6 Fils

Bien sûr, Elayne courut aussi, retroussant ses jupes. Elle prit bientôt la tête sur le sentier de terre battue. Seule Aviendha la suivait de près, bien qu’elle ne sache pas courir en jupe, divisée ou non. Sans cela, elle aurait sûrement dépassé Elayne malgré la fatigue. Toutes les autres suivaient à la queue leu leu sur l’étroit chemin. Aucune Atha’an Miere ne dépassait Renaile qui, malgré ses chausses de soie, avançait lentement à cause de la Coupe qu’elle serrait sur son cœur. Nynaeve n’y prenait pas garde, et filait à toute vitesse, jouant des coudes, criant de lui faire place quand elle se cognait dans une autre, qu’elle fût une Pourvoyeuse-de-Vent, une Aes Sedai ou une femme de la Famille.

Dégringolant la pente, trébuchant et reprenant son équilibre, Elayne avait envie de rire malgré l’urgence et le danger. Depuis ses douze ans, sa mère et Lini lui interdisaient de courir et de grimper aux arbres. Mais ce n’était pas seulement le pur plaisir de la course qui lui plaisait. Elle s’était comportée comme une reine était censée le faire, et cela avait marché exactement comme prévu ! Elle avait pris la tête pour conduire ces femmes hors de danger, et elles avaient suivi ! Depuis toujours, elle s’était entraînée pour parvenir à ce résultat. C’était la satisfaction qui lui donnait envie de rire, et sa fierté risquait de la transporter hors d’elle-même comme le rayonnement de la saidar.

Après le dernier tournant, elle avala la dernière ligne droite parallèle à une grange. Un de ses orteils heurta une pierre presque enterrée. Elle piqua, partit vers l’avant, avec de grands moulinets de bras, et soudain fit la culbute pieds par-dessus tête. Pas même le temps de crier. Dans un choc qui fit claquer ses dents et chassa tout l’air de ses poumons, elle atterrit au bord du sentier, juste devant Birgitte. Un instant, elle fut incapable de réfléchir, et quand elle le put, toute satisfaction s’était envolée. Et voilà pour la dignité royale ! Écartant ses cheveux de son visage, elle s’efforça de reprendre son souffle dans l’attente des commentaires caustiques de Birgitte. C’était l’occasion pour elle de jouer les grandes sœurs plus sages, et elle ne laissait que très rarement passer l’occasion.

À la surprise d’Elayne, Birgitte l’aida à se relever sans le moindre sourire, avant même qu’Aviendha n’arrive à sa hauteur. Tout ce qu’Elayne sentait chez sa Lige, c’était une impression de… concentration. Elle imagina qu’une flèche encochée sur l’arc devait ressentir la même chose.

— On fuit ou on se bat ? demanda Birgitte. J’ai reconnu ces Seanchans volants vus à Falme, et, à dire vrai, je suis pour la fuite. Mon arc est du genre ordinaire aujourd’hui.

Aviendha fronça les sourcils, et Elayne soupira. Birgitte devait vraiment apprendre à tenir sa langue si elle avait l’intention de cacher sa véritable identité.

— Bien sûr que nous fuyons, haleta Elayne, terminant la descente du sentier. Combattre ou fuir ! Question stupide ! Croyez-vous que nous soyons complètement… ? Par la Lumière ! Qu’est-ce qu’elles font ?

Sa voix commença à monter dans les aigus.

— Alise ! Alise, où êtes-vous ? Alise ! Alise !

Elayne sursauta, réalisant que la ferme était autant en ébullition que lorsqu’elles avaient reconnu le visage de Careane. Peut-être plus. Cent quarante-sept femmes de la Famille étaient présentes à la ferme, leur avait dit Alise, y compris cinquante-quatre Sages-Femmes à ceinture rouge arrivées quelques jours plus tôt, et quelques autres de passage dans la cité. Maintenant, chacune semblait courir vers ailleurs, ainsi qu’une bonne partie des autres femmes. La plupart des domestiques du Palais Tarasin, en livrée vert et blanc, filaient dans toutes les directions, chargés de paquets. Canards et poules détalaient, battant des ailes et caquetant, ajoutant à la confusion. Elayne vit même un Lige, le vieux Jaem grisonnant de Vandene, trottiner, ses bras filiformes serrés autour d’un gros sac de jute !

Alise apparut, comme se matérialisant par enchantement, calme et pleine d’assurance, malgré la sueur luisant sur son visage.

— Inutile de piailler, dit-elle calmement, plantant ses poings sur ses hanches. Birgitte m’a expliqué ce que sont ces grands oiseaux, et j’ai pensé que nous partirions sans doute plus tôt que plus tard, surtout en vous voyant dévaler la colline comme si vous aviez le Ténébreux aux trousses. J’ai dit aux femmes d’emporter chacune une robe propre, trois chemises et trois paires de chaussettes, du savon, un nécessaire de couture, et tout leur argent. Cela, et rien d’autre. Les dix dernières feront la lessive jusqu’à ce que nous arrivions à destination ; cela les stimulera. J’ai dit aussi aux domestiques de rassembler toutes leurs provisions au cas où. Et vos Liges. Pleins de bon sens pour la plupart et très raisonnables pour des hommes. Est-ce que le fait d’être des Liges les améliore ?

Nynaeve la regardait, la mâchoire affaissée, prête à donner des ordres, mais il n’y en avait plus. Des émotions conflictuelles passaient sur son visage, trop rapides pour les identifier.

— Très bien, marmonna-t-elle finalement, amère.

Soudain, elle s’éclaira.

— Les femmes qui n’appartiennent pas à la Famille. Oui ! Elles doivent être…

— Calmez-vous, l’interrompit Alise avec un geste apaisant. Elles sont déjà parties, pour la plupart. Surtout celles qui ont un mari et des enfants qui leur donnaient du souci. Je n’aurais pas pu les retenir même si je l’avais voulu. Mais une bonne trentaine pensent que ces oiseaux sont en réalité des Engeances de l’Ombre, et veulent rester aussi près que possible des Aes Sedai.

Un reniflement bruyant traduisit ce qu’elle pensait de cette analyse.

— Maintenant, il ne vous reste plus qu’à vous ressaisir. Buvez de l’eau froide, mais pas trop vite. Et rafraîchissez-vous le visage. Moi, je dois surveiller les opérations.

Considérant l’agitation et les femmes qui couraient dans tous les sens, Alise branla du chef.

— Beaucoup s’évanouiraient si des Trollocs apparaissaient en haut de la colline, et les femmes de la noblesse ne se sont jamais vraiment habituées à nos règles. Deux ou trois ont besoin que je les leur rappelle avant de partir.

Sur quoi, elle se dirigea vers les turbulences de la ferme, laissant Nynaeve stupéfait.

— Eh bien, dit Elayne, époussetant sa jupe, vous disiez que c’était une femme très capable.

— Je n’ai jamais dit ça, répondit sèchement Nynaeve. Je n’ai jamais dit « très ». Hum ! Où est passé mon chapeau ? Elle pense qu’elle sait tout. Je parie que ça, elle ne le sait pas !

Elle s’éloigna, en colère, à l’opposé d’Alise.

Elayne la suivit des yeux. Son chapeau ? Elle aurait bien voulu savoir où était passé son chapeau – qui était magnifique – mais vraiment ! Peut-être que le fait de participer à un cercle, en utilisant tant de Pouvoir avec un angreal, lui avait temporairement dérangé l’esprit. Elle se sentait elle-même encore un peu bizarre, comme si elle pouvait cueillir dans l’air des petits bouts de saidar. Pour le moment, elle avait d’autres sujets d’inquiétude : elle devait se tenir prête à partir avant le retour des Seanchans. D’après ce qu’elle avait vu à Falme, ils avaient une centaine de damanes, et d’après le peu qu’Egwene leur avait raconté de sa captivité, la plupart de ces femmes étaient prêtes à en capturer d’autres. Elle disait que ce qui l’avait dégoûtée le plus, c’était de voir les damanes rire avec leurs sul’dams, jouer avec elles et leur faire la fête, tels des toutous bien dressés par leur maître adoré. Egwene disait que certaines femmes capturées à Falme s’étaient comportées de la même façon. Le sang d’Elayne se glaça. Elle aurait préféré mourir plutôt que se laisser tenir en laisse et abandonner aux Réprouvés plutôt qu’aux Seanchans ce qu’elle avait trouvé. Elle se tourna vers la citerne, Aviendha à côté presque aussi essoufflée qu’elle.

Apparemment, Alise avait pensé à tout. Les ter’angreals étaient déjà chargés sur les chevaux de bât. Les paniers qu’elle n’avait pas eu le temps de fouiller restaient pleins de bricoles diverses et de la Lumière seule savait quoi d’autre, mais ceux qu’elle avait vidés avec Aviendha étaient maintenant pleins à craquer de sacs de farine, de sel, de haricots et de lentilles. Une poignée de palefreniers soignaient les chevaux de bât au lieu de courir avec des paquets. Sur l’ordre d’Alise, sans aucun doute. Même Birgitte trottinait avec un petit sourire attristé !

Elayne souleva les bâches, pour examiner les ter’angreals sans les décharger. Ils semblaient tous là, un peu en désordre dans deux paniers presque pleins, mais aucun n’était brisé. Rien ou presque, à part le Pouvoir Unique, n’était capable de briser les ter’angreals

Aviendha s’assit par terre en tailleur, épongeant la sueur qui coulait sur son visage avec un grand mouchoir en coton blanc, qui jurait avec sa jolie jupe d’équitation en soie. Elle commençait à manifester de la lassitude.

— Pourquoi marmonnez-vous comme ça, Elayne ? On dirait Nynaeve. Cette Alise nous a simplement évité la peine d’emballer toutes ces choses nous-mêmes.

Elayne rougit. Elle n’avait pas réalisé qu’elle parlait tout haut.

— Je ne veux pas que quiconque touche les ter’angreals sans savoir ce que c’est, Aviendha, c’est tout.

Certains pouvaient s’activer même au contact d’une personne incapable de canaliser, ce qui était dangereux. En vérité, elle voulait que personne ne les touche. C’étaient les siens ! L’Assemblée ne les donnerait pas à une autre sœur juste parce qu’elle était plus âgée, ou plus expérimentée, ou encore, les cacherait parce qu’étudier des ter’angreals était trop dangereux. Avec autant d’exemplaires à étudier, peut-être parviendrait-elle enfin à en fabriquer un qui fonctionnerait tout le temps. Il y avait eu trop d’échecs et de demi-réussites.

— Seul quelqu’un qui sait ce qu’il fait peut les toucher, dit-elle en remettant les bâches en place.

Le désordre fit place à l’ordre plus vite qu’elle ne l’aurait pensé, mais pas moins qu’elle le souhaitait. Bien sûr, reconnut-elle à contrecœur, seule une action immédiate l’aurait pleinement satisfaite. Incapable de détourner les yeux du ciel, elle renvoya Careane en haut de la colline pour regarder vers Ebou Dar. La solide Sœur Verte grommela un peu entre ses dents avant de s’incliner devant Elayne, et fronça les sourcils en direction des Femmes de la Famille qui couraient en tous sens, comme suggérant d’en envoyer une à sa place. Mais Elayne voulait que ce soit une femme qui ne s’évanouirait pas à la vue d’une Engeance de l’Ombre, et Careane était la moins gradée de toutes les sœurs. Adeleas et Vandene sortirent, encadrant Ispan, la tête recouverte du sac de cuir et protégée d’un solide bouclier de saidar. Elle marchait avec aisance et ne portait aucune trace de ce qu’on lui avait fait, sauf… Ispan croisait ses mains sur sa taille, n’essayant même pas de soulever le sac pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. Quand on la hissa sur une selle, elle tendit spontanément les poignets pour qu’on les attache au pommeau. Si elle était tellement docile, c’est peut-être parce qu’elle avait appris quelque chose aux deux autres. Elayne préférait ne pas penser aux moyens qu’elles avaient employés.

Alise avait retrouvé le couvre-chef de Nynaeve et le lui avait rendu en lui disant qu’elle devait protéger son visage du soleil si elle voulait conserver son teint de porcelaine. Étonnée, Nynaeve regarda la femme grisonnante se hâter vers l’un des nombreux petits problèmes réclamant son attention, puis, avec ostentation, attacha le chapeau à une courroie de ses fontes.

Dès le début, Nynaeve se mit en devoir d’aplanir les difficultés, mais Alise arrivait presque toujours avant elle, et quand Alise rencontrait un problème, celui-ci s’aplanissait de lui-même. Plusieurs nobles qui avaient demandé de l’aide pour faire leurs bagages s’étaient entendu répondre sans ambiguïté par Alise qu’elle ne plaisantait pas et que si elles ne se pressaient pas, elles ne partiraient qu’avec ce qu’elles avaient sur le dos. Elles obtempérèrent. Apprenant qu’elles allaient en Andor, certaines, et pas seulement les nobles, décidèrent de ne pas les accompagner. Elles furent chassées sans monture, avec instruction de courir le plus longtemps possible. Tous les chevaux étaient indispensables pour aller en Andor, or elles devaient être aussi loin que possible à l’arrivée des Seanchans, qui risqueraient d’interroger toute personne aux alentours de la ferme. Comme on pouvait s’y attendre, Nynaeve et Renaile eurent une violente dispute au sujet de la Coupe et de la tortue-angreal dont Talaan s’était servie et que Renaile avait apparemment glissée sous sa ceinture. L’une et l’autre agitaient les bras en tous sens, quand Alise se présenta. Rapidement, la Coupe retourna dans les bras de Sareitha et la tortue dans les mains de Merilille. Puis Elayne put jouir du spectacle d’Alise brandissant l’index sous le nez étonné de la Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux des Atha’an Miere, geste assorti d’une sévère semonce à propos du vol qui laissa Renaile bégayante d’indignation. Nynaeve bafouilla aussi, partant les mains vides. Elayne pensa n’avoir jamais vu une femme si malheureuse.

Tout cela ne dura pas très longtemps. Les femmes qui étaient à la ferme à leur arrivée et toujours présentes se rassemblèrent sous les yeux vigilants du Cercle du Tricot et d’Alise, qui nota soigneusement les noms des dix dernières arrivées, sauf deux portant des robes en soie brodées, pas très différentes de celles d’Elayne. Elles n’appartenaient pas aux femmes de la Famille. Elayne était certaine qu’elles feraient la lessive ; Alise ne laisserait pas la noblesse contrecarrer ses ordres. Les Pourvoyeuses-de-Vent s’alignèrent avec leurs chevaux, étonnamment silencieuses à l’exception de Renaile, qui marmonna des imprécations à la vue d’Alise. On rappela Careane du plateau. Les Liges amenèrent leur monture aux sœurs. Presque tous gardaient un œil sur le ciel, et le halo de la saidar entourait les Aes Sedai les plus âgées, et la plupart des Pourvoyeuses-de-Vent. Quelques femmes de la Famille aussi.

Conduisant sa jument en tête de la colonne, près de la citerne, Nynaeve tripotait l’angreal toujours à son bras, comme si c’était elle qui allait créer le portail, pour ridicule que fût cette idée. Pour commencer, bien qu’elle se soit lavé le visage – et qu’elle ait coiffé son chapeau, chose bizarre, tout bien considéré – elle chancelait toujours quand elle ne se contrôlait pas étroitement. Lan restait près d’elle, presque épaule contre épaule, avec un visage de pierre comme toujours, prêt à la rattraper avant qu’elle ne tombe. Même avec le bracelet et les bagues, Nynaeve ne parviendrait sans doute pas à rassembler assez de saidar pour tisser un portail. Plus important, Nynaeve n’avait cessé de circuler partout dans la ferme depuis leur arrivée ; Elayne avait passé un temps considérable à tenir la saidar exactement à l’endroit où elles se trouvaient. Elle connaissait ce lieu. Nynaeve s’assombrit, maussade quand Elayne embrassa la Source, mais elle eut la bonne idée de ne rien dire.

Dès qu’elle commença, Elayne regretta de ne pas avoir demandé à Aviendha la femme couverte de ses cheveux. Elle était épuisée, elle aussi, et toute la saidar qu’elle pourrait tirer suffirait à peine pour former un tissage qui fonctionnerait. Les flux se tordirent dans ses mains, comme cherchant à lui échapper, puis se mirent en place si brusquement qu’elle sursauta. Canaliser quand on était fatigué était une expérience pénible. Celle-ci fut la pire de toutes. Enfin, la fente verticale argentée, maintenant familière, apparut comme elle le devait et s’élargit, formant une ouverture le long de la citerne, pas plus grande que celle d’Aviendha, et encore, Elayne apprécia qu’elle le fût assez pour laisser passer un cheval. Des femmes de la Famille murmurèrent à la vue d’une prairie sur une montagne se dressant soudain entre elles et la masse grise familière de la citerne.

— Vous auriez dû me laisser essayer, dit doucement Nynaeve, sur un ton caustique. Vous alliez presque tout gâcher.

Aviendha lui décocha un regard qui faillit pousser Elayne à lui saisir le bras. Plus elles restaient presque-sœurs, plus elle semblait penser qu’elle devait défendre l’honneur d’Elayne ; si elles devenaient premières-sœurs, Elayne devrait les éloigner totalement d’Aviendha, elle et Birgitte !

— C’est fait, Nynaeve, dit-elle. C’est la seule chose qui compte.

Nynaeve la gratifia d’un regard torve, et murmura quelque chose sur les gens irritables, comme si c’était Elayne qui se montrait hargneuse !

Birgitte passa la première, souriant à Lan avec impudence, guidant son cheval par la bride et tenant son arc dans l’autre main. Elayne sentait en elle de l’impatience, un soupçon de satisfaction à passer devant Lan – il y avait toujours un peu de rivalité entre Liges – et de la méfiance. Très peu. Elayne connaissait très bien cette prairie, Gareth Bryne lui ayant appris à monter non loin de là. À environ cinq miles de ces collines peu boisées se dressait le manoir de l’un des domaines de sa mère. L’un de ses domaines maintenant ; elle devait s’habituer à cette idée. Les sept familles qui entretenaient la maison et les terres seraient les seules personnes qu’elles rencontreraient à une demi-journée à la ronde.

Elayne avait choisi cette destination, parce que, de là, elles pouvaient être à Caemlyn en deux semaines. Et parce que le domaine était tellement isolé qu’elle pourrait peut-être entrer dans Caemlyn avant que personne ne sache qu’elle était en Andor. Ce pouvait être une précaution utile. À différentes époques dans l’histoire de l’Andor, des prétendantes rivales à la Couronne de Roses avaient été retenues comme « invitées » jusqu’à ce qu’elles renoncent à leurs revendications. Sa mère en avait gardé deux, jusqu’au moment où elle était montée sur le trône. Avec un peu de chance, elle aurait établi une base solide le temps qu’arrivent Egwene et les autres.

Lan guida Mandarb juste derrière le hongre brun de Birgitte. Nynaeve fit une embardée, comme pour se ruer derrière le destrier noir, puis se ressaisit, défiant du regard Elayne de prononcer un mot. Tripotant furieusement ses rênes, elle fit un effort palpable pour regarder n’importe où excepté Lan à travers le portail.

Ses lèvres remuaient. Au bout d’un moment, Elayne réalisa qu’elle comptait.

— Nynaeve, dit-elle doucement, nous n’avons vraiment pas le temps de…

— Avancez ! cria Alise à l’arrière, claquant des mains. Sans hâte ni bousculade, mais pas de traînards non plus. Avancez régulièrement.

Nynaeve tourna vivement la tête, le visage indécis. Pour une raison inconnue, elle toucha son grand chapeau, dont quelques plumes bleues cassées pendaient, avant de rabaisser sa main.

— Oh, cette vieille bique qui…, gronda-t-elle, la suite de ses invectives se perdant au passage du portail.

Elayne renifla. Et Nynaeve qui avait le toupet de sermonner les gens sur leur langage ! Elle regrettait de ne pas avoir entendu la fin, après ce début.

Alise continua ses exhortations, bien qu’elles soient inutiles après la première. Même Les Pourvoyeuses-de-Vent se hâtaient, regardant le ciel avec inquiétude. Même Renaile, qui marmonna quelque chose à propos d’Alise, qu’Elayne enregistra soigneusement dans sa tête. Quoique traiter quelqu’un « d’amateur de poisson avarié » pût paraître assez modéré. Elle pensait en fait que le Peuple de la Mer mangeait du poisson tout le temps.

Alise à elle seule formait l’arrière-garde, à part les quelques Liges qui restaient, comme pour encourager les chevaux de bât à passer. Elle s’arrêta le temps de tendre à Elayne son chapeau à plumes vert.

— Il ne faut pas laisser le soleil vous gâter le teint, dit-elle en souriant. Une si jolie jeune fille. Inutile d’avoir la peau parcheminée avant l’âge.

Aviendha, assise par terre non loin de là, tomba à la renverse en agitant les jambes tant elle riait.

— Je crois que je vais lui demander de vous trouver aussi un chapeau, à vous. Avec beaucoup de plumes et de gros rubans, dit Elayne d’un ton suave avant de suivre Alise.

Ce qui calma l’hilarité d’Aviendha.

La prairie vallonnée était large et longue de près d’un mile, entourée de collines plus hautes que celles qu’elle quittait, et d’arbres qu’elle connaissait bien : des chênes, des pins, des prunelliers et des sapins constituaient une épaisse forêt d’essences de bois propres à la construction, au sud, à l’ouest et à l’est, même si l’on n’en abattait pas cette année. Vers le manoir, au nord, la plupart des arbres convenaient plutôt au chauffage. Çà et là, de petits rochers gris parsemaient l’épaisse herbe brune. La végétation n’était pas très différente de ce qu’on voyait dans le Sud.

Cette fois-ci, Nynaeve s’abstint de chercher Lan dans le paysage. Lui et Birgitte ne s’absenteraient pas longtemps. Au lieu de cela, elle circula au milieu des chevaux, pour donner l’ordre de monter en selle d’une voix forte et autoritaire, harcelant les domestiques qui guidaient les chevaux de bât, arguant aux femmes de la Famille privées de monture que n’importe quel enfant pouvait marcher cinq miles. Elle cria même à une noble aldarane balafrée sur la joue encombrée d’un ballot presque aussi gros qu’elle, que si elle était assez bête pour avoir emporté toutes ses robes, elle pouvait aussi les transporter. Alise avait rassemblé autour d’elle les Atha’an Miere et leur donnait des instructions sur la façon de monter. Par miracle, elles semblaient l’écouter avec attention. Nynaeve regarda en direction d’Alise, contente de la voir immobile, jusqu’au moment où Alise la gratifia d’un sourire encourageant en lui faisant signe de continuer ce qu’elle faisait.

Un instant, Nynaeve se figea, outrée de son impudence. Puis elle rejoignit Elayne à grands pas. Portant les deux mains à son chapeau, elle hésita avant de le redresser d’une secousse.

— Je la laisse faire pour cette fois, dit-elle d’un ton modéré. Nous verrons comment elle se débrouille avec ces… ce Peuple de la Mer.

Brusquement, elle fronça les sourcils en regardant le portail encore ouvert.

— Pourquoi le tenez-vous ? Fermez-le.

Aviendha avait la mine renfrognée, elle aussi.

Elayne prit une profonde inspiration. Elle y avait pensé, et il n’y avait pas d’autre solution, mais Nynaeve allait discuter bien qu’il n’y ait pas de temps pour la discussion. À travers le portail, elle voyait la ferme désertée, y compris par les poules chassées par l’agitation. Quand serait-elle peuplée à nouveau ? Elle étudia le tissage aux fils si serrés qu’on ne pouvait en distinguer que quelques-uns. Elle voyait tous les flux, bien sûr, mais à part ces quelques fils, ils étaient tous étroitement imbriqués.

— Emmenez tout le monde au manoir, Nynaeve, dit-elle.

Le soleil était déjà bas sur l’horizon ; il restait peut-être deux heures de jour.

— Maître Hornwell sera surpris de voir tant de visiteurs arriver à la tombée de la nuit. Dites-lui que vous êtes des amis de la fillette qui pleurait à cause de l’oiseau rouge à l’aile cassée ; il s’en souviendra. Je vous rejoindrai aussi vite que possible.

— Elayne, commença Aviendha d’une voix angoissée.

— Pour qui vous prenez-vous…, dit sèchement Nynaeve en même temps.

Il n’y avait qu’une façon de les faire taire. Elayne saisit un fil apparent du tissage qui se tordit et se contorsionna comme un tentacule vivant. Quand il crépita et crachota, de minuscules bouffées de saidar s’en échappèrent et s’estompèrent. Elle n’avait pas remarqué le même phénomène quand Aviendha avait défait son tissage, mais n’avait constaté que le résultat.

— Allez, dit-elle à Nynaeve. J’attendrai pour finir que vous soyez hors de vue.

Nynaeve la fixa, bouche bée.

— Il faut le faire, soupira Elayne. Les Seanchans seront à la ferme dans quelques heures, c’est certain. Et même s’ils attendent jusqu’à demain, que ferons-nous si une damane a le Don de lire les résidus ? Nynaeve, je ne vais pas faire cadeau du Voyage aux Seanchans. C’est exclu !

Nynaeve grommela des mots entre ses dents sur les Seanchans qui devaient être particulièrement corsés, à en juger le ton.

— Je ne vous laisserai pas vous griller ! dit-elle tout haut. Remettez ce fil à sa place ! Avant que tout le portail n’explose comme dit Vandene. Vous pourriez nous tuer tous !

— Impossible de le remettre, dit Aviendha, posant la main sur le bras de Nynaeve. Elle a commencé, et maintenant, elle doit finir. Vous devez faire ce qu’elle vous dit, Nynaeve.

Nynaeve se rembrunit. « Devez » était un mot qu’elle n’aimait pas entendre, quand il s’appliquait à elle. Mais elle n’était pas idiote ; alors, après avoir maudit Elayne, le portail et Aviendha, puis le monde en général, elle serra Elayne dans ses bras à lui en faire craquer les côtes.

— Soyez prudente, vous m’entendez ! murmura-t-elle. Si vous êtes tuée, je jure de vous écorcher vivante !

Malgré la situation, Elayne éclata de rire. Nynaeve l’écarta, la tenant, bras tendus, par les épaules.

— Vous savez ce que je veux dire, maugréa-t-elle. Et n’allez pas croire que je parle en l’air, parce que je ferai ce que je dis ! Je le ferai, ajouta-t-elle d’un ton plus doux. Soyez prudente.

Il fallut un moment à Nynaeve pour se ressaisir, clignant les yeux et enfilant ses gants d’équitation. Elle semblait avoir les yeux larmoyants, quoique ce fût peu vraisemblable. Nynaeve faisait pleurer les gens ; elle ne pleurait pas elle-même.

— Eh bien, Alise, dit-elle tout haut, si tout le monde n’est pas encore prêt…

Se retournant, elle se tut après un croassement étranglé.

Tous ceux censés être en selle se tenaient prêts, même les Atha’an Miere. Les Liges étaient assemblés autour des Aes Sedai ; Lan et Birgitte étaient revenus de leur reconnaissance, et Birgitte observait Elayne avec inquiétude. Les domestiques avaient aligné les chevaux de bât les uns derrière les autres. Les femmes de la Famille attendaient patiemment, la plupart à pied, sauf celles du Cercle du Tricot. Quelques chevaux de selle étaient chargés de sacs de provisions et de ballots de vêtements. Les femmes qui avaient emporté plus que ne l’avait autorisé Alise – dont aucune de la Famille – portaient le reste sur leur dos. La svelte noble marquée par une cicatrice sur la joue ployait sous sa charge et foudroyait tout le monde sauf Alise. Toutes les femmes capables de canaliser fixaient le portail. Et toutes celles qui avaient entendu Vandene parler des dangers générés par Aviendha, regardaient les filaments indisciplinés comme elles l’auraient fait d’une vipère rouge.

Alise en personne amena son cheval à Nynaeve et lui redressa son chapeau à plumes quand elle mit le pied à l’étrier. Nynaeve, l’air atrocement mortifiée, tourna vers le nord sa jument rebondie, Lan chevauchant Mandarb à son côté. Elayne ne comprenait pas pourquoi Nynaeve ne remettait pas Alise à sa place. D’après Nynaeve, elle avait remis à leur place des femmes bien plus âgées qu’elle depuis sa plus tendre enfance. Et elle était Aes Sedai maintenant. Cela comptait beaucoup pour n’importe quelle femme de la Famille.

Quand la colonne se mit en route vers les collines, Elayne regarda Aviendha et Birgitte. Aviendha était immobile, bras croisés, serrant dans une main l’angreal de la femme-enveloppée-de-ses-cheveux. Birgitte prit les rênes de Lionne des mains d’Elayne, avec celles d’Aviendha et les siennes, puis guida les chevaux jusqu’à un petit rocher à vingt toises de là, où elle s’assit.

— Vous deux aussi, vous devez vous éloigner, commença Elayne, puis elle toussota quand Aviendha haussa les sourcils, surprise.

Il était impossible d’écarter Aviendha du danger sans lui faire honte.

— Je veux que vous alliez avec les autres, dit-elle à Birgitte, et emmenez Lionne avec vous. Aviendha et moi, nous monterons le hongre à tour de rôle. J’aime bien marcher un peu avant de me coucher.

— Si vous traitez un homme aussi bien que vous le faites avec ce cheval, dit Birgitte, ironique, il vous appartiendra pour la vie. Je crois que je vais me reposer un peu ici ; j’ai assez chevauché pour aujourd’hui. Je ne suis pas tout le temps à vos ordres. Nous pouvons jouer à ce petit jeu devant les sœurs et les autres Liges, mais vous et moi savons à quoi nous en tenir.

Elayne perçut de l’affection dans le ton moqueur de Birgitte. En fait, quelque chose de plus fort. Soudain, les larmes lui montèrent aux yeux. Sa mort affecterait profondément Birgitte – le lien du Lige l’en assurait – mais c’était par amitié qu’elle restait maintenant.

— Je suis heureuse d’avoir deux amies telles que vous, dit-elle simplement.

Birgitte lui sourit, comme si elle avait dit une sottise.

Mais Aviendha rougit furieusement et fixa Birgitte, nerveuse et dont les pupilles s’étaient dilatées, comme si la présence de la Lige lui reprochait sa rougeur. Elle dirigea son regard vers ceux qui n’avaient pas encore atteint la première colline, à un demi-mile de là.

— Il vaut mieux attendre qu’ils soient hors de vue, dit Aviendha, mais pas trop longtemps. Une fois qu’on a commencé à défaire le tissage, les flux commencent à devenir… glissants… au bout d’un moment. En lâcher un avant qu’il ne soit sorti du tissage équivaut à lâcher le tissage ; il se transforme alors comme il veut. Mais vous ne devez pas agir non plus avec trop de précipitation. Chaque fil doit être tiré le plus loin possible. Plus il sera long, plus il sera facile de voir les autres. Mais vous devez toujours choisir le fil le plus visible.

Souriant chaleureusement, elle pressa ses doigts contre la joue d’Elayne.

— Vous réussirez si vous êtes prudente.

Cela ne semblait pas très difficile. Elle devait juste être vigilante. Il lui sembla que les femmes mettaient une éternité à disparaître derrière la colline, la svelte noble courbée sous le fardeau de ses robes. Le soleil n’avait guère décliné, mais les heures semblaient s’étirer. Que signifiait « glissant » pour Aviendha ? Elle ne put se l’expliquer malgré les différentes significations. Les fils étaient difficiles à tenir, c’était tout.

Elayne comprit ce qu’elle voulait dire dès qu’elle se remit au travail. « Glissant », c’était l’effet qu’on obtenait en enduisant de graisse une anguille vivante. Elle serra les dents, se concentrant pour ne pas lâcher ce premier fil, tout en essayant de le tirer pour le libérer du tissage. Quand il commença à se tordre, puis sortit du tissage, elle s’efforça de maintenir sa concentration à l’extrême. S’ils devenaient encore plus « glissants », elle n’était pas sûre d’y parvenir. Silencieuse, Aviendha l’observait attentivement, mais avec un sourire d’encouragement quand c’était nécessaire. Elayne ne voyait pas Birgitte – elle n’osait pas détourner les yeux de son travail –, mais la sentait pleinement dans son esprit, bloc de confiance absolue, solide comme un roc.

La sueur dégoulinait tant sur son visage, son ventre et dans son dos qu’elle finit par se sentir « glissante » elle-même. Ce soir, un bain serait le bienvenu. Non, elle ne voulait pas penser à ça. Toute son attention sur le tissage. Les fils devenaient plus difficiles à manier, tremblant dans ses mains dès qu’elle les touchait, mais ils continuaient à se libérer. Chaque fois qu’un fil commençait à se contorsionner de lui-même, un autre sortait de la masse, devenant soudain perceptible alors qu’avant, il n’y avait qu’un bloc solide de saidar. Elle avait l’impression que le portail ressemblait à quelque assemblage monstrueux et difforme de cent têtes au fond d’un étang, entourées de flagelles, chacune hérissée de fils de Pouvoir qui croissaient, se tordaient et disparaissaient, pour être aussitôt remplacés par d’autres. L’ouverture, visible de partout, s’affaissa sur les bords, changeant continuellement de forme et de taille. Les jambes d’Elayne se mirent à trembler ; l’effort lui piquait les yeux autant que la sueur. Elle ne savait pas si elle tiendrait encore longtemps. Serrant les dents, elle s’obstina. Un fil à la fois. L’un après l’autre.

À mille miles de là, à moins de vingt toises du portail tremblotant, des douzaines de soldats envahissaient la ferme. C’étaient des hommes de petite taille armés d’arcs, en plastron noir et portant des casques peints, semblables à des têtes d’insectes énormes. Derrière eux venait une femme en jupes à panneaux rouges striés d’éclairs argentés, avec un bracelet au poignet d’où partait une laisse d’argent attachée autour du cou d’une femme en gris. Une autre sul’dam et sa damane surgirent, puis une autre paire. Une sul’dam pointa soudain le doigt sur le portail, et l’aura de la saidar enveloppa aussitôt sa damane.

— Couchez-vous ! hurla Elayne en tombant à la renverse, pour être hors de vue depuis la ferme, tandis qu’un éclair bleu argent fulgurait à travers le portail dans un vacarme assourdissant, et s’éparpillait dans toutes les directions à la fois. De la terre et du gravier se mirent à pleuvoir sur elle.

L’ouïe lui revint soudainement. Elle entendit une voix masculine de l’autre côté de l’ouverture, qui dit avec un accent traînant qui lui donna la chair de poule autant que ses paroles :

— … faut les prendre vivantes, espèces d’imbéciles !

Soudain, un soldat sauta par l’ouverture et atterrit juste devant elle. La flèche de Birgitte s’enfonça dans le poing fermé ornant son plastron de cuir. Un second soldat seanchan trébucha sur le premier qui tombait, et la dague d’Aviendha lui trancha la gorge avant qu’il ait repris son équilibre. Birgitte, le pied sur les rênes des chevaux, décocha une grêle de flèches, tirant avec un sourire mauvais. Les chevaux tout tremblants secouaient la tête et piaffaient comme pour se libérer. Birgitte continua à tirer aussi vite qu’elle le put. Des cris venant de l’autre côté du portail leur annoncèrent que Birgitte Arc-d’Argent faisait mouche à chaque tir. La riposte survint, rapide comme une mauvaise pensée, sous forme de carreaux noirs d’arbalète. Tout se passa très vite. Portant sa main gauche sur son bras droit, Aviendha sentit le sang couler. Elle ôta aussitôt sa main pour ramper à l’écart, tâtonnant sur le sol à la recherche de l’angreal, le visage fermé. Birgitte poussa un cri ; lâchant son arc, elle saisit sa cuisse d’où sortait une hampe. Elayne sentit sa souffrance aussi vivement que si elle avait été touchée elle-même.

Avec l’énergie du désespoir, toujours couchée sur le dos, elle s’empara d’un autre fil et, après l’avoir secoué rien qu’une fois, comprit, horrifiée, qu’elle ne pouvait pas faire plus. Le fil avait-il bougé ? S’était-il détaché des autres ? Dans ce cas, elle n’osait pas le lâcher. Le fil glissant tremblait entre ses doigts.

— Vivantes, j’ai dit ! rugit une voix seanchane. Celui qui tue une femme n’aura pas sa part du butin !

Les carreaux d’arbalète cessèrent de pleuvoir.

— Vous voulez me capturer ? cria Aviendha. Alors venez danser avec moi !

L’aura de la saidar l’entoura brusquement, faible même avec l’angreal, et des boules de feu jaillirent devant le portail et se dispersèrent, à l’infini. Les boules n’étaient pas très grosses, mais leur explosion en Altara ressemblait à un flot continu. Aviendha haletait sous l’effort, le visage luisant de sueur. Birgitte avait repris son arc, image vivante d’une héroïne de légende, le sang coulant sur sa jambe, à peine capable de tenir debout, mais une flèche déjà encochée cherchant sa cible.

Elayne s’efforça de contrôler sa respiration. Elle ne pouvait pas embrasser un fil de plus de Pouvoir.

— Fuyez toutes les deux, dit-elle, figée comme de la glace.

Elle savait qu’elle aurait dû gémir. Son cœur battait à lui rompre la poitrine.

— Je ne sais pas jusqu’à quand je pourrai tenir.

C’était vrai pour tout le tissage aussi bien que pour ce fil unique qu’elle tenait. Était-il en train de glisser ?

— Filez aussi vite que possible. De l’autre côté de la colline, vous devriez être en sécurité, mais chaque empan qui vous éloigne d’ici est une chance en plus. Filez !

Birgitte gronda dans l’Ancienne Langue des paroles qu’Elayne ne comprit pas. Cela sonnait comme des phrases qu’elle aurait voulu apprendre. Birgitte poursuivit dans une langue qu’Elayne connaissait.

— Vous laissez ce maudit fil vous échapper, et vous n’aurez plus à craindre que Nynaeve vous écorche vivante ; je le ferai moi-même. Calmez-vous et tenez bon ! Aviendha, venez ici, derrière cette chose. Pouvez-vous maintenir le tout par-derrière ? Venez ici et montez un de ces maudits chevaux.

— Tant que je peux distinguer où tisser, répondit Aviendha, se relevant en chancelant.

Elle tituba de côté et se redressa de justesse avant de tomber. Le sang suintant d’une vilaine entaille dégoulinait sur sa manche.

— Je crois que je peux.

Elle disparut derrière le portail, et les boules de feu continuèrent à pleuvoir. On pouvait voir de l’autre côté du portail depuis le côté opposé, comme une légère brume. Mais on ne pouvait pas le traverser venant de leur côté, la tentative ayant été extrêmement pénible. Quand Aviendha reparut, elle zigzaguait en trébuchant. Birgitte l’aida à monter à cheval, mais à l’envers !

Quand Birgitte lui fit furieusement signe, Elayne ne se donna pas la peine de secouer la tête. Elle craignait ce qui arriverait si elle le faisait.

— Je ne suis pas certaine de tenir le fil si j’essaye de me relever.

En fait, elle n’était même pas certaine de pouvoir se relever. Il ne s’agissait même plus de fatigue ; ses muscles s’étaient comme liquéfiés.

— Galopez aussi vite que vous pouvez. Je tiendrai aussi longtemps que possible. Allez, je vous en supplie !

Marmonnant des jurons dans l’Ancienne Langue – ce devait être l’Ancienne Langue car rien d’autre n’avait le même son ! – Birgitte fourra les rênes des chevaux dans les mains d’Aviendha. Manquant tomber deux fois, elle boitilla jusqu’à Elayne et se pencha pour la prendre par les épaules.

— Vous pouvez tenir, dit-elle avec autant de conviction qu’Elayne en sentait en elle. Je n’ai jamais rencontré une Reine d’Andor avant vous, mais j’ai connu des reines comme vous. Échine d’acier et cœur de lion. Vous pouvez réussir !

Lentement, elle releva Elayne, sans attendre de réponse, le visage crispé, chaque élancement de sa jambe se répercutant en écho dans sa tête. Tenant l’unique fil de tissage, Elayne tremblait sous l’effort. Surprise, elle se retrouva debout. Et vivante. La jambe de Birgitte pulsait follement dans sa tête. Elle s’efforça de ne pas trop s’appuyer sur Birgitte, mais ses membres flageolants ne la supportaient pas complètement. Elles se dirigèrent cahin-caha vers les chevaux, chacune s’appuyant sur l’autre, Elayne jetant de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule. En temps normal, elle pouvait tenir un tissage sans le regarder, mais elle avait besoin de se rassurer, de vérifier qu’elle avait toujours une prise sur ce fil et qu’il ne lui glissait pas entre les doigts. Le portail ne ressemblait maintenant à aucun tissage qu’elle eût déjà vu : il se distordait dans tous les sens, entrelacé d’une masse de tentacules.

Dans un râle, Birgitte la hissa sur sa selle plus qu’elle ne l’aida à y monter. Dans le mauvais sens, exactement comme Aviendha !

— Vous devez être capable de voir, expliqua Birgitte, boitillant jusqu’à son hongre.

Tenant toujours les rênes des trois chevaux, elle se mit péniblement en selle, sans gémir, malgré sa souffrance que percevait Elayne.

— Occupez-vous de ce que vous avez à faire, et laissez-moi diriger les bêtes.

Les chevaux partirent au galop, autant motivés par la nécessité de s’éloigner de là que par les coups de talons de Birgitte enfoncés dans les flancs de sa monture.

Elayne se cramponnait au haut troussequin de sa selle aussi énergiquement qu’au tissage et qu’à la saidar elle-même. Le cheval à vive allure la ballottait violemment, et elle avait du mal à rester en selle. Aviendha se servait de son troussequin comme d’un tuteur pour ne pas s’effondrer. Les yeux fixes, la mâchoire affaissée, elle aspirait l’air à grandes goulées. Mais l’aura l’entourait toujours et les boules de feu continuaient à pleuvoir sur l’ennemi, moins vite qu’avant. Certaines tombaient loin du portail, laissant dans l’herbe brune des traînées de flammes ou explosant plus loin sur le sol. Elles volaient quand même. Elayne se contraignit à reprendre des forces. Si Aviendha ne s’arrêtait pas, alors qu’elle semblait prête à s’effondrer, elle pouvait faire de même.

Avec la distance, le portail sembla diminuer et l’herbe brune s’étirer entre elles et l’ouverture. Puis le terrain se mit à monter. Elles grimpaient la colline ! De nouveau, Birgitte était telle la flèche encochée dans l’arc, dans une extrême concentration, combattant la douleur à sa jambe et talonnant son cheval.

Haletante, Aviendha s’affala sur les coudes, rebondissant sur sa selle comme un sac. L’aura de la saidar s’affaiblit autour d’elle, clignota et s’éteignit.

— Je ne peux pas, souffla-t-elle. Je ne peux pas.

Ce fut tout ce qu’elle parvint à articuler. Les soldats seanchans déboulèrent dans la prairie presque avant que ne cesse la grêle de boules de feu.

— Ça ne fait rien, dit Elayne, d’une voix rauque.

Elle avait la gorge sèche, tandis qu’elle transpirait abondamment, détrempant ses vêtements.

— L’usage d’un angreal est fatigant, et vous vous en êtes très bien tirée. Ils ne peuvent plus nous rattraper maintenant.

Comme pour la narguer, une sul’dam apparut dans la prairie en bas : même à un demi-mile, impossible de se tromper sur l’identité des deux femmes. Le soleil, très bas sur l’horizon vers l’ouest, faisait luire l’a’dam qui les reliait l’une à l’autre. Une seconde paire les rejoignit, puis une troisième et une quatrième. Une cinquième.

— La crête ! cria joyeusement Birgitte. On a réussi ! Du bon vin et un bon lit pour ce soir !

Dans la prairie, une sul’dam tendit le doigt. Le temps sembla ralentir pour Elayne. L’éclat du Pouvoir Unique brilla autour de sa damane. Elayne vit le tissage se former. Elle savait ce que c’était. Et il n’y avait aucun moyen de l’arrêter.

— Plus vite ! hurla-t-elle.

Le bouclier la frappa de plein fouet. Elle aurait dû être trop puissante pour lui – elle aurait dû ! – mais épuisée comme elle l’était, se raccrochant à peine à la saidar, il trancha entre elle et la Source. En bas dans la prairie, le tissage qui avait été un portail s’affaissa sur lui-même. Hagarde, semblant ne pas pouvoir bouger, Aviendha s’élança de sa selle sur Elayne, les entraînant toutes les deux. Avant de tomber, Elayne eut juste le temps de voir l’autre versant de la colline.

L’air devint opaque, lui obstruant la vue. On entendit un bruit, un terrible rugissement, au-delà de la perception auditive. Quelque chose la heurta, comme si elle était tombée du haut d’un toit sur des pavés ou d’une tour.

Elle ouvrit les yeux, fixant le ciel, qui paraissait étrange, brouillé. Pendant un moment, elle resta immobile. Quand elle put bouger, elle inspira. Elle avait mal partout. Oh, Lumière, ce qu’elle avait mal ! Lentement, elle porta une main à son visage ; elle constata que ses doigts étaient recouverts de sang. Celui des autres. Elle devait les aider. Elle sentait Birgitte, dont la souffrance était aussi grande que la sienne, mais Birgitte était bien vivante. Elle la sentait déterminée, et furieuse ; elle en conclut que sa blessure ne devait pas être trop grave. Aviendha.

Dans un sanglot, Elayne roula sur elle-même, se mit à quatre pattes, prise de vertige, le flanc violemment endolori. Elle se souvint vaguement qu’il était dangereux de bouger même avec une côte cassée. Mais ses pensées étaient aussi brumeuses que le versant de la colline. Réfléchir paraissait… difficile. Mais cligner des yeux sembla lui éclaircir la vue. Un peu. Elle était presque au pied de la colline ! Au-dessus d’elle, une brume de fumée s’élevait de la prairie. C’était sans importance, maintenant.

Trente toises plus haut sur la pente, Aviendha se trouvait elle aussi à quatre pattes. Elle manqua s’affaler quand elle leva une main pour essuyer le sang qui inondait son visage, mais scruta, inquiète, les alentours. Son regard tomba sur Elayne qu’elle fixa, pétrifiée. Celle-ci se demanda si elle avait une mine terrifiante. Sûrement pas plus qu’Aviendha elle-même, qui avait perdu sa jupe et la moitié de son corsage. Partout où l’on voyait sa peau, il y avait aussi du sang.

Elayne rampa jusqu’à elle. Étant donné son vertige, cela lui sembla plus facile que de se relever pour marcher. Quand elle fut à proximité, Aviendha poussa un soupir de soulagement.

— Vous êtes sauve, dit-elle, touchant la joue d’Elayne avec ses doigts sanguinolants. J’ai eu tellement peur. Tellement peur.

Elayne cligna les yeux de surprise. Elle se rendit compte qu’elle était en aussi piteux état qu’Aviendha. Sa jupe était intacte, mais la moitié de son corsage était arrachée, et elle semblait couverte d’entailles. En revanche, elle n’était pas brûlée. Elle frissonna à cette pensée.

— Nous sommes sauves toutes les deux, dit-elle doucement.

Plus loin, Birgitte essuya sa dague sur la crinière du hongre d’Aviendha puis, se redressa et s’écarta du cheval immobile. Son bras droit pendait, inerte, sa tunique et une de ses bottes avaient disparu, et ses vêtements étaient déchirés ; son corps et ses habits étaient aussi couverts de sang. Le carreau d’arbalète planté dans sa cuisse semblait causer la plus grave de ses blessures.

— Il a la colonne vertébrale cassée, dit-elle, montrant le cheval à ses pieds. Le mien va bien, je crois, mais la dernière fois que je l’ai vu, il galopait assez vite pour gagner la Couronne de Megairil. J’ai toujours pensé qu’il était fait pour la vitesse. Lionne.

Elle haussa les épaules en grimaçant.

— Elayne, Lionne était morte quand je l’ai retrouvée. Je suis désolée.

— Nous sommes vivantes, déclara Elayne, et c’est ce qui compte.

Elle pleurerait Lionne plus tard. Au-dessus de la colline, la fumée diffuse couvrait une aire très étendue.

— Je veux voir exactement ce que j’ai fait.

Elles durent se cramponner l’une à l’autre pour se maintenir debout. L’ascension de la colline ne fut qu’une succession de halètements et de gémissements, même pour Aviendha. On aurait dit qu’elles avaient été fouettées jusqu’à la dernière limite – ce qu’Elayne croyait probable – et qu’elles s’étaient roulées par terre dans un abattoir. Aviendha serrait toujours l’angreal dans sa main. Même si elle ou Elayne avait possédé plus que leur petit Don pour Guérir, ni l’une ni l’autre ne serait parvenue à embrasser la Source, et encore moins à canaliser. Au sommet de la colline, se soutenant mutuellement, elles contemplèrent la dévastation.

La prairie était encerclée par le feu, son centre noir et calciné fumait encore. Même les rochers avaient été balayés par l’explosion. Sur les pentes avoisinantes, la moitié des arbres étaient sectionnés ou déracinés. Des faucons apparurent, portés par les courants chauds s’élevant du brasier. Souvent, les faucons chassaient ainsi, à l’affût des petits animaux fuyant les flammes. Plus aucune trace des Seanchans. Elayne regrettait qu’il n’y ait pas leurs cadavres, prouvant qu’ils étaient tous morts. Surtout toutes les sul’dams. Puis, embrassant du regard le terrain calciné et fumant, elle se félicita qu’ils aient disparu. Cette façon de mourir avait dû être atroce. Que la Lumière ait pitié de leur âme, pensa-t-elle. De toutes leurs âmes.

— Eh bien, dit-elle tout haut, je n’ai pas fait aussi bien que vous, Aviendha, mais finalement, tout est bien qui finit bien. J’essaierai de faire mieux la prochaine fois.

Aviendha lui lança un regard en coin. Elle avait une longue coupure à la joue, une autre lui barrant le front, et le cuir chevelu ouvert.

— Vous avez fait bien mieux que moi pour un coup d’essai. Moi, la première fois, je n’avais à défaire qu’un simple nœud lié par un flux de Vent. J’ai dû recommencer cinquante fois pour le détisser sans qu’un éclair me frappe en plein visage, dans un coup de tonnerre assourdissant.

— J’aurais dû commencer par quelque chose de plus simple, je suppose, dit Elayne. Mais j’ai la mauvaise habitude de foncer sans réfléchir.

Foncer ? Elle avait agi avant de s’assurer qu’il y avait de l’eau ! Elle réprima trop tard un gloussement qui lui provoqua un élancement au côté. Elle gémit entre ses dents, dont quelques-unes devaient bouger.

— Au moins, nous avons découvert une nouvelle arme. Je ne devrais peut-être pas m’en réjouir, mais en cas d’attaque des Seanchans, ce sera un avantage.

— Vous ne comprenez pas, Elayne, dit Aviendha, montrant le centre de la prairie où avait été dressé le portail. Cela n’aurait pu être qu’un éclair de lumière, voire moins. On ne sait jamais comment ça tournera avant d’avoir le résultat. Cela méritait-il de prendre le risque de vous brûler, vous et toutes les femmes présentes dans un diamètre de plus de cent toises ?

Elayne la fixa, médusée. Sachant cela, elle était restée quand même ? Risquer sa vie était une chose, mais risquer de perdre la faculté de canaliser…

— Je veux que nous nous adoptions comme premières-sœurs, Aviendha. Dès que nous retrouverons les Sagettes.

Elle n’avait aucune idée de ce qu’elles feraient au sujet de Rand. Le seul fait de penser qu’elles l’épouseraient toutes les deux – et Min aussi ! – frisait le ridicule. Mais elle était sûre d’une chose.

— Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage sur vous. Je veux être votre sœur.

Doucement, elle baisa la joue ensanglantée d’Aviendha.

Auparavant, elle avait cru voir Aviendha devenir écarlate. Chez les Aiels, même les amants ne s’embrassaient jamais en public. Un coucher de soleil rougeoyant aurait paru bien pâle comparé à la mine d’Aviendha.

— Moi aussi, je vous désire pour sœur, marmonna-t-elle.

Déglutissant difficilement et lorgnant du côté de Birgitte qui feignait de les ignorer, elle se pencha et effleura rapidement des lèvres la joue d’Elayne, qui l’aima autant pour ce geste que pour tout le reste.

Birgitte regardait loin au-delà, par-dessus son épaule, et son indifférence n’était peut-être pas feinte, parce qu’elle dit soudain :

— Quelqu’un approche. Lan et Nynaeve, si je ne me trompe.

Elles se retournèrent gauchement, sautillant, trébuchant et grognant. Cela paraissait ridicule ; dans les légendes, les héros ne sont jamais blessés au point de tenir à peine debout. Au loin vers le nord, deux cavaliers apparurent furtivement à travers les arbres, mais assez longtemps pour qu’elles distinguent un homme de haute taille sur un grand cheval galopant ventre à terre, et une femme sur un animal plus petit galopant tout aussi vite à son côté. Avec précaution, elles s’assirent toutes les trois pour attendre. Autre chose que ne font jamais les héros légendaires, pensa Elayne en soupirant. Elle espérait faire honneur à sa mère quand elle serait reine. Manifestement, elle ne serait jamais une héroïne.


Chulein bougea légèrement les rênes, puis en douceur, Senagi vira sur l’aile. Ce raken bien entraîné, rapide et agile était son favori, bien qu’elle ne fût pas la seule à le piloter. Il y avait toujours plus de morat’rakens que de rakens ; c’était ainsi. En bas à la ferme, des boules de feu semblaient surgir de nulle part, se dispersant dans toutes les directions. Elle s’efforça de ne pas y prêter attention. Sa mission consistait à repérer des troubles aux alentours des terres rattachées à la ferme. Au moins, la fumée ne s’élevait plus du lieu où Tauan et Macu étaient morts dans l’oliveraie.

À mille toises au-dessus du sol, la vue portait loin. Tous les autres rakens étaient en reconnaissance dans la campagne. Toute femme en train de courir serait repérée pour savoir si elle faisait partie de celles ayant provoqué cette agitation, même si n’importe quel habitant de ce pays se mettrait sans doute à courir à la vue d’un raken. Chulein s’était vu confier la tâche de repérer les éventuels troubles. Elle aurait préféré ne pas ressentir une démangeaison entre les omoplates, car cela présageait toujours des problèmes. Le vent n’était pas trop fort à cette vitesse, mais elle resserra les cordons de sa capuche en toile sous son menton, tâta les courroies de cuir qui la maintenaient sur sa selle, ajusta ses lunettes de protection et remonta ses gants.

Une centaine de Poings du Ciel étaient déjà au sol, avec, plus important, six sul’dams avec leurs damanes, et une douzaine d’autres chargées de sacoches pleines d’a’dams de secours. Le second vol décollerait des collines situées au sud, avec des renforts. Il aurait mieux valu qu’ils arrivent avec la première vague, mais il y avait assez peu de to’rakens avec les Hailenes, et, selon une rumeur persistante, beaucoup d’entre eux avaient reçu la mission de transporter, depuis l’Amadicia jusqu’ici, la Haute Dame Suroth et tout son entourage. Elle s’en voulait de critiquer le Sang, mais elle regrettait quand même qu’on n’ait pas envoyé davantage de to’rakens à Ebou Dar. Aucun morat’raken n’avait de considération pour les immenses to’rakens, balourds et juste bons à transporter les fardeaux, mais ils auraient pu déposer plus vite sur le sol davantage de Poings du Ciel et de sul’dams.

— Selon la rumeur, il y a des centaines de marath’damanes en bas, dit Eliya d’une voix forte dans son dos.

En plein ciel, il fallait s’égosiller à cause du bruit du vent.

— Savez-vous ce que je ferai de ma part du butin ? J’achèterai une auberge. D’après ce que j’ai vu, cette Ebou Dar est un endroit prometteur. Peut-être même que je trouverai un mari et que j’aurai des enfants. Qu’en pensez-vous ?

Chulein sourit derrière son écharpe protectrice. Tous les volants parlaient d’acheter une auberge – ou une taverne, parfois une ferme – pourtant, qui pouvait renoncer au ciel ? Elle flatta le long cou parcheminé de Segani. Toutes les femmes pilotes – trois pilotes sur quatre étaient des femmes – parlaient d’avoir un mari et des enfants, ce qui impliquait l’arrêt des vols. Beaucoup de femmes quittaient les Poings du Ciel au bout d’un mois.

— Je pense que vous devriez plutôt ouvrir l’œil, dit-elle.

Mais il n’y avait aucun mal à bavarder un peu. Elle aurait pu voir un enfant bouger au sol, dans l’oliveraie, et beaucoup d’autres menaces potentielles pour les Poings du Ciel. C’étaient les soldats les plus légèrement armés, mais aussi coriaces que la Garde de la Mort, certains disaient même plus coriaces.

— Moi, j’utiliserai ma part pour acheter une damane et engager une sul’dam.

S’il y avait en bas autant de marath’damanes que le prétendait la rumeur, sa part lui permettrait même d’acheter deux damanes. Trois ! Une damane entraînée à faire des Illuminations Célestes.

— Quand je quitterai le ciel, je serai aussi riche qu’une femme du Sang.

Il existait ici ce qu’ils appelaient des « feux d’artifice » – elle avait vu des individus s’efforcer vainement d’y intéresser ceux du Sang à Tanchico. Mais qui regarderait ces spectacles bien misérables comparés aux Illuminations Célestes ? Ces individus avaient été expulsés hors de la cité sans aucun ménagement.

— La ferme ! hurla Eliya.

Soudain, quelque chose frappa durement Segani, plus violemment que la plus terrible tempête que Chulein eût jamais vécue, le faisant chuter en spirale.

Le raken dégringola, poussant un cri rauque, tournoyant si vite que les harnais de sécurité de Chulein se tendirent à se rompre. Elle maintint ses mains sur ses cuisses, crispées sur les rênes, mais immobiles afin de ne pas gêner Segani. Il devait se redresser de lui-même. Tournant sur eux-mêmes comme une boule, ils chutaient. Bien qu’on lui ait appris à ne pas regarder le sol en cas de chute du raken, Chulein ne pouvait s’empêcher d’estimer son altitude chaque fois qu’une culbute lui permettait de voir la terre. Huit cents toises. Six cents. Quatre. Deux. Que la Lumière illumine son âme et que l’infinie miséricorde du Créateur la protège de…

D’un claquement de ses larges ailes qui la propulsa de côté, Segani se stabilisa, effleurant le faîte des arbres. Consciencieusement, elle inspecta le mouvement des ailes pour détecter un éventuel dysfonctionnement. Apparemment, tout marchait bien, mais elle le ferait entièrement examiner par un der’morat’raken. Un minuscule détail qu’elle n’aurait pas vu n’échapperait pas à l’œil d’un maître.

— On dirait que nous avons évité une fois de plus la Dame de l’Ombre, Eliya.

Se retournant pour regarder par-dessus son épaule, sa voix se tut. Une courroie de sécurité rompue battait librement, encore attachée au siège vide à l’arrière. Tous les volants savaient que la Dame de l’Ombre les attendait à la fin d’une longue chute. Mais savoir et voir, ce n’est pas la même chose.

Tout en prononçant une rapide prière pour la disparue, elle s’obligea à se concentrer sur sa tâche et encouragea Segani à reprendre de l’altitude. L’ascension se fit en une lente spirale, au cas où une crampe n’aurait pas été détectée, mais aussi rapide que possible sans prendre de risque. Elle fronça les sourcils à la vue de la fumée qui s’élevait des collines difformes. Mais ce qu’elle vit au-dessus de la crête lui dessécha la bouche. Ses mains s’immobilisèrent sur les rênes, et Segani continua son envol.

La ferme avait… disparu. Les bâtisses blanches avaient été rasées jusqu’aux fondations et les grandes structures construites sur un versant réduites à des tas de gravats. L’incendie faisait rage dans les sous-bois, s’étendait des oliveraies jusqu’aux collines. Au-delà, on voyait des arbres arrachés sur une centaine de toises et inclinés. Elle n’avait jamais rien vu de pareil. En bas, il ne devait plus y avoir aucun être vivant. Impossible de survivre à un tel massacre.

Elle se ressaisit vivement et orienta Segani vers le sud. Au loin, elle distinguait des rakens, chacun transportant une douzaine de Poings du Ciel, et une sul’dam, qui arrivaient trop tard. Elle se mit à composer son rapport, sachant que personne d’autre n’aurait pu le faire. Tout le monde disait que ces terres étaient pleines de marath’damanes prêtes à être capturées, mais grâce à cette nouvelle arme, ces femmes appelées « Aes Sedai » constituaient un véritable danger. Il fallait s’en occuper et trouver une solution radicale. Si la Haute Dame Suroth était en route pour Ebou Dar, peut-être en comprendrait-elle la nécessité, elle aussi.

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