Le lendemain matin, bien avant l’aube, une colonne sortit du camp des Aes Sedai, se dirigeant vers le nord, dans un silence que seuls rompaient les crissements des selles et les craquements de la glace sous les sabots des montures. De temps en temps, un cheval s’ébrouait ou un harnais cliquetait, puis le silence retombait. La lune était basse sur l’horizon, mais le ciel étincelant d’étoiles et le sol couvert de glace dissipaient un peu l’obscurité. Quand les premières lueurs du jour apparurent à l’est, elles chevauchaient déjà depuis une bonne heure, sans avoir parcouru beaucoup de chemin. En terrain découvert, Egwene laissait Daishar aller au petit galop, projetant autour de lui des gerbes de neige, mais la plupart du temps, les chevaux avançaient au pas, et lentement, dans des forêts clairsemées où la neige s’était accumulée en épaisses congères au sol et en épaisses couches sur les branches. Chênes et pins, nyssas et lauréoles, et d’autres arbres qu’elle ne reconnut pas, faisaient encore plus grise mine qu’au temps de la canicule et de la sécheresse. Aujourd’hui, c’était la Fête d’Abram, mais il n’y aurait pas de gâteaux au miel. La Lumière veuille que ce jour réserve des surprises à certaines.
Le soleil se leva et monta dans le ciel, pâle boule dorée n’irradiant aucune chaleur. Chaque inspiration mordait la gorge, chaque expiration sortait en un nuage de buée. Il soufflait un vent vif et glacial. À l’ouest, de gros nuages noirs roulaient vers l’Andor. Elle éprouva de la compassion pour ceux qui subiraient le poids de ces nuages, et du soulagement parce qu’ils s’éloignaient. Un jour d’attente supplémentaire aurait été pure folie. Elle n’avait pas dormi de la nuit, non pas à cause de ses migraines, mais plutôt à cause de sa nervosité. L’anxiété et la peur s’étaient infiltrées comme l’air froid sous la tente. Pourtant elle n’était pas fatiguée. Elle avait l’impression d’être un ressort comprimé, une pendule remontée à bloc, pleine d’une énergie qui ne demandait qu’à exploser. Par la Lumière, tout pouvait encore capoter.
La colonne était impressionnante, derrière la bannière de la Tour Blanche : la blanche Flamme de Tar Valon et les sept oriflammes de couleurs différentes, une pour chaque Ajah. La bannière avait été confectionnée en secret à Salidar et avait été rangée au fond d’un coffre, dont l’Assemblée gardait la clé. Elle ne pensait pas que les Députées l’auraient sortie, n’était le besoin de solennité de ce jour. Mille cavaliers en armures à mailles les escortaient, avec un arsenal de lances, épées, haches et massues rarement vue au sud des Marches. Ils étaient commandés par un Shienaran borgne, portant un cache-œil de couleurs vives, qu’elle avait rencontré une fois, il y avait, lui semblait-il, une éternité. Uno Nomesta scrutait les arbres à travers sa visière, comme s’il soupçonnait chacun de cacher une embuscade, et ses hommes, très droits sur leur selle, semblaient tout aussi vigilants.
Devant eux, presque hors de vue au milieu des arbres, chevauchait un groupe de cavaliers protégés seulement par leurs casques et leurs plastrons. Les capes voltigeaient au vent. Une main gantée sur les rênes, l’autre tenant un arc, ils ne pouvaient pas resserrer leur cape autour d’eux pour garder un peu de chaleur. Il y en avait d’autres plus loin à l’avant, sur les côtés et à l’arrière, un millier en tout, qui reconnaissaient et inspectaient le terrain. Gareth Bryne ne s’attendait pas à des embuscades des Andorans, mais il lui était arrivé de se tromper, disait-il, et puis il y avait les Murandiens. Et il y avait aussi la possibilité qu’ils rencontrent des assassins à la solde d’Elaida, ou des Amis du Ténébreux. La Lumière seule savait quand un Ami du Ténébreux pouvait décider de tuer, et pourquoi. D’ailleurs, bien qu’en toute logique, les Shaidos soient loin, personne ne semblait jamais savoir où ils se trouvaient avant que le massacre ne commence. Même des bandits auraient pu se faire la main sur une troupe trop réduite. Le Seigneur Bryne n’était pas homme à prendre des risques inutiles, et Egwene s’en félicitait. Aujourd’hui, elle voulait avoir autant de témoins que possible.
Elle chevauchait devant la bannière, Sheriam, Siuan et Bryne à ses côtés. Les autres semblaient absorbés dans leurs pensées. Bryne était parfaitement détendu sur sa selle, la buée de son souffle givrant sur la visière de son casque, pourtant Egwene le voyait inspecter calmement le terrain, gravant tous les reliefs dans sa mémoire, au cas où il s’y battrait. Siuan se tenait sur son cheval avec tant de raideur qu’elle serait moulue bien avant d’arriver à destination. Elle fixait le nord comme si elle voyait déjà le lac, et parfois, elle hochait la tête ou la secouait, comme se parlant à elle-même. Elle n’aurait pas fait ça à moins d’être mal à l’aise. Sheriam n’en savait pas plus que les Députées sur ce qui se préparait, pourtant, elle semblait encore plus nerveuse que Siuan, remuant constamment sur sa selle en grimaçant.
Immédiatement derrière la bannière, venait l’Assemblée de la Tour au grand complet, en colonne par deux, les Députées vêtues de riches velours et de soies brodées, de fourrures et de capes ornées d’une grande Flamme dans le dos. Ces femmes qui portaient rarement d’autre bijou que l’anneau du Grand Serpent arboraient aujourd’hui les plus belles gemmes que recelaient les coffres du camp. La cohorte de leurs Liges était encore plus splendide, grâce à leurs capes de couleurs irisées. Parfois, certains semblaient disparaître derrière ces capes inquiétantes en mouvement. Les domestiques suivaient, deux ou trois pour chaque sœur, sur les meilleurs chevaux qu’on avait pu leur trouver. Ils auraient pu passer eux-mêmes pour de petits nobles si certains n’avaient pas guidé une bête de somme. Tous les coffres du camp avaient été dévalisés pour leur trouver des vêtements multicolores.
Peut-être parce qu’elle était l’une des rares Députées sans Lige, Delana avait amené avec elle Halima, sur une fougueuse jument blanche. Elles chevauchaient côte à côte, presque genou contre genou. Parfois, Delana se penchait pour lui dire quelque chose à voix basse, mais Halima semblait trop excitée pour écouter. Halima était la secrétaire de Delana, mais tout le monde pensait que celle-ci l’avait prise à son service par charité, ou peut-être par amitié, quelque improbable que fût un tel sentiment entre la sœur blonde pleine de dignité, et la brune paysanne au tempérament de feu. Egwene avait vu l’écriture d’Halima, hésitante comme celle d’un enfant en plein apprentissage. Aujourd’hui, sa tenue rivalisait avec celle des sœurs, avec des gemmes égalant facilement celles de Delana. Chaque fois qu’une rafale ouvrait sa cape, elle exhibait généreusement sa poitrine presque nue, en riait, puis prenait son temps pour refermer les pans de sa cape, affectant de ne pas sentir le froid plus que les sœurs.
Pour une fois, Egwene apprécia tous les vêtements qu’elle avait reçus en cadeau, qui lui permettaient de surpasser toutes les sœurs en élégance. Elle était vêtue de soie bleu et vert à crevés blancs, brodée de perles, comme le dessus de ses gants. À la dernière minute, Romanda lui avait apporté une cape bordée d’hermine, et Lelaine, un collier et des boucles d’oreilles en émeraude et opale. Les pierres de lune de ses cheveux venaient de Janya. Aujourd’hui, l’Amyrlin devait être resplendissante. Même Siuan semblait prête pour le bal, en velours bleu et dentelle crème, avec un large bandeau de perles autour du cou et d’autres perles tressées dans ses cheveux.
Romanda et Lelaine étaient à la tête des sœurs, si proches du porte-bannière que celui-ci regardait nerveusement par-dessus son épaule et rapprochait parfois sa monture du cavalier qui le précédait. Egwene parvint à ne pas regarder en arrière plus d’une ou deux fois, mais elle sentait leurs regards entre ses omoplates. Chacune croyait que ses membres étaient entravés et devait se demander à qui appartenaient les cordes qui l’avaient attachée. Oh, Lumière, cela ne pouvait pas mal tourner. Pas maintenant.
À part la colonne, presque rien ne bougeait dans le paysage couvert de neige. Un faucon plana un moment dans le ciel bleu et froid avant de partir vers l’est. Deux fois, Egwene vit des renards à queue noire trotter au loin, toujours revêtus de leur fourrure d’été, puis disparaître au milieu des arbres. Un lièvre bondissant juste sous les sabots de Bela fit cabrer la jument hirsute, et Siuan jappa et se cramponna aux rênes comme si Bela allait s’emballer. Naturellement, Bela se contenta d’un hennissement de reproche, mais avança péniblement. Le grand hongre rouan d’Egwene se cabra davantage, bien que le lièvre ne soit pas passé près de lui.
Siuan grommela entre ses dents après la fuite du lièvre, et il fallut un bon moment avant qu’elle ne relâche ses rênes. Être à cheval la mettait toujours de mauvaise humeur – elle voyageait dans un chariot aussi souvent que possible – mais elle avait été rarement aussi grincheuse. Inutile de regarder plus loin que le Seigneur Bryne ou les regards noirs qu’elle lui lançait, pour savoir pourquoi.
S’il remarqua les regards de Siuan, Bryne ne le montra pas. Seul de la colonne à ne pas être en grand apparat, il était comme toujours vêtu simplement avec des habits un peu fripés, comme un roc qui avait fait face à bien des tempêtes et survivrait à bien d’autres encore. Pour une raison inconnue, Egwene se félicitait qu’il eût résisté à toutes les tentatives pour le vêtir superbement. Elles avaient vraiment besoin de faire grande impression, mais elle le trouvait assez impressionnant comme ça.
— Belle matinée pour monter, dit Sheriam au bout d’un moment. Rien de tel qu’une bonne promenade dans la neige pour éclaircir les idées.
Elle avait parlé tout haut, et détourna les yeux en souriant de Siuan qui grommelait toujours.
Siuan ne dit rien – elle ne pouvait guère la rembarrer devant tant de monde – mais elle lança à Sheriam un regard noir, qui promettait de vives paroles pour plus tard. La femme aux cheveux de flamme se retourna brusquement sur sa selle à la limite de grimacer. Aile, sa jument gris pommelé, galopa sur quelques pas et Sheriam la calma d’une main presque trop ferme. Elle avait manifesté peu de gratitude envers la femme qui l’avait nommée Maîtresse des Novices, et comme la plupart de celles qui se trouvaient dans cette situation, elle avait des raisons de blâmer Siuan. C’était le seul défaut qu’Egwene lui avait trouvé depuis la prestation de serment. Enfin, en tant que Gardienne, elle avait argué qu’elle n’avait pas à prendre des ordres de Siuan, comme celles qui avaient juré, mais Egwene avait vu tout de suite où cela la mènerait. Ce n’était pas la première fois que Sheriam essayait de lancer une pique. Siuan insistait pour régler ses affaires elle-même avec Sheriam, et sa fierté était trop fragile pour qu’Egwene lui refuse cette requête, à moins que la situation ne devienne incontrôlable.
Egwene aurait bien voulu trouver le moyen d’aller plus vite. Siuan se remit à grommeler, et Sheriam, à l’évidence, cherchait quelque chose à dire sans risquer de se faire rembarrer. Tous ces marmonnements et ces regards en coin finirent par agacer Egwene. Au bout d’un moment, même le calme impérial de Bryne commença à s’effriter. Elle se surprit à réfléchir à des remarques qui pourraient la déstabiliser. Malheureusement – ou peut-être heureusement – elle ne croyait pas que ce soit possible. Mais si ça durait plus longtemps, elle craignait d’exploser d’impatience.
Le soleil continua son ascension vers le zénith. Les miles s’étiraient avec une pénible lenteur, quand enfin, l’un des cavaliers de tête se retourna en levant la main. Après quelques brefs mots d’excuse à Egwene, Bryne le rejoignit au galop. Bien que son solide hongre, Voyageur, galopât lentement dans la neige lourde, il rattrapa les hommes de tête. Bryne échangea quelques mots avec eux, puis les renvoya vers les arbres, et attendit qu’Egwene et les autres arrivent à sa hauteur.
Romanda et Lelaine les rejoignirent. Elles n’accordèrent pratiquement aucune attention à Egwene, fixant Bryne avec cette froide sérénité qui déconcertait tant d’hommes en présence d’Aes Sedai. Sauf que chacune coula à l’autre un regard en coin d’un air dubitatif. Elles semblaient à peine savoir ce qu’elles faisaient. Egwene espéra qu’elles étaient à moitié aussi nerveuses qu’elle ; elle se satisferait de cela.
Ces regards calmes et froids coulèrent comme la pluie sur ce roc. Il s’inclina légèrement devant elles, puis s’adressa à Egwene.
— Ils sont déjà là, Mère.
Ils s’y attendaient.
— Ils ont avec eux autant de soldats que nous, mais ils se trouvent sur la rive nord du lac. J’ai envoyé des éclaireurs pour m’assurer qu’ils ne vont pas chercher à nous encercler, mais en vérité, je pense que c’est très improbable.
— Espérons que vous avez raison, dit sèchement Romanda.
— Votre discernement a changé, comparé à ces derniers temps, Seigneur Bryne, ajouta Lelaine, d’un ton glacial et mordant.
— Si vous le dites, Aes Sedai.
De nouveau, il s’inclina légèrement, mais sans se détourner d’Egwene. Comme Siuan, il avait pris ouvertement son parti maintenant, du moins en ce qui concernait l’Assemblée. Si seulement elles ignoraient à quel point.
— Encore une chose, Mère, poursuivit-il. Talmanes est au lac, lui aussi. Avec une centaine d’hommes de la Bande, sur la rive orientale. Pas assez pour provoquer des troubles s’il le voulait, et il y a peu de chances qu’il le veuille, à mon avis.
Egwene se contenta de hocher la tête. Pas assez pour provoquer des troubles ? Talmanes y suffirait à lui seul ! Elle eut un goût de bile dans la bouche. Ça-ne-pouvait-pas-capoter-maintenant !
— Talmanes ! s’écria Lelaine, toute sérénité envolée.
Elle devait être aussi tendue qu’Egwene.
— Comment a-t-il eu vent de cette entrevue ? Si vous avez inclus des Fidèles du Dragon dans votre stratagème, Seigneur Bryne, vous apprendrez bientôt ce qu’il en coûte d’aller trop loin.
— C’est une honte ! renchérit aussitôt Romanda. Vous dites que vous venez seulement d’apprendre sa présence ? S’il en est ainsi, votre réputation est aussi enflée qu’un abcès !
Aujourd’hui, le calme des Aes Sedai n’était qu’un mince vernis pour certaines, semblait-il.
Elles poursuivirent dans la même veine, mais Bryne continua à chevaucher, impassible, murmurant de temps en temps un « comme vous dites, Aes Sedai » quand il avait à répondre quelque chose. Le matin, il avait entendu pire de la part d’Egwene et n’avait pas réagi davantage. Siuan finit par grogner, puis s’empourpra quand les Députées la regardèrent, surprises. Egwene faillit hocher la tête. Siuan était amoureuse, incontestablement. Et il fallait qu’elle lui en parle ! Pour une raison inconnue, Bryne sourit, mais peut-être simplement parce qu’il n’était plus l’objet de l’attention des Députées.
Les arbres firent place à une étendue, plus vaste cette fois. Il n’y avait plus de temps à perdre à des discours inutiles.
Hormis un large cercle de grands roseaux bruns et de massettes pointant à travers la neige, rien n’annonçait un lac. Cela aurait pu être une vaste prairie, vaguement ovale. À quelque distance des arbres, sur le lac gelé, se dressait un grand dais bleu soutenu par de hauts mâts. Se tenait tout autour une petite foule, avec, plus loin, des domestiques gardant des chevaux. La brise agitait un épais bouquet de bannières et d’oriflammes multicolores, et apportait des cris étouffés qui ne pouvaient être que des ordres. D’autres serviteurs s’affairaient. Apparemment, ils n’étaient pas arrivés depuis assez longtemps pour avoir terminé leur installation.
À environ un mile, on voyait de nouveau des arbres, et le pâle soleil qui faisait luire des reflets métalliques. Pas mal de métal brillait le long de la rive nord. À l’est, presque aussi proche que le dais, la centaine d’hommes de la Bande ne faisaient aucun effort pour se dissimuler, debout près de leurs montures à courte distance des massettes. Quelques-uns tendirent le bras vers la Flamme de Tar Valon quand elle apparut. Les gens du pavillon s’immobilisèrent pour regarder.
Egwene s’avança sans hésitation sur la glace recouverte de neige, aussi éclatante qu’un bouton de rose sous le soleil – ce vieil exercice de novice. Elle n’embrassa pas la saidar, mais elle apprécia le calme qui s’empara d’elle.
Siuan et Sheriam la suivirent, puis les Députées et leurs Liges, et enfin les domestiques. Le Seigneur Bryne et le porte-bannière furent parmi les soldats les deux seuls à les escorter. Les cris qui s’élevaient derrière elle lui indiquèrent qu’Uno mettait ses cavaliers en position le long de la rive. Les hommes plus légèrement armés furent déployés de chaque côté, pour parer les embuscades. L’une des raisons pour lesquelles le lac avait été choisi comme lieu de rendez-vous, était que la glace ne pouvait supporter qu’un nombre limité de chevaux, diminuant ainsi les risques. Bien sûr, le pavillon hors de portée des arcs pouvait être atteint par le Pouvoir Unique, sauf s’il restait hors de vue. Sauf que le plus grand imbécile du monde se savait en sécurité à moins qu’il ne menace une sœur. Egwene expira profondément, et retrouva tout son calme.
En temps normal, pour accueillir l’Amyrlin, des serviteurs auraient dû se précipiter avec des boissons chaudes, des briques enveloppées dans des linges, des Seigneurs et des Grandes Dames prenant eux-mêmes ses rênes et celles de sa suite, avec un baiser sur la joue en souvenir d’Abram. Tout visiteur d’un certain rang aurait dû être pris en charge par des domestiques. Personne ne bougea dans le pavillon. Bryne démonta et prit Daishar par la bride, pendant que le jeune homme qui avait renouvelé les charbons la veille tint l’étrier à Egwene. Son nez coulait encore. Malgré cela, avec sa tunique de velours rouge légèrement trop grande pour lui, il surpassait en élégance tous les nobles qui se tenaient sous le dais. Ceux-ci étaient habillés en gros drap de laine orné de broderies, de soies et de dentelles. Ils avaient sans doute eu du mal à trouver des vêtements adaptés à la saison quand la neige avait commencé à tomber et qu’ils étaient déjà en marche. La vérité, c’est que le jeune morveux aurait pu rivaliser avec un Rétameur.
On avait déployé des tapis sur le sol du pavillon, et allumé des braseros, mais le vent emportait à la fois la fumée et la chaleur. Deux rangées de fauteuils se faisaient face pour les délégations, huit de chaque côté. Certains nobles échangèrent des regards consternés, et certains serviteurs se tordirent les mains, se demandant quoi faire. Ils n’auraient pas dû.
Les fauteuils étaient dépareillés, bien que tous de la même taille. Aucun n’était plus bancal ou mieux décoré qu’un autre. Le jeune morveux et d’autres serviteurs allaient et venaient sous les regards soucieux des nobles, sans même un « excusez-moi », pour installer ceux destinés aux Aes Sedai puis se précipitaient pour aider à décharger les chevaux de bât. Personne n’avait encore prononcé un mot.
On apporta d’autres sièges pour que toutes les Députées et Egwene puissent s’asseoir. De petits bancs, bien cirés et brillants comme des miroirs, chacun placé au-dessus d’un coffre couvert d’un linge de la couleur de l’Ajah de la Députée, furent alignés sur toute la longueur du pavillon. Le coffre d’Egwene, placé devant les autres, était drapé d’un linge à rayures multicolores, comme son châle. Une activité fébrile avait régné pendant la nuit, pour trouver de la cire d’abeille et des tissus aux couleurs adéquates.
Quand Egwene et les Députées prirent place, elles se retrouvèrent un pied plus haut que tous les autres. Le plus modeste fermier aurait offert un baiser et un verre à un vagabond le jour de la Fête d’Abram. Elles n’étaient pas du même rang. Elles étaient des Aes Sedai.
Les Liges se tenaient derrière leur Aes Sedai respective. Siuan et Sheriam encadraient Egwene. Les sœurs rejetèrent ostensiblement leur cape en arrière et ôtèrent leurs gants, pour signifier que le froid ne les affectait pas, contrairement aux nobles qui resserraient frileusement leurs capes autour d’eux. Dehors, la Flamme de Tar Valon flottait au vent.
Il y eut quelques regards étonnés quand Egwene prit place sur le siège réservé à l’Amyrlin. Personne n’eut l’air vraiment stupéfait. Ils ont tous entendu parler d’une Amyrlin adolescente, je suppose, pensa-t-elle avec ironie. Il y avait déjà eu des reines plus jeunes, y compris en Andor et au Murandy. Elle hocha calmement la tête, et Sheriam désigna la rangée de fauteuils en face d’elles. Peu importait qui était arrivé le premier ou avait dressé le pavillon, il ne subsistait aucun doute sur la responsable cette entrevue. Sur celle qui commandait.
Bien entendu, ça n’était pas très bien perçu. Il y eut un moment d’hésitation silencieuse, pendant lequel les nobles cherchèrent le moyen de se rétablir sur un pied d’égalité, et nombre de grimaces quand ils réalisèrent que c’était impossible. Le visage fermé, quatre hommes et quatre femmes s’assirent, rajustant avec des gestes de colère leurs capes et leurs jupes. Des nobles de moindre rang se placèrent, debout, derrière eux. À l’évidence Andorans et Murandiens ne se portaient pas mutuellement dans leurs cœurs. D’ailleurs, les Murandiens, hommes et femmes, grommelèrent et se bousculèrent pour la préséance aussi farouchement qu’ils bousculèrent leurs « alliés » du Nord. Des regards noirs furent dirigés à l’adresse des Aes Sedai, et certains froncèrent les sourcils sur Bryne, debout sur le côté, son casque sous le bras. Il était très connu des deux côtés de la frontière, et respecté même par ceux qui auraient bien voulu le voir mort. C’était du moins le cas avant qu’il prenne le commandement de l’armée des Aes Sedai. Il ignora les regards acides comme il avait ignoré les remarques désobligeantes des Députées.
Un autre homme restait à l’écart des deux camps. Pâle, une demi-main plus grand qu’Egwene, en tunique sombre et plastron, il avait le haut du crâne rasé et portait une longue écharpe rouge nouée au bras gauche. Sa tunique gris foncé arborait une main rouge sur le cœur. Talmanes était debout en face de Bryne, appuyé contre un mât du pavillon dans une attitude désinvolte et arrogante, et observait, impassible. Egwene aurait bien voulu savoir ce qu’il faisait là, et ce qu’il avait dit avant son arrivée. En tout cas, il fallait qu’elle lui parle. Si c’était possible, en privé.
Un homme en tunique rouge, mince et hâlé, assis au milieu de la rangée de fauteuils, se pencha en avant et ouvrit la bouche mais Sheriam le devança, annonçant à voix haute et claire :
— Mère, puis-je vous présenter, d’Andor, Arathelle Renshar, Haut Siège de la Maison Renshar. Pelivar Coelan, Haut Siège de la Maison Coelan. Aemlyn Carand, Haut Siège de la Maison Carand, et son époux, Culham Carand.
Chacun hocha froidement la tête à l’énoncé de son nom, sans plus. Pelivar était l’homme mince en rouge ; il perdait ses cheveux sur le devant. Sheriam poursuivit sans faire de pause. Heureusement que Bryne lui avait fourni les noms de ceux qui avaient été choisis pour prendre la parole.
— Puis-je vous présenter, du Murandy, Donel do Fearna a’Lordeine, Cian do Mehon a’Macansa, Paitr do Fearna a’Conn, Segan do Avharin a’Roos.
Les Murandiens semblèrent accuser l’absence de titre encore plus que les Andorans. Donel, plus couvert de dentelle qu’aucune des femmes, frisait farouchement sa longue moustache, et Paitr semblait vouloir arracher la sienne. Segan faisait la moue et ses yeux noirs lançaient des éclairs, tandis que Cian émettait un grognement.
— Vous êtes en présence de la Gardienne des Sceaux. Vous êtes devant la Flamme de Tar Valon. Vous pouvez présenter vos supplications au Siège d’Amyrlin.
Parfait. Cela ne leur plut pas le moins du monde. Avant, Egwene les trouvait revêches, mais maintenant, tout simplement lugubres. Ils avaient peut-être cru pouvoir feindre qu’elle n’était pas l’Amyrlin. Il fallait leur donner une leçon. Bien sûr, elle devait d’abord s’occuper de l’Assemblée.
— Il existe des liens très anciens entre l’Andor et la Tour Blanche, dit-elle à haute et intelligible voix. Les sœurs ont toujours été les bienvenues en Andor et au Murandy. Pourquoi donc amenez-vous une armée contre les Aes Sedai ? Vous intervenez là où les nations et les trônes n’osent pas s’avancer. Des souverains sont tombés pour s’être mêlés des affaires des Aes Sedai.
Cela semblait suffisamment menaçant, que Myrelle et les autres aient ou non préparé la voie. Avec un peu de chance, elles ne tarderaient pas à arriver au camp, sans que personne ne le sache. À moins qu’un de ces nobles ne prononce un nom qu’il ne fallait pas. Ce qui lui ferait perdre l’avantage vis-à-vis de l’Assemblée. Mais à côté de tout le reste, c’était un fétu de paille comparé à une meule de foin.
Pelivar échangea un regard avec la femme assise près de lui, qui finit par se lever. Malgré les rides qui marquaient son visage, il était facile de voir qu’Arathelle avait été très belle dans sa jeunesse. Sa chevelure grisonnait maintenant, et son regard était aussi dur que celui d’un Lige. Ses mains gantées de rouge retenaient sa cape de chaque côté. Pinçant les lèvres, elle scruta la rangée des Députées, puis s’adressa, au-delà de la tête d’Egwene, aux sœurs installées derrière elle. Grinçant des dents, Egwene arbora une expression attentive.
— Nous sommes ici précisément parce que nous ne voulons pas nous mêler des affaires de la Tour Blanche, dit-elle, faisant preuve d’une autorité qui n’était pas surprenante pour le Haut Siège d’une puissante Maison, mais sans l’hésitation à laquelle on aurait pu s’attendre, même d’un Haut Siège, en face de tant de sœurs, sans parler de l’Amyrlin en personne. Si tout ce que nous avons entendu dire est vrai, alors, vous permettre de traverser l’Andor serait interprété par la Tour Blanche comme une aide ou même une alliance, au mieux. Si nous ne nous opposons pas à vous, nous saurons ce que ressent la grappe dans le pressoir.
Plusieurs Murandiens la regardèrent en fronçant les sourcils. Personne au Murandy n’avait tenté d’empêcher le passage des sœurs. Très vraisemblablement, personne n’avait envisagé les conséquences de leur passage dans un autre pays.
Arathelle poursuivit, comme si elle ne les avait pas remarqués, mais Egwene en doutait.
— Au mieux… nous avons entendu… des rapports… selon lesquels des Aes Sedai et des Gardes de la Tour seraient en route pour l’Andor en secret. « Rumeurs », devrait-on dire, mais elles arrivent de tous les côtés. Aucun d’entre nous ne désire voir une bataille entre Aes Sedai en Andor.
— La Lumière nous en préserve et nous en protège ! s’exclama Donel, au bord de l’apoplexie.
Paitr hocha la tête, encourageant, et Cian eut l’air de vouloir bondir.
— Personne ici ne veut voir cela ! cracha Donel. Pas entre Aes Sedai ! J’ai entendu ce qui s’est passé dans l’Est ! Et ces sœurs… !
Egwene respira un peu mieux quand Arathelle l’interrompit fermement.
— S’il vous plaît, Seigneur Donel. Vous parlerez à votre tour.
Elle se retourna vers Egwene – ou plutôt vers les Députées – sans attendre sa réponse, le laissant postillonner d’indignation, pendant que les trois autres Murandiens lui lançaient des regards noirs. Elle-même semblait parfaitement calme, en femme qui ne fait qu’exposer les faits, sachant qu’ils devaient les voir tous du même œil.
— Comme je le disais, c’est le pire qu’on puisse craindre, s’il faut ajouter foi à ces rumeurs. Et même si elles sont fausses. Des Aes Sedai peuvent se rassembler secrètement en Andor, avec les Gardes de la Tour. Des Aes Sedai avec une armée sont prêtes à entrer en Andor. Assez souvent, quand la Tour Blanche semblait viser une cible, nous apprenions qu’elle en visait une autre depuis le début. J’ai du mal à imaginer que même la Tour Blanche aille jusque-là, mais s’il est une cible qu’il faut absolument atteindre, c’est bien la Tour Noire.
Arathelle frissonna, et Egwene pensa que ce n’était pas à cause du froid.
— Une bataille entre Aes Sedai pourrait dévaster le pays à des miles à la ronde. Cette bataille pourrait ruiner la moitié de l’Andor.
Pelivar se leva d’un bond.
— En deux mots, vous devez passer ailleurs, dit-il, d’une voix étonnamment aiguë, mais aussi ferme que celle d’Arathelle. Si je dois mourir pour défendre mes terres et mon peuple, mieux vaut que ce soit ici que là où mes terres et mon peuple pourraient mourir avec moi.
Il se tut sur un geste apaisant d’Arathelle, et se laissa retomber dans son fauteuil. Les yeux durs, il ne semblait pas mollir. Aemlyn, une femme corpulente emmitouflée de drap sombre, l’approuva de la tête, comme son mari à la mâchoire carrée.
Donel fixait Pelivar comme si cette idée ne lui était jamais venue, et il n’était pas le seul. Certains des Murandiens debout se mirent à discuter à voix haute, jusqu’à ce que les autres les fassent taire, parfois en brandissant le poing. Qu’est-ce qui leur avait pris de joindre leurs forces à celles des Andorans ?
Egwene prit une profonde inspiration. Un bouton de rose s’épanouissant sous le soleil. Ils ne l’avaient pas reconnue comme le Siège d’Amyrlin – Arathelle l’avait ignorée autant qu’il se pouvait sans l’insulter carrément – pourtant ils lui avaient donné tout ce qu’elle pouvait espérer. Du calme. Romanda et Lelaine s’imaginèrent qu’elle désignerait l’une d’elles pour diriger les négociations. Elles se demandaient laquelle, et cela devait leur mettre l’estomac en tire-bouchon. Il n’y aurait pas de négociations. Il ne pouvait pas y en avoir.
— Elaida, dit-elle d’une voix neutre, regardant Arathelle puis tous les nobles chacun à leur tour, est une usurpatrice qui a violé ce qui fait le fondement même de la Tour Blanche. Je suis le Siège d’Amyrlin.
Elle s’étonna elle-même de parler avec tant de hauteur et de sang-froid, mais pas aussi surprise qu’elle l’aurait été autrefois. Que la Lumière lui vienne en aide, elle était le Siège d’Amyrlin.
— Nous partons à Tar Valon pour déposer Elaida et la juger, mais c’est l’affaire de la Tour Blanche, et non la vôtre, sauf pour connaître la vérité. Et ce que vous appelez la Tour Noire, c’est aussi notre affaire ; les hommes capables de canaliser ont toujours concerné la Tour Blanche. Nous nous occuperons d’eux selon ce que nous déciderons le moment venu, mais je peux vous assurer que ce temps n’est pas encore arrivé. Des affaires plus importantes ont la priorité.
Derrière elle, elle entendit des mouvements parmi les Députées. Certaines devaient être très agitées. Quelques-unes avaient suggéré qu’elles pouvaient annihiler la Tour Noire en passant. Aucune ne croyait qu’elle comportait plus d’une douzaine d’hommes, malgré les rumeurs ; il était tout à fait impossible que des centaines d’hommes aient envie de canaliser. Et aussi, elles avaient maintenant réalisé qu’Egwene ne nommerait ni Romanda ni Lelaine pour parler en son nom. Arathelle fronça les sourcils, peut-être percevant quelque chose dans l’air. Pelivar remua, sur le point de se lever une fois de plus, et Donel se redressa d’un air agressif. Il n’y avait rien à faire d’autre que continuer.
— Je comprends votre inquiétude, poursuivit-elle sur le même ton cérémonieux, et je vais m’efforcer de l’apaiser.
Quel était cet étrange appel aux armes de la Bande Rouge ? Oui. C’était le moment de jeter les dés.
— En ma qualité de Siège d’Amyrlin, je vous donne cette garantie : nous allons rester où nous sommes pendant un mois pour nous reposer, puis nous quitterons le Murandy, mais nous ne franchirons pas la frontière d’Andor. Après ça, nous ne perturberons plus le Murandy, et l’Andor n’aura pas à subir notre présence. Je suis certaine, ajouta-t-elle, que les Dames et les Seigneurs murandiens pourvoiront à nos besoins contre espèces sonnantes et trébuchantes. Nous payons raisonnablement bien.
Il n’était pas possible de faire plier les Andorans si cela signifiait que les Murandiens voleraient les chevaux et les caravanes de ravitaillement.
Les Murandiens, regardant, gênés, autour d’eux, semblaient déchirés entre deux partis à prendre. Il y avait beaucoup d’argent à gagner en ravitaillant une armée aussi grande, mais d’autre part, qui pouvait marchander avec succès ce que cette armée avait à offrir ? Donel semblait à la limite du malaise, tandis que Cian paraissait compter dans sa tête. Des murmures s’élevèrent parmi les assistants. Plus que des murmures, car Egwene comprit presque ce qu’ils disaient.
Elle avait envie de regarder par-dessus son épaule. Le silence des Députées était assourdissant. Siuan avait le regard fixe, les mains crispées sur ses jupes pour s’empêcher de regarder derrière elle. Au moins, elle savait d’avance à quoi s’attendre. Sheriam, qui n’en savait rien, regardait les Andorans et les Murandiens avec un calme royal, comme si elle l’avait su.
Egwene devait leur faire oublier la jeune fille qu’ils avaient devant les yeux, pour qu’ils écoutent la femme qui tenait fermement les rênes du pouvoir. Si elle ne les tenait pas maintenant, elle n’y arriverait jamais ! Elle raffermit sa voix.
— Comprenez-moi bien. J’ai pris ma décision. C’est à vous de l’accepter ou d’affronter les conséquences de votre refus.
Quand elle se tut, une brève rafale de vent se mit à hurler, secouant le dais, tiraillant les vêtements. Egwene rajusta calmement sa coiffure. Certains nobles frissonnèrent et resserrèrent leur cape autour d’eux. Elle espéra qu’ils ne frissonnaient pas que de froid.
Arathelle échangea des regards avec Pelivar et Aemlyn, et tous trois scrutèrent les Députées avant de hocher lentement la tête. Ils croyaient qu’elle ne faisait que répéter les mots que les Députées lui avaient mis dans la bouche ! Egwene faillit soupirer de soulagement.
— Il en sera comme vous le désirez, dit la noble aux yeux durs, s’adressant de nouveau aux Députées. Nous ne doutons pas de la parole des Aes Sedai, bien sûr, mais vous comprendrez que nous restions ici également. Parfois, ce qu’on entend est déformé. Non que ce soit le cas ici, j’en suis sûre. Mais nous resterons jusqu’à votre départ.
Donel avait vraiment l’air nauséeux. Sans doute que ses terres étaient proches. Les armées andoranes au Murandy avaient rarement payé quoi que ce soit.
Egwene se leva et entendit derrière elle le froissement des robes des sœurs qui l’imitaient.
— C’est donc convenu. Nous devrons vous quitter bientôt si nous voulons regagner nos lits avant la nuit, mais nous avons encore un peu de temps devant nous, et l’utiliserons pour nous connaître un peu mieux maintenant, afin d’éviter bien de futurs malentendus.
Et cela lui donnerait peut-être l’occasion d’approcher Talmanes.
— Oh, encore une chose que vous devez savoir. Le livre des novices est maintenant ouvert à toute femme, quel que soit son âge, qui réussit les tests.
Arathelle cligna des yeux. Pas Siuan qui resta impassible, mais Egwene crut entendre un faible gémissement. Ça ne faisait pas partie de ce qu’elles avaient prévu, mais le moment ne serait jamais plus propice.
— Venez. Je suis certaine que vous voudrez tous vous entretenir avec les Députées. Sans cérémonie.
Sans attendre que Sheriam lui offre sa main, elle se leva. Elle avait presque envie de rire. La veille, elle avait eu peur de ne jamais atteindre son but. Elle était à mi-chemin de son objectif, et ce n’avait pas été aussi difficile que ce qu’elle craignait. Bien sûr, il restait l’autre moitié du chemin.