À douze lieues à l’est d’Ebou Dar, les rakens planaient, allant et venant dans une aube parsemée de nuages, pour atterrir dans une étroite prairie que de longs rubans multicolores attachés en haut de grands mâts annonçaient comme réservée aux pilotes. L’herbe brunâtre était calcinée et piétinée depuis des jours. Toute la grâce de ces créatures quand elles étaient en plein ciel disparaissait dès que leurs serres touchaient terre, et se muait en une course pesante, qui faisait se relever leurs ailes parcheminées d’une envergure de plus de trente toises, comme si l’animal s’apprêtait à reprendre aussitôt son vol. On ne voyait guère plus de beauté chez les rakens qui couraient gauchement pour décoller, battant l’air de leurs ailes nervurées, les pilotes accroupis sur leurs selles comme pour soulever eux-mêmes la créature. Ils couraient jusqu’à ce qu’ils se soulèvent lourdement du sol, le bout de leurs ailes frôlant le faîte des oliviers au bout de la prairie. Les pilotes qui avaient atterri ne se donnaient pas la peine de descendre. Pendant qu’un rampant présentait au raken un panier de fruits racornis que l’animal gobait par poignées entières, l’un des pilotes tendait son rapport à un deuxième rampant ayant un peu plus d’ancienneté, et son camarade se penchait de l’autre côté pour recevoir les ordres d’un pilote un peu trop âgé pour prendre lui-même les rênes. Une fois au sol, la créature pivotait et se dandinait lourdement vers l’aire d’envol où quatre ou cinq de ses semblables attendaient pour se lancer dans cette course maladroite qui les propulserait vers le ciel.
Courant à toutes jambes, et se faufilant entre des formations mouvantes de cavaliers et de fantassins, des messagers apportaient les rapports de reconnaissance à l’immense tente de commandement surmontée d’une bannière rouge. Se trouvaient là de hautains lanciers tarabonais et de flegmatiques piquiers amadiciens en carrés bien ordonnés, aux plastrons ornés de rayures horizontales aux couleurs de leur régiment. Les Altarans de la cavalerie légère, par petits groupes, faisaient caracoler leurs montures, fiers des raies rouges barrant leur poitrine, si différentes des autres signes distinctifs. Les Altarans ne se doutaient pas qu’elles signalaient les hommes de fiabilité douteuse. Parmi les soldats seanchans, des régiments cités à l’ordre de l’armée venaient de toutes les régions de l’Empire, hommes aux yeux clairs de l’Alquam, hommes à la peau couleur de miel du N’Kon, hommes noirs comme le charbon du Khoweal et du Dalenshar. C’étaient des morat’torms, sur leurs montures sinueuses à écailles couleur bronze, qui faisaient hennir et piaffer les chevaux apeurés, et il y avait même quelques morat’grolms, sur leurs montures trapues au long bec. Ce qui accompagnait toujours les armées seanchanes brillait par son absence : les sul’dams et les damanes étaient encore dans leurs tentes. Le Capitaine-Général Kennar Miraj avait une haute opinion des sul’dams et des damanes.
Depuis son siège installé sous le dais, il voyait nettement la table des cartes, où des sous-lieutenants, tête nue, consultaient les rapports et plaçaient dessus des marqueurs qui représentaient les forces en présence. Chaque marqueur était surmonté d’un petit drapeau en papier, où figuraient, à l’encre, des symboles indiquant la taille et la composition des détachements. Trouver des cartes correctes dans ces pays était quasiment impossible, mais celle déployée sur la table était suffisante et inquiétante, par ce qu’elle annonçait. Des disques noirs figuraient les avant-postes envahis ou dispersés. Ils étaient beaucoup trop nombreux, éparpillés sur toute la moitié orientale des Monts de Venir. Des triangles rouges, pour les unités en marche, parsemaient la moitié occidentale, tous pointés vers Ebou Dar. Et, dispersés au milieu des disques noirs, dix-sept disques blancs comme neige avaient été placés. Sous les yeux de Miraj, un jeune officier en tunique brun et noir de morat’torm, y ajouta précautionneusement un dix-huitième. Les forces ennemies. Certains de ces disques pouvaient concerner deux fois le même détachement, mais pour la plupart, ils étaient trop espacés. Les heures auxquelles ils avaient été vus ne correspondaient pas.
Le long des parois de la tente, des secrétaires en tunique brune, portant seulement sur leur haut col l’insigne de leur grade dans le corps des bureaucrates, attendaient derrière leurs bureaux, plume à la main, que Miraj donne des ordres qu’ils copieraient en vue de leur distribution. Il avait déjà donné toutes les instructions qu’il pouvait. Il y avait quatre-vingt-dix mille soldats ennemis dans les montagnes, près de deux fois plus qu’il ne pouvait en réunir ici, même en comptant les recrues indigènes. Beaucoup trop pour que ce soit crédible, sauf que les éclaireurs ne mentaient pas, car les menteurs se voyaient trancher la gorge par leurs camarades. Beaucoup trop, qui sortaient de terre comme les vers dans le Sen T’jore. Au moins, ils avaient encore des miles de montagne à couvrir s’ils avaient l’intention de menacer Ebou Dar. Près de deux cents miles pour les disques blancs situés le plus à l’est. Et cent miles de plus en terrain vallonné. Il était probable que le général ennemi ne laisserait pas ses armées dispersées, pour être vaincues une par une. Le regroupement prendrait encore du temps. Pour le moment, seul le temps travaillait pour Miraj.
Les rabats de la tente s’ouvrirent, et la Haute Dame Suroth entra d’un pas glissant, une crête de cheveux noirs cascadant jusqu’à sa taille, sa robe blanche comme neige ainsi que son paletot richement brodé. Miraj la croyait toujours à Ebou Dar ; elle était sans doute venue par la voie aérienne, sur un to’raken. Elle était accompagnée d’une escorte, réduite pour elle. Deux Gardes de la Mort, la poignée de leur épée ornée de glands noirs, maintenaient ouverts les rabats de la tente, et d’autres étaient visibles à l’extérieur, hommes au visage de pierre habillés en vert et noir. Incarnations de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais ! Même ceux du Sang les respectaient. Suroth entra, comme s’ils étaient de simples domestiques, à l’instar de la voluptueuse da’covale en pantoufles et robe presque transparente, ses cheveux couleur de miel tressés en une multitude de petites nattes, et qui serrait respectueusement dans ses bras, à deux pas derrière, le bureau portatif doré de la Haute Dame. Alwhin, la Voix du Sang de Suroth, une femme au visage menaçant en robe verte, avec le côté gauche du crâne rasé et le reste de ses cheveux châtain clair tombant sur son épaule en une stricte tresse, suivait sur les talons de sa maîtresse. Quand Miraj descendit de son estrade, il eut un choc en réalisant que la seconde da’covale était une damane ! Une damane vêtue comme une servante, ça ne s’était jamais vu ! Mais, plus insolite encore, c’était Alwhin qui la conduisait par son a’dam !
Pourtant, rien ne transpira de sa surprise quand il mit un genou à terre en murmurant :
— Que la Lumière illumine la Haute Dame Suroth ! Gloire à la Haute Dame Suroth !
Tous les autres se prosternèrent sur le tapis de la tente, les yeux baissés. Miraj était du Sang, bien que d’un rang trop inférieur pour se raser les deux côtés de la tête comme Suroth. Seuls les ongles de ses auriculaires étaient laqués. D’un rang beaucoup trop bas pour laisser paraître sa surprise quand une Haute Dame laissait sa Voix agir en sul’dam après avoir été élevée à la dignité de so’jhin. Une étrange époque dans un étrange pays, où marchait le Dragon Réincarné et où les marath’damanes couraient en liberté pour tuer ou réduire en esclavage qui elles voulaient.
Suroth lui accorda à peine un regard avant de se tourner vers la table pour étudier la carte. Et si ses yeux noirs s’étrécirent légèrement, ce ne fut pas sans raison. Sous son commandement, les Hailenes avaient accompli bien plus que ce dont ils avaient rêvé, se réappropriant de vastes étendues de terres volées. On les avait envoyés pour reconnaître le terrain, et après Falme, même cela avait semblé impossible à certains. Ses doigts tambourinèrent sur la table, les deux longs ongles laqués en bleu cliquetant sur le plateau. Si ses victoires continuaient, elle pourrait peut-être se raser totalement la tête et laquer un troisième ongle à chaque main. L’adoption dans la Famille Impériale n’était pas impossible pour de si grandes réussites. Mais si elle faisait un faux pas, on pouvait lui couper les ongles et l’accoutrer d’une robe transparente pour servir quelqu’un du Sang, sinon la vendre à un paysan pour l’aider à labourer ses champs ou suer sang et eau dans un entrepôt. Au pire, Miraj serait juste obligé de s’ouvrir les veines.
Il continua à observer Suroth dans un silence patient, mais il avait été lieutenant d’une compagnie d’éclaireurs, morat’raken, avant d’être élevé au Sang, et il ne pouvait pas s’empêcher de tout observer autour de lui. Un éclaireur vit et meurt par ce qu’il voit ou ne voit pas, et ses compagnons aussi. Les assistants étaient toujours prosternés face contre terre dans la tente. Certains semblaient à peine respirer. Suroth aurait dû le prendre à l’écart, et les laisser poursuivre leur travail. À l’entrée, les Gardes renvoyaient une messagère. Quelle nouvelle était assez importante pour qu’elle tente de forcer le barrage des Gardes de la Mort ?
La da’covale qui portait le pupitre saisit son regard. Un froncement de sourcils assombrit furtivement son joli visage poupin. Sa réaction exprimait-elle la colère ? Mais il y avait autre chose. Miraj glissa son regard sur la damane, qui baissait toujours la tête mais jetait des coups d’œil autour d’elle avec curiosité. La da’covale aux yeux noirs et la damane aux yeux clairs semblaient aussi différentes que peuvent l’être deux femmes, pourtant elles avaient quelque chose en commun. Quelque chose de bizarre dans leur visage. D’étrange. Il n’aurait pas pu leur donner d’âge.
Pour discret qu’ait été son regard, Alwhin le remarqua. Elle secoua la laisse de l’a’dam, et la damane tomba face contre terre. Elle fit claquer ses doigts, désigna le tapis de sa main libre, et grimaça quand la da’covale aux cheveux de miel ne bougea pas.
— À terre, Liandrin ! siffla-t-elle entre ses dents.
Foudroyant Alwhin, la da’covale tomba à genoux, le visage boudeur.
C’était très étrange. Mais sans importance. Le visage impassible bien qu’il bouillonnât, il attendit, impatient et très mal à l’aise. Il avait été élevé au Sang pour avoir chevauché cinquante miles dans la nuit, avec trois flèches dans le corps, et annoncé qu’une armée rebelle marchait sur Seandar. Il en gardait des cicatrices encore douloureuses.
Finalement, Suroth se détourna de la table des cartes. Elle ne l’autorisa pas à se relever, et encore moins à lui donner l’accolade comme à un homme du Sang. Non qu’il l’espérât. Il était très au-dessous d’elle.
— Vous êtes prêt à vous mettre en marche ? demanda-t-elle sèchement.
Au moins, elle ne lui parla pas par l’intermédiaire de sa Voix. Devant tant d’officiers, il aurait dû baisser les yeux de honte pendant des mois, sinon des années.
— Je le serai, Suroth, répondit-il calmement, la regardant dans les yeux.
Il était du Sang après tout, même si c’était d’un rang inférieur.
— Ils ne peuvent pas se regrouper en moins de dix jours, avec au moins dix jours de plus pour sortir des montagnes. Bien avant ça, je…
— Ils pourraient être ici demain, l’interrompit-elle d’un ton tranchant. Aujourd’hui ! S’ils arrivent, Miraj, ils viendront par l’antique art de Voyager, et cela semble très possible.
Il entendit des hommes prosternés remuer sur le ventre avant de s’immobiliser. Suroth perdait-elle le contrôle de ses émotions et lui servait-elle des légendes ?
— En êtes-vous certaine ?
Les mots lui échappèrent.
Il avait cru qu’elle ne contrôlait plus ses émotions, mais il n’avait encore rien vu. À présent, ses yeux étincelaient. Elle saisit les bords de sa robe aux motifs fleuris, serrant à s’en blanchir les phalanges. Ses mains tremblaient.
— Vous osez mettre ma parole en doute ? gronda-t-elle, incrédule. Il suffit que j’aie mes sources d’information.
Elle était aussi furieuse de ces informateurs que de lui-même, pensa-t-il.
— S’ils viennent, ils auront sans doute avec eux une cinquantaine de ces fameux Asha’man, mais pas plus de cinq à six mille soldats. Il semble qu’il n’y en ait pas eu davantage depuis le début, quoi qu’en disent les pilotes.
Miraj hocha lentement la tête. Cinq mille hommes, se déplaçant d’une façon ou d’une autre grâce au Pouvoir Unique, ça expliquait beaucoup de choses. Quelles étaient ses sources, pour qu’elle connaisse les effectifs avec une telle précision ? Il n’était pas assez bête pour le lui demander. Elle avait certainement des Écouteurs et des Chercheurs à son service. Qui la surveillaient aussi. Cinquante Asha’man. La seule idée d’un homme canalisant lui donna envie de cracher de dégoût. La rumeur prétendait qu’ils venaient de toutes les nations, rassemblés par le Dragon Réincarné, ce Rand al’Thor, mais il n’avait jamais cru qu’ils puissent être si nombreux. Le Dragon Réincarné pouvait canaliser, disait-on. C’était peut-être vrai, mais il était le Dragon Réincarné.
Les Prophéties du Dragon étaient connues au Seanchan avant que Luthair Paendrag ait effectué la Consolidation. Sous une forme corrompue, disait-on, bien différente de la pure version rapportée par Luthair Paendrag. Miraj avait lu plusieurs volumes du Cycle de Karaethon, et ils étaient corrompus aussi – pas un seul ne mentionnait qu’il servait le Trône de Cristal ! – mais les Prophéties captivaient encore l’esprit et le cœur des hommes. Plus d’un espérait le Retour assez proche, et que ces pays seraient reconquis avant la Tarmon Gai’don, afin que le Dragon Réincarné puisse gagner la Dernière Bataille pour la gloire de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. L’Impératrice voudrait certainement qu’on lui envoie Rand al’Thor, pour voir quel genre d’homme la servait. Il n’y aurait aucune difficulté avec al’Thor quand il se serait agenouillé devant elle. Rares étaient ceux qui parvenaient à se débarrasser de la crainte qu’ils ressentaient, quand ils étaient à genoux devant le Trône de Cristal, la soif de servir leur desséchant la gorge. Mais à l’évidence, il serait plus facile d’embarquer ce garçon sur un vaisseau si l’on attendait pour se débarrasser des Asha’man – il faudrait s’en débarrasser, c’était certain – que Rand al’Thor soit en route pour Seandar, en plein Océan d’Aryth.
Ce qui le ramenait au problème qu’il s’était efforcé d’éluder, réalisa-t-il, sursautant intérieurement. Il n’était pas homme à contourner les difficultés, et encore moins à les ignorer, mais celle-ci était différente de toutes celles qu’il avait affrontées jusque-là… Il avait livré deux douzaines de batailles, avec des damanes dans les deux camps ; il savait donc comment elles procédaient. Il ne s’agissait pas simplement de frapper avec le Pouvoir. Une sul’dam expérimentée pouvait, d’une façon ou d’une autre, voir ce que faisait une damane ou une marath’damane, et la damane pouvait communiquer avec les autres, de sorte que les damanes pouvaient défendre également. Une sul’dam était-elle capable de voir aussi ce que faisait un homme ? Pire…
— Me confierez-vous les sul’dams et les damanes ? demanda-t-il.
Prenant malgré lui une profonde inspiration, il ajouta :
— Si elles sont toujours malades, le combat sera court et sanglant. De notre côté.
Ce qui provoqua de nouveau des remous parmi les hommes toujours prosternés. Parmi les rumeurs qui circulaient dans le camp, une sur deux concernait la maladie qui confinait sul’dams et damanes dans leurs tentes. Alwhin réagit ouvertement mal envers une so’jhin, en lui lançant un regard flamboyant. De nouveau, la damane tressaillit, et se mit à frissonner par terre où elle gisait toujours. Curieusement, la da’covale aux cheveux de miel frémit aussi.
Un sourire aux lèvres, Suroth s’approcha de la da’covale agenouillée. Pourquoi souriait-elle à une modeste servante ? Elle se mit à caresser les fines tresses de la femme à genoux, et une moue apparut sur la bouche en forme de bouton de rose. Une ancienne noble de ces contrées ? Les premiers mots de Suroth semblèrent confirmer cette hypothèse, même si c’était à lui qu’ils étaient destinés.
— Les petits échecs coûtent peu, les grands se payent douloureusement cher. Vous aurez les damanes que vous demandez, Miraj. Et vous apprendrez à ces Asha’man qu’ils auraient dû rester dans le Nord. Vous balaierez de la face du monde les Asha’man, les soldats… Tous jusqu’au dernier, Miraj. J’ai dit.
— Il en sera comme vous l’ordonnez, Suroth, répondit-il. Ils seront détruits. Jusqu’au dernier.
Il ne pouvait rien dire d’autre maintenant. Il regretta quand même qu’elle ne lui ait pas dit si les sul’dams et les damanes étaient toujours malades.
Rand fit pivoter Tai’daishar en haut de la colline dénudée et rocheuse, pour regarder sa petite armée sortir d’autres trous dans l’air. Il tenait fermement la Vraie Source, à tel point qu’elle semblait trembler dans sa main. Avec le Pouvoir en lui, les pointes acérées de la Couronne d’Épées piquant ses tempes paraissaient à la fois plus pointues que jamais et immensément distantes, et la fraîcheur de ce milieu de matinée semblait à la fois plus froide et inexistante. Les blessures inguérissables de son flanc le faisaient souffrir d’une douleur sourde et lointaine. Lews Therin semblait haleter d’incertitude. Ou de peur. Peut-être qu’après avoir vu la mort de si près la veille, il ne désirait plus autant mourir. Mais il faut dire que ce n’était pas tout le temps le cas. La seule constante chez lui, c’était le désir de tuer. Sans s’excepter lui-même, assez souvent.
Il y aura bientôt assez de tueries pour tout le monde, pensa Rand. Par la Lumière, les six derniers jours en ont vu assez pour dégoûter un vautour ! Ça ne faisait que six jours ? Mais le dégoût ne le touchait pas. Il ne le laisserait pas l’atteindre. Lews Therin ne répondit pas, c’était un temps pour les cœurs de fer. Et aussi pour les estomacs de fer. Il se pencha pour toucher un instant le long paquet enveloppé de linges, attaché sous son étrivière. Non, le moment n’était pas venu, pas encore. Il ne viendrait peut-être pas. L’incertitude scintilla à travers le Vide, avec quelque chose d’autre. Il espérait que ce moment ne viendrait pas du tout. De l’incertitude, oui, pas la peur !
Une partie des basses collines alentour étaient couvertes de petits oliviers noueux miroitant au soleil. Les lanciers arpentaient déjà les rangées d’arbres pour s’assurer que l’endroit était sûr. Il n’y avait pas le moindre ouvrier ou la plus petite ferme dans ces vergers. À quelques miles à l’ouest, les collines boisées étaient plus sombres. Les Légionnaires, émergeant au petit trot en dessous de Rand, reformèrent les rangs, suivis d’un carré désordonné de volontaires illianers, à présent enrôlés dans la Légion. Ils se mirent en marche, pour faire place aux Défenseurs et aux Compagnons. Sur le sol argileux, leurs bottes et leurs sabots pataugeaient dans la boue. Seuls quelques nuages blancs planaient dans le ciel. Le soleil était une pâle boule jaune. Et rien ne volait de plus gros qu’un moineau.
Dashiva et Flinn faisaient partie de ceux qui maintenaient les portails ouverts, comme Adley et Hopwil, Morr et Narishma. Certains portails, derrière les collines, étaient hors de vue de Rand. Il voulait que tous passent aussi vite que possible. Excepté quelques Soldats qui scrutaient le ciel, tous les hommes en tuniques noires tenaient un tissage. Même Gedwyn et Rochaid, qui grimaçaient tous les deux, en s’entre-regardant ou en observant Rand. Rand se fit la réflexion qu’ils avaient perdu l’habitude de tenir un portail pour faire passer les autres.
Bashere monta la colline au petit galop, pleinement satisfait de lui-même et de son petit alezan. Sa cape flottait derrière lui malgré le froid matinal. Il salua avec désinvolture Ailil et Anaiyella qui lui répondirent d’un regard maussade. Bashere sourit sous son épaisse moustache tombante, sans pour autant paraître aimable. Ces femmes lui inspiraient autant de méfiance qu’à Rand. Et elles le savaient, du moins en ce qui concernait les réserves de Bashere. Détournant la tête du Saldaean, Anaiyella se remit à caresser la crinière de son hongre. Ailil tenait ses rênes trop serrées.
Ces deux-là ne s’étaient guère éloignées de Rand depuis l’incident de la veille sur la crête, ayant fait planter leurs tentes à portée de voix de la sienne. Sur un versant opposé d’herbe brunâtre, Denharad se déplaça pour étudier les suites des deux nobles dames, rangées derrière lui, puis détourna le regard vers Rand. Il observait peut-être aussi Ailil et Anaiyella, mais il surveillait Rand sans aucun doute. Rand se demandait si elles craignaient d’être blâmées au cas où il mourrait, ou si elles souhaitaient sa mort. La seule chose dont il était certain c’est que, si c’était le cas, il ne leur en donnerait pas l’occasion.
Qui connaît le cœur d’une femme ? ironisa Lews Therin. Il semblait dans une de ses périodes sensées. La plupart des femmes hausseraient les épaules, alors qu’un homme vous tuerait. Elles vous tueraient pour ce qui ferait hausser les épaules à un homme.
Rand l’ignora. Le dernier portail en vue disparut dans un clignotement. Les Asha’man montés étaient trop loin pour qu’il se rende compte s’ils tenaient encore le saidin, mais peu importait tant qu’il le tenait, lui. Maladroit, Dashiva tenta de se hisser sur sa monture, et faillit tomber deux fois avant de réussir à se mettre en selle. La plupart des Asha’man en vue chevauchèrent soit vers le nord, soit vers le sud.
Les autres nobles se rassemblèrent rapidement près de Bashere, juste au-dessous de Rand, les plus titrés et les plus puissants devant, après quelques bousculades ici et là quand la préséance était incertaine. Tihera et Marcolin se maintinrent à l’écart, de chaque côté de la masse des nobles, l’air volontairement absents. On pouvait leur demander leur avis, mais tous deux savaient que les décisions appartenaient à d’autres. Weiramon ouvrit grand la bouche, sans aucun doute pour commencer une nouvelle péroraison sur l’honneur qu’ils avaient de suivre le Dragon Réincarné. Sunamon et Torean, habitués à ses laïus, et assez puissants pour ne pas avoir à le ménager, arrêtèrent leurs chevaux côte à côte et se mirent à bavarder tranquillement. Le visage de Sunamon affichait une dureté insolite, et Torean semblait prêt à se chamailler au sujet du tracé d’une frontière, malgré les raies de satin de ses manches. Bertome, au menton volontaire, et certains autres Cairhienins riaient de leurs plaisanteries. Les pompeuses proclamations de Weiramon lassaient tout le monde. Mais Semaradrid se rembrunissait chaque fois qu’il regardait Ailil et Anaiyella – ça ne lui plaisait pas qu’elles restent près de Rand, surtout sa compatriote –, alors peut-être sa méfiance était-elle plus justifiée que les propos ampoulés de Weiramon.
— À environ dix miles, une cinquantaine de milliers d’hommes se préparent à attaquer, dit Rand à voix haute.
Ils le savaient, mais tous les yeux se tournèrent vers Rand et toutes les langues se turent. Weiramon referma la bouche avec aigreur, car il aimait s’écouter parler. Gueyam et Maraconn, lissant leurs barbes bien peignées, sourirent comme des idiots. Semaradrid avait l’air d’un homme qui venait de manger un plein compotier de prunes avariées. Gregorin et les trois autres seigneurs du Conseil des Neuf avaient le visage grave et résolu. Ce n’étaient pas des imbéciles, eux.
— Les éclaireurs n’ont relevé aucun signe de sul’dams ou de damanes, poursuivit Rand. Mais même sans elles, et avec les Asha’man, c’est suffisant pour nous infliger de lourdes pertes si nous ne respectons pas le plan. Mais personne ne l’oubliera, j’en suis sûr.
Il n’était pas question de charger sans en avoir reçu l’ordre, cette fois. Il l’avait dit avec la clarté de l’eau et la dureté de la pierre. Pas question non plus de foncer parce qu’on avait cru apercevoir quelque chose.
Weiramon sourit, parvenant à être aussi suave que Sunamon.
En un sens, le plan était simple. Ils avanceraient vers l’ouest en cinq colonnes, chacune avec un Asha’man, et tenteraient d’assaillir les Seanchans de tous les côtés en même temps. Les plans les plus simples étaient les meilleurs, répétait Bashere avec insistance. Si on n’est pas content avec toute une portée de cochonnets, avait-il marmonné, si on veut se ruer dans les bois à la recherche de la vieille truie, alors on ne fait pas dans la dentelle ou elle vous éventre.
Aucun plan de bataille ne survit au premier contact, déclara Lews Therin dans la tête de Rand. Pendant un moment, il sembla encore lucide. Quelque chose ne va pas, gronda-t-il soudain. Sa voix s’intensifia, et se mua en un rire dément. Ça ne peut pas mal aller, et pourtant ça ne va pas. Quelque chose d’étrange, quelque chose de faux, qui s’agite, qui saute et qui se tortille. Son rire hoquetant fit place aux pleurs. Ça ne peut pas être ! Ça doit être fou ! Et il se tut avant que Rand le fasse taire. Qu’il soit réduit en cendres, il n’y avait rien à redire à ce plan, ou Bashere lui serait tombé dessus comme un canard sur un hanneton.
Lews Therin était fou, aucun doute là-dessus. Mais tant que Rand al’Thor conservait sa raison… Ce serait une mauvaise plaisanterie aux dépens du monde, si le Dragon Réincarné devenait fou avant même que la Dernière Bataille ne commence.
— Prenez vos places, ordonna-t-il, le Sceptre du Dragon à la main.
Il dut lutter contre une forte envie de rire à l’idée de cette plaisanterie.
Les nobles se dispersèrent en marmonnant, tandis que leur masse grouillante s’ordonnait. Rares étaient ceux qui appréciaient la façon dont Rand les avait divisés. Toutes les barrières tombées lors du premier combat s’étaient bien vite redressées.
Weiramon semblait contrarié d’avoir été interrompu pendant son discours. Après une révérence appuyée qui projeta sa barbe vers Rand comme une lance, il chevaucha vers le nord à travers les collines, suivi de Kiril Drapaneos, Bertome, Doressin et plusieurs petits seigneurs cairhienins, tous l’air mécontents d’être commandés par un Tairen. Gedwyn chevauchait près de Weiramon, presque comme si c’était lui le chef. Ça lui valut des regards noirs qu’il feignit de ne pas voir. Les autres groupes étaient tout aussi hétérogènes. Gregorin se dirigea aussi vers le nord, avec un Sunamon maussade feignant de suivre la même direction par hasard, de même que Dalthanes qui commandait des Cairhienins de moindre rang. Jeordwyn Semaris, un autre des Neuf, suivit Bashere vers le sud, avec Amondrid et Gueyam. Ces trois-là avaient accepté le Saldaean avec empressement, pour la simple raison qu’il n’était ni Cairhienin, ni Tairen, ni Illianer. Rochaid adoptait la même tactique avec Bashere que Gedwyn avec Weiramon, mais Bashere semblait l’ignorer. À proximité du groupe de Bashere, Torean et Maraconn chevauchaient, côte à côte, sans doute mécontents de voir Semaradrid placé au-dessus d’eux. D’ailleurs, Ershin Netari ne cessait de lorgner Jeordwyn, et se dressait sur ses étriers pour regarder en direction de Gregorin et Kiril, bien qu’il fût improbable qu’il pût encore les voir au-delà des collines. Semaradrid, raide comme la justice, semblait aussi imperturbable que Bashere.
Rand appliquait le même principe depuis le début. Il ne doutait pas de Bashere, et pensait pouvoir faire confiance à Gregorin. Aucun des autres n’irait imaginer se retourner contre lui, avec tant d’étrangers, tant de vieux ennemis et si peu d’amis autour de lui. Rand rit doucement en les regardant disparaître dans les collines. Ils se battraient pour lui parce qu’ils n’avaient pas le choix. Pas plus que lui.
Folie, dit Lews Therin d’une voix sifflante. Rand, en colère, le fit taire.
Il n’était pas seul, naturellement. Tihera et Marcolin avaient disposé la plupart des Défenseurs et des Compagnons au milieu des oliviers, sur les collines flanquant celle d’où il surveillait tout du haut de son cheval. Le reste était positionné plus loin, formant écran pour le protéger des embuscades. Une compagnie de Légionnaires en tuniques bleues attendait patiemment en bas, dans la cuvette, sous l’œil de Masond, avec, à l’arrière-garde, la plupart de ceux qui s’étaient rendus dans la lande, en Illian. Ils s’efforçaient d’imiter les Légionnaires si calmes, mais sans grand succès.
Rand jeta un coup d’œil vers Ailil et Anaiyella. La Tairene lui adressa un sourire affecté, qui se fit bientôt défaillant. Le visage de la Cairhienine était glacial. Sa colonne, placée au centre, était la plus nombreuse, et la plus forte de loin.
Flinn et les hommes que Rand avait choisis après les Sources de Dumai montaient la colline vers lui. Le vieil homme chauve chevauchait toujours en tête, même si tous étaient maintenant décorés de l’Épée et du Dragon, sauf Adley et Narishma, et que Dashiva avait obtenu l’Épée le premier. C’était en partie parce que, plus jeune que Flinn, il le respectait en sa qualité d’ancien membre de la Garde de la Reine d’Andor. Et en partie parce que Dashiva ne se souciait pas de la hiérarchie. Il semblait amusé par les autres. Enfin, quand il ne parlait pas tout seul. La plupart du temps, il semblait ne pas voir plus loin que le bout de son nez.
Ce fut donc un choc quand Dashiva talonna gauchement sa monture pour passer en tête de la colonne. Son visage quelconque, à qui ses ruminations donnaient souvent l’air vague ou perplexe, s’était figé, soucieux, avec un froncement de sourcils. Ce fut donc plus qu’un choc quand il saisit le saidin juste après avoir rejoint Rand, et qu’il tissa autour d’eux un écran pour s’isoler des oreilles indiscrètes. Lews Therin ne gaspilla pas sa salive – si tant est qu’une voix désincarnée ait de la salive – à marmonner qu’il fallait le tuer. Il se rua sur la Source en ricanant en silence, s’efforçant d’arracher le Pouvoir à Rand. Et tout aussi brusquement, le Pouvoir s’évanouit.
— Il y a quelque chose d’anormal ici dans le saidin, quelque chose qui ne va pas, dit Dashiva, cette fois-ci concentré.
Il était irrité tel un maître d’école par un élève récalcitrant. Il s’emporta jusqu’à brandir l’index à l’adresse de Rand.
— Je ne sais pas ce que c’est. Rien ne peut déformer le saidin, et s’il pouvait être déformé, je l’aurais senti dans les montagnes. Enfin, il y avait quelque chose là-bas hier, mais si imperceptible…
Je le sens nettement à présent. Le saidin est… impatient. Je sais que le saidin n’est pas vivant. Mais il… bat, difficile à contrôler.
Rand se força à desserrer la main tenant le Sceptre du Dragon. Il avait toujours été sûr que Dashiva était presque aussi fou que Lews Therin lui-même. Généralement, il se dominait mieux, même si c’était précaire.
— Je canalise depuis plus longtemps que vous, Dashiva. Vous ressentez davantage la souillure, c’est tout.
Il ne pouvait pas adoucir le ton. Par la Lumière, il ne pouvait pas sombrer dans la folie maintenant, et eux non plus.
— Retournez à votre place. Nous allons bientôt partir.
Les éclaireurs reviendraient bientôt. Même dans ces collines, sans horizon dégagé, dix miles ne prendraient pas longtemps à couvrir. En Voyageant.
Dashiva ne bougea pas, et se contenta d’ouvrir la bouche avec colère. Il la referma brusquement. Tremblant visiblement, il prit une profonde inspiration.
— Je sais bien que vous canalisez depuis longtemps, dit-il d’un ton cinglant, presque dédaigneux. Mais sûrement que, même vous, vous pouvez sentir ça. Sentez-le, bon sang ! Je n’aime pas le mot « étrange » appliqué au saidin, et je ne veux pas mourir… ou être neutralisé parce que vous êtes aveugle ! Regardez mon écran ! Regardez-le bien !
Rand le fixa. Dashiva se mettant en valeur, c’était déjà assez bizarre, mais Dashiva en colère ? Et puis il regarda l’écran intensément. Les flux auraient dû être aussi fixes que les fils bien serrés d’une tapisserie. Or, ils vibraient. L’écran était immobile comme il le devait, mais chaque fil de Pouvoir luisait à ces faibles vibrations. Morr avait dit que le saidin était étrange à Ebou Dar, et à cent miles à la ronde. Ils en étaient maintenant à moins de cent miles.
Rand s’efforça de sentir le saidin. Il avait perpétuellement conscience du Pouvoir – c’était une question de vie ou de mort – pourtant, il s’était habitué à le combattre. Il luttait pour sa vie, et la lutte lui était devenue aussi naturelle que la vie. La lutte était la vie. Il se concentra pour sentir cette bataille, sa vie. Froid à pulvériser la pierre. Feu à vaporiser la pierre. Fumier à faire paraître un cloaque parfumé comme un jardin en fleurs. Et… une pulsation, comme quelque chose vibrant dans sa main. Ce n’était pas le même phénomène que celui qu’il avait senti à Shadar Logoth, quand la souillure du saidin était entrée en résonance avec le maléfice de l’endroit et que le saidin avait puisé au même rythme. Ici, la souillure était forte mais stable. C’était le saidin lui-même qui semblait plein de courants et de brusques variations. Impatient, avait dit Dashiva. Maintenant, Rand comprenait pourquoi.
En bas de la pente, derrière Flinn, Morr se passa la main dans les cheveux et regarda autour de lui, mal à l’aise. Flinn gigotait sur sa selle et remuait son épée dans son fourreau. Narishma, qui observait le ciel à la recherche de créatures volantes, clignait des yeux trop souvent. Un muscle se contractait dans la joue d’Adley. Chacun manifestait un signe de nervosité, et cela n’avait rien d’étonnant. Rand se sentit immensément soulagé. Ils n’étaient pas fous !
Dashiva eut un sourire en coin quelque peu suffisant.
— Je n’arrive pas à croire que vous ne l’ayez pas remarqué avant, dit-il, d’un ton proche de la raillerie. Vous avez tenu le saidin pratiquement jour et nuit depuis le début de cette folle expédition. C’est un écran simple, mais il refusait de se former. Puis il s’est dressé tout d’un coup, comme s’il échappait à mes mains.
La fente bleu argenté d’un portail entra en rotation en haut d’une colline dénudée. Un Soldat le franchit, tirant son cheval après lui et se mit vivement en selle, rentrant de reconnaissance. Même à cette distance, Rand distingua le faible scintillement du tissage avant que le portail ne disparaisse. Le cavalier n’était pas encore au pied de la colline qu’un autre portail s’ouvrait sur la crête, puis un troisième, un quatrième, et d’autres encore, l’un après l’autre, presque aussi vite que l’homme qui les franchissait était passé.
— Mais il s’est formé quand même, dit Rand.
Comme les portails des éclaireurs.
— Le saidin est difficile à contrôler, mais il l’est toujours, et il fait quand même ce que vous voulez.
Mais pourquoi était-ce plus difficile ici ? Une question à remettre à plus tard. Par la Lumière, comme il aurait voulu qu’Herid Fel soit encore vivant ; le vieux philosophe connaissait peut-être la réponse.
— Retournez avec les autres, Dashiva, ordonna-t-il.
Mais Dashiva le fixa avec stupéfaction, et il dut se répéter avant que l’Asha’man ne lâche l’écran. Il fit pivoter son cheval, sans saluer, et talonna sa monture pour descendre la pente.
— Des ennuis, mon Seigneur Dragon ? minauda Anaiyella.
Ailil se contenta de la regarder.
Voyant le premier éclaireur galoper vers Rand, les autres se déployèrent en éventail au nord et au sud, pour rejoindre l’une des autres colonnes. Il serait plus rapide d’employer la bonne vieille méthode que d’ouvrir des portails à l’aveuglette. Tirant sur ses rênes devant Rand, Nalaam se frappa la poitrine de son poing – ses yeux étaient-ils affolés ? Peu importait. Le saidin faisait toujours ce que l’homme qui le tenait lui faisait faire. Nalaam salua et fit son rapport. Les Seanchans ne campaient pas à dix miles de là, mais ils n’étaient pas à plus de cinq ou six miles, et en marche vers l’est. Ils avaient des douzaines de sul’dams et de damanes avec eux.
Nalaam s’éloigna au galop pendant que Rand donnait déjà des ordres. Sa colonne s’ébranla vers l’ouest. Les Défenseurs et les Compagnons chevauchaient sur les deux flancs. Les Légionnaires composaient l’arrière-garde, juste derrière Denharad, comme un rappel à l’ordre des deux nobles et de leurs hommes d’armes, s’il en était besoin. En tout cas, Anaiyella regardait souvent par-dessus son épaule, et le mécontentement d’Ailil était palpable. Rand avançait en tête de colonne avec Flinn et les autres, et il en serait de même pour chaque colonne. Les Asha’man frappaient, et les hommes d’armes protégeaient leurs arrières pendant ce temps-là. Le soleil était encore loin de son zénith. Rien n’avait changé pour altérer le plan.
La folie attend pour certains, chuchota Lews Therin. Elle s’insinue progressivement chez d’autres.
Miraj chevauchait presque en tête de son armée, qui avançait sur une route boueuse serpentant dans les collines à travers des oliveraies et des forêts. Un régiment entier, composé presque uniquement de Seanchans, s’intercalait entre lui et les éclaireurs. Il avait connu des généraux qui avaient toujours voulu être sur le front. La plupart étaient morts. Ils avaient perdu la bataille au cours de laquelle ils étaient morts. Grâce à la boue, leur avance ne soulevait pas de poussière, mais la nouvelle d’une armée en marche se répandait comme un feu de brousse dans les Plaines de Sa’las. Ici et là, au milieu des oliviers, il repérait une brouette retournée ou un sécateur abandonné, mais les travailleurs avaient disparu depuis longtemps. Avec un peu de chance, il éviterait de rencontrer ses adversaires autant que ceux-ci l’évitaient. Avec un peu de chance, et en l’absence de rakens, ses ennemis ne sauraient pas qu’il arrivait sur eux avant qu’il ne soit trop tard. Kennar Miraj n’aimait pas avoir à s’en remettre à la chance.
À part quelques sous-officiers prêts à sortir des cartes et à transcrire des ordres que des messagers transmettraient, il n’était accompagné que d’Abaldar Yulan, assez menu pour faire paraître immense son hongre brun de moyenne taille, petit homme explosif, aux ongles des auriculaires laqués vert et qui portait une perruque noire pour dissimuler sa calvitie, et de Lisaine Jarath, une femme grisonnante originaire de Seandar même, dont le visage pâle et joufflu aux yeux bleus était un modèle de sérénité. Yulan n’était pas calme, lui ; le Capitaine de l’Air de Miraj était toujours renfrogné à cause du règlement qui lui interdisait désormais de toucher les rênes d’un raken. Aujourd’hui, il était plus frustré que jamais. Il faisait beau, un temps parfait pour les rakens, mais, par ordre de Suroth, aucun de ses pilotes ne serait en selle, pas ici. Il y avait trop peu de rakens avec les Hailenes pour leur faire prendre des risques inutilement. Le calme de Lisaine troublait Miraj davantage que la mauvaise humeur de Yulan. Davantage que la plus ancienne des sul’dams sous ses ordres, c’était une amie avec qui il avait partagé maintes tasses de kaf et joué de nombreuses parties de Pierres. C’était une femme pleine de vie, toujours débordante de joie et d’enthousiasme. Elle était pour le moment d’un calme olympien, aussi muette que toutes les sul’dams qu’il avait tenté d’interroger.
Plus loin, il vit les vingt damanes qui protégeaient les chevaux, chacune marchant à côté de la monture de sa sul’dam. Les sul’dams dodelinaient sur leurs selles, se penchaient pour caresser la tête d’une damane. Les damanes lui paraissaient assez sereines, mais les sul’dams étaient nerveuses. Et l’exubérante Lisaine restait silencieuse comme une pierre.
Un torm apparut devant eux, volant largement à l’écart, à la limite des oliveraies. Pourtant les chevaux hennirent et bronchèrent à l’apparition de la créature aux écailles couleur bronze. Un torm bien dressé n’attaquait pas les chevaux – du moins, pas avant d’être en proie à une frénésie sanguinaire, raison pour laquelle ils étaient inutiles dans une bataille –, mais les montures dressées à garder leur calme en présence des torms étaient aussi rares que les torms eux-mêmes.
Miraj envoya un sous-lieutenant décharné du nom de Varek chercher le rapport de reconnaissance du morath’torm. À pied, et que la Lumière consume Varek d’avoir perdu son sei’taer. Il n’allait pas perdre du temps parce que Varek devait apprendre à contrôler une monture achetée localement. L’homme revint encore plus vite qu’il était parti, s’inclina vivement et commença son rapport avant même d’avoir fini de se redresser.
— L’ennemi est à moins de cinq miles, plein est, mon Seigneur Capitaine-Général, et marche dans notre direction. Ils sont déployés sur cinq colonnes, approximativement espacées d’un mile.
Mais Miraj avait réfléchi à la façon d’attaquer quarante mille hommes avec les cinq mille qu’il avait, et cinquante damanes. Des messagers partirent les uns après les autres avec ordre de se déployer pour contrer une tentative d’encerclement, et les régiments qui le suivaient commencèrent à tourner dans les oliveraies, les sul’dams chevauchant au milieu d’eux avec leurs damanes. Resserrant sa cape pour se protéger d’une soudaine rafale, Miraj remarqua quelque chose qui le glaça encore davantage. Lisaine regardait les sul’dams disparaître au milieu des arbres, elle aussi. Et elle avait commencé à transpirer.
Bertome chevauchait nonchalamment, laissant le vent rabattre sa cape en arrière. Il scrutait les bois devant lui avec une méfiance qu’il tentait à peine de dissimuler. Des quatre compatriotes qui le suivaient, seul Doressin était habile au Jeu des Maisons. Weiramon, ce chien d’imbécile de Tairen, était aveugle. Bertome foudroya le dos de ce bouffon vaniteux. Weiramon chevauchait largement en tête des autres, bavardant avec Gedwyn. Et si Bertome avait besoin d’une autre preuve que le Tairen était capable de sourire de ce qui aurait écœuré une chèvre, il n’avait qu’à voir comment il tolérait ce jeune monstre au regard ardent. Il remarqua que Kiril lui coulait des regards en coin, et il écarta son cheval du géant. Il n’avait pas d’animosité particulière envers l’Illianer, mais il détestait les gens plus grands que lui. Il lui tardait de rentrer à Cairhien, où il ne serait pas tout le temps entouré de mastodontes lourdauds. Mais Kiril Drapaneos n’était pas aveugle, malgré sa trop grande taille. Il avait envoyé une douzaine d’hommes en éclaireurs. Weiramon en avait envoyé un.
— Doressin ! dit doucement Bertome, puis, plus haut : Doressin, espèce de balourd !
Doressin sursauta sur sa selle. Comme les trois autres, il s’était rasé et poudré le devant du crâne ; adopter le style des soldats était devenu à la mode. Doressin aurait dû le traiter de crapaud en retour, comme ils le faisaient dans leur enfance. À la place, il talonna son hongre pour rejoindre Bertome et ils rapprochèrent leurs têtes. Il était soucieux, et ça se voyait à son front plissé.
— Vous réalisez que le Seigneur Dragon veut que nous mourions tous ? murmura-t-il, jetant un coup d’œil sur la colonne s’étirant derrière lui. Par le sang et le feu, je n’ai fait qu’écouter Colavaere, mais j’ai su que j’étais un homme mort depuis qu’il l’a tuée.
Un moment, Bertome considéra la colonne serpentant entre les collines. Là-bas, les arbres étaient plus clairsemés que devant eux, mais suffisants pour dissimuler une attaque jusqu’à ce qu’elle ait lieu. Ils avaient laissé la dernière oliveraie à près d’un mile. Les hommes de Weiramon chevauchaient devant, naturellement, dans leurs ridicules tuniques à manches bouffantes rayées de blanc, puis venaient les Illianers de Kiril, en tuniques assez bariolées pour faire honte à un Rétameur. Ses gens à lui, en bleu foncé discret sous leurs plastrons, étaient toujours hors de vue de ceux de Doressin et des autres, juste devant la compagnie des Légionnaires. Weiramon avait semblé surpris que les hommes de pied n’aient pas décrochés, quoiqu’il n’eût pas imposé un rythme rapide.
Mais ce n’était pas vraiment les hommes d’armes que Bertome regardait. Sept cavaliers chevauchaient devant Weiramon lui-même, les sept en noir au visage dur et aux yeux froids comme la mort. L’un d’eux avait, épinglée à son haut col, une petite épée en argent.
— Ce serait une façon compliquée d’y arriver, dit-il, ironique, à Doressin. Et je doute qu’al’Thor ait envoyé ces garçons avec nous s’il nous destinait à l’abattoir.
Le front toujours plissé, Doressin rouvrit la bouche, mais Bertome dit :
— Il faut que je parle avec le Tairen.
Il détestait voir son ami d’enfance dans cet état. Al’Thor l’avait complètement déstabilisé.
Absorbés dans leur conversation, Weiramon et Gedwyn ne l’entendirent pas approcher. Gedwyn jouait distraitement avec ses rênes, le visage froid et méprisant. Le Tairen était cramoisi.
— Qui vous êtes, je m’en moque, disait-il tout bas d’un ton dur à l’homme en noir, avec force postillons. Je ne veux pas prendre davantage de risques sans un ordre direct de la bouche de…
Brusquement, ils prirent conscience de la présence de Bertome, et Weiramon se tut. Les yeux flamboyants, comme s’il avait envie de tuer Bertome. Le sourire éternel de l’Asha’man s’évanouit. Des nuages voilèrent le soleil, et le vent se leva, froid et mordant, comme le regard soudain fixe de Gedwyn. Avec un choc, Bertome réalisa que Gedwyn, lui aussi, avait envie de le tuer.
Le regard glacial et meurtrier de Gedwyn ne changea pas, mais le visage de Weiramon subit une transformation remarquable. Sa rougeur s’effaça lentement et il sourit, d’un sourire doucereux à peine nuancé de condescendance moqueuse.
— Je pensais à vous, Bertome, dit-il d’un ton chaleureux. Dommage qu’al’Thor ait étranglé votre cousine. De ses propres mains, paraît-il. Franchement, je m’étonne que vous ayez répondu à son appel. Je l’ai vu vous observer. Je crains qu’il ne vous réserve un sort plus… intéressant que celui d’un étranglé qui tambourine des talons.
Bertome réprima un soupir, et pas seulement à cause de la lourde allusion de cet imbécile. Beaucoup tentaient de le manipuler grâce à la mort de Colavaere. C’était sa cousine préférée, une ambitieuse au-delà de toute raison. Saighan avait des droits certains sur le Trône du Soleil. Mais qui n’auraient pas résisté en face de Riatin ou Damodred et encore moins des deux, sans la bénédiction formelle de la Tour Blanche ou du Dragon Réincarné ? Pourtant, elle avait été sa cousine préférée. Que voulait Weiramon ? Certainement pas ce qu’il semblait à première vue. Même ce lourdaud n’était pas aussi bête.
Avant qu’il ait formulé une réponse, il vit un cavalier galoper au milieu des arbres, se dirigeant vers eux. Un Cairhienin, qui s’arrêta si brusquement devant eux que sa monture dut fléchir ses jambes postérieures pour freiner à temps. Bertome reconnut l’un de ses hommes d’armes, un garçon édenté, les deux joues barrées de cicatrices saillantes. Doile, se dit-il. Des domaines de Colchaîne.
— Mon Seigneur Bertome, dit-il, hors d’haleine avec un rapide salut. J’ai deux mille Tarabonais sur les talons. Ils ont des femmes avec eux ! Avec des éclairs sur leurs robes !
— Sur les talons, murmura Weiramon avec dérision. Nous verrons ce que mon éclaireur dira quand il reviendra. En tout cas, je ne vois pas ce…
Un tonnerre de sabots et de cris s’élevant brusquement devant eux l’interrompit, et des lanciers apparurent au galop, en un flot continu à travers les arbres. Ils fonçaient droit sur Bertome et les autres.
Weiramon éclata de rire.
— Tuez qui vous voulez, où vous voulez, Gedwyn, dit-il, dégainant son épée avec panache. Moi, j’ai mes méthodes, c’est tout !
Il fit demi-tour pour rejoindre ses hommes au galop, et, brandissant son épée au-dessus de sa tête, vociféra :
— Pour Saniago ! Pour Saniago et la gloire !
Sans surprise, il n’ajouta pas le cri de guerre de son pays pour ceux de sa Maison et son grand amour.
Éperonnant sa monture dans la même direction, Bertome éleva la voix lui aussi.
— Pour Saighan et Cairhien !
Inutile de brandir son épée pour le moment.
— Pour Saighan et Cairhien !
Qu’est-ce que voulait Weiramon tout à l’heure ?
Des coups de tonnerre retentirent, et Bertome leva les yeux vers le ciel, perplexe. Il n’y avait guère plus de nuages. Non, Doile ou Dalyn avait mentionné des femmes. Puis il oublia ce que cet imbécile de Tairen avait voulu dire quand des Tarabonais voilés d’acier dévalèrent vers lui des collines boisées, des éclairs pleuvant du ciel et embrasant la terre devant lui.
— Pour Saighan et Cairhien ! rugit-il.
Le vent se leva.
Des cavaliers s’affrontaient au milieu de la forêt touffue et des épaisses broussailles, où l’ombre dominait. Le jour semblait défaillir, les nuages s’amoncelaient dans le ciel, mais c’était difficile à dire à travers le toit des feuillages. Des rugissements tonitruants couvraient le cliquetis des épées, les cris des hommes, les hennissements des chevaux. Parfois, le sol tremblait et des hurlements s’élevaient parmi les ennemis.
— Pour Den Lushenos ! Pour Den Lushenos et les Abeilles !
— Pour Annallin ! Ralliez-vous à Annallin !
— Pour Haellin ! Pour Haellin ! Pour le Haut Seigneur Sunamon !
Ce dernier cri fut le seul que Varek comprit à peu près, mais il soupçonnait que les indigènes qui se targuaient d’être de Hauts Seigneurs et de grandes Dames n’auraient pas l’occasion de prêter le Serment.
D’une secousse, il libéra son épée enfoncée sous l’aisselle d’un ennemi, juste au-dessus du plastron, et laissa le pâle petit homme s’affaler par terre, un combattant redoutable jusqu’au moment où il avait commis l’erreur de trop relever sa lame. Son alezan s’enfuit au galop, écrasant les broussailles, et Varek eut un instant de regret. L’animal avait meilleure allure que le cheval isabelle aux pieds blancs qu’il était forcé de monter. Puis il concentra son attention sur les arbres, d’où pendaient des lianes et des touffes d’une plante grise et plumeuse.
Des bruits de bataille résonnaient dans toutes les directions. Il ne vit d’abord rien bouger. Puis une douzaine de lanciers altarans apparurent à cinquante toises, menant leurs montures par la bride et scrutant les alentours. Ils parlaient entre eux tout haut, ce qui était compréhensible compte tenu des raies rouges sillonnant leurs plastrons. Varek rassembla ses rênes, se proposant de se faire accompagner. Une escorte, même de cette bande indisciplinée, ferait peut-être la différence entre la livraison du message urgent qu’il portait au Général Chianmai et sa perte.
Des traînées noires jaillirent parmi les arbres, vidant les selles des Altarans. Les cavaliers à terre, les montures filèrent dans toutes les directions. Il n’y eut plus qu’une douzaine de cadavres gisant sur l’épais tapis de feuilles mortes, au moins un carreau d’arbalète planté dans chacun d’eux. Rien ne bougeait. Varek frissonna malgré lui. Ces hommes en tuniques bleues n’avaient pas semblé redoutables au premier abord, sans piquiers derrière eux pour les soutenir, bien qu’ils ne sortent jamais à découvert, et se cachent dans des creux. Ils n’étaient pas les plus dangereux. Après la retraite affolée vers les vaisseaux à Falme, il était sûr de ne jamais plus rien voir de pire que l’Armée Toujours Victorieuse en déroute. Moins d’une demi-heure auparavant, il avait vu cent Tarabonais affronter un homme seul en tunique noire. Cent contre un, et les Tarabonais avaient été réduits en charpie. Les hommes et les chevaux avaient été pulvérisés aussi vite qu’il les avait comptés. Le massacre avait continué après la fuite des Tarabonais survivants, aussi longtemps qu’il en resta un seul en vue. Peut-être que ce n’était pas pire que voir le sol exploser sous ses pas, mais au moins, les damanes laissaient généralement quelques vestiges d’un homme à enterrer.
Le dernier homme à qui il avait parlé dans ces bois, un vétéran grisonnant commandant une centaine de piquiers amadiciens, lui avait dit que le Général Chianmai se trouvait dans cette direction. Devant lui, il repéra des chevaux sans cavaliers attachés à des arbres, et des hommes à pied. Peut-être pourraient-ils lui donner des renseignements plus précis. Et sa bouche les blâmerait de rester tranquillement à l’écart pendant que la bataille faisait rage.
Mais quand il se trouva au milieu de leur groupe, il oublia de les fustiger. Il avait trouvé en partie ce qu’il cherchait. Une rangée de corps grièvement brûlés gisait devant lui. L’un d’eux, dont le visage couleur de miel était resté intact, était reconnaissable : Chianmai. Les hommes encore debout étaient tous des Tarabonais, des Amadiciens et des Altarans. Certains étaient blessés aussi. Le Seanchan n’était représenté que par une unique sul’dam s’efforçant de calmer les sanglots de sa damane en pleurs.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Varek.
D’après lui, ça ne ressemblait pas à un Asha’man de laisser des survivants. Peut-être que la sul’dam l’avait mis en fuite.
— Folie, mon Seigneur.
Un immense Tarabonais écarta d’un coup d’épaule un soldat qui étalait un baume sur son bras gauche. La manche avait été brûlée jusqu’au plastron, mais, malgré ses brûlures, il ne grimaçait pas. Son voile de mailles tenait encore par un coin à son casque conique emplumé de rouge, révélant un visage dur à l’épaisse moustache grise qui lui cachait la bouche, et un regard direct au point d’en être insultant.
— Un groupe d’Illianers. Ils nous sont tombés dessus sans avertissement. Au début, tout allait bien. Ils n’avaient pas d’hommes en noir avec eux. Le Seigneur Chianmai a foncé avec courage et… la femme… a canalisé des éclairs. Puis, juste comme les Illianers se repliaient, les éclairs se sont mis à pleuvoir aussi sur nous.
Il s’interrompit, avec un regard lourd de sens vers la sul’dam.
Elle réagit dans l’instant, brandissant son poing libre et avançant sur le Tarabonais aussi loin que le lui permit la laisse attachée à son autre poignet. Sa damane n’était plus qu’un tas sanglotant affalé par terre.
— Je ne laisserai pas ce chien dénigrer ainsi ma Zakai ! C’est une bonne damane ! Une bonne damane !
Varek eut des gestes apaisants. Il avait vu des sul’dams châtier leurs damanes à les faire hurler, et quelques-unes qui allaient même jusqu’à estropier une récalcitrante. La plupart se hérissaient, même contre quelqu’un du Sang, à la moindre critique concernant leur favorite. Ce Tarabonais n’était pas du Sang, et, à l’expression de la sul’dam, elle était prête à tuer. Si cet homme avait formulé cette ridicule accusation, elle l’aurait abattu sur place, se dit-il.
— Les prières pour les morts devront attendre, déclara Varek.
Ce qu’il allait faire le mettrait à la merci des Chercheurs s’il échouait, mais il ne restait pas un Seanchan debout, à part la sul’dam.
— Je prends le commandement. Nous allons nous retirer et partir vers le sud.
— Nous retirer, aboya un large Tarabonais. Ça nous prendra des jours ! Les Illianers se battent comme des blaireaux acculés dans un coin, et les Cairhienins comme des furets dans une boîte. Les Tairens, ils ne se battent pas aussi bien qu’on le dit, mais il y a au moins une douzaine de ces Asha’man. Je ne sais même pas où sont les trois quarts de mes hommes dans cette pagaille !
Enhardis, les autres se mirent à protester aussi.
Varek les ignora. S’abstenant de demander ce qu’était une « pagaille », mais écoutant les bruits de la bataille, les éclairs et le fracas des explosions, il imagina ce que c’était.
— Rassemblez vos hommes et commencez à battre en retraite, dit-il d’une voix forte, interrompant leurs bavardages. Pas trop vite ; vous agirez ensemble.
Les ordres de Miraj à Chianmai stipulaient « aussi vite que possible » – il les avait mémorisés au cas où quelque chose serait arrivé à la copie qu’il transportait dans ses fontes – « aussi vite que possible », mais pas trop quand même, ou la moitié des hommes resteraient en arrière, taillés en pièces par l’ennemi.
— Exécution ! Vous combattez pour l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais !
Cette dernière proclamation était de celles qu’on sert aux nouvelles recrues, mais pour une raison inconnue, les survivants sursautèrent comme s’il les avait cinglés avec sa cravache. S’inclinant vite et profondément, les mains sur les genoux, ils coururent à leurs montures. Étrange. Maintenant, c’était à lui de retrouver les unités seanchanes. L’une d’elles serait commandée par un officier de grade plus élevé que lui, à qui il pourrait passer le flambeau.
La sul’dam était à genoux, caressant les cheveux de sa damane toujours en pleurs, et roucoulant doucement.
— Calmez-la, lui dit-il.
Aussi vite que possible. Il pensait avoir vu une nuance d’anxiété dans les yeux de Miraj. Qu’est-ce qui pouvait bien inquiéter Kennar Miraj ?
— Nous dépendrons de vous, sul’dam, dans notre marche vers le Sud.
Pourquoi le sang se retira-t-il de son visage en entendant ces paroles ?
Debout juste à l’orée de la forêt, Bashere fronçait les sourcils sur ce qu’il voyait à travers la visière de son casque. Son alezan lui flairait l’épaule. Il serrait sa cape autour de lui, plus pour éviter tout mouvement qui aurait pu attirer l’attention, que pour se protéger du vent qui le glaçait jusqu’aux os. Ce vent n’aurait été qu’une brise de printemps en Saldaea, mais des mois passés dans le Sud l’avaient amolli. Brillant à travers les nuages qui filaient dans le ciel, le soleil approchait de son zénith et brillait devant lui. Ce n’est pas parce qu’on commence une bataille face à l’est qu’on la termine de même. Devant lui s’étendait une vaste prairie où des troupeaux de chèvres noir et blanc broutaient tranquillement l’herbe brunâtre, indifférentes à la bataille qui faisait rage autour d’elles. Pourtant, un homme pouvait se faire tailler en pièces en traversant cette prairie. Et dans les arbres, qu’il s’agît de la forêt, d’une oliveraie ou de broussailles, on ne voyait pas toujours l’ennemi avant de tomber dessus, qu’on fût éclaireur ou non.
— Si nous devons traverser, marmonna Gueyam, passant sa large main sur son crâne chauve, faisons-le maintenant. Nous perdons du temps, que la Lumière m’en soit témoin.
Amondrid ferma brusquement la bouche ; sans doute que le Cairhienin au visage poupin allait dire la même chose. Il tomberait d’accord avec un Tairen quand les chevaux grimperaient aux arbres.
Jeordwyn Semaris grogna. Il aurait dû se laisser pousser la barbe pour dissimuler sa mâchoire étroite.
— Moi, je dirais qu’il vaut mieux la contourner, grommela-t-il. J’ai perdu trop d’hommes à cause de ces damanes, maudites par la Lumière et…
Il se tut, avec un regard inquiet pour Rochaid.
La bouche pincée, le jeune Asha’man se tenait seul, à l’écart, tripotant le Dragon épinglé à son col. Il se demandait peut-être si ça en valait la peine. Le jeune homme avait perdu son assurance et semblait soucieux.
Guidant Rapide par les rênes, Bashere s’approcha de l’Asha’man et l’entraîna à l’écart, s’enfonçant plus loin dans la forêt. Rochaid fronçait les sourcils, et suivait à contrecœur. Il était assez grand pour dominer Bashere de toute sa hauteur, mais Bashere ne se laissa pas impressionner.
— Puis-je compter sur vous et sur vos gens la prochaine fois ? demanda Bashere, irrité, en tirant sur sa moustache. Sans délai ?
Rochaid et ses camarades semblaient être devenus de plus en plus lents à réagir quand ils s’étaient trouvés opposés aux damanes.
— Je sais ce que je fais, Bashere, grogna Rochaid. Est-ce qu’on ne tue pas assez de gens à votre goût ? En ce qui me concerne, c’est quasiment terminé !
Bashere hocha lentement la tête, en signe de dénégation. Il restait des tas de soldats ennemis, pratiquement partout où l’on observait attentivement. Mais beaucoup étaient morts. Il avait copié sa tactique sur celle de la Guerre des Trollocs qu’il avait étudiée, quand les Forces de la Lumière approchaient rarement le nombre qu’ils avaient à affronter. Frapper au flanc et battre en retraite. Frapper à l’arrière, et s’enfuir. Frapper et s’enfuir, et quand l’ennemi poursuivait, se retourner contre lui sur un terrain qu’on avait choisi, où les Légionnaires étaient en embuscade avec leurs arbalètes, et le tailler en pièces jusqu’au moment où il fallait se remettre à fuir. Ou jusqu’à ce qu’on brise son offensive. Aujourd’hui, il avait déjà brisé l’attaque des Tarabonais, des Amadiciens, des Altarans, et de ces Seanchans en armures bizarres. Il avait tué plus d’ennemis que depuis la Neige Sanglante. Mais s’il avait des Asha’man, l’autre camp possédait ces damanes. Un bon tiers de ses Saldaeans gisaient morts derrière lui, éparpillés sur des miles. En tout, près de la moitié de ses effectifs étaient mortes, et il y avait encore des Seanchans partout avec leurs maudites femmes, et aussi des Tarabonais, des Amadiciens et des Altarans. Ils étaient toujours plus nombreux, et sitôt qu’il s’était débarrassé d’une unité, une autre apparaissait. Et les Asha’man devenaient… hésitants.
Sautant en selle, il retourna près de Jeordwyn et des autres.
— Demi-tour, ordonna-t-il, ignorant les signes de tête de Jeordwyn, comme les froncements de sourcils de Gueyam et Amondrid. Triplez les éclaireurs. Je veux avancer vite, mais je ne veux pas croiser une damane.
Ça ne fit rire personne.
Rochaid avait rassemblé autour de lui les cinq autres Asha’man, dont l’un avec une épée d’argent épinglée à son col. Il y en avait eu deux autres le matin quand ils avaient ouvert les hostilités, mais si les Asha’man savaient tuer, les damanes aussi. Agitant les bras avec colère, Rochaid semblait argumenter avec eux. Rochaid était cramoisi, les autres livides et butés. Bashere espéra que Rochaid les empêcherait tous de déserter. Il y avait eu assez de pertes sans y ajouter ces hommes redoutables lâchés dans la nature.
Il pleuviotait. Rand fronça les sourcils en constatant que des nuages noirs s’amoncelaient dans le ciel, obscurcissant le soleil à mi-chemin de l’horizon occidental. Une petite pluie pour le moment, qui allait croître et embellir comme ces nuages ! Avec irritation, il se retourna pour étudier le terrain devant lui. La Couronne d’Épées lui piqua les tempes. Avec le Pouvoir en lui, il en voyait tous les détails aussi nettement que sur une carte malgré les conditions climatiques. Des collines descendaient en pente douce, certaines couvertes de fourrés ou d’oliveraies, d’autres rocheuses et dénudées. Il crut distinguer un mouvement à la limite d’un taillis, puis un autre au milieu d’une oliveraie sur une colline, à un mile du taillis. Réfléchir ne suffisait pas. Des morts gisaient derrière lui sur des miles, des morts ennemis. Des mortes aussi, il le savait, mais il s’était tenu à l’écart des endroits où des sul’dams et des damanes avaient trépassé, refusant de voir leurs visages. La plupart pensaient que c’était par haine de celles qui tuaient tant de ses partisans.
Tai’daishar caracola sur une courte distance en haut de la colline, avant que Rand ne le maîtrise d’une main ferme et d’une pression des genoux. Il serait bien avancé si une sul’dam repérait ses mouvements ! Les quelques arbres qui l’entouraient ne cachaient pas grand-chose. Vaguement, il réalisa qu’il ne connaissait aucune essence de ces bois. Tai’daishar releva la tête. Rand fourra le Sceptre du Dragon dans ses fontes pour libérer ses deux mains au cas où le hongre serait nerveux. Il pouvait calmer sa monture avec le saidin, mais il ne savait pas comment la faire obéir avec le Pouvoir.
Il ne comprenait pas comment le hongre conservait assez d’énergie. Le saidin était en lui, bouillonnait en lui, mais son corps, qu’il ressentait comme lointain, voulait s’affaisser de fatigue. Cela venait en partie de la quantité de saidin qu’il avait maniée aujourd’hui, et en partie de la lutte qu’il devait livrer contre le saidin pour l’obliger à faire ce qu’il voulait. Toujours, le saidin devait être conquis, forcé, mais jamais comme aujourd’hui. Les blessures inguérissables de son flanc droit le faisaient atrocement souffrir, l’ancienne comme une foreuse vrillant à travers le Vide, la nouvelle, comme une flamme dévorante.
— C’était un accident, mon Seigneur Dragon, dit soudain Adley. Je le jure !
— Taisez-vous et surveillez le terrain ! le rembarra sèchement Rand.
Un instant, Adley baissa les yeux sur ses rênes, puis, obéissant, il releva brusquement la tête.
Adley avait laissé le saidin lui échapper, et des hommes étaient morts dans un jaillissement de feu. Il n’avait pas seulement visé les Amadiciens, mais près de trente hommes d’armes d’Ailil, et presque autant d’Anaiyella.
Sans cette bévue, Adley aurait été avec Morr et les Compagnons dans les bois, à un demi-mile au sud. Narishma et Hopwil étaient au nord, avec les Défenseurs. Rand voulait garder Adley à l’œil. Est-ce que d’autres « accidents » étaient survenus hors de sa vue ? Il ne pouvait pas surveiller tout le monde en permanence. Flinn était sinistre, et Dashiva, loin d’être distrait, semblait sur le point de transpirer de concentration. Il parlait toujours tout seul entre ses dents, si bas que Rand n’entendait pas ce qu’il disait, même avec le Pouvoir en lui. Il essuyait continuellement la pluie coulant sur son visage avec un mouchoir bordé de dentelle devenu de plus en plus crasseux à mesure que la journée avançait. Rand ne pensait pas que ces deux-là aient commis des erreurs. D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne tenaient le Pouvoir actuellement, et ne le tiendrait plus jusqu’à ce qu’il en donne l’ordre.
— C’est fini ? demanda Anaiyella derrière lui.
Rand fit pivoter Tai’daishar pour lui faire face. La Tairene sursauta sur sa selle, et la capuche de sa cape de pluie richement ornée tomba sur ses épaules. Un tic crispa sa joue. À son côté, Ailil tripotait calmement ses rênes avec ses mains gantées de rouge.
— Que pouvez-vous désirer de plus ? demanda la plus petite d’un ton froid et à peine poli.
— Si l’ampleur d’une victoire se mesure au nombre des morts, la bataille d’aujourd’hui mettra votre nom dans les livres d’histoire.
— Je veux rejeter les Seanchans à la mer ! dit sèchement Rand.
Par la Lumière, il fallait les achever maintenant, quand il en avait l’occasion ! Il ne pouvait pas combattre les Seanchans, les Réprouvés, et la Lumière seule savait qui ou quoi d’autre, tous en même temps !
— Je l’ai déjà fait et je le referai !
Avez-vous le Cor de Valère caché dans votre poche cette fois ? demanda sournoisement Lews Therin. Rand gronda intérieurement.
— Il y a quelqu’un en bas, dit soudain Flinn, qui chevauche vers nous. Venant de l’ouest.
Rand fit pivoter son cheval. Les Légionnaires encerclaient la colline, si bien cachés au milieu des arbres qu’il apercevait rarement une tunique bleue. Aucun d’eux ne disposait d’un cheval. Qui pouvait bien chevaucher vers eux…
L’alezan de Bashere montait la pente comme s’il était en terrain plat. Le casque de Bashere pendait à sa selle, et il avait l’air fatigué. Sans préambule, il dit tout de go :
— Nous en avons terminé ici. Une partie de l’art militaire consiste à savoir quand il faut s’arrêter, et c’est le moment. Je laisse près de cinq cents morts derrière moi, et deux de vos Soldats en plus. J’en ai envoyé trois autres à la recherche de Semaradrid, Gregorin et Weiramon, et je leur ai dit de vous rejoindre. Je doute qu’ils soient en meilleur état que moi. À combien se montera la facture du boucher ?
Rand ignora la question. Ses propres pertes dépassaient celles de Bashere de plus de deux cents.
— Vous n’aviez pas le droit d’envoyer des ordres aux autres. Tant qu’il reste une demi-douzaine d’Asha’man – tant que je reste, moi ! – cela suffit ! J’ai l’intention de trouver le reste de l’armée seanchane et de la détruire, Bashere. Je ne les laisserai pas ajouter l’Altara au Tarabon et à l’Amadicia.
Bashere caressa sa moustache, ironique.
— Vous voulez les trouver ? Alors, regardez vers l’ouest, dit-il, montrant les collines d’un geste large de sa main gantée. Je ne peux pas vous indiquer un point précis, mais il y a dix mille, peut-être quinze mille hommes assez proches pour qu’on les voie d’ici s’il n’y avait pas tous ces arbres. J’ai dû danser avec le Ténébreux pour me faufiler jusqu’ici sans être vu. Et il y a peut-être plus d’une centaine de damanes. Avec d’autres qui vont sans doute venir en renfort, et d’autres hommes. Il semble que leur général ait décidé de se concentrer sur vous. Je suppose que ce n’est pas toujours du gâteau que d’être ta’veren.
— S’ils sont là-bas…
Rand scruta la colline. La pluie tombait plus fort. Où avait-il repéré un mouvement ? Par la Lumière, ce qu’il était fatigué ! Les pulsations du saidin étaient comme des coups de marteau. Machinalement, il toucha le paquet attaché sous son étrivière. Sa main s’en écarta toute seule. Dix mille, même quinze mille… Quand Semaradrid, Gregorin et Weiramon le rejoindraient… Plus important, quand les Asha’man le rejoindraient…
— S’ils y sont, c’est là-bas que je les détruirai, Bashere. Je frapperai de tous les côtés, comme il était prévu au départ.
Fronçant les sourcils, Bashere se rapprocha jusqu’à ce que son genou touche presque celui de Rand. Flinn s’écarta, mais Adley se concentrait trop sur ce qu’il distinguait à travers la pluie pour s’en apercevoir, et Dashiva, s’essuyant toujours continuellement le visage, les fixa avec un intérêt évident. Baissant la voix, il murmura :
— Vous ne pensez pas rationnellement. C’était un bon plan au départ, mais leur général a l’esprit vif. Il a dispersé ses troupes pour émousser notre attaque avant que nous leur tombions dessus. Il a quand même essuyé de grosses pertes, semble-t-il, et à présent il regroupe le reste de ses forces. Vous ne le prendrez pas par surprise. Il veut que nous l’attaquions. Il nous attend. Asha’man ou pas, si nous l’affrontons face à face, je crains que les vautours ne s’engraissent et que personne n’en réchappe.
— Personne n’affronte face à face le Dragon Réincarné, gronda Rand. Les Réprouvés pourraient le lui dire, qui qu’il soit. Exact, Flinn ? Dashiva ?
Flinn hocha de la tête avec hésitation. Dashiva se troubla.
— Vous pensez que je ne peux pas le prendre par surprise, Bashere ? Alors, regardez !
S’emparant du long paquet attaché sous son étrivière, il le débarrassa de ses linges. Rand les entendit déglutir quand des gouttes tombèrent sur une épée qui paraissait en cristal. L’Épée-Qui-N’Est-Pas-Une-Épée.
— Voyons s’il sera surpris par Callandor maniée par le Dragon Réincarné, Bashere.
Nichant la lame translucide au creux de son coude, Rand fit avancer Tai’daishar de quelques pas. Sans aucune raison. Il ne voyait pas mieux maintenant. Sauf que… quelque chose glissa à la surface extérieure du Vide, comme une toile d’araignée noire et mouvante. Il avait peur. La dernière fois qu’il avait utilisé Callandor, il avait tenté de ressusciter des morts. Il était certain alors de pouvoir absolument tout faire. Comme un dément qui pense avoir le don de voler. Mais il était le Dragon Réincarné. Il pouvait tout faire. Ne l’avait-il pas prouvé à maintes reprises ? Il embrassa la Source par l’intermédiaire de l’Épée-Qui-N’Est-Pas-Une-Épée.
Le saidin sembla bondir dans Callandor avant qu’il ne touche la Source par son entremise. Du pommeau à la pointe, l’épée de cristal étincelait d’une vive lumière blanche. Avant cela, il pensait que le Pouvoir l’emplissait totalement. Maintenant, il tenait plus de Pouvoir que dix ou cent hommes ne pouvaient en contenir ; il ne savait même pas combien. Les feux du soleil calcinaient son crâne. Le froid hivernal de toutes les Ères lui rongeait le cœur. Dans ce torrent déferlant, la souillure était comme tout le fumier du monde se déversant dans son âme. Le saidin tentait toujours de le tuer, de brûler et de geler toutes les bribes de son être, mais il lutta pour vivre un instant de plus, puis un autre, et encore un autre. Il avait envie de rire. Il pouvait faire n’importe quoi !
Un jour, ayant brandi Callandor, il en avait fait une arme qui détectait les Engeances de l’Ombre, et les frappait à mort partout où elles se trouvaient, fuyaient ou se cachaient. C’était sans doute une action semblable qu’il devait maintenant diriger contre l’ennemi. Mais quand il appela Lews Therin, seuls des gémissements angoissés lui répondirent, comme si cette voix désincarnée craignait la souffrance du saidin.
Avec Callandor étincelant dans sa main – il ne se rappelait pas l’avoir brandie au-dessus de sa tête – il fixa la colline où ses ennemis se cachaient. Ils étaient gris maintenant, avec la pluie qui tombait plus dru et d’épais nuages noirs voilant le soleil. Qu’est-ce qu’il avait dit à Eagan Padros ?
— Je suis la tempête, murmura-t-il ; ce qui résonna à ses oreilles comme un hurlement, un rugissement. Il canalisa.
Au-dessus des têtes, les nuages entrèrent en ébullition. Ils s’obscurcirent comme au plus noir de la nuit. Il ne savait pas ce qu’il canalisait. Très souvent, il l’ignorait, malgré l’enseignement d’Asmodean. Peut-être que Lews Therin le guidait, malgré ses pleurs. Des flots de saidin tourbillonnèrent à travers le ciel, Vent, Eau et Feu. Feu. Des éclairs pleuvaient du ciel. Cent flèches à la fois, des centaines de flèches blanc-bleu frappant le sol les unes après les autres. Devant lui, les collines entrèrent en éruption. Certaines explosèrent sous le torrent d’éclairs, comme des fourmilières détruites d’un coup de pied. Des flammes s’élevèrent des fourrés, les arbres furent transformés en torches sous la pluie, les flammes courant dans les oliveraies.
Quelque chose le frappa durement. Il réalisa qu’il était tombé et qu’il se relevait. Il n’avait plus la Couronne d’Épées sur la tête. Mais Callandor flamboyait dans sa main. Il eut vaguement conscience que Tai’daishar se relevait aussi, tout tremblant. Ainsi, l’ennemi voulait riposter ?
Brandissant Callandor à bout de bras, il rugit :
— Venez à moi, si vous l’osez ! Je suis la tempête ! Venez si vous l’osez, Shai’tan ! Je suis le Dragon Réincarné !
Une grêle de mille éclairs crépitants tomba des nuages.
De nouveau, quelque chose le projeta à terre. Et de nouveau, il se releva. Callandor, toujours étincelante, gisait à une toise de sa main tendue. Sous les éclairs, le ciel volait en éclats. Soudain, il comprit que le poids sur lui était celui de Bashere, et qu’il le secouait. Ce devait être lui qui l’avait jeté à terre.
— Arrêtez ! hurla le Saldaean.
Du sang coulant d’une blessure au crâne lui couvrait le visage.
— Vous nous tuez ! Arrêtez !
Rand tourna la tête, et un coup d’œil stupéfait lui suffit. Des éclairs fulguraient tout autour de lui, dans toutes les directions.
Un éclair frappa le versant opposé, où étaient Denharad et les hommes d’armes, et d’où s’élevaient les cris des hommes, les hennissements des chevaux. Anaiyella et Ailil avaient mis pied à terre, essayant en vain de calmer leurs montures qui se cabraient, les yeux fous, cherchant à leur arracher les rênes. Flinn était penché sur quelqu’un, non loin d’un cheval mort aux jambes déjà raides.
Rand lâcha le saidin, qui continua malgré tout à couler en lui quelques instants. Les éclairs redoublèrent. Le flot diminua en lui, s’éteignit, disparut. Il fut pris de vertiges. Le temps de quelques battements de cœur, deux Callandor brillèrent loin de sa main, et les éclairs frappèrent. Puis ce fut le silence, uniquement rompu par la pluie tambourinant sur la terre, et les hurlements des hommes derrière la colline.
Lentement, Bashere se releva, et Rand se remit debout tout seul sur ses jambes chancelantes, clignant des yeux comme s’il retrouvait sa vision normale. Le Saldaean l’observait, comme il l’aurait fait d’un lion enragé, la main sur la poignée de son épée. Anaiyella jeta un seul coup d’œil sur Rand, et s’évanouit. Son cheval s’enfuit au galop, les rênes ballottant derrière lui. Ailil, qui luttait toujours avec sa monture qui se cabrait, n’avait pas le temps de regarder Rand. Rand laissa Callandor là où elle était tombée. Il n’était pas sûr d’oser la ramasser. Pour le moment.
Flinn se redressa, secouant la tête, puis se figea tandis que Rand le rejoignait en chancelant. La pluie tombait sur les yeux sans vie de Jonan Adley, exorbités d’horreur. Jonan était l’une des premières recrues. Les cris venant de derrière la colline semblaient percer la pluie. Combien d’autres ? se demanda Rand. Combien de Défenseurs ? De Compagnons ? Parmi…
Un épais rideau de pluie voilait les collines où se trouvait l’armée des Seanchans. L’avait-il décimée, en frappant à l’aveuglette ? Ou l’attendait-elle encore avec ses damanes pour voir combien de ses propres troupes il pouvait tuer à leur place.
— Postez les gardes que vous jugerez utiles, dit-il à Bashere.
Sa voix était de fer. Son cœur était de fer.
— Quand Gregorin et les autres nous rejoindront, nous Voyagerons aussi vite que possible jusqu’à l’endroit où les charrettes nous attendent.
Bashere acquiesça sans un mot, et s’éloigna sous la pluie.
J’ai perdu, pensa Rand, maussade. Je suis le Dragon Réincarné, mais pour la première fois, j’ai perdu.
Soudain, Lews Therin ragea dans sa tête, toutes piques sournoises oubliées. Moi, je n’ai jamais été vaincu, gronda-t-il. Je suis le Seigneur du Matin ! Personne ne peut me vaincre !
Rand s’assit, retournant dans ses mains la Couronne d’Épées, en regardant Callandor qui gisait dans la boue. Il laissa Lews Therin rager.
Abaldar Yulan pleurait, appréciant que la pluie torrentielle cache ses larmes. Quelqu’un devrait donner l’ordre. Éventuellement, on devrait présenter des excuses à l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Et avant ça, peut-être à Suroth. Pourtant, ce n’était pas pour ça qu’il pleurait, ni pour un camarade tombé. Arrachant une manche de sa tunique, il la posa sur les yeux fixes de Miraj pour les protéger de la pluie.
— Donnez l’ordre de la retraite, ordonna Yulan, et il vit sursauter les hommes qui l’entouraient.
Pour la deuxième fois dans ces contrées, l’Armée Toujours Victorieuse avait subi une défaite écrasante, et Yulan se dit qu’il n’était sans doute pas le seul à pleurer.