Elayne espérait que le voyage à Caemlyn se déroulerait sans problème. Au début, il sembla bien que cet espoir se réaliserait. Elle le pensait pendant qu’Aviendha, Birgitte et elle-même, épuisées, se recroquevillaient par terre dans leurs haillons crasseux, couverts de poussière et de sang, seuls vestiges des vêtements qu’elles portaient lors de l’explosion du portail. Dans deux semaines au plus, elle pourrait présenter ses revendications au Trône du Lion. Au sommet de la colline, Nynaeve Guérissait leurs blessures, presque en silence et, en tout cas, sans les réprimander. C’était assurément bon signe, quoique inattendu. Sur le visage de Nynaeve, le soulagement de les retrouver vivantes le disputait à l’inquiétude.
Il fallut toute la force de Lan pour extraire le carreau d’arbalète de la cuisse de Birgitte, avant que Nynaeve puisse Guérir la blessure. Son visage devint livide, et par le lien, Elayne sentit sa souffrance, une douleur qui lui donna envie de crier. Pourtant son Lige gémit à peine entre ses dents serrées.
— Tai’shar Kandor, murmura Lan, jetant par terre le carreau destiné à percer une armure.
Vrai sang de Kandor. Birgitte cligna des yeux. Il se tut.
— Pardonnez-moi si je me suis trompé. D’après vos vêtements, j’ai pensé que vous étiez Kandorie.
— Oh, oui, dit Birgitte dans un souffle. Kandorie.
Son sourire défaillant était dû à ses blessures. Nynaeve s’efforçât avec impatience d’éloigner Lan, pour pouvoir mettre la main sur elle. Elayne espéra qu’elle en savait plus sur le Kandor que simplement le nom. Quand Birgitte était née, le Kandor n’existait pas. Elle aurait dû prendre cela comme un présage.
Sur les cinq miles les séparant du petit manoir au toit d’ardoise, Birgitte chevaucha derrière Nynaeve, sur la solide jument brune – baptisée Nid d’Amour ! – tandis qu’Elayne et Aviendha montaient le grand étalon noir de Lan. Enfin, Elayne trônait sur la selle de Mandarb, les bras d’Aviendha noués autour de sa taille, tandis que Lan le conduisait par la bride. Les destriers bien dressés leur servaient d’armes autant que les épées. Ils étaient dangereux pour des cavaliers étrangers. Soyez sûre de vous, mon enfant, lui avait toujours dit Lini, mais pas trop. Elle s’efforçait de suivre ce conseil. Elle aurait dû réaliser qu’elle ne contrôlait pas plus les événements que les rênes de Mandarb.
Au manoir en pierre à deux étages, ils furent reçus par Maître Hornwell, un homme corpulent et grisonnant, et Maîtresse Hornwell, un peu moins corpulente et un peu moins grisonnante, mais se ressemblant de façon remarquable ; ils mirent à l’ouvrage tous les travailleurs du domaine, plus Pol, la servante de Merilille et tous les domestiques en livrée vert et blanc du Palais Tarasin, pour trouver de quoi héberger plus de deux cents personnes, en majorité des femmes, semblant sortir de nulle part peu avant la tombée de la nuit. Le travail se déroula à une rapidité surprenante, même si, parfois, quelqu’un du domaine restait bouche bée devant le visage sans âge d’une Aes Sedai et la cape aux couleurs changeantes d’un Lige qui rendait invisible certaines parties de son corps, ou une Pourvoyeuse-de-Vent, avec ses soies éclatantes, ses boucles d’oreilles et sa chaîne de nez couverte de médaillons. Les femmes de la Famille avaient décidé qu’il n’y avait plus de danger à être effrayées, malgré ce que pouvaient leur dire Reanne et le Cercle du Tricot. Les Pourvoyeuses-de-Vent se plaignaient d’être arrivées si loin de la mer, contre leur gré, ainsi que le clamait Renaile din Calon. Les nobles et les artisans, pourtant volontaires pour fuir Ebou Dar, même en portant leurs affaires sur leur dos, ronchonnaient maintenant d’avoir à dormir dans le foin.
Tout cela se passa avant qu’Elayne et les autres n’arrivent. Le soleil rouge se couchait à l’ouest sur la ligne d’horizon. Tout le manoir et les dépendances aux toits de chaume étaient en ébullition. Cependant, Alise Tenjile avait la situation bien en main, encore mieux que les très compétents Hornwell. Les femmes de la Famille, qui pleuraient d’autant plus que Reanne cherchait à les réconforter, séchèrent leurs larmes sur un murmure d’Alise et se mirent au travail, comme si elles avaient dû se débrouiller seules pendant des années dans un monde hostile. Les nobles hautaines dont les couteaux de mariage ballottaient dans leurs profonds décolletés bordés de dentelle, et les artisanes qui affichaient presque autant d’arrogance et de poitrine, sinon de soies, se redressaient à l’approche d’Alise. Elles se précipitaient vers les granges, déclarant à la cantonade qu’elles avaient toujours pensé que ce serait amusant de coucher dans le foin. Même les Pourvoyeuses-de-Vent, dont beaucoup étaient d’un rang élevé chez les Atha’an Miere, étouffaient leurs protestations à l’approche d’Alise. Et Sareitha, qui n’avait pas encore le visage sans âge d’une Aes Sedai, regardait Alise de travers et tripotait la frange de son châle comme pour s’assurer qu’il était bien là. Merilille, imperturbable, observait Alise officier avec un mélange d’approbation et de stupeur.
Démontant devant la grande porte du manoir, Nynaeve foudroya Alise du regard, tira sur sa tresse. Alise était bien trop occupée pour remarquer ce geste. Elle entra dignement, ôtant ses gants bleus d’équitation et marmonnant entre ses dents. La regardant disparaître, Lan gloussa doucement, mais reprit son sérieux quand Elayne démonta. Par la Lumière, ses yeux étaient d’une froideur incroyable ! Dans l’intérêt de Nynaeve, elle espéra qu’il pourrait échapper à son destin, mais face à ce regard, elle n’y croyait pas.
— Où est Ispan ? demanda-t-elle, aidant Aviendha à descendre de sa selle.
Tant de ces femmes étaient au courant qu’une Aes Sedai – une Sœur Noire – était prisonnière, que la nouvelle avait dû se répandre à travers les domaines à la vitesse d’un feu de brousse. Il valait mieux que les gens du manoir y soient un peu préparés.
— Adeleas et Vandene l’ont emmenée dans une hutte de bûcheron à un demi-mile d’ici, répondit-il. Dans toute cette agitation, je crois que personne n’a remarqué une femme avec un sac sur la tête. Les sœurs ont dit qu’elles resteraient là-bas avec elle cette nuit.
Elayne frissonna. L’Amie du Ténébreux devait être encore interrogée ce soir, semblait-il. Elles étaient en Andor maintenant, et cela lui donnait l’impression d’avoir ordonné cet interrogatoire elle-même.
Elle se retrouva bientôt dans une baignoire en cuivre, savourant l’eau chaude, le savon parfumé et la propreté. Elle riait et jetait de l’eau sur Birgitte, qui se prélassait dans une autre baignoire et l’éclaboussait à son tour. Toutes les deux pouffaient en entendant les horreurs que leur racontait Aviendha, assise dans une autre baignoire avec de l’eau jusqu’aux seins. Elle leur narra l’histoire très inconvenante d’un homme à qui on avait enfoncé des épines de segade dans le derrière. Birgitte en raconta une autre encore plus salace, sur une femme qui s’était coincé la tête dans une palissade. Elle en fit rougir Aviendha. Mais ces histoires étaient drôles. Elayne regretta de ne pas en avoir une à raconter.
Elayne et Aviendha se peignèrent et se brossèrent mutuellement les cheveux, rituel nocturne quotidien entre presque-sœurs. Épuisées, elles se blottirent toutes les quatre dans le grand lit à baldaquin d’une petite chambre, se félicitant de n’être pas plus nombreuses. Le sol des plus grandes pièces était couvert de paillasses et de lits de camp, y compris les salons, les cuisines et la plupart des couloirs. Nynaeve maugréa durant la moitié de la nuit sur l’inconvenance à faire coucher une épouse loin de son mari. Pendant l’autre moitié, ses coups de coude réveillaient Elayne chaque fois qu’elle s’assoupissait. Birgitte avait refusé catégoriquement de changer de place, et elle ne pouvait pas demander à Aviendha de supporter ces gesticulations. Elle n’avait donc guère dormi cette nuit-là.
Elayne était encore embrumée quand elles se préparèrent à partir, à l’aube, alors que la grosse boule dorée du soleil venait juste de se lever. Le manoir n’avait que peu d’animaux disponibles à la vente, à moins d’en priver tout à fait le domaine. Elle ne put acheter qu’un hongre noir baptisé Cœur de Feu et deux montures pour Birgitte et Aviendha. Ceux et celles qui avaient quitté à pied la ferme de la Famille devaient marcher. Cela comprenait la plupart des femmes de la Famille, les domestiques qui conduisaient les bêtes de somme, et la vingtaine de femmes qui devaient regretter d’être allées à la ferme pour s’y consacrer au repos et à la contemplation. Les Liges chevauchaient à l’avant, en reconnaissance, dans les collines couvertes de forêts desséchées, suivis de toute la colonne qui s’étirait dans la campagne, tel un serpent étrange, avec, en tête, Elayne, Nynaeve et les autres sœurs. Et Aviendha, évidemment.
Le groupe ne pouvait guère passer inaperçu. Il était rare qu’il y ait tant de femmes voyageant avec aussi peu de gardes du corps, sans parler d’une vingtaine de Pourvoyeuses-de-Vent à la peau sombre, mal à l’aise sur leurs chevaux et dont les vêtements étaient aussi éclatants que le plumage des oiseaux exotiques. Parmi les neuf Aes Sedai, six étaient reconnaissables pour qui savait les observer, même si l’une chevauchait avec un sac sur la tête. Comme si ce fait, en soi, n’allait pas attirer tous les regards. Elayne avait espéré atteindre Caemlyn sans se faire remarquer, mais cela ne semblait plus possible. Pourtant, il n’y avait aucune raison pour que quelqu’un soupçonne qu’Elayne Trakand, Fille-Héritière d’Andor, faisait partie de ce groupe. Au début, elle pensait que la difficulté viendrait d’une rivale pour l’accession au trône, qui, apprenant sa présence, enverrait des hommes armés pour l’arrêter jusqu’à ce que la succession soit réglée.
Maintenant, elle pensait que les premiers troubles émaneraient des artisanes et des nobles aux pieds meurtris, des femmes orgueilleuses, dont aucune n’avait été habituée à crapahuter dans la montagne. Surtout depuis que la servante potelée de Merilille voyageait sur sa propre jument. Les quelques fermières du groupe ne s’en formalisaient pas trop, mais certaines étaient des femmes qui possédaient des manoirs, des palais et des terres, et d’autres auraient pu s’acheter un domaine, sinon deux ou trois. Il y avait parmi elles deux joaillières, trois tisserandes, propriétaires de plus de quatre cents métiers à elles seules, une femme dont les manufactures produisaient le dixième de tous les objets laqués d’Ebou Dar, et une banquière. Elles marchaient, leurs biens harnachés sur leur dos, tandis que leurs chevaux croulaient sous les provisions. C’était indispensable. Tout l’argent de chacun avait été mis en commun, jusqu’à la dernière piécette, et confié à la gestion très serrée de Nynaeve. Mais cela ne serait peut-être pas suffisant pour payer la nourriture, le fourrage, et l’hébergement d’un groupe si important jusqu’à Caemlyn. Elles ne semblaient pas le comprendre. Elles se plaignaient continuellement depuis le premier jour de marche. La plus véhémente était Malien, une femme svelte au visage austère avec une fine cicatrice sur la joue, qui ployait sous le poids d’un énorme ballot contenant une douzaine de robes, avec tout le linge et les accessoires qui allaient avec.
Lorsqu’ils eurent dressé le camp le premier soir, et une fois que tous les feux de camp luirent dans le crépuscule, que les estomacs furent rassasiés de haricots et de pain, bien qu’insatisfaits de cet ordinaire, Malien réunit autour d’elle toutes les nobles, leurs soies plus qu’éprouvées par le voyage. Les artisanes se joignirent à elles, tandis que la banquière et les fermières observaient un peu à l’écart. Avant que Malien ait eu le temps de dire un mot, Reanne s’invita à leur réunion. Avec son visage souriant, sa robe de drap relevée sur le côté pour découvrir ses jupons multicolores, elle aurait pu être elle-même une fermière.
— Si vous désirez rentrer chez vous, dit-elle de sa voix étonnamment aiguë, personne ne vous retient. Mais je suis au regret de vous dire que nous devrons garder vos chevaux. On vous indemnisera dès que ce sera possible. Si vous choisissez de rester, rappelez-vous que les règles de la ferme continuent à s’appliquer.
Plusieurs femmes soupirèrent. Malien, en colère, ne fut pas la seule à ouvrir la bouche.
Alise sembla se matérialiser près de Reanne, poings sur les hanches. Elle ne souriait pas.
— Les dix dernières à être prêtes feront la vaisselle, leur dit-elle avec fermeté.
Et elle les énuméra : Jillien, une joaillière rondelette, Naiselle, la banquière aux yeux froids, et les huit nobles. Elles la regardèrent, médusées, jusqu’au moment où elle frappa dans ses mains en disant :
— Ne m’obligez pas à invoquer la règle de l’échec pour faire votre part des corvées.
Malien, maugréant entre ses dents et les yeux ronds d’incrédulité, fut la dernière à se précipiter pour empiler les bols sales. Le lendemain matin, elle réduisit son ballot, abandonnant sur la colline des robes et des chemises en soie bordées de dentelle. Elayne continuait à craindre l’explosion, mais Reanne les tenait bien en main, et Alise encore mieux. Et si Malien et les autres grommelaient et regardaient d’un œil torve les taches qui s’accumulaient de jour en jour sur leurs robes, Reanne n’avait qu’à leur dire quelques mots pour les renvoyer au travail, et Alise qu’à frapper dans ses mains.
Si le reste du voyage avait pu se passer aussi bien, Elayne aurait volontiers partagé leurs corvées salissantes.
Quand elles atteignirent la première route, étroite et poussiéreuse, guère plus large qu’une piste de terre battue, des fermes commencèrent à apparaître, des maisons en pierre aux toits de chaume, des granges accrochées aux pentes ou nichées dans des cuvettes. À partir de là, en terrain plat ou vallonné, boisé ou découvert, elles furent rarement plusieurs heures hors de vue d’un village ou d’une ferme. Chaque fois, tandis que les indigènes lorgnaient ces bizarres étrangers, Elayne s’efforçât d’évaluer si la Maison Trakand bénéficiait d’un grand soutien parmi la population et quelles étaient les principales doléances des gens. S’occuper de ces dernières serait important pour faire valoir ses droits au trône, autant que le soutien des autres Maisons. Elle en apprit beaucoup, y compris ce qu’elle n’aurait pas voulu entendre. Les Andorans réclamaient le droit de dire ce qu’ils pensaient à la Reine en personne. Une noble ne les impressionnait pas, quelque étranges que fussent ses compagnons de voyage.
Dans un village du nom de Damelien, trois moulins s’agglutinaient au bord d’une rivière dont le débit réduit à sa plus simple expression découvrait leurs roues à aubes. L’aubergiste de la Gerbe d’Or admit qu’à son avis, Morgase avait été une bonne reine, la meilleure possible, la meilleure qui fût jamais.
— Sa fille aurait été aussi une bonne souveraine, je suppose, marmonna-t-il en se frictionnant le menton. Dommage que le Dragon Réincarné les ait tuées. Il le devait, je suppose – à cause des Prophéties et tout ça –, mais il n’avait pas le droit d’assécher les rivières, non ? Combien vous avez dit qu’il vous fallait de grain, ma Dame ? Il est horriblement cher, je vous préviens.
Une femme au visage dur, en robe marron élimée qui pendouillait comme si elle avait beaucoup maigri, embrassa du regard un champ entouré d’un muret, où le vent soulevait des rideaux de poussière qu’il balayait vers les bois. Les autres fermes des environs étaient en aussi piteux état, voire pire.
— Ce Dragon Réincarné n’a pas le droit de nous faire ça, n’est-ce pas ? Je vous le demande !
Elle cracha par terre, et leva les yeux sur Elayne à cheval en fronçant les sourcils.
— Le trône ? Oh, Dyelin ne sera pas pire qu’une autre maintenant que Morgase et sa fille sont mortes. Certains par ici soutiendront Naean ou Elenia, mais moi, je suis pour Dyelin. Enfin, c’est leur affaire ; moi, je dois m’occuper des récoltes, si toutefois il y a une récolte.
— Oh, c’est vrai, ma Dame, c’est vrai. Elayne est vivante, lui dit un vieux menuisier noueux au Marché de Forel.
Il était chauve comme un œuf, les doigts déformés par l’âge, mais les œuvres qui se dressaient au milieu des copeaux et de la sciure dans son atelier pouvaient rivaliser avec les plus belles qu’Elayne eût jamais vues. Elle était seule avec lui dans la boutique. Apparemment, la moitié des villageois étaient partis.
— Le Dragon Réincarné la fait venir à Caemlyn pour poser lui-même sur sa tête la Couronne des Roses, lui confia-t-il. On ne parle que de ça. C’est pas juste, si vous voulez mon avis. Ce Dragon Réincarné, c’est un Aiel aux yeux noirs, à ce qu’on dit. On devrait marcher sur Caemlyn et tous les renvoyer d’où ils viennent, lui et ses Aiels. Alors Elayne pourrait réclamer le trône pour elle. Si Dyelin le lui laisse, en tout cas.
Elayne entendit beaucoup de rumeurs sur Rand, depuis le fait qu’il aurait prêté serment à Elaida jusqu’à son couronnement comme Roi d’Illian, entre autres. En Andor, on le blâmait pour tout ce qui était arrivé de mauvais depuis deux ou trois ans, y compris les enfants morts-nés, les jambes cassées, les nuages de sauterelles, les veaux à deux têtes et les poules à trois pattes. Et même les gens qui trouvaient que sa mère avait ruiné le pays et que la fin du règne de la Maison Trakand était une bonne chose, affirmaient que Rand al’Thor était un envahisseur. Le Dragon Réincarné était censé combattre le Ténébreux au Shayol Ghul, et il devait être chassé d’Andor. Elle l’entendit répéter encore et encore. Le voyage ne fut pas agréable. Il était plutôt l’illustration d’un des dictons favoris de Lini : Ce n’est pas la pierre que tu vois qui te fait tomber sur le nez.
Elle pensa à un certain nombre de choses, en plus des troubles que les nobles pouvaient provoquer, et dont certains pourraient être aussi violents que l’explosion du portail. Les Pourvoyeuses-de-Vent, arrogantes après le marché qu’elle leur avait arraché, à Nynaeve et à elle, se comportaient avec une suffisance irritante à l’égard des Aes Sedai, surtout après qu’on apprit que Merilille avait accepté d’être l’une des premières sœurs à embarquer sur leurs navires. Pourtant, si les crépitements continuaient, comme le grésillement du cordon d’allumage d’un Illuminateur, l’explosion ne survint jamais. Il semblait certain que les Pourvoyeuses-de-Vent et les femmes de la Famille, en particulier du Cercle du Tricot, allaient entrer en conflit ouvert. Elles se dénigraient, quand elles ne se méprisaient pas ouvertement, le Cercle du Tricot raillant les « Irrégulières du Peuple de la Mer qui se croyaient plus qu’elles n’étaient », et les Pourvoyeuses-de-Vent se moquant des « rampantes qui baisaient servilement les pieds des Aes Sedai ». Mais cela n’alla jamais plus loin que des rictus ou des mains caressant le manche d’une dague.
Ispan causait des problèmes dont Elayne était certaine qu’ils empireraient avec le temps. Mais après quelques jours, Vandene et Adeleas la laissèrent chevaucher sans le sac sur la tête, entourée d’un écran, silhouette silencieuse aux fines nattes tressées de perles, les yeux de son visage sans âge baissés sur ses mains tenant les rênes. Renaile disait à qui voulait l’entendre que, chez les Atha’an Miere, une Amie du Ténébreux était dépouillée de son nom dès qu’elle était jugée coupable, et jetée par-dessus bord, lestée de pierres. Parmi les femmes de la Famille, même Reanne et Alise pâlissaient chaque fois qu’elles regardaient la Tarabonaise. Ispan se fit de plus en plus docile, désireuse de plaire, et arborant des sourires doucereux aux deux sœurs aux cheveux blancs, quoi qu’elles lui fassent subir quand elles l’emmenaient loin des autres pour la nuit. Par ailleurs, Adeleas et Vandene devinrent de plus en plus frustrées. À portée de voix d’Elayne, Adeleas dit à Nynaeve qu’Ispan leur avait raconté des tas d’histoires sur les anciennes intrigues de l’Ajah Noire, avec beaucoup plus d’enthousiasme quand elle n’était pas impliquée que quand elle l’était. Quand elles faisaient pression sur elle – Elayne préférait ne pas savoir en quoi consistait cette pression – certains noms d’Amis du Ténébreux lui échappaient, mais la plupart étaient morts et il ne s’agissait jamais d’une sœur. Vandene dit qu’elles commençaient à craindre qu’elle ait prêté un Serment – la majuscule s’entendit dans la prononciation – l’empêchant de trahir ses complices. Elles continuèrent à isoler Ispan du mieux possible et continuèrent à poser des questions. À présent, elles avançaient à tâtons avec beaucoup de prudence.
Nynaeve et Lan étaient ensemble. Nynaeve fulminait sous l’effort de contrôler sa colère quand Lan était là, obsédée par lui quand ils devaient coucher séparément – ce qui arrivait très souvent, compte tenu des conditions d’hébergement – et partagée entre l’impatience et la crainte quand elle parvenait à l’entraîner vers une meule de foin. De l’avis d’Elayne, c’était sa faute si elle avait choisi un mariage selon les coutumes du Peuple de la Mer. Le Peuple de la Mer croyait à la hiérarchie comme il croyait à la mer, et tous savaient qu’une femme et son mari pouvaient avoir des promotions séparées bien des fois dans leur vie. Leurs rites nuptiaux en tenaient compte. Celui qui avait le droit de commander en public devait obéir en privé. Lan ne profitait jamais de cet avantage, disait Nynaeve – « pas vraiment » quoi que cela signifiât ! Elle rougissait toujours en le disant – mais elle espérait qu’il se comporte ainsi, et Lan en semblait de plus en plus amusé. Naturellement, ça énervait Nynaeve à la folie. Et, de toutes les explosions que redoutait Elayne, celle de Nynaeve fut la première. Elle s’en prenait à tous ceux qui croisaient son chemin, excepté Lan, avec qui elle était douce comme un agneau. Et Alise, à laquelle elle n’osa pas toucher.
Elayne avait beaucoup d’espoirs, et aucune crainte, au sujet des objets sortis du Rahad en même temps que la Coupe des Vents. Aviendha l’aidait dans ses recherches, et aussi Nynaeve, une ou deux fois, mais elle était beaucoup trop lente et prudente et manifestait peu d’habileté à trouver. Elles ne dénichèrent pas d’autres angreals, mais leur collection de ter’angreals augmenta. Quand elles eurent jeté tous les déchets, les objets utilisant le Pouvoir Unique remplirent cinq grands paniers attachés aux chevaux de bât.
Pour prudente que fût Elayne, ses tentatives pour les étudier ne la menèrent pas loin. L’Esprit était le plus sûr des cinq Pouvoirs à utiliser dans ce cas – à moins que l’Esprit ne fût le flux déclencheur ! –, pourtant elle devait de temps en temps utiliser d’autres flux, qu’elle tissait aussi fins que possible. Parfois, toucher délicatement l’un de ces objets ne donnait rien. Mais son premier contact avec ce qui ressemblait à un puzzle de forgeron en verre la laissa abasourdie et incapable de dormir une partie de la nuit. Un fil de Feu touchant ce qui ressemblait à un casque de plumes métalliques donnait une terrible migraine à quiconque se trouvait dans un rayon de vingt toises. Sauf à elle. Et il y avait aussi la baguette pourpre qui semblait chaude.
Assise sur son lit à l’auberge du Sanglier Sauvage, elle examina la baguette lisse à la lumière de deux lampes en cuivre poli. Épaisse comme le poignet et longue d’un pied, elle avait l’aspect de la pierre, mais semblait ferme plutôt que dure. Elle était seule. Depuis l’affaire du casque, elle s’efforçait de faire ses expériences à l’écart des autres. La chaleur de la baguette lui fit penser au Feu…
Clignant des yeux, elle se redressa sur le lit. Le soleil entrait par la fenêtre. Elle était en chemise, et Nynaeve, habillée, la regardait en fronçant les sourcils. Aviendha et Birgitte l’observaient de la porte.
— Que s’est-il passé ? demanda Elayne.
— Tu ne veux pas le savoir, répondit Nynaeve, l’air lugubre, et les lèvres tremblantes.
Le visage d’Aviendha ne révélait rien. La bouche de Birgitte était peut-être un peu pincée, mais l’émotion la plus forte qu’Elayne détecta fut un mélange de soulagement et… d’hilarité ! Elle faisait de son mieux pour ne pas rire à se rouler par terre !
Le pire, c’est qu’aucune ne voulait lui avouer ce qui s’était passé. Ce qu’elle avait pu dire ou faire ; elle comprit qu’il s’agissait de ça, aux sourires vite réprimés des femmes de la Famille, des Pourvoyeuses-de-Vent et des sœurs. Mais personne ne voulut rien lui raconter ! Après ça, elle décida de se consacrer à l’étude des ter’angreals dans des endroits plus confortables qu’une auberge. Quelque part où elle pourrait avoir une vie privée !
Neuf jours après leur fuite d’Ebou Dar, des nuages dispersés envahirent le ciel, et quelques grosses gouttes de pluie s’écrasèrent sur la route poussiéreuse. Un crachin intermittent tomba le lendemain, et le jour d’après. Un vrai déluge les obligea à se terrer dans les maisons et les étables du Marché de Forel. Cette nuit-là, la pluie se transforma en neige fondue, et, au matin, de gros flocons tombaient paresseusement d’un ciel noir de nuages. Elles avaient fait plus de la moitié du chemin, mais Elayne se demanda si elles pourraient arriver par ce temps à Caemlyn, d’ici deux semaines.
Avec la neige, leurs vêtements inadaptés devinrent un problème. Elayne se reprocha de n’avoir pas pensé qu’ils auraient peut-être besoin d’habits chauds avant d’arriver à destination. Nynaeve s’en voulait aussi de ne pas y avoir pensé. Merilille se croyait en faute, et Reanne était certaine de sa propre culpabilité. Elles étaient debout dans la grand-rue du Marché de Forel ce matin-là, la tête recouverte de flocons de neige, discutant pour savoir qui endosserait la responsabilité. Elayne ne sut pas exactement qui fut la première à réaliser l’absurdité de la situation, ni qui fut la première à éclater de rire. Mais elles riaient toutes en s’installant autour d’une table au Cygne Blanc pour décider quoi faire. Pourtant, elles reprirent leur sérieux pour rechercher une solution. L’acquisition d’un vêtement chaud pour chacun absorberait une grande partie de leur argent, si même il était possible de dénicher suffisamment de vêtements. Les bijoux pouvaient être vendus ou troqués, bien sûr, mais personne au Marché de Forel ne semblait intéressé par des colliers ou des bracelets, si beaux fussent-ils.
Aviendha résolut le problème en sortant un petit sac rempli de gemmes claires et parfaites, dont certaines assez grosses. Curieusement, les mêmes villageois, qui avaient refusé les bijoux à peine poliment, restèrent pantois devant les pierres roulant dans la paume d’Aviendha. Reanne expliqua qu’ils considéraient les bijoux comme des colifichets sans valeur, et les pierres comme une richesse. Quelles que fussent leurs motivations, en échange de deux rubis de taille moyenne, d’une grosse pierre de lune et d’une petite goutte de feu, les gens du Marché de Forel se déclarèrent plus que prêts à fournir à leurs visiteurs autant de gros vêtements de laine qu’ils le désiraient, dont certains presque neufs.
— Très généreux de leur part, maugréa aigrement Nynaeve, quand les villageois se mirent à dévaliser leurs armoires et leurs greniers, arrivant à l’auberge en un flot continu avec des brassées de vêtements.
— Ces pierres pourraient acheter tout le village !
Aviendha haussa les épaules ; elle aurait bien donné une poignée de gemmes, si Reanne n’était pas intervenue.
Merilille branla du chef.
— Nous avons ce qu’ils désirent, mais ils ont ce qu’il nous faut. Ce qui signifie que c’est eux qui fixent les prix, j’en ai peur.
Ce qui ressemblait étrangement à la situation où elles s’étaient trouvées avec le Peuple de la Mer. Nynaeve en était malade.
Quand elles se retrouvèrent seules, dans un couloir de l’auberge, Elayne demanda à Aviendha comment elle se trouvait en possession de cette fortune en pierreries, dont elle semblait impatiente de se débarrasser. Elle pensait que sa presque-sœur allait répondre que c’était sa part du butin de la Pierre de Tear, ou peut-être de Caemlyn.
— Rand al’Thor m’a dupée, marmonna Aviendha, maussade. J’ai essayé de lui acheter un toh. Je sais que c’est le moyen le moins honorable, protesta-t-elle, mais je n’en voyais pas d’autre. Et il a retourné la situation ! Quand on raisonne logiquement, pourquoi faut-il qu’un homme fasse toujours quelque chose de complètement illogique et prenne l’avantage ?
— Les idées sont si confuses dans leurs jolies têtes qu’il est impossible à une femme de les comprendre, lui dit Elayne.
Elle ne demanda pas quel toh Aviendha avait tenté d’acheter, ni comment elle s’était retrouvée avec un plein sac de gemmes. Parler de Rand était déjà assez dur sans y ajouter ça.
La neige ne suscita pas seulement le besoin de vêtements chauds. À midi, les flocons, plus abondants de minute en minute, Renaile descendit majestueusement l’escalier et entra dans la salle commune, déclarant qu’elle avait rempli sa part du marché et qu’elle exigeait non seulement la Coupe des Vents, mais Merilille. La Sœur Grise la regarda, consternée, comme bien d’autres. Beaucoup de bancs étaient occupés par des femmes de la Famille qui déjeunaient. Le personnel s’affairait à satisfaire les demandes de ce troisième service. Sans se soucier de discrétion, Renaile parla à voix haute, faisant tourner vers elle toutes les têtes.
— Vous pouvez commencer votre instruction sur-le-champ, dit-elle à l’Aes Sedai médusée. Montez l’échelle menant à ma cabine !
Merilille voulut protester, mais le visage soudain glacé, la Pourvoyeuse-de-Vent de la Maîtresse-des-Vaisseaux planta ses poings sur ses hanches.
— Quand je donne un ordre, Merilille Ceandevin, quiconque est sur le pont doit sauter pour l’exécuter. Alors, sautez !
Merilille ne sauta pas exactement, mais elle se leva et la rejoignit, Renaile la poussant quasiment par-derrière dans l’escalier. Étant donné sa promesse, elle n’avait pas le choix. Reanne était atterrée. Alise et la corpulente Sumeko, toujours pourvue de sa ceinture rouge, observaient pensivement la scène.
Au cours des jours qui suivirent, quand leurs chevaux peinaient laborieusement dans la neige, lorsqu’elles arpentaient les rues d’un village, à la recherche d’un hébergement dans une ferme, Renaile gardait constamment Merilille auprès d’elle, sauf lorsqu’elle l’envoyait rejoindre une autre Pourvoyeuse-de-Vent.
L’aura de la saidar entourait constamment la Sœur Grise et son escorte, et Merilille faisait des démonstrations de tissage sans discontinuer. La pâle Cairhienine était nettement plus petite que les femmes du Peuple de la Mer, mais au début, elle parvint à paraître plus grande, par la seule force de sa dignité d’Aes Sedai. Pourtant, son visage prit bientôt une expression de stupéfaction permanente. Elayne apprit que, lorsqu’elles se couchaient, le soir, pas toujours dans des lits, Merilille partageait sa couche avec Pol, sa servante, et les deux apprenties Pourvoyeuses-de-Vent, Talaan et Metarra. Ce que cela révélait du statut de Merilille, Elayne ne le savait pas exactement. À l’évidence, les Pourvoyeuses-de-Vent ne la mettaient même pas au niveau des apprenties. Elles lui demandaient juste de faire ce qu’on lui disait, sans délai ni faux-fuyants.
Reanne resta atterrée du tour qu’avaient pris les événements, mais Alise et Sumeko ne furent pas les seules à les observer de près, en hochant pensivement la tête. Puis un autre problème réclama l’attention d’Elayne. Les femmes de la Famille constataient que Ispan devenait de plus en plus malléable à mesure que se prolongeait sa captivité, mais elle était prisonnière d’autres Aes Sedai. Les femmes du Peuple de la Mer n’étaient pas des Aes Sedai et Merilille n’était pas une prisonnière, pourtant elle commençait à sauter dès que Renaile donnait un ordre, ou même Dorile, Caire ou sa sœur-de-sang, Tebreille. Chacune était la Pourvoyeuse-de-Vent d’une Maîtresse-des-Vagues d’un clan donné, et aucune des autres ne la faisait sauter avec tant d’empressement, mais c’était déjà beaucoup. De plus en plus, les femmes de la Famille passèrent de la contemplation horrifiée à l’observation pensive. Peut-être que les Aes Sedai n’étaient pas faites d’une chair différente. Si les Aes Sedai étaient des femmes comme les autres, pourquoi devraient-elles se soumettre de nouveau aux rigueurs de la Tour Blanche, à l’autorité et à la discipline des Aes Sedai ? N’avaient-elles pas survécu en toute indépendance, certaines depuis plus longtemps que les plus anciennes sœurs n’étaient prêtes à le croire ? Elayne voyait presque l’idée prendre forme dans leurs têtes.
Mais quand elle en parla à Nynaeve, celle-ci se contenta de maugréer :
— Il est temps que les sœurs apprennent ce que c’est qu’essayer d’instruire une femme qui croit en savoir plus que sa maîtresse. Celles qui ont une chance d’obtenir le châle persévéreront, et pour les autres, je ne vois pas pourquoi elles ne se rebifferaient pas.
Elayne s’abstint de rappeler les plaintes de Nynaeve au sujet de Sumeko qui n’hésitait pas à se rebiffer. Sumeko avait qualifié de « maladroits » plusieurs tissages de Guérison de Nynaeve, et Elayne avait cru que Nynaeve allait faire une crise d’apoplexie.
— En tout cas, inutile d’en parler à Egwene. Si elle vient. Ni de tout le reste. Elle a assez de pain sur la planche comme ça.
Sans aucun doute, « tout le reste » se référait à Merilille et aux Pourvoyeuses-de-Vent.
Elles étaient en chemise, au premier étage de La Charrue Neuve, l’anneau ter’angreal de rêve autour du cou, celui d’Elayne au bout d’un simple cordon de cuir et celui de Nynaeve, d’une mince chaîne d’or où elle portait la chevalière de Lan. Aviendha et Birgitte, toutes deux habillées, étaient assises sur leurs coffres à vêtements. Elles appelaient ça « monter la garde », jusqu’à ce qu’elles reviennent du Monde des Rêves. Elles gardaient leur cape jusqu’au moment où elles se glissaient sous leurs couvertures. La Charrue Neuve n’avait rien de neuf ; des fissures sillonnaient le plâtre des murs, et de désagréables courants d’air s’infiltraient partout.
La chambre était petite. Les coffres et les balluchons entassés partout ne laissaient de la place que pour le lit et une table de toilette. Elayne savait qu’elle devait avoir fière allure en arrivant à Caemlyn, mais elle se sentait parfois coupable du fait que ses affaires soient transportées sur un cheval, alors que la plupart des autres devaient les porter sur leur dos. En tout cas, elle ne manifestait jamais aucune culpabilité au sujet de ses coffres. Elles étaient depuis seize jours sur la route. La pleine lune entrait par l’étroite fenêtre et brillait sur un épais tapis de neige qui ralentirait encore leur avance, même si le ciel restait clair. Elayne jugea optimiste l’espoir d’arriver à Caemlyn dans une semaine.
— J’ai assez de bon sens pour ne pas lui en parler, dit-elle à Nynaeve. Je n’ai pas envie de me faire encore taper sur les doigts.
C’était un euphémisme. Elles n’étaient pas allées dans le Tel’aran’rhiod depuis qu’elles avaient informé Egwene, le soir après avoir quitté le domaine, que la Coupe des Vents avait été utilisée. À contrecœur, elles l’avaient aussi avertie du marché qu’elles avaient été forcées de conclure avec le Peuple de la Mer, et elles s’étaient retrouvées devant le Siège d’Amyrlin, le châle à rayures drapé sur les épaules. Elayne savait que c’était normal et nécessaire – la meilleure amie d’une Reine savait qu’elle était la Reine avant d’être l’amie – mais elle n’avait pas apprécié d’entendre son amie déclarer avec emportement qu’elles avaient agi comme des nigaudes sans cervelle, et qu’elles avaient peut-être attiré la ruine sur toutes leurs têtes. D’autant moins qu’elle était d’accord avec Egwene. Elle n’avait pas aimé s’entendre dire par Egwene que la seule raison pour laquelle elle ne leur imposait pas une pénitence sévère, c’est qu’elle ne pouvait pas se permettre de les voir perdre leur temps. Quand elle siégerait sur le Trône du Lion, elle serait toujours une Aes Sedai, soumise aux règles, aux lois et aux coutumes des Aes Sedai. Pas en ce qui concernait l’Andor – elle ne donnerait pas son pays à la Tour Blanche – mais pour elle-même. C’est pourquoi, pour déplaisantes qu’aient été ces critiques, elle les avait acceptées calmement. Nynaeve avait gesticulé et bredouillé d’embarras, protesté et presque boudé, puis s’était tant confondue en excuses qu’Egwene avait eu peine à croire que c’était bien là la Nynaeve qu’elle connaissait. Très justement, Egwene s’était comportée en Amyrlin, manifestant froidement son déplaisir tout en leur pardonnant leurs fautes. Si Egwene venait ce soir, au mieux ce ne serait ni positif ni négatif.
Mais quand elles se rêvèrent dans le Salidar du Tel’aran’rhiod, dans la salle de la Petite Tour qu’on appelait le Bureau de l’Amyrlin, Egwene n’était pas là, et le seul indice de sa venue depuis leur dernière rencontre, c’étaient quelques mots à peine lisibles griffonnés sur un panneau vermoulu, comme si la main qui les avait tracés ne voulait pas faire l’effort de les graver.
RESTEZ À CAEMLYN
Et, un peu plus loin :
GARDEZ LE SILENCE ET SOYEZ PRUDENTES
C’étaient les dernières instructions qu’Egwene leur avait données. Aller à Caemlyn et y rester jusqu’à ce qu’elle trouve le moyen d’empêcher l’Assemblée de les saler et de les clouer dans un baril. Elles n’avaient aucun moyen d’effacer ce rappel.
Embrassant la saidar, Elayne canalisa pour laisser son message, le nombre quinze, apparemment gravé sur la lourde table qui avait été le bureau d’Egwene.
Inverser le tissage et le nouer signifiaient que seul celui qui passerait les doigts sur les chiffres réaliserait qu’ils n’étaient pas vraiment là. Peut-être qu’il ne leur faudrait pas moins de quinze jours pour arriver à Caemlyn. Plus d’une semaine, en tout cas, elle en était certaine.
Nynaeve s’approcha de la fenêtre, et regarda dehors, à droite et à gauche, veillant à ne pas sortir la tête. Il faisait nuit comme dans le monde réel, la pleine lune brillait sur la neige, mais l’air n’était pas froid. À part elles, personne ne devait être là, et s’il y avait quelqu’un, il fallait l’éviter.
— J’espère qu’elle n’a pas de problèmes avec ses plans, marmonna-t-elle.
— Elle nous a dit de ne pas en parler même entre nous, Nynaeve. « Un secret formulé prend des ailes. »
C’était aussi un des dictons favoris de Lini.
Nynaeve grimaça par-dessus son épaule, puis se remit à scruter la ruelle sombre.
— C’est différent pour vous. Moi, je me suis occupée d’elle quand elle était petite, j’ai changé ses langes et je l’ai fessée une ou deux fois. Et maintenant, je dois sauter quand elle claque des doigts. C’est dur.
Elayne ne put s’empêcher de claquer des doigts.
Nynaeve pivota si vite que sa silhouette devint floue un instant, les yeux exorbités. Sa robe se transforma aussi, passant de la soie bleue d’équitation au blanc de l’Acceptée, à ce qu’elle appelait du bon drap des Deux Rivières, solide et épais. Quand elle réalisa qu’Egwene n’était pas là, et qu’elle n’avait rien entendu, elle faillit s’évanouir de soulagement.
Quand elles réintégrèrent leurs corps et qu’elles s’éveillèrent juste le temps de dire aux autres qu’elles pouvaient se coucher, Aviendha pensa certainement que c’était une bonne plaisanterie, et Birgitte éclata de rire. Mais Nynaeve eut sa revanche. Le lendemain, elle réveilla Elayne avec un glaçon. Les hurlements d’Elayne ameutèrent tout le village.
Trois jours plus tard, se produisit la première explosion.