13 Planer comme des flocons de neige

Au nord, la pluie diluvienne qui avait martelé l’est de l’Illian toute la nuit obscurcissait l’horizon. Dans le ciel, de gros nuages noirs menaçants roulaient. Le vent battait les capes, faisait claquer les bannières au sommet de la crête comme des fouets, la blanche Bannière du Dragon et la rouge Bannière de la Lumière, et les oriflammes multicolores des nobles de l’Illian, du Cairhien et du Tear. Les nobles restaient entre eux, en trois groupes distincts et largement espacés, couverts d’or et d’acier, de soies, de velours et de dentelles, mais tous regardaient autour d’eux, mal à l’aise. Même les chevaux les mieux dressés secouaient la tête et piaffaient dans la boue. Le vent froid semblait encore plus glacial après la canicule qu’il avait remplacée si soudainement, et la pluie avait été un choc après une si longue sécheresse. Ils avaient tous prié pour que cesse cette sécheresse, mais restaient perplexes face à ces tempêtes implacables qui avaient exaucé leurs prières. Certains jetaient un regard en douce vers Rand, se demandant peut-être si lui aussi y avait répondu. Cette idée le faisait rire doucement, amèrement.

Il flatta son hongre noir d’une main gantée de cuir, heureux que Tai’daishar reste calme. L’énorme animal était aussi immobile qu’une statue, tout en attendant la pression du cavalier sur ses reins ou ses flancs. Il était bon que la monture du Dragon Réincarné semblât aussi calme que son maître, comme s’ils flottaient ensemble dans le Vide. Même avec le Pouvoir Unique qui faisait rage, feu, glace et mort en lui, il avait à peine conscience du vent qui, pourtant, arrachait les pans de sa cape, pénétrait sa tunique de soie verte couverte d’or inadaptée à ce mauvais temps. À son flanc, les blessures l’élançaient, l’ancienne et la nouvelle se confondant. Mais cela aussi était lointain, c’était la chair d’un autre homme. Les pointes acérées de la Couronne d’Épées, ces petites lames cachées au milieu des feuilles de laurier en or, lui piquaient les tempes qui auraient pu être celles d’un autre. Même la souillure du saidin semblait moins gênante qu’autrefois ; elle était toujours aussi infâme et répugnante, mais elle avait perdu tout intérêt. En revanche, les regards des nobles posés sur son dos étaient palpables.

Déplaçant la poignée de son épée, il se pencha en avant. D’ici, il voyait le massif de basses collines boisées à un demi-mile vers l’est aussi nettement qu’avec une lunette. Le terrain était plat, avec pour seul relief ces collines boisées et cette crête dressée au milieu de la lande. Le hallier le plus proche assez dense pour mériter ce nom se trouvait à dix miles. Seuls des arbres presque dénudés et battus par la tempête, et des fouillis de broussailles étaient visibles au flanc des collines. Mais il savait ce qu’ils cachaient. Deux mille, peut-être trois mille hommes, que Sammael avait rassemblés là pour l’empêcher de prendre l’Illian.

L’armée s’était désintégrée après avoir appris la mort de l’homme qui l’avait levée, la disparition de Mattin Stepaneos, peut-être lui aussi dans la tombe, et la présence d’un nouveau roi en Illian. Beaucoup étaient retournés dans leurs foyers, mais à peu près autant étaient restés. Ceux-là s’étaient regroupés, par bandes de vingt ou trente. Mais elles pouvaient constituer une grande armée si elles se rassemblaient en un seul corps. Armée ou compagnies, on ne pouvait pas les laisser écumer la campagne. Le temps pesait comme du plomb sur ses épaules. Il n’y avait jamais assez de temps, mais peut-être que cette fois-ci… Feu, glace et mort.

Que ferais-tu ? pensa-t-il. Es-tu là ? Puis, plein de doute et haïssant ce doute, As-tu jamais été là ? Seul un profond silence lui répondit dans le vide qui l’entourait. Mais n’entendait-il pas un rire de dément dans les moindres recoins de son cerveau ? Ou l’imaginait-il, comme la sensation que quelqu’un regardait par-dessus son épaule, sur le point de lui toucher le dos ? Ou les couleurs qui tourbillonnaient juste hors de portée de sa vue, et disparaissaient ? Il se sentait devenir fou. Son pouce ganté glissa sur les gravures serpentines du Sceptre du Dragon. Les longs pompons vert et blanc sous la pointe de lance polie s’agitaient sous le vent. Feu, glace et mort viendraient.

— J’irai leur parler moi-même, annonça-t-il, provoquant des remous.

Le Seigneur Gregorin, l’écharpe verte du Conseil des Neuf en travers de son plastron doré, talonna vivement son hongre blanc aux chevilles fines, s’éloignant des Illianers, suivi de Demetre Marcolin, Premier Capitaine des Compagnons, sur un solide alezan. Marcolin était le seul qui ne portait ni tissu de soie ni dentelles, le seul en armure astiquée, bien que le casque conique attaché au pommeau de sa selle s’ornât de trois fines plumes dorées. Le Seigneur Marac souleva ses rênes et les laissa retomber, hésitant, en voyant qu’aucun autre des Neuf ne bougeait. À cause de sa large carrure et de son arrivée récente au Conseil, il donnait plus souvent l’impression d’être un artisan qu’un seigneur, malgré les riches soies apparentes sous son armure luxueuse, et les flots de dentelle qui en dépassaient. Les Hauts Seigneurs Weiramon et Tolmeran s’éloignèrent ensemble des Tairens, aussi couverts d’or et d’argent qu’aucun des Neuf, de même que Rosana, récemment élevée au rang de Haute Dame, et arborant un plastron portant le Faucon-et-les-Étoiles de sa Maison. Deux autres firent mine de les suivre, mais restèrent en arrière, l’air préoccupé. Aracome, mince comme une lame, Maraconn aux yeux bleus, et Gueyam à demi chauve, étaient des hommes morts ; ils ne le savaient pas encore, mais malgré leur désir d’être au centre du pouvoir, ils craignaient que Rand ne les tue. Parmi tous les Cairhienins, seul le Seigneur Semaradrid s’avança, sur un cheval gris qui avait connu des jours meilleurs, en armure cabossée aux dorures écaillées. Il avait le visage dur, les joues creuses, la tête rasée et poudrée comme un simple soldat, et ses yeux noirs brillaient de mépris pour les grands Tairens.

Une atmosphère lourde pesait sur ce rassemblement. Tairens et Cairhienins se haïssaient. Illianers et Tairens se méprisaient. Seuls les Cairhienins et les Illianers s’entendaient à peu près, mais on sentait quand même des tensions entre eux. Leurs deux nations ne partageaient pas la longue histoire sanglante qu’avaient en commun Tear et Illian, mais les Cairhienins en armure et armés étaient toujours des étrangers sur le sol de l’Illian, tolérés à contrecœur dans le meilleur des cas, et encore, seulement parce qu’ils suivaient Rand. Malgré les grimaces, les susceptibilités et le brouhaha ambiant, parmi les capes qui battaient au vent, ils avaient un but commun.

— Majesté, dit vivement Gregorin, je vous supplie de me laisser y aller à votre place. Moi, ou le Premier Capitaine Marcolin.

La barbe au carré découvrant sa lèvre supérieure encadrait un visage rond creusé d’inquiétude.

— Ces hommes doivent être informés que vous êtes le Roi – les proclamations sont lues dans tous les villages, à tous les carrefours au moment même où nous parlons – et s’ils ne sont pas au courant, ils pourraient ne pas manifester le respect qui convient à votre couronne.

Marcolin, prognathe et rasé de près, étudiait Rand de ses yeux noirs profondément enfoncés dans les orbites, ne trahissant rien de ce qui se passait derrière son visage impassible. Le loyalisme des Compagnons était réservé à la couronne d’Illian, et Marcolin était assez vieux pour se rappeler que Tam al’Thor, Second Capitaine, avait été son supérieur, mais il était le seul à savoir ce qu’il pensait de Rand al’Thor devenu roi.

— Mon Seigneur Dragon, déclama Weiramon en s’inclinant, sans attendre que Gregorin ait terminé.

Il déclamait toujours, et même à cheval, il avait l’air de se pavaner. Ses velours brodés, ses soies rayées et ses flots de dentelles recouvraient presque entièrement son armure, et sa barbe grise et pointue émettait des senteurs florales d’huiles parfumées.

— Cette canaille n’est pas digne de l’attention personnelle du Seigneur Dragon. Il faut lâcher les chiens sur les chiens, voilà mon avis. Laissez les Illianers les tailler en pièces. Ils n’ont rien fait pour vous servir jusqu’à présent, sauf jacasser.

On pouvait lui faire confiance pour transformer en insulte son accord avec Gregorin. Tolmeran était assez mince pour faire paraître Weiramon corpulent, et assez sombre pour ternir l’éclat de sa tenue. Loin d’être un imbécile, et bien qu’étant rival de Weiramon, il acquiesça de la tête. Lui non plus ne portait pas les Illianers dans son cœur.

Semaradrid gratifia les Tairens d’un rictus, mais c’est à Rand qu’il s’adressa, arrivant sur les talons de Weiramon.

— Ce rassemblement est dix fois plus important que toutes les bandes que nous avons rencontrées jusqu’à présent.

Il ne se souciait pas du Roi d’Illian, et très peu du Dragon Réincarné, si ce n’est que Rand avait la possibilité d’attribuer à qui il voulait le trône du Cairhien, et Semaradrid espérait qu’il le donnerait à un homme qu’il pourrait suivre au lieu de le combattre.

— Ils doivent être restés fidèles à Brend, sinon ils ne seraient pas demeurés si nombreux ensemble. Je crains que le dialogue avec eux ne soit qu’une perte de temps, mais si vous devez parler, laissez-moi encercler d’acier leur position, pour qu’ils sachent le prix qu’ils auront à payer s’ils ne marchent pas droit.

Rosana foudroya Semaradrid. Svelte, sans être grande, elle atteignait pourtant presque sa taille, et la couleur de ses yeux rappelait le bleu de la glace. Elle non plus n’attendit pas qu’il ait fini, et elle s’adressa à Rand.

— Je suis allée si loin et j’ai trop investi en vous pour vous voir ici mourir pour rien, dit-elle brutalement.

Elle n’était pas plus bête que Tolmeran, et elle avait revendiqué un siège aux conseils des Hauts Seigneurs, bien qu’une Haute Dame de Tear le fît rarement, et le qualificatif de « brutale » lui allait bien. Malgré l’armure que portaient la plupart des femmes de la noblesse, aucune ne conduisait ses hommes d’armes au combat, mais Rosana avait une masse d’armes attachée à sa selle, et parfois, Rand pensait qu’elle aurait aimé avoir l’occasion de s’en servir.

— Je doute que ces Illianers manquent de flèches, dit-elle et il n’en faut qu’une seule pour tuer, même le Dragon Réincarné.

Avec une moue pensive, Marcolin hocha la tête avant de se ressaisir, puis échangea un regard stupéfait avec Rosana, l’un plus étonné que l’autre d’être d’accord avec un ennemi de toujours.

— Ces paysans n’auraient jamais trouvé le cran de rester groupés sans encouragements, poursuivit Weiramon d’une voix suave, ignorant Rosana.

Il lui était facile d’ignorer ce qu’il ne désirait ni voir ni entendre. Lui, il était bête.

— Puis-je suggérer à mon Seigneur Dragon d’en chercher l’origine chez ces fameux Neuf ?

— Je proteste contre les insultes de ce porc de Tairen ! gronda Gregorin, portant la main à son épée. Je proteste énergiquement.

— Ils sont trop nombreux cette fois, dit Semaradrid au même instant. La plupart vous attaqueront dès que vous leur aurez tourné le dos.

La direction de son regard indiquait qu’il pouvait aussi bien parler des Tairens que des hommes cachés dans les collines. Peut-être était-ce le cas.

— Mieux vaut les tuer et en finir !

— Ai-je sollicité vos avis ? dit sèchement Rand d’une voix dure.

Le silence se fit, uniquement rompu par le claquement des capes et des bannières malmenées par le vent. Soudain, il fit face à des visages impassibles, dont quelques-uns étaient gris d’inquiétude. Ils ne savaient pas qu’il tenait le Pouvoir, mais ils le connaissaient. Tout ce qu’ils savaient était faux, alors autant les laisser dans cette ignorance.

— Vous m’accompagnerez, Gregorin, dit-il d’une voix plus neutre, mais encore un peu rude.

Ils ne connaissaient que l’acier. S’il relâchait sa vigilance, ils se retourneraient contre lui.

— Et vous aussi, Marcolin. Les autres resteront ici. Dashiva ! Hopwil !

Tous ceux qui n’avaient pas été désignés firent précipitamment reculer leur monture quand les deux Asha’man rejoignirent Rand à cheval. Et les Illianers eurent un regard envieux sur les hommes en noir, comme s’ils voulaient rester eux aussi. Corlan Dashiva, le visage menaçant, marmonnait entre ses dents comme il le faisait souvent. Chacun savait que le saidin rendait fou, tôt ou tard, et Dashiva avait le physique de l’emploi, avec ses longs cheveux dénoués flottant au vent, s’humectant les lèvres et secouant la tête. D’ailleurs, Eben Hopwil, seize ans tout juste, les joues encore marquées par l’acné, avait le regard fixe, et dans le vague. Et Rand savait pourquoi.

À l’approche des Asha’man, Rand ne put s’empêcher de pencher la tête pour écouter ce qu’il entendait à l’intérieur de son crâne. Alanna était là, bien sûr ; sans que le Vide ou le Pouvoir n’altérât son murmure. La distance atténuait un peu la perception de cette présence – il avait conscience qu’elle existait, loin dans le Nord – pourtant, il y avait quelque chose de plus aujourd’hui, qu’il avait senti imperceptiblement plusieurs fois ces derniers temps. Un murmure choqué peut-être, ou même indigné, un souffle subtil qu’il ne parvenait pas à décrypter. Pour qu’il le perçoive à cette distance, elle devait le ressentir fortement. Peut-être qu’il lui manquait. En revanche, elle ne lui manquait pas. Il ignorait Alanna plus facilement qu’autrefois. Elle était là, mais sans la voix qui criait au meurtre et à la mort chaque fois qu’elle voyait un Asha’man. Lews Therin était parti. À moins que ce fût lui qui provoquait cette sensation que quelqu’un fixait sa nuque et lui effleurait l’épaule. À qui appartenait ce rire rauque de dément tout au fond de ses pensées ? À lui ? L’homme avait été là, présent !

Il s’aperçut que Marcolin l’observait, ainsi que Gregorin, s’efforçant de ne pas en avoir l’air.

— Pas encore, leur dit-il avec ironie, et il faillit éclater de rire en constatant qu’ils avaient compris immédiatement.

Ils parurent trop soulagés pour l’interpréter différemment. Il n’était pas fou. Pas encore.

— Venez, leur dit-il, mettant Tai’daishar au trot pour descendre la pente.

Même accompagné par les hommes qui le suivaient, il se sentait seul, et malgré le Pouvoir, il avait l’impression d’être vide.

Des parcelles de broussailles denses et de longues traînées d’herbe sèche s’étendaient entre la crête et les collines formant un tapis luisant jaune et brun, aplati par la pluie. Quelques jours auparavant, le sol avait été si assoiffé qu’il aurait pu absorber une rivière tout entière sans que cela se remarque. Puis les pluies torrentielles étaient arrivées, envoyées par le Créateur retrouvant enfin sa miséricorde, ou par le Ténébreux dans un accès d’humour noir ; lequel des deux ? Il ne savait pas. Les sabots des chevaux faisaient gicler des gerbes de boue à chaque pas. Il espérait que cette intervention ne durerait pas longtemps. Il avait un peu de temps devant lui, d’après ce que lui avait dit Hopwil. Quelques semaines peut-être, avec de la chance. Or il lui fallait des mois. Par la Lumière, des années qu’il n’aurait jamais !

Son acuité auditive ayant été accrue par le Pouvoir, il distinguait une partie de ce que disaient ses compagnons derrière lui. Gregorin et Marcolin, enserrés dans leurs capes, chevauchaient côte à côte et parlaient à voix basse des hommes auxquels ils allaient s’affronter et de la peur du combat. Ils ne doutaient pas de les écraser s’ils résistaient, mais ils redoutaient l’effet que ça provoquerait sur Rand, et la réaction de Rand au sujet d’Illian, si les Illianers le combattaient maintenant que Brend était mort. Ils ne parvenaient toujours pas à nommer Brend sous son véritable nom, Sammael. La seule idée qu’un Réprouvé avait gouverné l’Illian les effrayait encore plus que le fait d’être gouvernés maintenant par le Dragon Réincarné.

Dashiva, avachi sur sa selle comme un débutant, marmonnait entre ses dents dans l’Ancienne Langue, qu’il parlait et lisait aussi couramment qu’un érudit. Rand en connaissait des bribes, mais pas assez pour comprendre ce qu’il grommelait. Il se plaignait sans doute du temps, car bien qu’il fût paysan, Dashiva n’aimait être au grand air que par beau temps.

Seul Hopwil chevauchait en silence, haussant les sourcils sur quelque chose d’invisible au-delà de l’horizon, ses cheveux et sa cape flottant au vent, comme ceux de Dashiva. De temps en temps, il serrait machinalement la poignée de son épée. Rand dut s’y reprendre à trois fois avant qu’il ne sursaute et talonne son alezan pour rejoindre Tai’daishar.

Rand l’observa attentivement. Le jeune homme – ce n’était plus un adolescent malgré son âge – avait pris du poids depuis que Rand le connaissait, même si son nez et ses oreilles semblaient faits pour un plus grand gaillard. Un Dragon rouge orné d’or faisait maintenant pendant à l’Épée d’argent de son haut col, comme pour Dashiva. Un jour, il avait dit qu’il rirait de joie pendant une année entière quand on lui décernerait le Dragon. Mais il regarda Rand sans ciller comme s’il voyait à travers lui.

— Vous rapportez de bonnes nouvelles, lui dit Rand.

Il dut faire un effort pour ne pas écraser le Sceptre du Dragon dans son poing.

— Vous avez fait du beau travail.

Il savait que les Seanchans reviendraient, mais n’avait pas envisagé que ça serait si vite. Quand il avait découvert que les marchands illianers avaient été au courant de l’invasion depuis des jours sans en informer les Neuf – la Lumière les préserve de perdre une occasion de profit parce que trop de gens connaîtraient la nouvelle ! –, il avait été à un cheveu de raser la ville jusqu’à ses fondations. Mais la nouvelle était bonne, autant qu’elle pouvait l’être en ces circonstances. Hopwil avait Voyagé jusqu’à la campagne environnante d’Amador, où les Seanchans semblaient attendre, digérant peut-être ce qu’ils avaient avalé. Fasse la Lumière qu’ils s’en étouffent ! Il se força à desserrer sa main qui tenait le Sceptre du Dragon.

— Si les nouvelles de Morr sont en partie aussi bonnes, j’aurai le temps de pacifier l’Illian avant de m’occuper d’eux.

Et aussi d’Ebou Dar ! Que la Lumière brûle les Seanchans ! Ils le détournaient de sa mission, ce dont il n’avait nul besoin. Mais il ne pouvait pas se permettre de les ignorer.

Hopwil se taisait, se contentant de le regarder.

— Êtes-vous bouleversé parce que vous avez dû tuer des femmes ?

Desora, des Musara Reyns, et Lamelle, des Miagomas et… Rand s’efforça d’interrompre la litanie qui commençait à se dérouler machinalement, envahissant le Vide. De nouveaux noms y figuraient, qu’il ne se rappelait pas y avoir ajoutés. Laigin Arnault, une Sœur Rouge qui était morte en tentant de le capturer à Tar Valon. Elle n’avait sûrement pas sa place dans cette liste, pourtant, elle l’avait revendiquée. Colavaere Saighan, qui s’était pendue en refusant la justice. Et bien d’autres encore. Des hommes étaient morts par centaines, par milliers, sur son ordre ou de sa main. Mais c’étaient les visages de femmes qui hantaient ses cauchemars. Chaque nuit, il s’obligeait à affronter leurs regards accusateurs. Peut-être étaient-ce ces yeux-là qu’il sentait sur lui ces derniers temps.

— Je vous ai parlé des damanes et des sul’dams, dit-il, pondéré, bien qu’à l’intérieur il rageait, le feu tissant des toiles d’araignée autour de la vacuité du Vide.

Que la Lumière me réduise en cendres, j’ai tué plus de femmes que n’en pourraient contenir tous vos cauchemars ! Mes mains sont noires du sang de toutes ces femmes ! Il ne dit pas qu’Hopwil aurait dû éviter de les tuer. Trop tard pour ça.

— Je doute que même une damane ait su comment imposer un écran à un homme. Vous n’aviez pas le choix.

Et mieux valait qu’elles soient toutes mortes plutôt que certaines en réchappent et répandent la nouvelle qu’il existait un homme capable de canaliser.

Distraitement, Hopwil toucha sa manche gauche, où une brûlure du tissu se fondait dans le noir de la tunique. Les combats contre les Seanchans avaient été longs et difficiles.

— J’ai empilé les cadavres dans un trou, dit-il d’une voix monocorde. Avec les chevaux et tout le reste. Et j’y ai mis le feu. Des cendres blanches flottaient au vent comme de la neige. Ça ne m’a rien fait du tout.

À son ton, Rand décela qu’il mentait, mais Hopwil devait apprendre. Et il apprenait. Ils devaient assumer ce qu’ils étaient, un point c’est tout. Liah, des Cosaida Chareens, écrit en lettres de feu. Moiraine Damodred, gravé dans l’âme au fer rouge. Une Amie du Ténébreux, sans nom, seulement un visage, qui était morte de sa main près de…

— Majesté, dit Gregorin à voix haute, tendant le bras devant lui.

Un homme sortit des arbres au pied de la colline la plus proche, et se tint là, dans une attitude de défi. Armé d’un arc, il était coiffé d’un casque à pointe en acier, et vêtu d’une cotte de mailles ceinturée qui lui tombait presque jusqu’aux genoux.

Rand éperonna Tai’daishar pour aller à sa rencontre, débordant de Pouvoir. Le saidin pouvait le protéger des hommes.

De près, l’archer n’était pas aussi impressionnant. Son casque et sa cotte étaient piqués de rouille. Il était trempé, avec de la boue jusqu’aux cuisses, et ses longs cheveux dégoulinants de pluie collaient à son visage étroit. Il eut une toux caverneuse, et essuya son long nez du revers de la main. Mais son arc, qu’il avait protégé de la pluie, était tendu. Et les pointes de ses flèches dépassant du carquois semblaient sèches également.

— C’est vous le chef ? demanda Rand.

— On peut dire ça, répondit l’archer avec lassitude. Pourquoi ?

Les autres rejoignirent Rand au galop. Il se mit à piétiner d’un pied sur l’autre, avec des yeux de blaireau affolé. Mais les blaireaux peuvent être dangereux, quand ils se sentent acculés.

— Surveillez votre langage, manant ! aboya Gregorin. Vous parlez à Rand al’Thor, le Dragon Réincarné, Seigneur du Matin et Roi d’Illian ! À genoux devant votre roi ! Quel est votre nom ?

— C’est lui, le Dragon Réincarné ? interrogea l’homme d’un ton dubitatif.

Détaillant Rand du regard, depuis sa Couronne d’Épées jusqu’à ses bottes, s’attardant un instant sur le Dragon doré qui bouclait sa ceinture, il hocha la tête, comme il s’était attendu à quelqu’un de plus vieux ou de plus imposant.

— Seigneur du Matin, vous dites ? Notre roi n’a jamais porté ce titre, dit-il, sans même s’agenouiller ni se présenter.

Gregorin s’assombrit en entendant son intonation, et peut-être aussi parce que l’écuyer niait par là même la souveraineté de Rand. Marcolin fit un hochement de tête, comme s’il n’en attendait pas moins.

On entendit soudain un crissement de feuilles détrempées au milieu des arbres. Immédiatement, il sentit le saidin affluer en Hopwil. Cessant de regarder dans le vague, le jeune homme scrutait intensément l’orée du bois, une lueur démente dans les yeux. Dashiva, muet, repoussant ses cheveux de son visage, avait l’air de s’ennuyer. S’inclinant sur sa selle, Gregorin ouvrit la bouche en colère. Le feu et la glace, mais pas encore la mort.

— Paix, Gregorin.

Rand n’éleva pas la voix, mais il tissa les flux, Air et Feu, pour qu’elle porte loin et qu’elle se réverbère bruyamment sur le rideau d’arbres.

— Mon offre est généreuse.

L’archer réagit à ce son en titubant, et le cheval de Gregorin broncha. Les hommes cachés au milieu des arbres avaient dû entendre distinctement.

— Déposez les armes ! Ceux qui veulent rentrer chez eux le pourront. Ceux qui préfèrent me suivre le pourront aussi. Mais aucun homme ne partira d’ici avec ses armes s’il ne me suit pas. Je sais que vous êtes tous des hommes honorables, et que vous avez répondu à l’appel de votre Roi et du Conseil des Neuf pour défendre l’Illian, mais c’est moi votre Roi à présent, et je ne tolérerai pas qu’un seul d’entre vous soit tenté de devenir un bandit.

Marcolin hocha la tête avec conviction.

— Et les Fidèles du Dragon qui incendient les fermes ? s’écria une voix effrayée qui venait des arbres. Ce sont eux les bandits, qu’ils soient réduits en cendres !

— Et vos Aiels ? cria un autre. Il paraît qu’ils pillent des villages entiers !

D’autres voix d’hommes invisibles firent chorus, toutes se plaignant de la même chose, Aiels et Fidèles du Dragon, sauvages et bandits sanguinaires. Rand grinça des dents.

Quand les cris se turent, l’archer dit :

— Vous voyez ?

Puis il toussa, éructa et cracha par terre, soit pour se dégager les poumons, soit pour accentuer ses paroles. Il donnait une image pitoyable, recouvert de rouille et trempé comme il l’était. Il se tenait cependant très droit, tendu comme la corde de son arc, ignorant le regard fulminant de Rand comme celui de Gregorin.

— Vous nous demandez de rentrer chez nous désarmés, sans pouvoir nous défendre, nous et nos familles, pendant que vos gens incendient, pillent et tuent. On dit que la tempête arrive, ajouta-t-il, l’air étonné par cette remarque.

— Les Aiels dont vous parlez sont mes ennemis !

Cette fois, ce ne fut pas une toile d’araignée de flammes, mais des masses compactes de fureur qui s’enroulèrent autour du Vide. La voix de Rand était glacée ; elle claquait comme le fouet de l’hiver. La tempête arrivait ? Par la Lumière, c’était lui, la tempête !

Mes Aiels les pourchassent. Mes Aiels pourchassent les Shaidos, et Davram Bashere et la plupart des Compagnons pourchassent les bandits, quel que soit le nom qu’ils se donnent ! Je suis le Roi d’Illian, et je ne permettrai à personne de troubler la paix du pays.

— Même si ce que vous dites est vrai…, commença l’archer.

— C’est vrai ! dit sèchement Rand. Vous avez jusqu’à midi pour vous décider.

L’archer fronça les sourcils, hésitant. À moins que les nuages ne se dissipent, il aurait du mal à savoir quand il serait midi. Rand ajouta, implacable :

— Décidez sagement !

Faisant pivoter Tai’daishar, il éperonna le hongre et partit au galop sans attendre les autres.

À contrecœur, il lâcha le Pouvoir, se forçant à ne pas s’y cramponner comme à une planche de salut, la vie et la souillure le quittant en même temps. Un instant, sa vue se dédoubla, et le monde tangua. Ce dysfonctionnement était apparu récemment, et Rand s’inquiétait qu’il fasse partie de la maladie qui tuait les hommes capables de canaliser, mais le vertige ne durait jamais plus de deux secondes. Il regrettait d’avoir à lâcher le Pouvoir. Le monde semblait se ternir. Non, il devenait vraiment terne, et parfois pis encore. Les couleurs étaient délavées et le ciel semblait plus petit. Il avait désespérément envie de saisir de nouveau la Source et d’en extraire le Pouvoir Unique. C’était toujours la même chose quand le Pouvoir le quittait.

Il n’eut pas plus tôt lâché le saidin que la rage bouillonna en lui, brûlante, presque autant que le Pouvoir. Les Seanchans ne suffisaient donc pas, ou tous les brigands qui se cachaient derrière son nom ? C’étaient des distractions mortelles qu’il n’avait pas le luxe de se permettre. Sammael le combattait-il du fond de sa tombe ? Avait-il semé les Shaidos pour qu’ils poussent comme des épines là où Rand posait la main ? L’homme n’avait pas voulu croire qu’il mourrait. Et si la moitié des histoires qu’entendait Rand étaient vraies, il y avait d’autres Shaidos au Murandy, en Altara et la Lumière seule savait où ! De nombreux Shaidos prisonniers parlaient d’une Aes Sedai. La Tour Blanche était-elle impliquée d’une façon ou d’une autre ? Ne le laisserait-elle donc jamais en paix ? Jamais.

Comme il était absorbé à combattre sa fureur, il ne vit pas Gregorin et les autres qui le rattrapaient. Quand ils arrivèrent en haut de la crête, parmi les nobles qui patientaient, il tira sur ses rênes si brusquement que Tai’daishar se cabra, faisant jaillir des gerbes de boue. Les nobles firent reculer leurs montures, à l’écart du cavalier et de sa monture.

— Je leur ai donné jusqu’à midi, annonça-t-il. Surveillez-les. Je ne veux pas qu’ils se fractionnent en cinquante petites bandes qui nous glisseraient entre les mains. Je serai dans ma tente.

Sans leurs capes balayées par le vent, ils auraient pu ressembler à des statues, immobiles, comme s’il leur avait demandé de les surveiller personnellement. Il se moquait qu’ils restent là jusqu’à ce qu’ils gèlent ou qu’ils fondent.

Sans ajouter un mot, il descendit au petit trot le versant opposé de la crête, suivi des deux Asha’man en noir et de ses porte-bannière illianers. Feu, glace et mort arrivaient. Mais lui, il était acier.

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