeur avait été aussi surpris que les hommes de l’Arès ; après coup, il avait tenté de faire oublier son indiscrétion involontaire.

Il y avait là un mystère. Le romancier renonçait à imaginer lequel, mais ce devait être énorme, car non seulement cela concernait Mars, mais aussi Phobos. La plupart des colons étaient tenus dans l’ignorance, ce qui ne les empêchait pas de garder le secret quand ils le découvraient par hasard.

Mars cachait son jeu, et ne pouvait le cacher qu’à la Terre.

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